Erico est né à Abidjan oh !
Sa mère est ivoirienne,
C’est l’enfant de Kaboré oh !
Kaboré qui est burkinabè eeeh ! […]
Ivoirien de mère, donc tu es ivoirien, pourquoi le frustrer,
Kaboré ? […] De père ou de mère, tu es ivoirien,
Trop de frustrations à son égard aaah !
[…] Au Burkina, on dit : « Voilà Ivoirien ! »
En Côte d’Ivoire, « Voilà Burkinabè! »
De part et d’autre, je suis reconnu, mais pas en tant que tel
Quel est mon paysFootnote 1 ?
« Quel est mon pays ? » C’est ainsi qu’en 2007, année de la signature de l’Accord politique de Ouagadougou visant à restaurer la paix en Côte d’Ivoire par le traitement de la crise identitaire, Yodé & Siro, les deux stars de la musique zouglou, dénoncent la situation de personnes nées sur le sol ivoirien de père ou de mère burkinabè, non reconnues par les deux pays respectifs de leurs parents. Leur chanson est devenue l’emblème de ces personnes discriminées, citée par tous ceux qui se réfèrent à ce sujet, dont Barnabé Cossi Houédin dans un article portant sur les mêmes villages que ceux où nous avons mené notre rechercheFootnote 2. « Quel est vraiment mon pays ? », s’interroge aussi Issa Boundaogo, l’imam du village de Tenkodogo, près de la ville de Bouafl sous-préfecture du centre de la Côte d’Ivoire, issu d’une population d’origine voltaïque transplantée en Côte d’Ivoire par l’administration coloniale dans les années 1930 :
Nous on se disait ivoiriens. Mais les Ivoiriens nous disent : « Vous n’êtes pas des Ivoiriens. » On va à la Haute-Volta, ou bien Burkina Faso, on dit que « Vous n’êtes pas des Burkinabè. Vous n’avez pas de parents ici, vous n’êtes pas nés ici, vous ne payez pas les impôts ici, vous n’avez rien ici. Vous êtes des Ivoiriens. » Nous sommes arrivés en Côte d’Ivoire, on dit « Vous êtes des Burkinabè». On n’a qu’à faire va-et-vient maintenant Footnote 3.
La crise politique de l’ivoirité des années 1990 et la rébellion des années 2000Footnote 4 ont plongé dans l’insécurité physique et l’instabilité documentaire des pans entiers de la société ivoirienne, pris dans la tourmente du départage social et politique entre « vrais » et « faux » Ivoiriens. Les populations d’origine voltaïque des environs de Bouaflé et de Zuénoula, dans le centre de la Côte d’Ivoire, illustrent de façon singulière cette problématique de l’incertitude identitaire nationale. Déplacées de Haute-Volta dans les années 1930, installées dans des « villages de colonisation mossi »Footnote 5 reproduisant les noms des localités voltaïques d’origine, ces populations sont en effet dans la situation administrative ambiguë d’être des Ivoiriens de jure toujours considérés comme des « étrangers » dans leur propre pays. La question des « étrangers » en Côte d’Ivoire a déjà fait couler beaucoup d’encre, jusqu’à devenir un véritable leitmotiv de l’historiographie du paysFootnote 6. Si nous n’y revenons pas en détail ici, notre article apporte néanmoins sa pierre à cet édifice historiographique en se concentrant sur une situation à la fois singulière et paradigmatique de la question nationale en Côte d’Ivoire. Pour situer l’intrigue des pages qui suivent, il suffit, pour l’heure, de relever qu’à la différence de millions d’autres migrants historiques en Côte d’Ivoire, la nationalité des habitants de ces villages de colonisation a été, dès les années 1990, officiellement reconnue par décret présidentiel. Elle demeure pourtant, aujourd’hui encore, très largement contestée dans les faits, au point que ces populations sont désormais considérées comme « à risque d’apatridie » par le gouvernement et les institutions humanitaires internationales.
Bien sûr, ces personnes ne sont pas les seules à vivre dans une situation nationale incertaine en Côte d’Ivoire. Certaines populations frontalières du Nord, en particulier les Lobi et des groupes de bergers semi-nomades tels les Peuls, plus exposées encore, vivent dans un statut d’« étrangers perpétuels »Footnote 7. Une étude réalisée en 2019 par l’Institut national de la statistique de Côte d’Ivoire (INS) révèle la présence de plus d’un million d’apatrides – effectifs où potentiels – dans le paysFootnote 8. S’ils ne représentent qu’une infime partie de ce nombre colossal, les villages de colonisation de Bouaflé méritent toutefois une attention particulière, car leur trajectoire est enchâssée dans l’histoire de l’économie de plantation qui a été le « creuset de la société civile ivoirienneFootnote 9 » et des identités ethno-régionales. Elle est aussi révélatrice d’une longue « histoire d’extraversion »Footnote 10 qui a profondément configuré l’imaginaire national et les frontières sociales de l’appartenance citoyenne. L’histoire des périphéries de Bouaflé donne ainsi à voir les héritages d’une gouvernementalité coloniale et postcoloniale qui s’est appuyée sur les « étrangers » pour la « mise en valeur » du territoire, ce que Jean-Pierre Dozon a défini comme le « principe de l’allochtonie triomphante »Footnote 11. Nous le verrons plus loin, les villages de colonisation mossi des environs de Bouaflé occupent une place à la fois socialement liminale et économiquement et politiquement cruciale d’auxiliaires de la colonisation et du régime houphouëtiste. Dans cette contribution, nous interrogeons le caractère a priori paradoxal de cette position pour comprendre les raisons de l’insécurité documentaire qui continue de peser sur ces populations et saisir le sens de leur lutte pour les papiers. Nous analyserons comment ces mobilisations locales s’articulent au discours que tiennent certaines organisations internationales des droits humains pour sortir les « sans-papiers » de leur invisibilité administrative et, plus largement, assurer les identités légales par de nouvelles technologies biométriques.
Une anecdote est révélatrice de cette problématique. Lors d’une de nos visites dans le village de Koudougou, situé à quelques kilomètres au sud de Bouaflé sur la route de Yamoussoukro, nous avons été frappés par les termes employés par nos hôtes. Alors que nous arrivons pour la première fois dans la localité, nous présentons nos recherches en évoquant la question des papiers d’identité et les enjeux de citoyenneté afférents. Les anciens du village qui nous reçoivent ne parlant pas bien français, nos propos sont traduits en mooré par l’un de nos interlocuteurs privilégiés, « point focal HCR » dans la région. Quelle n’est pas notre surprise d’entendre, au milieu de phrases en mooré, revenir constamment le terme « apatridie » pour traduire – ou plus exactement recoder – la présentation de notre recherche. Comment comprendre que ce terme de droit international, promu par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et autres agences humanitaires, soit ainsi spontanément utilisé par des populations qui se considèrent pourtant comme authentiquement ivoiriennes ? Comment un enjeu local, vécu comme un problème d’accès aux papiers et de reconnaissance de citoyenneté, en vient-il à être requalifié dans les termes du « risque d’apatridie » ?
Nous verrons que ce processus de recadrage international de la question des sans-papiers est le produit de l’action convergente de divers acteurs internationaux, nationaux et locaux, et reflète en partie la volonté du gouvernement d’Alassane Ouattara (parvenu au pouvoir en 2011) de dépolitiser la question lancinante de la nationalité en la traitant par le droit international humanitaireFootnote 12. Cet argument d’instrumentalisation « par le haut » ne suffi cependant pas à comprendre les usages (ou non usages) sociaux de cette notion d’apatridie. Nous tenterons ainsi de sociologiser et d’ethnographier le cheminement de ce concept en suivant ses promoteurs, depuis les cabinets ministériels et les agences d’aide jusqu’aux localités des environs de Bouaflé, avec un intérêt particulier pour la vie sociale des papiers de ces populations dites « à risque d’apatridie ». Cet article espère ainsi porter un autre regard sur la question des « apatrides », généralement abordée sous un angle juridique, et, ce faisant, renouveler la problématique des rapports entre dispositifs d’identification, pratiques de la citoyenneté et régimes de véridiction des identités que charrie l’histoire coloniale et postcolonialeFootnote 13.
Nous cherchons ici à analyser les logiques sociales qui, depuis l’immigration des travailleurs voltaïques organisée par les autorités coloniales dans les années 1930 jusqu’à aujourd’hui, ont reproduit leur condition d’extranéité stigmatisante et à historiciser cette exclusion de la citoyenneté qui frappe les héritiers des villages voltaïques de Bouaflé en suivant les mécanismes paradoxaux de leur inclusion dans l’économie de plantation coloniale, puis les réseaux de patronage de l’ancien parti unique dans lesquels ils furent capturés. Nous montrerons que c’est précisément leur position oxymorique d’« autochtones coloniaux » qui, plus tard, a continué de reproduire et justifier, aux yeux des communautés locales comme de l’administration, la discrimination de leurs descendants en tant que non nationaux. Nous étudierons ensuite les longues batailles, individuelles et collectives, que ces personnes ont dû engager à partir des années 1970-1980 pour faire reconnaître leur nationalité et les effets ambigus du décret collectif de 1995 qui, en pleine crise de l’ivoirité et dans une logique de clientélisme électoral, finit par la leur octroyer. Les discriminations n’en ont pas pour autant disparu, loin de là : la guerre accentue encore les logiques de suspicion contre tous les « Burkinabè » associés aux assaillants de la rébellion.
Pour finir, nous reviendrons sur les réformes de l’état civil et de l’identification biométrique promues par le gouvernement Ouattara au sortir du conflit pour apaiser la « guerre des papiers » et fiabiliser les identités légales qui, tout comme les programmes de lutte contre l’apatridie, n’ont pas radicalement modifié l’« insécurité identitaire» des habitants de Tenkodogo, Koupela, Garango et Koudougou, ni réduit la force des stéréotypes et des relations interpersonnelles ou intercommunautaires qui continuent de structurer les perceptions et les pratiques de la citoyenneté. Tel n’est pas le moindre des paradoxes auquel nous sommes parvenus : si, comme certains philosophes l’ont avancé, la technologie biométrique évacue la reconnaissance de la personne sociale du procès d’identificationFootnote 14, en n’attestant que l’unicité d’un corps, nous verrons qu’elle reste néanmoins profondément encastrée dans le social. Et que, loin de réduire les risques d’apatridie, la biométrie peut même paver la voie à une consolidation digitale de celle-ciFootnote 15.
Démarche d’enquête : entre sources historiques et matériaux ethnographiques
Les matériaux historiques et ethnographiques de cet article ont été co-produits dans le cadre d’un projet de l’Agence nationale de la recherche (ANR) sur « La vie sociale et politique des papiers d’identification en Afrique » couvrant douze pays africainsFootnote 16 et qui a donné lieu à plusieurs publications comparatistesFootnote 17. En Côte d’Ivoire, nous menions des enquêtes visant à relire la crise et l’après-guerre sous l’angle des papiers et des nouvelles technologies d’identification lorsque l’objet des « villages de colonisation mossi » de Bouaflé s’est imposé à nous de manière quasi fortuite. Nous avions bien sûr connaissance des discriminations que vivaient les « migrants historiques » et leurs descendants, notamment d’origine burkinabè. Mais le caractère « expérimental » de ces villages – aussi bien dans la durée coloniale que dans le contexte actuel de lutte internationale contre l’apatridie – est apparu lors de conversations en 2017 avec l’un de nos interlocuteurs privilégiés, Paul Koreki, conseiller au ministère de la Justice, qui a fait de la défense de ces populations son combat personnel et celui du gouvernement. Il se trouve par ailleurs qu’un membre de notre équipe (composée de quatre chercheurs), Souleymane Kouyaté, était lui-même originaire de Bouaflé et connaissait parfaitement la situation de ces personnes avec lesquelles il avait partagé son enfance. Ses relations et son savoir furent précieux pour mener les enquêtes dans les villages et les administrations de la sous-préfecture. Un autre membre de notre équipe, Anzan Komenan Yaya, comprenait aussi le caractère singulier de ces villages pour y avoir mené des enquêtes pour le compte de l’INS.
Cet article, écrit à quatre mains, est donc le fruit d’une recherche multivocale et multi-située de quatre ans entre Bouafl les quatre villages alentour (Tenkodogo, Koupela, Garango et Koudougou) et Abidjan, où résident certains cadres ressortissants de ces villages. L’enquête a constamment navigué entre « le climatiseur et la véranda », pour reprendre la célèbre image d’Emmanuel Terray Footnote 18 qui distingue ainsi l’espace institutionnel formel du monde politique réel et celui des réseaux de patronage et des relations sociales. C’est d’abord dans la capitale économique et administrative que cette enquête a débuté, dans les bureaux, au ministère de la Justice, du juge Épiphane Zoro-Bi ou de Paul Koreki tous deux très investis dans le dossier de l’apatridie Footnote 19, à la Direction générale de l’état civil, à l’INS, dans les locaux du HCR, du Programme des nations unies pour le développement (PNUD), de la Banque mondiale, de l’Union européenne et d’autres bailleurs internationaux. Nous nous sommes aussi longuement entretenus avec les fonctionnaires de l’Office national de l’identification (ONI, relevant du ministère de l’Intérieur), que ce soit à l’administration centrale ou dans ses démembrements locaux, à Abidjan et Bouafl Nous avons enfi rencontré d’autres acteurs institutionnels impliqués dans le dossier de ces « personnes à risque d’apatridie » des environs de Bouafl, parmi lesquels : un magistrat ex-membre du Conseil constitutionnel ; un haut fonctionnaire abidjanais, natif de Garango, historien des « villages mossi » à ses heures perdues ; feu l’ancien maire de Bouaflé, médecin de son état ; ou encore un de ses conseillers municipaux, issu d’un de ces villages mais vivant à Abidjan.
Nous avons effectué, avec l’équipe, deux séjours d’enquête, relativement brefs, dans les villages de colonisation de Bouaflé où, dans une perspective d’histoire orale, nous avons pu recueillir la parole de 32 personnes sous la forme d’entretiens individuels ou de groupes de discussion tenus à Garango et Tenkodogo. La plupart des échanges se sont déroulés en français – sauf deux en mooré et en bisa. Tenus de respecter les hiérarchies sociales, nous avons d’abord été dirigés vers les chefs de village et leurs notables, des paysans pour la plupart. Le vieil imam de Tenkodogo, né en 1932 au moment de la fondation des villages de colonisation, nous a notamment confié ses souvenirs, dont certains remontent à la période coloniale Footnote 20.
