Hostname: page-component-cd9895bd7-lnqnp Total loading time: 0 Render date: 2024-12-23T11:03:44.337Z Has data issue: false hasContentIssue false

« Sentirse negro »Empreintes du passé et mémoire collective au Chocó

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Anne-Marie Losonczy*
Affiliation:
EPHE

Résumé

L’exploration ethnographique des registres culturels sur lesquels se construisent la narration, l’évocation, l’occultation et la transmission du passé dans les groupes noirs de la côte Pacifique colombienne ainsi que l’analyse de leur rôle dans la genèse des sociabilités noires mettent en cause l’imputation généralement acceptée d’une mémoire collective et d’une tradition unitaire à toute société non nationale. Mémoire et tradition unifiées apparaissent au contraire comme une construction savante délibérée, suscitée et médiatisée par la nouvelle définition multiculturelle de l’État colombien, emblèmes et légitimation du statut juridique et territorial de minorité ethnique. Mais cette nouvelle insertion juridique dans l’espace national s’accompagne, dans les territoires – auparavant isolés – de groupes noirs, de l’irruption brutale d’une violence multiforme, insurrectionnelle et contre-insurrectionnelle, expérience fondatrice qui sert de ciment identitaire et politique aux citoyens non ethniques de la nation. L’article examine leurs stratégies de survie et de reconstruction, en petits groupes et en réseaux, puis leur singularité historique en Colombie, fondées sur une « mémoire marron » qui, toujours, réactualise l’expérience fondatrice de la fuite et de la mise à distance de la contrainte et de la violence, et dessine les contours de ce nouveau régime de mémoire.

Abstract

Abstract

The ethnographic exploration of cultural records out of which the narratives, the evocation, the obliteration and the transmission of the past among black groups of the Colombian Pacific coast are constructed and the analysis of their role in the building up of black sociabilities question the generally accepted attribution of a collective memory and unitary tradition to all nationless societies. On the contrary, unified memory and tradition appear as a purposeful scholarly construct, created and mediatized by the new multicultural definition of the Colombian state, an emblem and a legitimation for the legal and territorial status of ethnic minority. But this new juridical insertion into the national space is accompanied, in the territories hitherto isolated of black groups, by the brutal irruption of a multiform violence, both insurrectional and counter-insurrectional, which is the founding experience for the non-ethnic citizens of the nation, serving as their identitary and political bind. The article examines their strategies of survival and of reconstruction, in small groups and networks, and their historical singularity, based on a “maroon memory” always re-actualizing the founding experience of flight, and putting coercion and violence at a distance, and outlines the form of this new type of “régime de mémoire”.

Type
Après l'esclavage Terre, citoyenneté, mémoire
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2004

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

1 - Voir Gomboa, Jorge, « Desarollo de la población chocoana desde el siglo XVII hasta nuestros dias », in Sarmiento, P. Vargas (éd.), Construcción del territorio en el Chocó, vol. I, Historias regionales, Bogota, ICAN-OBAPO, 1999, p. 95 Google Scholar et passim.

2 - Voir ERIC WERNER, « Extracción de oro: encuentro de emberas, afro-americanos y europeos en la cuenca de Atrato durante el siglo XVIII », in P. VARGAS SARMIENTO (éd.), Construcción del territorio…, vol. I, op. cit., p. 65.

3 - Témoignage de doña Barbara Mena (Quibdo), rapporté par P. VARGAS SARMIENTO (éd.), Construcción del territorio…, vol. I, op. cit., pp. 55-56.

4 - Témoignage recueilli par P. Vargas Sarmiento, ibid., p. 59.

5 - Témoignage recueilli par Anne-Marie Losonczy, notes de terrain, 1988.

6 - Cité par P. VARGAS SARMIENTO (éd.), Construcción del territorio…, vol. I, op. cit., p. 64.

7 - Témoignage recueilli à Beparama par Anne-Marie Losonczy, notes de terrain, 1992.

8 - Le travail classique de Whitten, Norman, Pioneros negros: la cultura afro-latinoamericana del Ecuador y Colombia, Quito, Centro cultural afroecuatoriano, [1974] 1992 Google Scholar, note déjà cette valorisation des rapports d’affinité et l’importance des itinéraires de mobilité.

9 - P. VARGAS SARMIENTO (éd.), Construcción del territorio…, vol. I, op. cit., p. 28.

10 - Pour une analyse détaillée, voir ANNE-MARIE LOSONCZY, Les saints et la forêt. Rituel, société et figures de l’échange entre Noirs et Indiens Embera (Chocó, Colombie), Paris-Montréal, L’Harmattan, 1997.

11 - N. WHITTEN, Pioneros negros…, op. cit.

12 - Losonczy, Anne-Marie, « Mémoire nègre : le creux et le plein », Bastidiana, 13-14, «Les Amériques noires et la recherche afro-américaniste », 1996, pp. 163175 Google Scholar.

13 - Le premier récit a été publié par Squez, Rogelio Velá, « Leyendas y cuentos de la raza negra », Revista colombiana de folclore, II, 1950, pp. 111143 Google Scholar, et le second recueilli par nous en 1982 à Bebarama et à Capá dans cette version.

14 - Hoffmann, Odile, « Jeux de parole et de mémoire autour de mobilisations identitaires (Colombie) », Autrepart (Logiques identitaires, logiques plurielles), Paris, Éditions de L’Aube/IRD, 2000, pp. 3351, ici p. 36Google Scholar.

