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La Cour internationale de Justice sous le poids des armes nucléaires: Jura non novit curia?

Published online by Cambridge University Press:  19 April 2010

Luigi Condorelli
Affiliation:
Luigi Condorelli est professeur de droit international à la faculté de droit de l'Université de Genève, où il enseigne également le droit international humanitaire. Il est actuellement Jean Monnet Fellow à l'Institut universitaire européen de Florence (1996–1997).

Extract

Il est facile de tirer à boulets rouges contre l'Avis consultatif de la Cour internationale de Justice du 8 juillet 1996 sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires. Aucun effort poussé de réflexion n'est requis pour cela: il suffit de choisir parmi la foule de critiques — souvent très dures — que l'on peut lire dans les déclarations et opinions (individuelles ou dissidentes) que tous les quatorze juges présents ont tenu à formuler, qu'ils aient été d'accord sur l'ensemble du dispositif, ou bien qu'ils aient voté contre tel ou tel de ses paragraphes.

Type
Review Article
Copyright
Copyright © International Committee of the Red Cross 1997

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References

1 «Les principes fondamentaux du droit international humanitaire (…) interdisent d'une manière catégorique et sans équivoque l'emploi des armes de destruction massive et, parmi celles-ci, des armes nucléaires.» Voir la déclaration du juge Herczegh, 2e alinéa.

2 La position du juge Ferrari Bravo est à vrai dire singulièrement difficile à classer. Il s'exprime, en effet, d'abord ainsi: «(…) Je pense qu'une règle précise et spécifique qui interdise l'arme atomique et qui tire toutes les conséquences de cette interdiction n'existe pas encore»; opinion qui semble fondamentalement en harmonie avec la voix donnée. Cependant, M. Ferrari Bravo affirme ensuite que les événements de la guerre froide auraient «(…) seulement empêché la mise en œuvre de l'interdiction (…) alors que l'in terdiction en tant que telle, l'interdiction «toute nue», si je peux m'exprimer ainsi, est demeurée en l'état et produit toujours ses effets (…)» (p. 3 de sa déclaration). Mais, si l'interdiction — même «toute nue» — existe, on ne voit pas alors pourquoi l'emploi de l'arme couverte par cette interdiction ne mériterait pas la qualification (également «nue», sans doute) d'illicite.

3 Le juge Ranjeva souligne, d'une part, que: «(…) il ne peut y avoir de doute sur la validité du principe d'illicéité dans le droit des conflits armés»; puis, il indique un peuplus loin les raisons qui «(…) à mon avis, privent de fondements logique et juridique l'exception de «légitime défense extrême». Voir pp. 6 et 7 de sa déclaration.

4 Le juge Oda est seul à soutenir que la Cour n'aurait pas dû répondre à la question posée par l'Assemblée générale. Son opinion dissidente, cependant, laisse clairement transparaître le fond de sa pensée.

5 II faut signaler que, comme on le verra mieux plus loin, la Cour invoque, en tant que raisons qui justifieraient son incertitude, d'une part, l'insuffisance des éléments de fait portés à sa connaissance, mais, d'autre part, également ce qu'elle appelle (en l'opposant justement aux «éléments de fait à sa disposition») «l'état actuel du droit international pris dans son ensemble» (par. 97 de l'Avis). Autrement dit, le juge ne s'abrite pas exclusivement derrière l'inadéquation des données de fait placées sous ses yeux (par. 94 et 95): la Cour laisse entendre aussi très clairement qu'elle n'est pas en mesure de s'orienter, parce que les données juridiques pertinentes lui apparaissent comme fondamentalement ambiguës et contradictoires (par. 95 et 96). C'est bien sous ce dernier aspect qu'on a le droit de se demander ce qu'il en est du principe jura novit curia, dont la traduction nous est fournie par la Cour elle-même au moyen des mots: «le droit ressortit au domaine de la connaissance judiciaire de la Cour» (C.I.J, Compétence en matière de pêcheries, arrêt du 24 juillet 1974, p. 9, par. 17). En effet, il est certes indiscutable que la Cour «(…) dit le droit existant et ne légifère point» (comme l'Avis consultatif commenté le souligne, au par.18), étant donné qu'il «(…) lui appartient seulement de s'acquitter de sa fonction judiciaire normale en s'assurant de l'existence ou de la non-existence de principes et de règles juridiques applicables «(ibidem). Mais, si telle est sa «fonction judiciaire normale», et si celle-ci doit se dérouler à l'enseigne du principe jura novit curia, n'est-ce pas une véritable abdication que d'avouer ne pas savoir indiquer quel est le régime juridique applicable à une quelconque activité, ne pas savoir préciser ce qui est licite ou illicite, permis ou interdit?

6 Je rappelle que la question est ainsi formulée, dans la résolution 49/75 K de l'Assemblée générale du 15 décembre 1994: «Est-il permis en droit international de recourir à la menace ou à l'emploi d'armes nucléaires en toute circonstance?» (italiques ajoutés).

7 Á la lumière de ces remarques et en vue du fait (exceptionnel) que les quatorze juges se sont tous exprimés individuellement, je ne résiste pas à la tentation de m'aventurer justement à imaginer, par pure voie de spéculations basées sur l'interprétation de l'opinion de chacun, quel aurait pu être le résultat si l'on avait mis aux voix isolément une question que je formule ainsi: «La menace ou l'emploi d'armes nucléaires est-il toujours interdit, ou pourrait-il ne pas l'être dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même de l'État serait en cause ?». Mes calculs m'amènent à formuler l'hypothèse qu'il y aurait eu cinq voix pour l'interdiction absolue (Ranjeva, Herczegh, Shahabuddeen, Weeramantry, Koroma), ou peut-être six (Ferrari Bravo), contre huit voix pour l'interdiction «conditionnelle» (Bedjaoui, Shi, Heischhauer, Vereshchetin, Schwebel, Oda, Guillaume, Higgins), voire peut-être neuf (Ferrari Bravo).