Dans ce processus conjoint d’écriture de l’histoire, plusieurs interlocuteurs ont joué un rôle particulièrement important. Ainsi de ces intermédiaires locaux occupant une fonction officielle de « points focaux HCR » – désignés de la sorte par l’agence onusienne pour servir de courtiers entre les villageois et les institutions nationales et internationales. L’un d’entre eux, Oumarou Welgo, nous a introduits à Tenkodogo et Koudougou et accompagnés dans nos entretiens, intervenant pour apporter des précisions ou sa propre lecture de l’histoire. D’autres cadres et intellectuels issus de ces villages, mais ayant fait carrière ailleurs, ont effectué un travail d’écriture de leur histoire singulière, notamment Boukari Balima, auteur d’un mémorandum réunissant des archives coloniales et autres documents destinés à prouver la nationalité ivoirienne des ressortissants. Si notre quête archivistique s’est d’abord appuyée sur ce travail d’auto-documentation, non sans une perspective réfl xive et critique, nous avons complété ces matériaux par une série de visites aux Archives nationales de Côte d’Ivoire, où nous avons trouvé des séries de documents concernant la suppression de la colonie de Haute-Volta et le rattachement d’une partie de ses territoires à la Côte d’Ivoire entre 1932 et 1947, ainsi que des sources originales sur la création des villages de colonisation de Bouaflé.
Nous avons également collecté des matériaux issus d’archives privées, mobilisés par nos interlocuteurs pour attester leur statut de « bons citoyens » : copies élimées de vieux extraits de naissance ou de jugements supplétifs; actes de naturalisation précieusement conservés ; exemplaire du Journal officiel (J.O.) de 1995 archivé par l’imam de Tenkodogo ; cartes de membre du parti unique de l’époque post-indépendance ; et même des archives de reçus fiscaux de « Taxe vélocipèdes et appareils analogues » des années 1960, exhibés comme preuves de leur inclusion civique. Nous avons prêté attention à la matérialité de ces pièces et à leur usage, notamment lors des démarches administratives et de l’enregistrement biométrique de certaines de ces personnes.
Une partie de cet article, enfin, repose sur des observations ethnographiques réalisées non seulement dans les villages, mais aussi et surtout au guichet des administrations locales de la sous-préfecture de Bouaflé. Plusieurs jours passés à observer les opérations d’enregistrement biométriques effectuées par les agents de l’ONI dans les locaux de la sous-préfecture, dans une salle attenante au service d’état civil où se pressaient également les requérants d’un extrait de naissance, nous ont permis de constater les difficultés auxquelles étaient confrontées ces personnes dont le risque d’apatridie se voyait aggravé par les nouvelles technologies. Cette « politique du guichet » biométrique est également documentée par des photographies.
Ainsi, notre façon d’appréhender ce terrain multi-vocal, multi-situé et multisources, avec les problématisations et l’articulation entre les perspectives disciplinaires de ses auteurs (un politologue et un anthropologue) qui l’ont caractérisée, s’est constituée au cours d’un processus de recherche où, comme Béatrice Hibou et Mohamed Tozy l’ont écrit dans leur ouvrage sur l’historicité de l’État au Maroc, « [l]e travail empirique n’est ni antérieur ni postérieur au travail d’abstraction et de montée en généralitéFootnote 21 ». Les villages de colonisation mossi ont été, pour reprendre B. Hibou, des « site[s] cognitif[s] » Footnote 22 qui nous ont permis de repenser plus largement, ou de penser différemment, des questionnements généraux concernant les rapports entre technologies d’identification – documentaires, bureaucratiques, biométriques – et citoyenneté. Ce terrain a été l’occasion d’expérimenter l’articulation de deux modalités d’appréhension de l’historicité et du social (celles de la sociologie historique du politique et de l’anthropologie sociale) dont nous présentons ici un résultat.
La lutte contre l’apatridie pour sortir de la « guerre des papiers »
Le 19 septembre 2002, la Côte d’Ivoire entre en guerre pour la première fois de son histoire. Les rebelles qui prennent les armes avec le soutien clandestin du Burkina Faso Footnote 23 affirment que c’est une guerre « pour les papiers », afin de faire reconnaître les populations du Nord comme pleinement ivoiriennes et en contestation des nouveaux dispositifs d’identification légale qui remettent en cause leur nationalité. C’est une « guerre de l’identification », admet-on également dans l’autre camp, celui des Jeunes patriotes pro-Gbagbo qui prennent le contrôle des rues et mettent la question de l’identité au cœur d’un combat contre les assaillants et les « étrangers ». La guerre en Côte d’Ivoire ne saurait évidemment se limiter à cette seule dimension, en grande partie construite comme une cause justificatrice par des rebelles motivés par d’autres objectifs, économiques, sociaux et politiques Footnote 24. La carte d’identité nationale occupe néanmoins un statut particulier dans ce conflit du « qui est qui ? »Footnote 25. En effet, la crise que traverse la société ivoirienne depuis la fin des années 1990 est essentiellement liée à la citoyenneté et à la question de savoir « qui est ivoirien et qui ne l’est pas», « qu’est-ce que la nation et qui en fait partie ? »Footnote 26. Une crise qui s’est cristallisée, notamment, autour de la détention de la carte nationale d’identité et qui met aux prises des conceptions radicalement divergentes de la citoyenneté nationale.
Sans revenir en détail sur la généalogie de cette crise, il faut mentionner quelques jalons essentiels à la compréhension des enjeux de cet article. Pays de migrationsFootnote 27, la nation ivoirienne s’est forgée dans une gestion subtile de la diversité socialeFootnote 28 et des flux de population en provenance notamment de l’hinterland sahélien. Comme nous l’expliquons plus loin, le modèle de mise en valeur coloniale était fondé sur la captation de main-d’œuvre des bassins d’emploi des territoires voisins. À l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny a accentué cette trajectoire en encourageant la politique de colonisation agraire des fronts pionniers (« la terre est à celui qui la travaille », disait-il) et en nouant des alliances fortes non seulement avec les « allochtones » – catégorie qui, en Côte d’Ivoire, inclut toute personne s’installant dans un territoire dont elle n’est pas « originaire », comme les nombreux planteurs ivoiriens qui, provenant du Baoule, ont colonisé la zone forestière du sud-ouest du pays, avec le soutien actif de Houphouët, très sensible aux intérêts des planteurs du Syndicat agricole africain (SAA) qui est à l’origine de sa carrière politique –, mais aussi avec ces migrants étrangers provenant des pays frontaliers qui, pendant les années de l’ivoirité, ont été définis comme « allogènes » par le discours nationaliste – un terme qui marque une extranéité absolue et qui a été utilisé pour qualifier les populations d’origine voltaïque de la région de Bouaflé. Le président, surnommé « l’avocat des étrangers », a ainsi perpétué un schéma de développement colonialFootnote 29 qui a eu pour effet de cantonner les populations « autochtones », celles de l’Ouest notamment, dans le périmètre des « perdants » de l’économie de plantation – ce qui les a poussés sur le front d’une opposition dont l’orientation politique s’est depuis lors nourrie des valeurs et des droits de l’autochtonieFootnote 30.
La politique volontariste d’inclusion de Houphouët-Boigny, sous la houlette d’un régime autoritaire, était ainsi relativement indifférente aux critères de nationalité et reposait sur une approche très informelle des papiers d’identité. En décembre 1961, le premier Code de la nationalité combinait droit du sol et droit du sang, une prééminence étant donnée au second qui favorisait les Ivoiriens dits « d’origine » (sans que cette catégorie ne soit jamais définie). En 1972, la suppression du jus soli ouvrait pour les immigrés et leurs descendants une nouvelle ère d’incertitude statutaire. Dans les faits, la politique clientéliste d’accommodement des étrangers s’est néanmoins poursuivie, y compris sur le plan électoral : en 1960, les non-nationaux s’étaient vus octroyer le droit de vote par ordonnance présidentielle et continuaient de l’exercer sous la forme d’un pacte de patronage politique consistant à soutenir le parti unique. Sous le long règne de Houphouët-Boigny prévalait donc une forme de « citoyenneté économique » pour les allogènes : était considéré comme Ivoirien quiconque travaillait dans le pays et participait à son développement. La nationalité et les papiers afférents à celle-ci importaient peu.
Ce système houphouëtiste d’inclusion civique et économique a fonctionné de la sorte jusqu’aux années 1980 où, sous l’influence de divers facteurs, il a fini par se gripper pour (re)mettre la question nationale au centre des luttes politiques Footnote 31. En 1990, l’introduction de la carte de séjour par le gouvernement Ouattara matérialise pour la première fois la partition de l’espace public entre Ivoiriens et nonIvoiriens quand l’introduction du multipartisme accentue la stigmatisation de ceux qui se voient qualifiés de « bétail électoral » par les partis d’opposition, notamment le Front populaire ivoirien de Laurent Gbagbo. De façon paradoxale, la xénophobie devient un registre d’énonciation de la revendication démocratique. Le retour en force du topos de la « fraude à la nationalité » et des faux-papiers, en particulier à l’approche des élections, pousse le gouvernement à établir de nouvelles cartes d’identité supposées infalsifiables, les fameuses « cartes vertes » dont on retrouve la trace dans les villages des environs de Bouaflé. Ce régime du soupçon s’accentue encore après la mort de Houphouët-Boigny, en décembre 1993, pour se propager dans toute la société sous la forme d’un nouveau paradigme identitaire, celui de l’ivoirité, qui ferait de l’autochtonie le principe structurant de l’appartenance nationale. C’est dans la rivalité successorale entre Ouattara, alors Premier ministre, et Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale, que la notion finit par s’imposer. Bédié s’appuie ainsi sur une conceptualisation ethnonationaliste de l’ivoirité, forgée par quelques intellectuels organiques de l’ex-parti uniqueFootnote 32, qui contribue non seulement à l’exclusion de son rival, mais aussi et surtout à la discrimination de ces citoyens originaires, comme Ouattara, du Nord de la Côte d’Ivoire, désormais considérés comme des étrangers dans leur propre paysFootnote 33 en raison notamment de leurs patronymes, semblables à ceux que l’on trouve dans les pays sahéliens voisins. Un funeste glissement s’opère alors dans les représentations de l’« étranger », ouvrant de profondes fractures dans la société. Comme nous pourrons le constater plus loin, les habitants des villages de colonisation de Bouaflé n’ont pas été épargnés.
En décembre 1999, un coup d’État est perpétré par de jeunes officiers nordistes clamant vouloir mettre fin aux dérives de l’ivoirité, mais la transition militaire qui suit accentue encore cette pente ethnonationaliste jusqu’à l’inscrire dans la Constitution de 2000. Loin d’apaiser ces tensions, l’arrivée au pouvoir de Gbagbo dans la violence électorale, en octobre 2000, les radicalise. Sa volonté de remettre à plat l’état civil et les conditions d’octroi de la nationalité produit de nouvelles formes de discrimination et d’insécurité documentaire. Le lancement d’une nouvelle politique d’identification des personnes, imposant que les requérants fassent la preuve de leur nationalité devant des commissions villageoises, exacerbe une conception nativiste de la citoyenneté qui suscite d’immenses controverses. Quelques mois plus tard, en septembre 2002, une énième tentative de coup d’État se mue en une rébellion qui trouve sa justification dans la défense des « sans-papiers ». Bien que relativement brève et peu meurtrière, cette guerre des papiers a profondément remodelé les figures de l’altérité jusqu’alors en vigueur dans ce pays cosmopolite qu’est la Côte d’Ivoire. Les rapports intercommunautaires, encouragés par la mobilisation ultranationaliste du régime Gbagbo, s’y sont ainsi radicalisés aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle locale. Nous verrons combien cette période a pu traumatiser les descendants des migrants voltaïques-burkinabè, associés aux rebelles soutenus par le régime de Ouagadougou et violemment attaqués pour cela.
Au sortir du conflit, en 2011, le nouveau gouvernement de Ouattara cherche à réduire les tensions en dépolitisant la question identitaire pour la cantonner au domaine du développement et de la modernisation de l’État. La problématique de l’ivoirité qui, depuis le milieu des années 1990, clivait les débats se voit remplacée par une doxa néolibérale de l’« émergence » économique. Le gouvernement lance de grands chantiers conformes aux programmes internationaux de reconstruction post-conflit qui permettent un retour rapide de la croissance et une amélioration de la sécurité. Il s’engage aussi dans des projets qui touchent à l’infrastructure de la citoyenneté : des réformes administratives sont menées, avec le concours des bailleurs de fonds, pour moderniser les services d’état civil, partiellement détruits par les combats, et généraliser les procédures d’identification biométrique afin d’attribuer à chaque individu un numéro identifiant unique gravé dans le marbre d’un nouveau registre national des identités légales. Une nouvelle loi sur la nationalité est enfin adoptée en août 2013. Nous verrons que ses effets sur les habitants des villages de colonisation des environs de Bouaflé, pourtant visés par cette réforme, ont été relativement limités. L’après-guerre en Côte d’Ivoire se donne ainsi à voir comme un vaste processus de remise en ordre des identités légales et sociales sous l’empire des nouvelles technologies biométriques, présentées comme une panacée pour résoudre les carences de l’état civil, prévenir les conflits et soutenir le développement.
En parallèle de ces réformes de l’identifi la Côte d’Ivoire rejoint un vaste mouvement international de lutte contre l’apatridie avec le projet – politiquement mal assumé – de régler d’une autre manière la question des sans-papiers. En octobre 2013 en effet, le HCR lance un « Global Action Plan to End Statelessness: 2014-2024 ». Sous l’intitulé #IBelong, une campagne mondiale est alors lancée pour l’inclusion nationale des « sans-papiers », issus notamment des groupes minoritaires, ethniques et de genre. Signe de l’engagement du régime Ouattara sur ce sujet, la Côte d’Ivoire accueille en février 2015 la première conférence ministérielle régionale sur l’apatridie, qui donne lieu à la « Déclaration d’Abidjan », endossée par les chefs d’État de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) à Accra en mai 2015. L’enjeu historique de la citoyenneté en Côte d’Ivoire se coule alors dans le moule humanitaire du droit international, avec une approche juridique et administrative volontairement dépolitisante.
