M'étant interrogé, il y a quelques années, sur l'accueil réservé aux œuvres de Thomas More et sur leur diffusion en Pologne, j'ai tenté de définir les raisons pour lesquelles les utopies classiques n'avaient pas trouvé de résonance parmi les citoyens de la République nobiliaire. Elles sont multiples. Ainsi, presque toutes les représentations de la société idéale, depuis la Politique de Platon, les visions de More ou de Campanella, jusqu'aux utopies du siècle des Lumières, préconisent une ingérence très poussée dans la vie privée des citoyens, un contrôle continu exercé sur eux par des censeurs spécialement institués à cette fin, la soumission à des normes très rigoureuses de discipline sociale — en un mot, un fonctionnement de l'État qui est en contradiction flagrante avec les institutions de la Pologne des xvie-xviie siècles. Comme le remarque à juste titre Claude Backvis, l'utopie naît dans des conditions où elle ne peut en aucune mesure être réalisée. Elle réclame tout parce qu'elle n'est en mesure de rien obtenir ; son maximalisme vient de ce qu'on pense impossible de modifier, de quelque façon que ce soit, les rapports sociaux et politiques existants. C'est la raison pour laquelle la noblesse polonaise qui, à l'époque de la Renaissance, avait largement les moyens de transformer l'État, ne recherchait pas de compensation dans la création imaginaire d'un monde idéal, utopique. Plus tard, le conservatisme de l'État polonais, son hostilité déclarée à tout changement, s'opposèrent efficacement tant à la création de variantes polonaises qu'à la réception des versions étrangères de l'utopie.