8 II ne faut pas oublier de signaler dans ce contexte le rôle du par. 2) F du dispositif (et des par. 98–103 de l'Avis), où la Cour trouve moyen d'affirmer qu'il existerait une véritable obligation pour les États de mener à terme des négociations aboutissant à un futur désarmement nucléaire. Une obligation dont on ne voit pas bien quels pourraient être la portée et les effets juridiques. De toute évidence, le juge répond ainsi à une question que personne ne lui avait posée; or, laissant de côté les aspects formels (s'agit-il d'un cas d'ultra petita? Ce dernier concept s'applique-t-il aux procédures consultatives?), on pourrait se demander si la Cour n'a pas cherché à dorer quelque peu la pilule qu'elle administrait aux partisans de l'illégalité.

9 Á mon sens, le vice-président Schwebel a raison de souligner (pp. 1 et 2 de son opinion dissidente) que la situation ici n'a rien à voir avec celle du «persistent objector», s'agissant d'une attitude et d'une pratique «(…) of five of the world's major Powers, of the permanent Members of the Security Council, significantly supported for almost 50 years by their allies and other States sheltering under their nuclear ombrellas».

10 J'ajoute en passant que le principe «Lotus» ne me paraït pas pertinent pour cette discussion (tout comme celui du «persistent objector»: supra, note 9). En effet, la question n'est pas de savoir ce qu'il faut penser de l'axiome classique «tout ce qui n'est pas interdit est permis»; le vrai problème qui se pose ici est: la norme de droit international peutelle naïtre et lier des groupes consistants d'États contre leur volonté?

11 Celle-ci devant être entendue comme recouvrant, outre la possession matérielle de l'arme nucléaire, l'intention déclarée de l'utiliser face à telle ou telle situation.

12 Italiques ajoutés.

13 Italiques ajoutés.

14 Italiques ajoutés.

15 En effet, si les principes en question appartiennent au jus cogens, aucun traité ne pourrait y déroger; dans un tel cas, les règles conventionnelles relatives aux armes nucléaires n'auraient pas dü être prises en considération prioritairement comme la Cour l'a fait (et comme elle l'indique d'ailleurs ouvertement au par. 74). En tout état de cause, il est, me semble-t-il, plus qu'évident que l'identification de la nature impérative ou non des règles de droit humanitaire pertinentes en l'espèce aurait dü jouer un rôle essentiel dans l'analyse de la Cour.

16 Voir, à ce sujet, L. Consorelli et L. Boisson de Chazournes, «Quelques remarques à propos de l'obligation des États de “respecter et faire respecter” le droit international humanitaire “en toutes circonstances”», Swinarski, dans (ed.), Études et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge, en l'honneur de Jean Pictet, Martinus Nijhoff Publishers/CICR, Genève-La Haye, 1984, p. 17 et suiv.Google Scholar

17 La Cour, sans aucunement mener des recherches poussées, admet cela de piano, au par. 95 de l'Avis et au par. 2) E, 1er alinéa, du dispositif, très certainement convaincue (à juste titre!) de la nature intrinsèquement catastrophique de l'arme nucléaire et de l'impos sibilité d'en endiguer les effets dévastateurs dans l'espace et dans le temps (par. 35 de l'Avis). Or, c'est bien cette conclusion intermédiaire qui apparaît très critiquable au juge Higgins. Pour celle-ci, la Cour n'aurait pas dü se cantonner aux généralités et à l'approximation. Elle aurait dü étudier de près les dispositions spécifiques du droit humanitaire. Le juge Higgins met en exergue, en particulier, celles qui, pourvu que l'attaque soit dirigée contre les combattants (et non pas contre la population civile), qualifient de «superflus» les maux infligés aux combattants et d'«excessifs» les dommages collatéraux soufferts par les civils, non pas dans l'absolu (c'est-à-dire en fonction exclusivement de leur ordre de grandeur), mais en fonction de leur rapport de proportionnalité avec les buts légitimes de l'action militaire (par exemple, repousser l'agresseur) et avec l'avantage militaire attendu. Une telle étude aurait sans doute amené la Cour, d'après l'opinion examinée, à la conclusion que, «in die present stage of weapon development, there may be very limited prospects of a State being able to comply with the requirements of humanitarian law», en cas d'utilisation de l'arme nucléaire (par. 26 de l'opinion dissidente); cette possibilité, cependant, ne saurait être exclue catégoriquement et a priori. Comme on le voit, la tentative (très habile au demeurant, quoique parfaitement désespérée, s'il est vrai que l'arme en discussion a les caractéristiques et les effets décrits par la Cour) est de «concilier l'inconciliable», à savoir, le droit huma nitaire et l'arme nucléaire. Quant à moi, je considère que, pour les raisons que j'ai indiquées, il faut plutôt dénoncer la contradiction criante que l'on retrouve à ce sujet au sein même de l'ordre juridique international.

18 Avec les principes du jus ad bellum en matière de légitime défense, dont on a déjà mis en évidence le rôle limitateur, grâce, notamment, à la condition de la proportionnalité.

19 Ce que souligne M. Ranjeva, dans son opinion individuelle, p. 6.

20 La Cour y indique que sa réponse à la question de l'Assemblée générale «(…) repose sur l'ensemble des motifs qu'elle a exposés ci-dessus (par. 20 à 103)» et souligne ensuite: «Certains de ces motifs ne sont pas de nature à former l'objet de conclusions formelles dans le paragraphe final de l'avis; ils n'en gardent pas moins, aux yeux de la Cour, toute leur importance.»