Toutefois, les causes internationales, comme les concepts, loin de voyager seules de pays en pays, sont portées par des institutions et des acteurs qui les promeuvent voire les incarnent personnellementFootnote 34. La cause de l’apatridie a elle aussi ses courtiers internationaux. En Côte d’Ivoire, c’est au tournant des années 2010 que cette notion, poussée par une coalition d’acteurs impliqués dans les cabinets ministériels, l’expertise internationale et les organisations humanitaires, s’impose progressivement comme nouveau référentiel de l’action publique. Le HCR joue un rôle crucial dans cette dynamique. En décembre 2016, une étude très complète est publiée par l’agence onusienne sur « L’apatridie et la nationalité en Côte d’Ivoire »Footnote 35. Ce document, qui plonge dans l’histoire et les tensions de l’ivoirité, devient vite une référence pour tous les acteurs du secteur. En 2019, une autre enquête de quantification desdites populations « à risque d’apatridie » menée par une équipe ivoirienne de l’INS suscite, elle, bien plus de remous politicoadministratifs Footnote 36. Ce qui ressort de ces travaux est considérable : la Côte d’Ivoire compterait entre 692 000 et 1,6 million de personnes apatrides ou risquant de le devenir, faisant du pays le deuxième concerné par ce problème au monde après le Bangladesh et devant le Myanmar.
Le HCR travaille en étroite collaboration avec des experts internationaux et ivoiriens, parfois en poste dans les administrations centrales du gouvernement. Il s’appuie également sur des relais locaux présents dans chacun des villages de colonisation de Bouaflé et Zuénoula, des personnes-ressources qualifiées de « points focaux » qui, en contribuant au recodage local des problèmes de citoyenneté en enjeux d’apatridie, participent, à leur échelle, à la coproduction de ce nouveau référentiel d’action publique. Dans cette vaste coalition d’experts, un personnage central – quoique discret – ressort du lot : Paul Koreki, qui n’a de cesse de se mobiliser en faveur des personnes discriminées en raison de leurs difficultés à prouver leur nationalité et qui joue un rôle de catalyseur des réformes gouvernementales, en partenariat avec le HCR. Juriste de formation, conseiller technique auprès du ministre de la Justice après avoir été directeur de la Protection des droits de l’Homme au sein du ministère éponyme et avant d’être rattaché à la Chancellerie, Paul Koreki n’est pas un administrateur comme les autres. Expert du Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD) mis à disposition du ministère, il n’est pas fonctionnaire et, par opposition à une supposée culture bureaucratique qu’il critique, il présente son action comme soumise « à une obligation de résultat »Footnote 37. Son combat en faveur des sans-papiers est aussi personnel : fils d’une « métisse de la colonie »Footnote 38, il assoit son action sur une narration de l’histoire nationale ivoirienne qui entremêle histoire – cosmopolite – des élites dirigeantes du pays et temporalité personnelle. Paul Koreki joue un rôle déterminant dans la prise en considération des villages de colonisation mossi.
La mise à l’agenda politique de l’apatridie bénéfi alors de circonstances particulières. Au début de notre recherche, nous faisions l’hypothèse que l’accès au pouvoir de Ouattara avait déclenché la mobilisation en faveur des « populations à risque d’apatridie ». Nos enquêtes ont cependant révélé une chronologie politique plus complexe : les premières démarches administratives, les missions et différents rapports d’expertise remontent en effet à mars 2007, après la signature du premier Accord de paix de Ouagadougou (APO). Quatre ans après l’Accord de Linas-Marcoussis, l’APO (re)met la question de l’identification des personnes au cœur de la résolution du confl et ouvre la voie à un gouvernement d’union nationale faisant la part belle aux représentants de la rébellion et aux partis d’opposition qui accèdent alors à la tête de ministères régaliens, dont celui de la Justice. Après une mission exploratoire en 2007, la campagne de lutte contre l’apatridie est vraiment lancée en 2009. Elle est menée de concert par le ministère de la Justice (Direction de la protection des droits de l’Homme) et celui des Affaires étrangères (Service d’aide et d’assistance aux réfugiés et apatrides), avec le soutien du HCR et d’autres partenaires. À chaque étape de son périple dans l’Ouest du pays, la mission observe les problèmes d’état civil des immigrés d’origine burkinabè et rend compte par le menu des tracasseries dont ils sont victimes aux barrages routiers ou dans les services administratifs. Parvenue à Bouafl elle prend conscience de « la particularité des ressortissants d’origine burkinabè de cette région […] arrivés dans ces localités dans les années 1930, déplacés de force par les autorités colonialesFootnote 39 ». Paul Koreki explique ainsi dans un entretien :
Ceux-là, ils se considéraient comme des Ivoiriens et il y en a même qui avaient la carte CNI jaune. […] Et à un moment donné, ils se sont rendu compte qu’il fallait qu’ils se positionnent soit en tant qu’Ivoiriens, soit en tant que Burkinabè. […] C’est eux-mêmes qui ont été les premiers à dire on est des « sans-patrie ». Ils ne connaissaient pas l’apatridie mais, c’est eux qui sont les premiers à dire dans leur mooré qu’on est « sans patrie » Footnote 40.
Au début, la réfl des experts sur la problématique de l’apatridie en Côte d’Ivoire, assez large, concerne l’ensemble des « migrants historiques », soit ceux déjà installés dans le pays avant l’indépendance, et leurs descendants. Ce n’est qu’incidemment qu’elle se concentre sur les villages de colonisation mossi qui deviennent ensuite le point focal des efforts entrepris conjointement par le ministère de la Justice et le HCR. Comme nous l’examinerons dans la section suivante, le statut historico-politique particulier de ces villages explique sans doute cette attention particulière.
Les crises politico-militaires des années 2000 accroissent encore davantage l’insécurité physique et administrative des « migrants historiques » et de leurs descendants, parfois chassés de leurs terres par des violences de masse, comme c’est le cas à Tabou dès 1998, et poussés à l’exil. Sous la contrainte des négociations de paix de Marcoussis et de Ouagadougou, des innovations juridiques sont adoptées pour la reconnaissance de nationalité, sans que cela modifie sensiblement la situation des « migrants historiques ». En 2013, une nouvelle loi sur la nationalité est votée par le Parlement : dans un contexte de négociations visant à sortir de la guerre du « qui est qui ? », la cause internationale de l’apatridie apparaît non seulement comme un moyen de contourner les diffi en matière de naturalisation pour régler la question des sans-papiers, mais aussi de faire passer en douceur une réforme du droit de la nationalité. L’adoption de la loi no 2013-653 ouvre ainsi la possibilité pour toute personne née sur le sol ivoirien avant la suppression en 1972 du jus soli d’acquérir (ou de récupérer) la nationalité par simple déclaration. Sur le papier, il s’agit d’une innovation importante pour les personnes privées de droits des villages de colonisation de Bouaflé.
Cette réforme n’atteint pourtant pas ses objectifs, car bien que modeste pour un gouvernement parvenu au pouvoir au terme d’une « guerre pour les papiers », elle n’en suscite pas moins de fortes résistances, y compris au sein des cabinets ministériels :
Quand j’en parlais [de l’apatridie], se rappelle Paul Koreki, on se disait : « Ouf, le gars-là il délire ou bien ? […] Comment on peut avoir des apatrides ? » Au cabinet on disait : « Mais, Koreki, tout le monde connaît son village ! De quoi tu es en train de parler ? » […] Et puis après : « Mais, c’est normal, toi tu es un métis» Footnote 41.
Les réticences sont surtout politiques, y compris jusque dans les rangs du parti ouattariste. Nombre d’acteurs impliqués dans le processus soulignent ce paradoxe apparent de blocages venus de l’intérieur du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Paul Koreki en témoigne encore:
Dès qu’on parlait d’apatrides, on dit : « Attends ! Vous voulez donner un nom à un vivier d’électeurs burkinabè ! […] Du bétail électoral ! » […] Le ministre est monté souvent au créneau pour expliquer que l’apatride n’est pas celui qui vient voter. Et puis, de par le monde, je n’ai jamais vu quelqu’un prendre une nationalité juste pour voter, jamais Footnote 42!
Le HCR doit aussi faire face aux réticences parlementaires et gouvernementales dans sa campagne #IBelong. « Il fallait convaincre que le HCR n’était pas là pour brader la nationalité », se souvient Layse Farias, officier en charge de l’apatridie au bureau d’AbidjanFootnote 43. L’étude de 2019, commanditée par l’agence onusienne à l’INS, suscite ainsi de vives tensions politiques, tant les chiffres des versions préliminaires paraissent élevésFootnote 44. Le lancement de cette « Cartographie des personnes à risque d’apatridie », à la suite de la Déclaration d’Abidjan de 2015, cherche à établir précisément leur nombre, estimé à environ 700 000 personnes jusqu’alors. Au terme de son enquête, l’INS a la surprise de constater qu’il faut revoir ce chiffre nettement à la hausse en calculant que, « sur un total de 25,2 millions d’habitants […], environ 6,57 % sont à risque d’apatridie, soient [sic] 1 656 330 personnes, dont 15 867 à risque très élevé, 249 210 à risque élevé et 1 391 251 à risque faibleFootnote 45 ». Paul Koreki se souvient de la réaction de son ministre à l’énoncé de ces chiffres :
« Mais attends, c’est quel plan ça ? Au lieu de diminuer, ça augmente ! » Il [le ministre] dit : « Je ne peux pas aller voir le président de la République pour dire qu’au lieu de diminuer, ça a doublé ! On parle d’apatrides ; vous parlez de personnes exposées ». Pour dire qu’on ne s’est pas entendu sur la population cible Footnote 46.
Objet de controverses, cette étude tarde finalement à être publiée, circulant sous le manteau et nourrissant à nouveau des fantasmes de « bradage de la nationalité » et des soupçons d’instrumentalisation par le HCR et autres agences humanitaires. Un haut fonctionnaire (ayant requis l’anonymat) cingle ainsi lors d’un de nos entretiens :
La seule chose qui justifie l’ouverture d’un bureau [du HCR] en Côte d’Ivoire, c’est les apatrides. Il est évident que s’ils veulent justifier le nombre de personnes qu’ils ont avec des bureaux […], ce n’est pas en disant que j’ai 700 000 apatrides ; il faut monter le chiffre. […] C’est le reproche que parfois on fait à toutes ces agences humanitaires. Des fois, on se dit, mais on dirait qu’ils prient pour que les problèmes continuent Footnote 47.
Ces « problèmes» de nationalité qui s’inscrivent dans la longue histoire d’une crise de la citoyenneté n’ont pas été réglés par la vertu performative de leur requalification internationale sous le label de l’apatridie, ni par les réformes de la biométrie, bien au contraire. Pour comprendre la teneur de ces enjeux de citoyenneté et les saisir dans toute leur épaisseur sociale et politique, il faut replonger dans l’histoire de ces villages de colonisation de Bouaflé et de Zuénoula. On mesure alors que les « risques d’apatridie » aujourd’hui dénoncés renvoient à une trajectoire historique singulière qui, depuis les années 1930, a placé les habitants de ces villages dans un statut d’exception dont témoigne le terme qui les désigne alors, celui de « colons ».
Les « colons » mossi de Bouaflé : allogènes par excellence ou autochtones coloniaux ?
L’histoire de ces « colons » voltaïques et les vicissitudes de leur accès à la nationalité ont une valeur paradigmatique pour l’étude des politiques de l’identification en Côte d’Ivoire. Cette histoire est intimement liée à celle de l’économie de plantation autour de laquelle se sont constituées des inégalités et des complémentarités fonctionnelles entre groupes sociaux, suivant la structure d’un dispositif de développement territorial différentiel. Ses caractéristiques sont bien connues: face à un sud forestier au fort potentiel agricole mais sous-peuplé, l’administration coloniale s’efforce de capter le travail nécessaire à sa mise en valeur, en particulier dans les « cercles mossi » de Haute-Volta, démographiquement plus riches. En 1931, la population du Haute-Volta compte 2 998 929 d’habitants, soit plus d’un million de plus que la Côte d’Ivoire (1 855 000 habitants)Footnote 48. Les populations voltaïques sont jugées par l’ethnologie coloniale comme les plus laborieuses, disciplinées et aptes à l’arboriculture commercialeFootnote 49. Les sociétés des royaumes mossi, en particulier, sont considérées comme un « bloc ethnique » démographiquement important, homogène et adaptable à un plan fonctionnel d’émigration. Non seulement ce bloc est peuplé de paysanneries « travailleuses », mais sa structure étatique permet aussi et surtout de négocier avec une autorité politique centralisée (le Mogho Naaba) pour organiser les déplacements collectifs. Au-delà de répondre à une simple demande de main-d’œuvre provenant du colonat européen et des premiers planteurs dioula qui avaient été encouragés en tant que « défricheurs» des forêts de l’ouest du pays, il s’agit surtout de créer une classe de paysans capables de mettre leurs produits tropicaux à disposition du marché français (et, à travers ce dernier, des marchés internationaux).
Comme nous l’avons évoqué, de nombreux travaux ont traité de cette histoire du travail et de l’immigration voltaïque en Côte d’Ivoire. Les dynamiques décrites dans la plupart de ces études font apparaître une prédominance des aspects coercitifs de la captation de la main-d’œuvre. Dans cette perspective, l’histoire des « villages mossi » de Bouaflé et de Zuénoula présente un caractère singulier en raison de la nature expérimentale de leur création. Elle est en effet le fruit d’un projet administratif constituant un bon exemple de ce que Michel Foucault décrit, dans sa recherche sur la formation de la gouvernementalité moderne, comme une tendance à la rationalisation de la population qui serait inscrite dans les savoirs d’ÉtatFootnote 50. Cette rationalisation vise à établir un équilibre entre démographie, demande de maind’œuvre et exploitation du potentiel agricole forestier. Le Lieutenant-gouverneur de la Côte d’Ivoire Jean-François Reste, dans une lettre à l’inspecteur des Affaires administratives datée de 1931Footnote 51, souligne en effet l’importance de diriger « de façon rationnelle » les migrations saisonnières des jeunes travailleurs des cercles voltaïques en « canalisant » leur flux vers la Côte d’Ivoire du sud, qui est en manque de force de travail, au lieu de les laisser aller en Gold Coast où ils contribuent au développement de la colonie britannique rivale.
