L’exploration ethnographique des registres culturels sur lesquels se construisent la narration, l’évocation, l’occultation et la transmission du passé dans les groupes noirs de la côte Pacifique colombienne ainsi que l’analyse de leur rôle dans la genèse des sociabilités noires mettent en cause l’imputation généralement acceptée d’une mémoire collective et d’une tradition unitaire à toute société non nationale. Mémoire et tradition unifiées apparaissent au contraire comme une construction savante délibérée, suscitée et médiatisée par la nouvelle définition multiculturelle de l’État colombien, emblèmes et légitimation du statut juridique et territorial de minorité ethnique. Mais cette nouvelle insertion juridique dans l’espace national s’accompagne, dans les territoires – auparavant isolés – de groupes noirs, de l’irruption brutale d’une violence multiforme, insurrectionnelle et contre-insurrectionnelle, expérience fondatrice qui sert de ciment identitaire et politique aux citoyens non ethniques de la nation. L’article examine leurs stratégies de survie et de reconstruction, en petits groupes et en réseaux, puis leur singularité historique en Colombie, fondées sur une « mémoire marron » qui, toujours, réactualise l’expérience fondatrice de la fuite et de la mise à distance de la contrainte et de la violence, et dessine les contours de ce nouveau régime de mémoire.