15 - Ce processus est documenté dans le premier tome de P. VARGAS SARMIENTO, Construcción del territorio…, vol. I, op. cit.

16 - Voir Hoffmann, Odile, Communautés noires. Innovations et dynamiques ethniques dans le Pacifique colombien, Paris, Éditions Karthala-IRD, à paraître Google Scholar.

17 - Voir Agudelo, Carlos Efren, « Changement constitutionnel et organisation des mouvements noirs en Colombie », Problèmes d’Amérique latine, 32, 1999, pp. 4352 Google Scholar.

18 - O. HOFFMANN, Communautés noires…, op. cit., p. 122.

19 - Ibid., p. 39.

20 - Une très abondante production de textes en témoigne. Une bonne illustration se trouve dans Grueso, Luis, Rosero, Carlos et Escobar, Arturo, « The process of Black community organizing in the Southern Pacific coast region of Colombia », in Lvarez, S.A?, Dagnino, E. et Escobar, A., Cultures of politics, politics of culture: re-visioning Latin American social movements, Boulder, Westview Press, 1998, pp. 196219 Google Scholar.

21 - Une analyse de la prégnance de ce modèle dans les travaux anthropologiques sur les groupes noirs se trouve dans Restrepo, Eduardo, « Afro-colombianos, antropología y proyecto de modernidad en Colombia », in Uribe, V. et Restrepo, E., Antropología en la modernidad, Bogota, ICAN-Colcultura, 1997, pp. 279319, ici pp. 245-246Google Scholar.

22 - La naissance de nouvelles pratiques festives et musicales noires à Salvador de Bahía au Brésil est décrite par Agier, Michel, « De la possession à la comédie rituelle », in Autrement, 207, « Danses latines, mutations », 2001, pp. 4853 Google Scholar, et, à Cartagène, Mosquera, Claudia et Provansal, Marion, « Construcción de identidad caribeña popular en Cartagena de las Indias a través de la musica y el baile de Champeta », Aguaita, 3, (Cartagène) 2000, pp. 98114 Google Scholar.

23 - O.HOFFMANN, « Jeux de parole et de mémoire… », art. cit., pp. 40-41.

24 - Cette approche est proposée et illustrée par divers exemples par Olzak, Susan, The dynamics of ethnic competition and conflict, Stanford, Stanford University Press, 1992 Google Scholar.

25 - Comme l’argumente Wouters, Mieke, « Derechos étnicos bajo fuego; el movimiento campesino negro frente a la presión de grupos armados en el Chocó. El caso de la acia », in Pardo, M. (éd.), Acción colectiva, estado y etnicidad en el Pacífico colombiano, Bogota, Colciencias-Icanh, 2001, pp. 259285, ici p. 284Google Scholar.

26 - Pour une analyse sociologique et historique de la violence en Colombie, voir Pécaut, Daniel, « Présent, passé, futur de la violence », in Gros, C. et Blanquer, J.-M. (dir.), La Colombie à l’aube du troisième millénaire, Paris, Credal/IHEAL, 1996, pp. 1563 Google Scholar.

27 - Selon l’heureuse expression de O. HOFFMANN, « Jeux de parole et de mémoire… », art. cit., p. 33.

28 - Villa, William, « La sociedad negra del Chocó. Identidad y movimentos sociales », in Pardo, M. (éd.), Acción colectiva, estado y etnicidad en el Pacífico colombiano, Bogota, Colciencias-Icanh, 2001, pp. 207218 Google Scholar.

29 - Voir notamment El Espectador (quotidien de Bogota), en 1999.

30 - W. VILLA, « La sociedad negra… », art. cit., p. 229.

31 - Voir M. WOUTERS, « Derechos etnicos bajo fuego… », art. cit., p. 284.

32 - Ces jeux identitaires sont documentés dans une enquête portant sur les réseaux noirs dans certains quartiers de Bogota : voir C. MOSQUERA et M. PROVANSAL, « Construcción de identidad… », art. cit.

33 - Pour une première analyse de ces groupes, en termes de sociabilité métisse, voir Losonczy, Anne-Marie, « Marrons, colons, contrebandiers. Réseaux transversaux et configuration métisse sur la côte caraïbe colombienne (Dibulla) », Journal de la société des américanistes, 88, 2002, pp. 179201 CrossRefGoogle Scholar.

34 - Voir l’introduction de Nora, Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, 1, La République, Paris, Gallimard, 1984 Google Scholar.

35 - Un régime mémoriel similaire semble caractériser de nombreuses sociétés amérindiennes, notamment quant à la mémoire du contact avec le monde « blanc » : voir l’introduction de PatrickMenget et Antoinette Molinié, dans Becquelin, Aurore et Molinié, Antoinette, Mémoire de la tradition, Nanterre, Société d’ethnologie, 1993, pp. 920 Google Scholar.

36 - Voir la distinction entre frontstage et backstage chez ERVIN GOFFMAN, « Les relations en public », in ID., La mise en scène de la vie quotidienne, tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 176.

37 - Voir W. VILLA, « La sociedad negra… », art. cit., p. 216.

38 - Un constat similaire est fait pour les Antilles françaises par Chivallon, Christine, « Mémoires antillaises de l’esclavage », Ethnologie française, XXXII, 2002, Paris, PUF, pp. 601613, ici p. 610Google Scholar.