En 1932, par un arrêté du gouverneur Jules Brévié Footnote 52, on supprime finalement la colonie de Haute-Volta. Créée en 1919, elle se révèle trop peu productive, malgré son importante population. Son territoire est divisé en trois parties agrégées aux colonies limitrophes de l’Afrique-Occidentale française (A.-O.F.) : le Niger, le Soudan et la Côte d’Ivoire. Cette dernière reçoit la partie la plus consistante en termes démographiques (67,1 %) et territoriaux (56,4 %), qui devient la région de Haute-Côte d’Ivoire. Le projet administratif de mise en valeur implique non seulement une réorganisation des territoires, mais aussi la prise en charge de la population sur le plan sanitaire, social et culturel. On cherche ainsi à former celle qui, quelques années plus tard, sera présentée comme « une nouvelle race de producteurs »Footnote 53.
L’action de l’administration coloniale ne se veut toutefois pas arbitraire. Au contraire, comme le Lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta l’écrit dans un rapport confidentiel adressé au gouverneur Brévié, la logique du démembrement tente de « respecter les tendances économiques locales et générales de chaque région, sans négliger les facteurs ethniques Footnote 54 ». La Côte d’Ivoire hérite effectivement de quatre cercles ethniquement homogènes composant la majorité du « bloc mossi », soit la partie centrale et démographiquement la plus dense du pays. Elle puise aussi au sein de quatre cercles ethniquement moins homogènes, parmi lesquels celui de Bobo-Dioulasso. Si l’objectif pour ce dernier consiste à favoriser les échanges le long des anciennes routes commerciales tracées par les marchands dioula et reliant la savane et la forêt depuis des siècles, concernant les cercles mossi, il s’agit de capter le flux de main-d’œuvre qui part de cette région chaque année vers la Gold Coast pour les travaux saisonniers et le commerce du bétail. Suivant cette logique, il faut dévier ce flux au profit de la Côte d’Ivoire, car ces travailleurs reviennent « de droit », selon les administrateurs, à la colonie française, celle-ci soutenant les dépenses pour entretenir le gouvernement de ses sujetsFootnote 55.
Malgré les protestations du Mogho Naaba de Ouagadougou, qui écrit au Lieutenant-gouverneur Reste une lettre officielle contre le démembrement de la Haute-Volta Footnote 56, le projet colonial l’emporte. Le marché des produits tropicaux est en expansion. Comme l’explique le président du Conseil Albert Sarraut, dans le contexte de la crise mondiale de 1929, la France convoite l’accès aux fruits et au café de ses colonies, plutôt que de devoir les acheter ailleurs. Pour ce faire, les colonies de l’A.-O.F. doivent capter une partie au moins de cette masse de migrants saisonniers – entre 100 000 et 150 000 – partant travailler chaque année en Gold CoastFootnote 57. Ce sont les zones autour de Bouaflé et de Zuénoula qui hébergent ces communautés mossi migrantes. Aux villages ainsi créés, on donne les noms des lieux de provenance des migrants : Ouagadougou, Garango, Tenkodogo, Koupela, Kaya et les « deux Koudougou » (les migrants provenant de la Koudougou voltaïque se partageant en deux villages homonymes). Sous la direction du gouverneur Reste, un arrêté du 11 août 1933 institue la création de villagesFootnote 58.
On procède en deux étapes : d’abord la construction des « villages type mossi », qui reprennent la tradition architecturale originelle en la replantant dans le cercle des Gouro, ethnie autochtone principale ; ensuite le recrutement des volontaires. Maurice Adam, commandant d’un des cercles mossis de HauteVolta chargé par l’administration coloniale à Bouaflé de suivre ses administrés en migration, dirige les opérations sur le terrain. En Côte d’Ivoire, il négocie avec les chefs des Gouro et des Yaouré les concessions foncières nécessaires au projet d’implantation. À ces populations « autochtones », et aux Gouro en particulier, revient le statut de « premiers occupants » de ces terres. Ce statut implique, en principe, le droit à exercer une autorité coutumière sur le patrimoine foncier communautaire, ce qui énonce la dépendance sociale et politique des nouveaux arrivés auxquels on octroie de la terre à cultiver. Les Gouro sont alors décrits par les ethnologues coloniaux comme une société organisée en lignages patrilinéaires ne reconnaissant pas d’autorité centrale Footnote 59. Ils ne constituent « primitivement un ensemble ethnique distinct que par opposition aux ethnies voisines » dans le cadre administratif colonial, selon Claude Meillassoux qui en est l’ethnographe le plus connu Footnote 60. Classés en quatre groupes principaux segmentés en petits ensembles de villages, les Gouro reçoivent probablement cet ethnonyme des militaires français qui, à la fi du xixe siècle, l’empruntent aux groupes baoulé avoisinantsFootnote 61. La création du Cercle gouro par l’administration coloniale en 1913 contribue à faire surgir un sens partagé d’appartenance dans le contexte national, ce qui se traduit rapidement par la formation d’une « conscience gouro […] dès lors de plus en plus manifeste Footnote 62 ». Cette conscience, que l’administration estime « dangereuse », compte sans doute parmi les causes du démembrement des subdivisions du cercle en 1936Footnote 63. En 1957, à la suite des revendications portées par le Rassemblement démocratique africain (RDA), les Gouro ne sont que partiellement réunis dans le Cercle de Bouafl qui inclut des groupes Yaouré et Ayahou appartenant à la mosaïque des « nvle » baoulé, des chefferies dont la structure est marquée par les institutions politiques de la royauté des sociétés akan Footnote 64.
En Haute-Volta, Adam négocie avec les chefs mossi pour avoir « en concession » des hommes à ramener dans le Cercle gouroFootnote 65. Un aspect crucial de ces tractations concerne la possibilité pour les colons de garder « la coutume mossi» et d’être dirigés par des chefs mossi – ce que les autorités concèdent sans difficulté, conformément à la « politique des races » qui, depuis Joseph-Simon Gallieni et William Ponty, est au cœur de la politique coloniale en A.-O.F. Les institutions politiques des royaumes mossiFootnote 66 permettent d’ailleurs de proposer des dispositions de gouvernement qui passent par les autorités « coutumières », ce qui est moins évident chez les populations dites « acéphales ». Moyennant la médiation des autorités mossi, des groupes bissa sont également mobilisés pour rejoindre les effectifs des migrants voltaïques à Bouaflé. Aujourd’hui, ils peuplent, entre autres, le village de Garango où nous avons mené une partie de notre recherche.
Ces néo-colons voltaïques deviennent alors des protégés et des auxiliaires de l’administration coloniale. L’arrêté du 11 août 1933 du Lieutenant-gouverneur Reste garantit les conditions dans lesquelles la « race » mossi, « étrangère à la région »Footnote 67, peut s’établir dans son nouveau milieu. Tout indigène venant à s’installer dans un village de colonisation bénéficie de l’exemption de l’impôt personnel pendant les deux premières années, de « l’usage d’une case aménagée selon le type particulier du groupe ethnique auquel il appartient », de la « libre disposition d’un terrain avoisinant » où il peut se livrer aux cultures vivrières et industrielles de sa préférence, et bénéficier de distributions gratuites périodiques de « semences, boutures et plants ». À ces avantages s’ajoute le droit du colon au transport gratuit de sa femme et de ses enfants de son village d’origine au village de colonisation ; en outre, « selon les disponibilités budgétaires », un voyage dans leur village d’origine peut être accordé chaque année « à un certain nombre de colons méritants »Footnote 68. Il est également prévu que les colons puissent bénéficier des conseils d’agents du service de l’Agriculture pour la mise en place des plantations commerciales. Côté sanitaire enfin, les villages doivent profiter des visites périodiques obligatoires des médecins de l’Assistance médicale indigène, en charge de surveiller le respect des « prescriptions hygiéniques » et « l’état sanitaire de chaque agglomération ».
Après quelques mois, Adam revient de Haute Côte d’Ivoire avec 916 hommes (les femmes et les enfants n’étant pas énumérés dans les premiers rapports) à répartir entre les quatre premiers villages créés : Tenkodogo, Kaya, Dedougou et Koudougou. Cette toute première opération se solde toutefois par un échec : quatre ans après leur établissement en Basse Côte d’Ivoire et ayant perdu les avantages promis au début, les travailleurs mossi sont de nouveau visés par les travaux forcés et les impôts, ce qui en pousse une partie à aller travailler dans les plantations voisines d’entrepreneurs européens. Les colons se transforment en salariés, quand d’autres regagnent le pays mossi. En 1938, le constat de la baisse de la population des villages de colonisation contraint l’administration à renouveler le rapport avec « le Mossi », reprenant les négociations avec le Mogho Naaba Koom en Haute Côte d’Ivoire et garantissant le respect des pactes établis initialement. Après le renouvellement des accords, les effectifs démographiques de ces villages augmentent rapidement. En 1957-1958 les villages sont habités par 2 048 personnes et, au moment de l’indépendance, cette population a doubléFootnote 69.
Bien que singulière, l’expérience des migrants mossi des environs de Bouaflé dans les années 1940 et 1950 est illustrative de la trajectoire nationale ivoirienne : elle correspond effectivement à cette « allochtonie triomphante » que J.-P. Dozon a mise en lumière en tant qu’élément historique central pour la compréhension des politiques de l’autochtonie et de l’ivoirité depuis les années 1930 jusqu’à aujourd’huiFootnote 70. Une expérience qui a laissé des traces dans les mémoires et les narrations des communautés mossi :
Quand nos parents sont venus, [se rappelle l’Imam de Tenkodogo] avant qu’ils arrivent, ils ont construit tous les bâtiments, ils ont fait de grands puits, ils s’occupaient de nos parents, ils leur donnaient à manger, ils leur donnaient même des habits, ils les aidaient à travailler, on les soignait gratuitement mais seulement, on ne payait pas de l’impôt pendant 5 ans. Pendant ces 5 ans, chaque mois, ils viennent leur donner un peu d’argent pour faire leurs petits besoins. Mais ils ont dit qu’un lundi, n’allez pas au champ, venez on va faire un marché. Chaque lundi, tous les quatre villages n’ont qu’à se retrouver à Bouaflé, on va faire un marché. […] Chaque année, le 14 Juillet, 11 novembre, 1 er janvier ils viennent ramasser tous les quatre villages, ils n’ont qu’à aller fêter… Chaque chef de village va avec sa population, on leur donnait un bœuf avec du riz boisson, on danse, on s’amuse jusqu’à on dort là-bas le lendemain ils reviennent au village. Les Gouro, c’est après qu’ils ont commencé à venir. Mais pour nous c’était obligatoire. Ils connaissent notre nombre, on était un village regroupé mais ceux-là, ils étaient un à un dans leur village… Ils viennent en camions, ils vous ramassent on va vous déposer. Jour de fête, on fait monter le drapeau on fi et puis on commence à faire la fête. S’il y a une femme qui est en grossesse, on vient la prendre, on s’en va la mettre à la maternité jusqu’à un mois après l’accouchement on s’occupe de l’enfant, l’habiller, le soigner tout et tout, donner la nourriture à la maman jusqu’à on la reprend encore pour l’installer dans le village. C’était très bon, c’était très bon, y’avait pas de problème Footnote 71.
L’assistance, l’exemption de l’impôt, les investissements, les soins médicaux, l’encadrement technique pour les plantations, la construction d’un rythme de vie sociale qui va de l’institution du jour du marché jusqu’à la célébration du 14 juillet, tout cela contribue à l’invention de la ville de Bouaflé et à la naissance d’une « nouvelle race de producteurs » qui devient auxiliaire de la colonisation dans ce territoire forestier avec un double statut ambigu : celui de dépendants de l’administration coloniale et celui qui, suivant les récits mossi, peut être qualifié par l’oxymore de « nouveaux autochtones coloniaux ». Oumarou Welgo témoigne ainsi :
Y’avait pas de Gouro, y’avait pas de Yaouré, y’avait personne, c’étaient les blancs seulement, les blancs ils ont pris quelques Gouro, pour venir mettre à côté d’eux. Mais les Gouro n’ont pas voulu rester en ville. Ils ont fui, ils sont allés à Déïta c’est là-bas ils sont installés, ils ont fui s’installer à Bablata, on est allé les ramasser encore ils sont venus à Lokpafla sur la route d’ici pour installer leur village. Les Dioula aussi ont commencé à venir Footnote 72.
Si la position d’« autochtone », dans cette région comme ailleurs en Côte d’Ivoire, n’est en fait que la conséquence de la reconnaissance du statut de premier occupant d’un terroir, les Mossi de Bouaflé se revendiquent premiers occupants d’un espace qu’ils considèrent avoir trouvé « vide » au moment de leur implantation, puisque les communautés gouro qui les entourent n’avaient jusqu’alors jamais cultivé ces terres. De leur côté cependant, ces communautés gouro, qui se tiennent à l’écart pour échapper à l’emprise de l’administration coloniale, ne considèrent pas les Mossi en tant qu’occupants pleinement légitimes de l’espace social et des terres de la région, puisqu’ils y sont arrivés par l’action du pouvoir colonial.
L’expérience de colonisation du Cercle gouro est néanmoins un succès. Mais à bien y regarder, cela ne s’explique pas uniquement par l’investissement financier exceptionnel dédié à la réussite du projet par l’administration Footnote 73, ou par les taux de fécondité très élevés de ces villages. Cette réussite n’est même pas due au seul fait, par ailleurs important, que les Mossi des villages de Bouaflé sont initialement à l’abri du travail forcé et que le travail salarié dans les plantations des colons européens ne les concerne que marginalement. L’élément fondamental est que, ayant été installés et encadrés en tant que planteurs de café pour alimenter l’économie de la ville marchande et administrative de Bouaflé, édifiée de toutes pièces pour contrôler et mettre en valeur un terroir prometteur, les Mossi se trouvent dans des conditions privilégiées pour participer au développement extraordinaire de l’économie de plantation au moment où celle-ci commence à se libérer du dirigisme colonial. Ils peuvent ainsi intégrer la classe des petits et moyens planteurs qui se trouve au fondement du « miracle ivoirien » dans les décennies post-indépendance.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la forme spécifi d’historicité coloniale qui, encore aujourd’hui, fait des « Mossis de Bouaflé » des « allogènes par excellence » du point de vue de beaucoup de Gouro. S’ils ne sont pas considérés en tant que simples « allochtones » de la même façon que les Baoulé ou les Dioula immigrés dans la région – et ce malgré une présence remontant bien avant l’indépendance et une provenance historiquement située en Haute Côte d’Ivoire –, ce n’est pas le simple résultat de discours culturaliste et ethniciste comme celui de l’ivoirité élaboré par les intellectuels de la revue Racines Footnote 74. Ce n’est pas non plus la confusion avec les « Mossi » en tant que catégorie sociale désignant, dans le langage populaire, tout migrant provenant du Burkina Faso qui opère. C’est bien plutôt l’historicité propre de ces villages de colonisation, constitutivement enchâssée dans le schéma de développement de l’État planteur colonial et postcolonial, qui a façonné les Mossi en tant qu’étrangers par rapport à des groupes autochtones dont le discours contre-hégémonique s’oppose aux pouvoirs coloniaux et post-coloniaux.
L’espace politique séparé – sorte d’espace d’exception positive – créée par le patronage de l’autorité coloniale qui contrôle les communautés mossis contribue donc à faire de celles-ci l’incarnation du projet de mise en valeur subi par les autochtones. Ce caractère d’exception se reproduit dans différents domaines, dont celui des rapports intercommunautaires se structurant autour des droits d’accès à la terre. Dans cette région, les tensions et les arrangements communautaires concernant la gestion du foncier se règlent ainsi souvent par le recours à des mémoires et à des formes de narration « traditionnelle » qui configure les droits d’usage et de contrôle. Dans des arènes où la mémoire collective est mise en scène, celle des communautés mossi ne peut cependant que remonter au moment de leur création coloniale. Il n’y a pas, ici, de traditions orales qui, comme chez les autres groupes, font état de l’arrivée dans le territoire actuel, des rencontres avec ceux que s’y trouvent déjà ou de l’accueil de ceux qui sont arrivés après, ou même d’accords entre les différents chefs. Les narrations mossi ont tendance à représenter l’espace qu’ils ont occupé comme un espace vacant. Ils reviennent ainsi sur le moment de la création des villages :
Les Gouro, ils n’ont rien dit. Les Yaouré n’ont rien dit, parce que avant nous avions 25 km d’ici au Bandama, c’était pour les Mossi. Là, y’a Bandama devant, 25 km ici, on nous a mis au milieu. Vous avez une grande savane et puis l’autre côté c’est la forêt. Mais comme les populations n’étaient pas nombreuses [en ce temps-là], les gens ont commencé à venir maintenant. Ils se disent pas que c’est leurs terres. Ils avaient pas de terres en ce moment-là. Quand les blancs sont venus nous installer, eux-mêmes ils avaient peur de nos parents. […] On était bien en ce moment-là. Voilà pourquoi moi je souhaite que le blanc revienne encore Footnote 75…
Ces récits de fondation qui s’enracinent dans une origine coloniale ne sont pas le simple fait de l’histoire orale. On les retrouve dans les collections de documents constituées par les intellectuels locaux et par les représentants des associations communautaires engagées dans les revendications de citoyenneté Footnote 76. Ces memoranda historiques réactualisent une histoire qui, loin de pacifier les consciences, ne fait que raviver les blessures coloniales du développement de l’économie de plantation.
Politique du patronage : la carte du parti unique, sésame de l’inclusion civique
C’est sur l’historicité spécifique politique et culturelle de cet espace social que nous amène ainsi la généalogie du « risque d’apatridie » des Mossi de Bouafl Les lois sur la nationalité ne peuvent pas être vues comme les seules ni comme les principales responsables des risques d’exclusion de la citoyenneté. Enfermés dans un espace politique séparé, ces villages ne sont pas intégrés dans le système des chefferies de canton créées par l’administration coloniale dans la région depuis 1930. Ils restent des dépendants directs du commandement de cercle et participent par conséquent à un régime juridico-politique polarisé entre le centre administratif de Bouaflé et la chefferie du Mogho Naaba située dans l’ex HauteVolta – notamment durant les années 1934-1947, où la Haute Côte d’Ivoire et la Basse Côte d’Ivoire sont unies.
Le statut spécial de protégés dont bénéficient les colons voltaïques et leur intégration dans l’économie de plantation produisent bientôt des conséquences matérielles visibles. À la veille de l’indépendance, ils ont atteint un niveau de vie relativement plus aisé que celui des autochtones, ce qui ne va pas sans frustrations. Les tensions se font plus explicites au moment du passage à l’indépendance, quand la tutelle de l’administration coloniale cède progressivement la place à une autre forme de patronage politique qui fait dépendre les communautés mossi d’une nouvelle liaison privilégiée avec le Parti démocratique de Côte d’IvoireRassemblement démocratique africain (PDCI-RDA) de Houphouët-Boigny.
Houphouët […] a demandé que les gens viennent le voir il va leur expliquer quelque chose. Nos parents sont partis, il dit que ce monsieur-là, il va vous aider. Parce que les gens vous prennent pour aller faire les travaux forcés, payer des impôts, faire la route, faire pont et tout ça là, ça peut finir. Mais vous payez ces cartes-là. Si vous payez ces cartes-là, on ne va plus vous prendre encore. Si le blanc a vu ces cartes avec vous, il ne va plus vous prendre encore. Mais si vous n’avez pas ces cartes-là, moi je ne peux pas plaider votre cause. Donc, ils ont commencé à payer ça, 25 francs, tu achètes ça, on te donne une machette et puis une hache Footnote 77.
Si nous avons choisi cet extrait d’entretien tenu en 2018 avec l’imam de Tenkodogo, c’est qu’il évoque et anticipe l’une de ces modalités d’inclusion qui se révèlent cruciales dans la Côte d’Ivoire indépendante : l’usage des cartes partisanes en lieu et place des documents d’identité. Dans le contexte de la lutte pour l’indépendance, la carte du PDCI se présente déjà non seulement comme une garantie de la protection individuelle et collective offerte par le parti, mais aussi comme un sésame d’inclusion sociale et politique. Elle continue de l’être durant tout le règne de Houphöuet-Boigny, où les cartes du parti étaient plus importantes que les documents d’identité légale pour permettre la participation à la vie civile et garantir l’inclusion civique. La citoyenneté, en tant que statut juridique et politique, reste en arrière-plan, sans pertinence dans la vie ordinaire. Ivoiriens et étrangers sont, en fin de compte, les « fils » du « vieux » président, « père » de la nation et « avocat » des immigrés.
Ainsi aurait-on pu penser que le soutien des communautés mossis de Bouaflé au RDA et ensuite au PDCI de Houphouët-Boigny les amènerait in fine à participer au nouvel espace politique national. Cette participation se présente néanmoins sous les traits d’une nouvelle forme de dépendance dans le cadre d’un puissant système de patronage dominé par l’élite des planteurs du Syndicat agricole africain (SAA), jouissant de l’appui du gouverneur André Latrille qui constitue le noyau central du RDA puis du PDCI-RDA. Composé en majorité de planteurs allochtones baoulé et dioula venus dans les régions forestières pour se lancer dans l’arboriculture du café et du cacao, ce mouvement politico-agricole du SAA a pour opposition le bloc « autochtone », porté par le syndicat UOCOCI qui représente les petits planteurs de la région et qui constitue ensuite le socle du Mouvement socialisteFootnote 78. L’orientation politique des villages de colonisation se retrouve ainsi en divergence avec celle des « autochtones » gouro, reproduisant dans une nouvelle configuration la vieille opposition coloniale entre les populations forestières de l’Ouest, vues comme « anarchiques » et « récalcitrantes » au progrès, et les populations provenant de la savane soudanaise, collaboratives et « travailleuses ».
Cette distinction qui place les villages de colonisation du côté du pouvoir de façon, pour ainsi dire, constitutive est depuis devenue une représentation populaire généralisée dans le milieu « autochtone » de Bouaflé, au point de contribuer à la naissance d’une narration selon laquelle les Voltaïques des villages de colonisation seraient venus en tant qu’agents de la répression coloniale pour mater les soulèvements contre l’administration française en pays gouroFootnote 79. Des témoignages recueillis dans les villages nous ont laissés entendre que, dans le cadre du système de patronage colonial puis houphouëtiste, les « colons mossi » ont effectivement été utilisés, à quelques occasions, pour contrer l’influence locale des forces progressistes. Les villages de colonisation, disposés autour de la ville de Bouaflé, auraient fait office de zone tampon et de postes avancés de surveillance contre les incursions visant la sous-préfecture. Ces narrations restent à vérifier, mais elles sont en ellesmêmes révélatrices d’une certaine manière de considérer les colons voltaïques dans cette région, à savoir, pas seulement des travailleurs paisibles et laborieux venus mettre en valeur les zones forestières, mais bien des acteurs plus politiques, forces supplétives du PDCI. Cette perception apparente de fait les Mossi des villages de colonisation historiques à la masse des immigrés voltaïques puis burkinabè continuant à arriver en Côte d’Ivoire et constituant « le bétail électoral » de ce parti, selon la fameuse formule utilisée par Gbagbo trente ans plus tard.
Après l’indépendance, protégés par le nouveau régime, les Mossi des villages de Bouaflé ne se posent pas la question de leur nationalité et s’inquiètent encore moins du problème des documents d’identité. Dans la Côte d’Ivoire d’alors, la carte de membre du PDCI suffit à garantir un statut de citoyen politique – statut qui est quasi-indifférent au critère de nationalité. C’est la période où, citoyens et étrangers confondus, « on allait voter le PDCI avec n’importe quelle carteFootnote 80 » ; la période où, aux barrages de police, c’est la carte de membre du parti qu’il faut exhiber.
Depuis l’indépendance, depuis 1960 nos parents ont toujours participé aux élections en Côte d’Ivoire. Quand bien même on ne leur donnait pas les papiers, mais on votait. […] Parce que la carte du parti était suffisante pour faire les élections. Voilà comment ça fonctionnait Footnote 81.
Quelques mois seulement après l’indépendance, le président Houphouët-Boigny se rend d’ailleurs à Bobo-Dioulasso pour signer l’accord bilatéral instituant la création des Offices de la main-d’œuvre (OMOCI) qui se substituent bientôt aux bureaux (symboliquement trop) coloniaux du Syndicat interprofessionnel pour l’acheminement de la main-d’œuvre voltaïque (SIAMO)Footnote 82. Le schéma colonial de gouvernement pour la mise en valeur du territoire se perpétue sans guère de changement. Houphouët visite ensuite Bouaflé pour rassurer les notables mossi et bissa : rien ne met en discussion la légitimité des villages de colonisation. En 1961 toutefois, en application de l’option retenue par les nouveaux législateurs ivoiriens à titre de « nationalité d’origine », ces colons et leurs enfants se voient exclus du périmètre de la nationalité. On leur propose en revanche d’utiliser l’article 105 de cette même loi pour se faire naturaliser : ils ont la possibilité de le faire s’ils formulent leur demande dans le délai d’un an à compter de la mise en vigueur du Code de la nationalité, soit jusqu’au 13 décembre 1962. Bien sûr, cette disposition n’a pas été pensée que pour les habitants des villages de colonisation, mais est censée profiter aux 480 000 immigrés de longue date recensés parmi les populations vivant sur le territoire ivoirien en 1960. Selon les statistiques de l’époque, 62 % de ces populations d’immigrants sont d’origine voltaïque, soit environ 300 000 personnes réparties sur l’ensemble du territoire, travaillant aussi bien comme manœuvres agricoles, ouvriers ferroviaires que comme domestiquesFootnote 83.
Or aucune demande de naturalisation n’est faite par les villageois mossi, ce qui a par la suite de graves conséquences sur leur statut et celui de leurs descendants. Le manque de communication concernant cette loi et l’alphabétisation très limitée n’expliquent pas entièrement, selon nous, cette absence d’intérêt pour la nationalité. De fait, la question de la citoyenneté nationale n’a de pertinence que pour les mouvements politiques qui mettent en cause l’architecture de l’État planteur houphouëtiste. Les Mossi des villages de colonisation, protégés en milieu rural par les liens de clientèle et de patronage établis avec le parti et avec Houphouët lui-même – lequel, selon nos sources orales, a d’ailleurs « ses Mossi à lui » dans ses plantations et connaît très bien le contexte local de Bouaflé –, ne se sentent pas concernés par une question qui n’émerge que plus tard.
« L’ivoirité est déclarée » : naturalisations individuelles et résistances
Jusque dans les années 1970-1980, ce modèle houphouëtiste d’incorporation des habitants des villages de colonisation suit son cours dans les réseaux de patronage du parti unique. La carte du PDCI constitue un document politique de l’inclusion sociale, morale et civique. La réforme du Code de la nationalité de 1972, qui restreint celle-ci au droit du sang, et la dégradation de la situation économique rendent cependant leur situation plus précaire. La politique d’ivoirisation des cadres complique l’accès à l’emploi des étrangers ou de leurs descendants quand la scolarisation des générations post-indépendance accroît la nécessité de faire la preuve de sa nationalité. Vingt ans après l’indépendance, les représentants des villages de colonisation commencent alors à s’interroger sérieusement sur le problème de leur nationalité et manifestent le besoin d’obtenir des cartes d’identité ivoiriennes. La question des discriminations scolaires est cruciale dans cette prise de conscience, comme en témoigne le journaliste Ali Yoda, natif de l’un des villages de colonisation :
Pour nous qui sommes les enfants de paysans, la plupart du temps, nos parents en tant qu’illettrés […] ils ne se sont jamais préoccupés de la question. C’est lorsque leurs enfants vont à l’école et qu’arrivés à un certain niveau de leur scolarité que les problèmes de nationalité commencent à se poser. […] On ne demandera pas à un enfant qu’on a inscrit au CP1 aujourd’hui, de quelle nationalité il est. Mais quand il va être en classe de seconde, déjà pour remplir certains papiers, la question de la nationalité est soulevée. Et puis ainsi de suite. […] Quand la personne arrive en terminale, le problème se pose parce qu’il va rentrer à l’université et comme il y a des bourses à attribuer, alors l’État de Côte d’Ivoire a besoin de savoir qui sont ses étudiants. À partir de ce moment-là, si vous êtes d’une autre nationalité vous ne pouvez pas avoir la bourse ivoirienne. Voilà un peu comment les choses commencent. C’est ainsi que nous, déjà, on a été alertés depuis, j’allais dire, le lycée. Et on a commencé à chercher soit à faire une naturalisation individuelle ou bien, en tout cas au niveau de sa famille et puis on se rend compte que, au fur et à mesure, d’autres enfants comme nous sont concernés par la chose Footnote 84.
À l’instar des Yoda, d’autres familles des villages de Bouaflé s’engagent alors dans des démarches de naturalisation individuelle ou familiale. Si les premiers décrets de naturalisation individuelle sont signés à la fin des années 1970, ces procédures demeurent exceptionnelles et se heurtent à de nombreux obstacles administratifs, politiques et financiers, ce qui pousse les habitants des villages à s’organiser de manière plus collective. B. Balima, originaire de Garango et haut cadre de la fonction publique, est l’un des acteurs majeurs de cette mobilisation. Il se souvient des débuts de cette lutte administrative:
Moi j’étais à Bouaké [pour mes études], j’ai commencé à vouloir faire les démarches. On me posait des problèmes. Je suis allé à la préfecture demander comment on fait, quel document faut-il fournir pour la nationalité. J’ai eu la chance de rencontrer quelqu’un, un agent administratif qui avait servi à Bouaflé, et qui se trouvait à Bouaké à la préfecture. Il m’a dit ce jour-là : « Mon petit, si tu veux faire un document de demande de naturalisation, c’est pas sûr que ça aboutisse. Tu auras trop de difficultés. » Parce que financièrement, c’était même insupportable. Même ne serait-ce que les examens de santé, je savais qu’en tant qu’élève c’était déjà difficile de le faire. Il m’a dit : « Voyez si vous avez des juristes dans la région, faites tout pour qu’ils puissent en parler au président Houphouët. S’ils en parlent au président, ils vont régler votre problème. Parce que moi j’ai vu vos documents quand j’étais à la sous-préfecture ». Voilà comment il nous a orientés ; c’est comme ça que nous avons souhaité naturellement une rupture. Parce que tout seul on ne peut rien. On a commencé donc à conscientiser les uns et les autres, qu’on se mette tous ensemble pour poser nos difficultés Footnote 85.
La mobilisation collective qui se dessine dans les villages n’est pas frontale. Dans la continuité des relations de dépendance politique antérieures, elle privilégie les réseaux de patronage du parti unique, en s’appuyant notamment sur un député progressiste, ancien syndicaliste et opposant interne au PDCI-RDA, Yao N’Go Blaise. Une première rencontre est organisée au village de Garango avec les autorités et le député, dont le nom est aujourd’hui encore associé aux premières naturalisations. Entre démarches individuelles et action collective, un processus politique de reconnaissance administrative s’enclenche alors :
Quand on a commencé, naturellement vers les [années] 80, Yao N’Go Blaise (paix à son âme), un député qui était de la région, on lui a posé le problème et c’est lui qui a certainement pu joindre Camille Alliali qui était ministre de la Justice, et puis les Banny Footnote 86 à ce moment, ils ont posé le problème au président. Le président Houphouët lui, d’après ce qu’on nous a transmis puisque nous n’étions pas témoins oculaires, […] a dit : « Non, ceux-là sont des Ivoiriens. Ne leur faites aucune difficulté parce que logiquement le temps qu’ils ont mis ici, en principe, ils sont des Ivoiriens. » Notre malchance, ou notre chance aussi, entre-temps, il y a eu le changement au Burkina, la Haute-Volta en 84 où les Sankara sont arrivés au pouvoir et le climat a commencé à se dégrader un peu entre Abidjan et Ouaga. C’est comme ça que les gens ont dit au président : « Hum, attention ! Les jeunes gens qui sont arrivés de l’autre côté-là, ils sont un peu dangereux. Si vous leur [les requérants des villages mossi] remettez les papiers comme ça, ils peuvent peut-être contester dire que vous êtes en train de faire un détournement de populations. Demandez-leur de constituer un dossier même si c’est symbolique pour montrer que c’est leur volonté, c’est eux-mêmes qui décident naturellement d’avoir ces papiers. » Voilà comment on nous a demandé de constituer des dossiers de naturalisation qui, en fait, étaient simplifiés en son temps Footnote 87.
Le journaliste Ali Yoda confirme ce témoignage :
Nos élus ont pu approcher le président Houphouët-Boigny […], lui il a dit : « Bon écoutez, ils n’ont qu’à nous donner… donnez-leur les papiers. » Selon certaines informations, c’est le ministre Alliali qui aurait dit au président Houphouët que la question de nationalité c’est pas un problème à prendre à la légère : «[…] les gens n’ont pas manifesté la volonté, donc il ne faut pas leur donner ça comme ça. Les leaders des pays d’origine pourraient penser qu’on est en train de leur prendre… leurs ressortissants. Voilà ! Donc pour qu’ils traduisent cette volonté-là, au moins on peut leur demander de constituer un dossier sommaire de demande de naturalisation» Footnote 88.
Afin de manifester « cette volonté-là », les habitants des villages de colonisation vont s’employer à constituer un « dossier sommaire » de demande de naturalisation collective. Un groupe informel de jeunes cadres et d’étudiants se mobilise pour effectuer un auto-recensement exhaustif des villages de Bouaflé et Zuénoula, en s’appuyant notamment sur une association locale, l’ADEGABO, créée au mitan des années 1970 par des ressortissants de Garango. Ces premiers dossiers groupés de demandes de nationalité sont déposés au ministère de la Justice dans les années 1984-1985, mais l’administration tarde à les traiter, bien que « l’instruction avait été donnée […] de pouvoir faciliter les choses Footnote 89 ». En 1990, après l’arrivée de Ouattara à la tête du gouvernement, la situation s’aggrave pour les populations des villages, avec l’introduction d’une nouvelle carte nationale d’identité, de couleur verte, en remplacement des cartes jaunes qui avaient été délivrées, semble-t-il, aussi bien à des nationaux qu’à des non-nationaux. Surtout, le gouvernement Ouattara introduit la carte de séjour des étrangers, premier signe matériel de discrimination nationale. Bien qu’a priori non concernés, les ressortissants des villages de Bouaflé et Zuénoula pâtissent de cette nouvelle politique d’identification de l’État documentaire :
Ça aussi, ça nous a fatigués, la carte de séjour-là… […] Ah, c’était pas possible ! Même on envoyait des policiers dans nos villages pour venir nous traquer là-bas à cause de la carte de séjour. On vient, on vous prend, on vous envoie au commissariat de force, on vous fait la carte de séjour, vous payez. Souvent même là, on vous envoie quelque part, on récupère votre argent et puis on vous libère. C’est une parenthèse douloureuse de notre existence. Carte de séjour-là, ça n’a pas été bon pour nous Footnote 90.
Une dizaine d’années s’écoulent donc entre les instructions houphouëtiennes de « faciliter les choses » et la signature du fameux décret no 95-809 du 26 septembre 1995, portant naturalisation de 8 133 personnes « de nationalité burkinabè originaires des villages de Garango, Koudougou, Koupela, Tenkodogo dans le département de Bouaflé et des villages de Kaya, Koudougou, Ouagadougou dans le département de Zuénoula». Et il faut encore attendre quelques mois pour que ce premier – et seul – décret de naturalisation collective soit finalement publié au Journal officiel dans son édition complémentaire no 1 (E. C.) du 2 janvier 1996. B. Balima se souvient :
J’étais toujours autour des agents pour voir comment avancent nos dossiers. Il y a eu les premiers décrets de naturalisation en 85, 87, c’était 20 personnes, 30 personnes, pour les villages, c’était difficile. Nous avons estimé à un moment donné que, à cette allure-là, on risquait de mourir sans atteindre le but en tant que tel. Oui, parce que tant de dossiers, vous traitez 20, 10 en passant par an […], il est évident que vous ne pouvez pas traiter un ensemble de villages où il y a peut-être 3 000, 4 000 personnes, c’est pas possible. Entre-temps, Houphouët décède en 93 et Bédié arrive. Nous avons, en son temps, demandé à tous les parents de faire en sorte qu’on puisse faire un recensement général de notre population. Et quand on fait ce recensement, on est passés dans les villages, on a demandé à chacun, on se compte nous-mêmes. […] On avait fait un document. Et quand on a fait ce document, le président Bédié venait de prendre le pouvoir. Nous avons rencontré le ministre Laurent Dona Fologo. Nous avons posé notre problème […]. Il dit : « Donnez-moi le document. » Quand on lui a donné le recensement qu’on a fait, il est allé voir le président et le président a signé le décret collectif de 96. Le président Bédié a signé donc le décret collectif Footnote 91.
En vérité, tout ne se passe pas aussi aisément. Loin de n’être qu’une simple régularisation administrative, ce décret collectif de 1995 relève d’une décision politico-partisane, dans un contexte électoral et idéologique particulièrement tendu.
L’année 1995, en effet, correspond au moment où, après la mort d’Houphouët, se tient la première élection présidentielle boycottée par l’opposition et où, en lien avec cette rivalité pour la succession « du Vieux », la problématique de l’ivoirité se déploie avec force dans le débat public. Quelques mois plus tôt, en septembre 1994, Djéni Kobina fait scission du PDCI pour créer le Rassemblement des républicains (RDR) et lancer Ouattara dans la course à la magistrature suprême. Que le président Bédié, chantre de cette xénophobie ivoiritaire, prenne alors la décision de naturaliser 8 133 personnes « de nationalité burkinabè » peut paraître surprenant, sauf à prendre en considération justement ce contexte électoral et ce qui, dès avant l’indépendance, place ces villages dans une double situation d’exception sociale et de dépendance politique vis-à-vis du régime colonial puis houphouëtiste. Dans la continuité des relations de patronage partisan antérieures, mises à mal par le nouveau contexte multipartiste, le président Bédié espère bien sûr, par ce geste, s’attacher les voix d’un ancien « bétail électoral » et éviter qu’il ne rejoigne le camp ouattariste. Cette stratégie est d’ailleurs couronnée de succès dans la plupart des « villages de colonisation », où le vote PDCI arrive majoritaire et le demeure encore aujourd’hui. Du côté des requérants, qui ne sont pas dupes du « deal » politique, l’enjeu dépasse bien évidemment le strict contexte électoral ; il a plutôt à voir avec la reconnaissance de leur statut de « bons citoyens » que prouve non seulement leur participation au vote, mais aussi leur contribution à l’impôt Footnote 92 et au développement du pays, dans une perspective méritocratique revendiquée et fondée sur un statut d’exception :
Nous on cherchait à montrer aux uns et aux autres que nous, on avait le mérite et qu’on était des Ivoiriens… […] On a cherché juste à comprendre même notre histoire et à pouvoir aussi dire aux autres, voilà en fait leur situation en tant que telle. Parce que quand on regarde, on dit mais ceux-là, ils sont… des villages typiques comme ça […]. Parce qu’on en parle pas. Donc quand tu sors, on voit en toi un étranger, quelqu’un qui est venu juste pour chercher la richesse ou bien venu chercher… On dit ah non ! Ceux-là ont été déplacés en son temps aussi, c’est des sacrifices qu’ils ont dû faire, parce qu’ils sont tous venus ici jeunes nos parents… […] Parce que depuis l’indépendance, depuis 1960 nos parents ont toujours participé aux élections en Côte d’Ivoire. […] On est différent des autres. Mais notre histoire est différente. Nous avons une base légale, c’est sur cette base. Nos parents ne se sont pas levés pour venir en Côte d’Ivoire comme ça. Par contre, quelqu’un est venu en tant que travailleur ou bien en tant que chose, s’il veut défendre sa situation, ça ne se défend pas de la même manière. Sans forcément dire qu’on était différent de ceci ou de cela. Mais la réalité voilà, nous disons que nous avons droit à la chose sur cette base-là Footnote 93…
Naturalisation collective et discrimination
La signature du décret de naturalisation collective de 1995 ne va pas pour autant régler les problèmes de citoyenneté des « immigrés historiques », selon la dénomination officielle, ces « autochtones coloniaux » toujours traités comme des étrangers dans leur propre pays. L’innovation juridique se heurte en effet à de nombreux obstacles à la fois techniques, sociaux et politiques. Sur ce premier volet, Paul Koreki évoque notamment, dans le suivi de ces dossiers, les soucis liés à la transcription des patronymes, orthographiés de différentes manières:
Ce décret, il a posé beaucoup de problèmes parce que 1), il est déclaratif, c’est-à-dire qu’il y avait une liste de noms et les gens venaient mettre leur nom […] ; 2) […] il y avait un problème de phonétique. Le monsieur vient, je m’appelle Welgo, et il écrit. Le neveu vient, peut-être il s’est fait enrôler ailleurs, il vient je m’appelle Welgo. Mais, Welgo, au lieu de l’écrire ainsi, on va plutôt écrire : Ouelgo. Donc le fils ou le neveu, au niveau de l’orthographe, il y a problème. […] On s’est rendu compte qu’il fallait tenir compte de la phonétique pour régler un certain nombre de problèmes. Et en parcourant le décret par la suite, j’ai vu que les Yoda, il peut avoir trois façons d’écrire Yoda, Awa, pareil. Donc tous ceux-là étaient sur le décret avec des orthographes différentes Footnote 94.
Faire la preuve de sa nationalité dans les cas de mauvaises transcriptions n’est pas aisé : cela requiert d’aller en justice pour rectification de son nom par un acte d’individualité, ce qui est coûteux et dirimant pour des villageois peu scolarisés ou à faible capital culturel. L’autre grand problème d’application de ce décret tient à la non-prise en compte des enfants et mineurs descendants des naturalisés. Dans son rapport de mission de juillet 2009, Paul Koreki souligne déjà le décalage entre la liste publiée dans le décret paru au J.O. de 1996 et la liste initiale des requérants et de leurs enfants, transmise en 1993 lors du recensement. « De fait, les enfants nés entre 1993 et 1995 n’ont pas pu être pris en compte dans la liste initiale Footnote 95.» Les difficultés ne sont pas moindres pour les enfants des naturalisés nés après le décret collectif : bien que le Code de la nationalité, en son article 45, stipule une extension de plein droit de la nationalité aux enfants mineurs, leur reconnaissance n’a de cesse d’être contestée par l’administration, créant des situations familiales ubuesques, avec des parents officiellement ivoiriens, certains de leurs enfants également ivoiriens (car figurant sur le décret collectif), et d’autres pas. Plusieurs habitants de Garango, sous couvert d’anonymat, en témoignent lors de nos enquêtes:
Moi je suis né en 72. Y’a pas mon nom dans le décret. Mais mon papa a une carte d’identité qui prouve que moi je suis ivoirien. Je prends ma carte d’identité pour aller faire moi aussi ma carte d’identité, mon fils prend ça, pour faire son certificat de nationalité et on refuse. On dit il n’a qu’à envoyer décret de son papa. Moi je n’ai pas décret, je prends le décret de mon père, le fils prend le décret de son grand-père et on refuse. Ça veut dire que le petit-fils a des problèmes pour faire ses papiers Footnote 96.
Moi mon papa est naturalisé en 1978, mon nom ne fi pas sur le décret [collectif de 1995]. Mais si moi, pour aller faire ma carte d’identité, je prends le décret du vieux, d’autres juges refusent de donner le certificat de nationalité, d’autres acceptent. Sous prétexte que pourquoi mon nom n’est pas dans le décret. Si tu as un décret, tu es naturalisé ; tu as un décret, ton nom n’est pas dans le décret, ton fils qui prend ton décret pour aller faire naturalisation on ne lui donne pas. […] On demande à tout prix il faut que ton nom soit dans le décret. Moi j’ai eu mon décret en 87, mon enfant est né dans la même année 87. Au moment où je déposais les papiers, l’enfant n’était pas né. Mais pour faire certificat de nationalité, pour que l’enfant passe concours, on dit : « Non, non, non. Décret est fait en 87 l’enfant est né en 87, pourquoi son nom n’est pas dedans?» Je dis : « Mais dans grossesse-là je vais savoir comment que l’enfant sera comme ça pour mettre son nom dans chose ? » C’est là le juge a pris Bic, il est là à gratter sa tête jusqu’à…, et puis il a donné accord Footnote 97.
Dans leur lutte pour la reconnaissance nationale, les 8 133 naturalisés de 1995 et leurs descendants se heurtent aussi au problème technique de la disponibilité dudit décret no 95-809. En effet, le Journal officiel du 2 janvier 1996, épais volume de 226 pages où figure la liste des bénéficiaires, n’a, à l’époque, été imprimé qu’en de rares exemplaires. À la différence d’un décret individuel de naturalisation, les bénéficiaires du « 95-809 » ne sont pas en possession de l’original – non plus d’ailleurs que les officiers de police, les agents administratifs ou les juges en charge du traitement de leurs dossiers. De fait, pour obtenir un certificat de nationalité, les pétitionnaires, à défaut d’avoir le J.O. original entre les mains, « sont donc obligés de produire une copie de la page les concernant, certifi conforme à l’original par les services du Secrétariat général du gouvernement (sis à Abidjan) vu qu’[ils] n’ont pas obtenu individuellement une ampliation du décret de naturalisation Footnote 98 ». Une des premières actions engagées par le ministère de la Justice au titre de la lutte contre l’apatridie consiste précisément, en 2010, à réimprimer des exemplaires de ce fameux J.O. et à procéder à sa numérisation pour en faciliter l’accès. Malgré ces efforts, lors de nos enquêtes dans les villages environnant Bouafl l’unique exemplaire du J.O. que nous avons pu voir se trouvait entre les mains du vieil imam de Tenkodogo (fig. 1).
La plupart des entretiens que nous avons réalisés soulignent cette difficulté matérielle à fournir les preuves documentaires de la naturalisation, faute de pouvoir présenter le fameux décret. En témoigne cet échange entre C. et E., deux de nos interlocuteurs anonymes de Garango:
C. : Par exemple quand j’envoie mon dossier [de demande de carte d’identité biométrique, de certificat de nationalité ou d’extrait de naissance] on voit que c’est un problème de naturalisation. Ce n’est pas un Gouro ou bien un Baoulé pour dire que c’est extrait, il prend avec extrait de sa maman ou la carte d’identité de sa maman pour aller faire. Pour nous quand on envoie le dossier, c’est tout un container de papiers : extrait de naissance, photocopie de carte d’identité de ton papa, photocopie du décret, Journal officiel, tout pour qu’on puisse savoir que tu es un naturalisé.
E. : Lui […] il a envoyé les dossiers d’un frère pour aller avec les pièces, il y avait l’extrait d’acte de naissance, la photocopie de la carte d’identité du père… Ils ont dit d’envoyer le décret, lui il a envoyé la photocopie du décret et ils ont refusé, ils disent d’envoyer l’original du décret.
C. : Un jour je voyageais avec ma carte d’identité ivoirienne, j’arrive au poste de contrôle, on dit : « Carte d’identité. » J’ai fait sortir, on dit : « Décret ! » Je dis : « Ah chef, je n’ai pas pris mon décret ». Il dit : « Mais si tu n’as pas pris ton décret, c’est pas normal. Donc ce n’est pas ta carte d’identité. » Je dis : « Mais décret avec journal, tu vas prendre ça sur la tête pour te promener avec la carte d’identité ? Si je n’avais pas le décret, je ne peux pas avoir la carte d’identité. » Il dit : « Ah bon, tu vas m’apprendre à travailler ? » Je dis : « Je ne t’apprends pas à travailler dèh ! Mais tu sais que c’est au vu du décret ou du Journal officiel que j’ai ma carte d’identité ivoirienne » Footnote 99.
Dans les contrôles policiers ou dans les processus d’investigation judiciaire, la suspicion prévaut constamment à l’endroit des naturalisés. Ainsi de ce commissaire de police de Bouaflé qui justifie, pour la délivrance de leurs certificats de nationalité, sa « rigueur » discriminatoire par une instruction offi stipulant que « la naissance en Côte d’Ivoire […] constitue une présomption ». Et de continuer : « Il vous appartiendra de vérifi le lieu de naissance du ou des parents du postulant lorsqu’il vous apparaîtra, par exemple, à l’examen des noms […] qu’ils sont étrangers »Footnote 100. Lorsqu’enfi au bout de ces longues tracasseries administratives, le certificat de nationalité se voit délivré, les discriminations continuent, y compris sur le papier : les certificats de nationalité remis aux naturalisés et à leurs descendants sont de couleur différente (blanche) de celle des « originaires » (de couleur orange). Nombre de témoignages indiquent que « le commissariat de Bouaflé refuse de prendre en compte les modèles de certificats de couleur blanche pour l’établissement des attestations d’identitéFootnote 101 ».
Dans les interactions des habitants des « villages de colonisation » avec l’administration locale et les forces de l’ordre, les lois et les décrets sur la nationalité deviennent inopérants, et les naturalisations sont régulièrement traitées comme des exceptions à un ordre social qui fait des ex-Voltaïques des étrangers constitutifs. Tout se passe comme si, dans leur cas, le « droit du sang » n’était pas valable, à la différence des vrais citoyens dits « de souche ». Dans leur cas, la nationalité ne se transmettrait pas avec la descendance. Il n’y aurait pas d’autonomie reproductive pour ce corps collectif : pour le perpétuer, il faut chaque fois passer par le renouvellement de la reconnaissance de la part (des agents) de l’État, ce qui devient une forme de surveillance signalant et maintenant un statut d’exception justifié par la suspicion qu’à travers cette catégorie d’« étrangers naturalisés », des non-ayants droit à la citoyenneté pourraient infi le corps national. Les frontières internes de la citoyenneté doivent, dès lors, être étroitement surveillées. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la résistance de l’administration ou, à tout le moins, d’une partie de l’administration locale, à reconnaître les Mossi et les Bissa de Bouaflé et Zuénoula comme des nationaux, qui peut être interprétée comme le refus de faire sortir ces communautés de la situation de liminalité dans laquelle elles furent constituées. La naturalisation de ces « autochtones coloniaux » s’opposerait, du point de vue des « autochtones anticoloniaux » gouro, à leur statut social historique : elle ne serait qu’un artifice allant à l’encontre de la « vérité » d’une identité déterminée par son origine coloniale.
Dans une recherche récente sur les rapports intercommunautaires dans la ville de Bouaflé, Barnabé Cossi Houedin et Lydie Régine ont relevé des attitudes analogues parmi leurs interviewés, qui manifestaient leur contrariété face à la naturalisation collective en ces termes : « La naturalisation collective, c’est la continuité de la politique du ‘bétail électoral’. […] Aujourd’hui, ils sont classés parmi les Ivoiriens, peuvent même chercher à sécuriser des terres, participer librement aux élections ou en être candidats Footnote 102.» Un autre interlocuteur gouro, parlant des descendants des naturalisés ajoute: « [E]ux savent qu’ils ne sont pas propriétaires terriens et ne sont pas d’ici. Donc, qu’ils ne parlent pas de ces genres de choses. […] Ils doivent se mettre à l’écartFootnote 103.» C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’attitude d’un juge, nommé par le tribunal de première instance au parquet de Bouaflé, qui, selon nos interlocuteurs, « fait de la résistance » systématique à leur inclusion, exigeant des naturalisés qu’ils produisent de nombreux documents dès qu’ils ont besoin d’un papier. Les Bissa de Garango et les Mossi des autres villages perçoivent douloureusement cette discrimination, le paradoxe étant, à leurs yeux, qu’ils continuent d’être traités d’allogènes quand ils estiment avoir anthropisé le terroir et que ceux qui seraient les « vrais allochtones » de la région bénéficient d’un meilleur traitement :
Or pourtant, avec celui qui est dioula, celui qui a un nom Touré par exemple, il a nom Touré, sa maman est Ouédraogo, quand il va seulement, on lui donne le certificat sans demander le décret. Il présente simplement les pièces de sa maman, pièce de son papa et puis il passe. […] Mais pour nous il n’y a pas ça Footnote 104.
Certains agents de l’État voudraient faire coïncider noms et nationalité selon une frontière identitaire qui ne se superpose pas seulement, ni tellement, avec une frontière culturelle, mais bien plutôt avec une frontière politique bâtie par l’histoire du front pionnier de cette région forestière. Les récriminations de nos interlocuteurs des villages de Bouaflé à l’égard de l’administration montrent bien comment la capacité de reconnaître les noms bissa-mossi – et leur catégorisation en tant qu’« autochtones de la colonisation » – fait de leur naturalisation un statut qui est en soi sujet au soupçon, comme s’ils étaient une fissure dans l’enceinte de la nationalité ivoirienne à travers laquelle pourraient s’infiltrer les fraudeurs. La frontière doit rester gardée, les passages surveillés et recontrôlés constamment. Au-delà de la jurisprudence et des décrets, la reproduction sociale des villages de colonisation n’est jamais normalisée, voire naturalisée ; elle continue d’être représentée et perçue comme une exception à l’ordre des identités légitimes de ce territoire en ce qu’elle reproduirait dans le présent un passé d’expropriation et de domination de la part des étrangers, fussent-ils français-coloniaux où voltaïques-coloniaux. Le risque d’apatridie n’est ainsi rien d’autre que la conséquence d’un passé historico-politique qui ne passe pas. Un passé qu’on n’arrive pas à résoudre dans le présent, se perpétuant dans les affiliations – et les combats – politiques.
Cette suspicion statutaire et documentaire s’est considérablement renforcée avec les dérives politiques de l’ivoirité et, surtout, les réformes autochtonistes de l’identification engagées par le régime de Gbagbo dans les années 2000 où l’insécurité administrative et physique de ces populations s’est, selon la plupart des personnes interrogées, grandement accrue. Le déclenchement de la guerre en 2002 a encore radicalisé ce régime du soupçon documentaire et politique, en associant les habitants des villages de colonisation mossi à la rébellion formée et soutenue par le Burkina Faso voisin. «‘Le village, c’est un village assaillant’, voilà le mot qu’on nous attribuaitFootnote 105 », se souvient un ressortissant anonyme de Garango. Et Oumarou Welgo de renchérir :
On nous appelait des rebelles. On nous a dit que nous on entretenait les rebelles dans nos familles, que c’est nous qui sommes les rebelles. Nous on dit : « Non, on n’est pas rebelles. Y’a longtemps nous sommes là, qu’est-ce que nous avons à gagner à ce que la Côte d’Ivoire brûle ?» […] Si la Côte d’Ivoire brûle nous on va avoir des problèmes. Donc nous on n’est pas des rebelles. Ils disent : « Non, c’est vous qui les entraînez. C’est vous qui les soutenez. » Nous on ne soutient personne. Jusqu’à un moment on nous a demandé de se lever pour faire une marche pour dire que nous on n’est pas impliqués dans cette affaire. On dit non, on ne peut pas faire ça. Même si on va nous tuer, […] on ne va pas accepter de faire des choses comme ça. […] Pour dire que c’est Blaise [Compaoré] qui soutenait la rébellion. Comme nous on est une communauté burkinabè, ils vont envoyer toutes les caméras du monde entier, pour venir filmer et faire passer ça aux yeux de tout le monde. Nous on a dit qu’on ne peut pas faire ça. […] C’est ça qui les a poussés à venir nous brutaliser, nous prendre en otage. Tout le monde a fui. Donc on est rentré en brousse ce jour-là Footnote 106.
Le vieil imam de Tenkodogo précise:
Les militaires sont descendus dans le village ; ils ont ramassé tout le monde. […] Après, ils ont regroupé les gens au marché pour leur demander : « Vous êtes ivoiriens ou bien vous êtes des Burkinabè ? » Y’en a qui disent que nous sommes des Ivoiriens, ils avaient les pièces ivoiriennes. Mais ils demandent: « Si la rébellion arrive, vous êtes derrière les rebelles ou bien vous êtes derrière nous ? » On dit : « Non, nous sommes là on ne veut pas que les rebelles arrivent. » Ils leur ont fait payer de l’argent et les ont laissés partir. Un matin de vendredi, on se préparait à aller à la prière, ils sont venus, ils ont commencé à tirer des coups de fusil dans le village. Ils ont brûlé des cases, tout le monde a fui. On n’a pas prié ce vendredi. On est allé rester en brousse jusqu’à la nuit, on est revenu un à un. Ils ont fouillé les cases, ils ont pris de l’argent, gâté beaucoup de choses. Nous on n’a pas eu de perte en vie humaine mais il y a eu beaucoup de blessés. Après ils sont venus installer un corridor au bord du village. Chaque soir, ils nous agressent, tu ne peux pas aller en ville, tu ne peux pas faire autrement, on est serrés comme ça. […] Ils disaient : « Il faut que chaque village n’a qu’à retourner dans son pays d’où il vient. » Qu’on a envahi leur pays. Nous aussi on dit : « On n’est pas venus de nous-même. Si vous voulez qu’on reparte, on peut repartir mais il faut s’adresser à la France. C’est la France qui nous a fait venir ici. Nous on n’a pas demandé à venir ici. Si la France vient aujourd’hui pour nous ramasser pour aller nous mettre où elle veut… Parce que nous ne sommes pas des Burkinabè, nous ne sommes pas des Ivoiriens. S’ils peuvent nous envoyer en France… C’est la France qui a provoqué cette histoire-là parce que ce sont eux qui nous ont amenés ici. S’ils nous avaient laissés là-bas, on n’allait pas venir nous poser ce problème-là.» Vraiment c’était palabres Footnote 107.
Pendant toutes ces années de crise politico-militaire, les habitants des villages de Bouaflé et Zuénoula ont été pour ainsi dire assignés à résidence, faute de papiers pour circuler librement. Le statut d’exception sociale, politique et territoriale hérité de l’histoire se reproduisait dans la guerre, sous la forme d’un encampement forcé par le tri documentaire. Paul Koreki s’en souvient :
J’ai rencontré des gens là-bas qui pendant la période trouble sont restés dix ans sans sortir du cercle de leur village parce qu’il y avait des barrages, des checkpoints un peu partout. Si tu arrives devant un checkpoint, si tu présentes des papiers – il y en a beaucoup qui n’en avaient pas d’ailleurs, puisqu’ils n’arrivent pas à avoir la carte d’identité – tu es racketté. À moins de passer par la brousse pour te retrouver en ville. Et ça m’a surpris ! J’ai trouvé des gens qui m’ont dit : « ça fait des années que moi je ne sors plus. » Donc c’est une forme de prison. […] Il faut expliquer aux autorités que sur le sol ivoirien, il y a des gens qui sont comme pratiquement dans des camps. Ils ne peuvent pas sortir. […] C’est ça les conséquences de l’apatridie. Ce n’est pas de la théorie, c’est vraiment des gens qui ont vécu les affres des apatrides. […] Les apatrides, c’est au jour le jour qu’ils vivent les affres de l’apatridie Footnote 108.
Depuis la fin de la guerre, la violence armée a certes cessé, mais la violence discriminatoire des « affres de l’apatridie » n’a pas complètement disparu de la vie quotidienne des villages de colonisation. En novembre 2007, neuf mois après la signature de l’APO, Gbagbo, recevant une délégation des villages de Bouaflé, promet de « résoudre l’équation identitaireFootnote 109 » et les erreurs commises sur leurs décrets de naturalisation. Quelques jours après cette audience, il annonce la suppression de la carte de séjour – qui, juridiquement, ne les concerne pas puisque dédiée aux non-nationaux. L’arrivée au pouvoir de Ouattara, en 2011, laisse entrevoir la possibilité d’un monde où l’on « n’aurait plus besoin de décret […], plus besoin de papiers ». Cet espoir est également vite balayé : «À un moment même on avait voulu dire bon, allez, au revoir les décrets. Mais, tout se complique davantage »Footnote 110.
Épilogue : une fabrique biométrique des apatrides ?
En 2019, un Plan national de réduction de l’apatridie, adopté par le gouvernement Ouattara, fait de la Côte d’Ivoire le premier pays d’Afrique à adopter une procédure d’identification et de protection des personnes apatrides. En parallèle, d’ambitieuses réformes de l’état civil et de l’identification sont mises en œuvre, à grand renfort de technologies digitales et biométriques. Après l’adoption, en 2018, de deux lois de modernisation de l’état civil, un nouveau registre biométrique national (le Registre national des personnes physique, ou RNPP) entre en vigueur avec l’ambition officielle de « moderniser le système d’état civil et de l’identification, […] produire des titres d’identité fiables et sécurisés qui auront des bénéfices indéniables pour les populationsFootnote 111 ». Sous couvert de ce nouveau discours humanitaire et développementaliste, la situation des descendants de Voltaïques naturalisés n’a cependant pas radicalement changé. Elle semble même s’être aggravée sous l’effet des mesures de sécurisation des identités légales qui, paradoxalement, augmentent souvent l’incertitude documentaire de celles et ceux qui ont des difficultés à prouver leur nationalité – comme l’avançait déjà Bronwen Manby dans son analyse des contradictions des Objectifs du millénaire pour le développement, incluant désormais le droit à une identité légaleFootnote 112. Cette même contradiction est pointée dans d’autres contextes – dans les camps rohingya du Bangladesh, chez les descendants de réfugiés haïtiens en République dominicaine – où les nouvelles technologies employées pour recenser les personnes « à risque d’apatridie » et « sécuriser » leurs identités légales accroissent leur incertitude statutaireFootnote 113.
Avec la biométrie, « tout se complique davantage », conviennent nos interlocuteurs de Garango. Nous avons pu mesurer cet apparent paradoxe lors de nos observations ethnographiques dans les bureaux de l’Office national de l’identification (ONI), établis dans une aile de la sous-préfecture de Bouaflé, juste à côté de ceux de l’état-civil. Le contraste est frappant entre les valises biométriques flambant neuves de l’ONI (fig. 3) et l’antique machine à écrire du guichet de l’état civil (fig. 2). Dans la réalité des bureaux d’enregistrement de Bouaflé – ou ceux de la métropole d’Abidjan et des villages de l’Anno, où nous avons également enquêté –, les techniques d’enregistrement biométriques et documentaires s’enchevêtrent dans des relations complexes de concurrence et de conflit, mais aussi, parfois, de complémentarité fonctionnelle. Nous avons ainsi pu mesurer le fossé existant entre le projet modernisateur, technique et dépolitisé d’une nouvelle legibility biométrique des identités, promue par le gouvernement Ouattara, et les pratiques concrètes de l’identification, où les logiques de catégorisation communautaire et d’interconnaissance continuent d’agir indirectement comme marqueur des appartenances et de l’historicité de cette région.
Observer ces pratiques « au guichet » de l’enregistrement biométrique permet de mieux comprendre combien celui-ci reste profondément encastré dans le social, le politique et, au fond, dans l’histoire complexe des relations intercommunautaires de la périphérie de Bouaflé. Un indicateur de cet encastrement peut ainsi se lire dans la liste de demandes de carte nationale d’identité (CNI) rejetées pour manque de documentation où nationalité douteuse. Nous n’avons certes pu faire qu’une petite exploration de ces données qui, pour des raisons évidentes de confidentialité, ne sont pas accessibles au public, mais tout indique que la majorité des refus concernent aujourd’hui encore les demandes des candidats d’ascendance voltaïque, marquée par un nom « mossi » ou « bissa ». Ce que nous avons bien pu documenter en revanche, c’est la quantité importante de « preuves » concernant leur nationalité que les citoyens d’origine burkinabè doivent produire au guichet pour obtenir cette CNI. Les certifi de nationalité, les extraits de naissance, les copies du décret de naturalisation, la carte d’identité du père et/ou de la mère, et tous les papiers prévus par la loi ne sont souvent pas suffisants pour les habitants des villages de colonisation, qui doivent exhiber d’autres preuves matérielles de leur appartenance nationale comme des reçus fiscaux, des diplômes scolaires, etc. Au point que certains agents de l’administration ont reconnu, lors de nos enquêtes, le paradoxe d’une reforme biométrique qui multiplie les papiers et augmente contextuellement le risque de rejets. En effet, pour les fonctionnaires de l’ONI, la nouvelle identité unique biométrisée de ceux qui n’ont pas les « bons noms » doit être attestée avec plus d’attention avant d’être capturée une fois pour toutes dans les registres électroniques.
Bien sûr, ce processus bureaucratique d’enregistrement et de reconnaissance ne va pas sans inégalités : les descendants voltaïques qui résident en ville et disposent d’un certain capital social et culturel ont moins de difficultés à obtenir la CNI biométrique que les villageois des campements de plantation « en brousse ». Non seulement cette dernière a un coût non négligeable, mais il est évidemment plus difficile pour ces paysans de produire la quantité de papiers et d’attestations, voire de témoignages, requis pour les descendants des communautés voltaïques. Comme le disent des villageois de Tenkodogo et de Garango, ce sont surtout les gens sans papiers des campements de brousse qui risquent « d’être des apatrides ».
Sur le terrain, nous avons observé le poids de l’intermédiation sociale et de l’interconnaissance locale dans les modalités concrètes de l’identification légale. Le paradoxe, en effet, est que la biométrie, censée reposer sur un codage mathématique de données corporelles, requiert ici des pratiques de témoignage personnel fondées sur l’interaction sociale et l’oralité. Il est ainsi fréquent que les requérants portant des patronymes à consonance voltaïque doivent se présenter au bureau avec un parent, un chef de village, un notable ou un « cadre » comme témoin de moralité, exemple s’il en est de l’encastrement social de l’identification biométrique, voire de l’importance cruciale de l’interconnaissance dans un dispositif technique conçu pour l’exclure. Dans cette ethnographie de la sous-préfecture de Bouaflé comme en d’autres lieux, nous avons pu constater que la définition formelle et juridique de l’identité civile – dont la validité est censée être le produit du dispositif de reconnaissance légale de l’individu – se trouve hybridée par la logique communautaire de la reconnaissance interpersonnelle. Des recherches récentes au Nigeria et en Ouganda ont mis en lumière d’autres exemples significatifs de cette circonvention des procédures universelles, rétablissant le poids de l’interconnaissance personnelle dans l’exercice de la citoyennetéFootnote 114. De telles pratiques peuvent être décrites dans les termes d’une résistance au « regard de l’État » qui, par le caractère abstrait et universalisant de ses procédures d’identifi s’impose comme un « regard étranger » auquel les formes de reconnaissance doivent s’accorderFootnote 115. Notre cas d’étude montre cependant bien que la subjectivation « autochtone » et exclusiviste des agents d’État ne saurait être séparée d’une volonté de défense de la citoyenneté ivoirienne qui, dans le contexte régional de Bouaflé, se greffe sur l’histoire de la « colonisation voltaïque » et sur le rôle dominant de l’allochtonie qui lui est associé.
Cette combinatoire se manifeste en particulier dans l’acte même de connaissance et de reconnaissance que porte le processus d’identification légale, fût-il biométrisé. Durant nos enquêtes dans les villages autour de Bouaflé revenait souvent cette observation selon laquelle « là où ils sont censés nous connaître mieux, […] c’est là qu’il y a problème » :
À. : Au niveau de Bouaflé, on te demande comment tu as pu… Il faut prouver que ton papa est ivoirien. « Comment il a eu ça ? Qu’est-ce que tu as ? »… C’est trop.
C. : « Il faut envoyer Journal officiel, il faut envoyer décret, il faut envoyer tant, tant, tant. » E. : Quand tu quittes Bouafl tu vas même à Yamoussoukro tout près là, tu n’as pas de problème. Toumodi, tu n’as pas problème. Au niveau d’Abidjan, en tout cas toutes les autres villes, tu n’as pas problème. Mais au niveau de Bouafl c’est ici on te pose mille et une questions. À. : Il est plus facile de faire des papiers à Abidjan que de faire ici à Bouaflé. Alors que Bouaflé est à côté.
B. : C’est le nom, on nous connaît… […] Barra, Yoda, Berté… On va poser mille questions. Voilà ! Ils sont de Garango, ils sont de Koudougou, ils sont de Koupela.
À. : Mais par contre, si […] je vais à Toumodi, on sait […] que Garango ils sont naturalisés. Le juge ne te pose pas de problème, il fait le papier. […] On dirait que vraiment on n’est pas des…, on n’est pas vraiment ivoiriens. Jusqu’à preuve du contraire, on a les papiers, on a les documents mais, on est marginalisés Footnote 116.
Pour ces personnes, c’est l’anonymat de la ville qui semble garantir l’appartenance à la communauté nationale tandis que, dans l’espace social de proximité, la reconnaissance de leur citoyenneté est contrecarrée par les relations locales d’interconnaissance. La révolution biométrique d’enregistrement et d’attestation des identités ne paraît pas offrir de solution à une exclusion qui découle de l’historicité de ce terroir de Côte d’Ivoire, voire d’un modèle de développement reproduisant, à travers ses mutations successives, des tensions – notamment foncières – au fil des générationsFootnote 117. Les dispositifs biométriques, opérant à travers la codification des signes particuliers d’un corps, participent pourtant à une désocialisation de l’identité, sinon à une hyper-individualisation qui se détache théoriquement de toute référence à l’altérité, et ainsi de toute connotation culturelle, historique et politique. En d’autres termes, ils sont conçus pour produire des « identités uniques » qui se définissent mathématiquement de façon autonome, sans lien avec aucune identité collective reconnue. En codifiant les empreintes et les iris, les scanners électroniques ne font qu’associer un numéro à un corps, rien de plus, et les catégories sociales comme celle de Mossi ou de Gouro ne sont pas pertinentes dans ce régime de véridiction des identités. Aussi pourrait-on penser que, par leur « scientificité », ces dispositifs, opérant avec des technologies informatiques qui incarnent la modernité, bénéficieraient d’un statut particulier de source de vérité indiscutable, affranchissant de toute suspicion le porteur d’une carte biométrique.
A priori donc, les réformes biométriques engagées en Côte d’Ivoire comme ailleurs auraient pu constituer, pour les « personnes à risque d’apatridie » des environs de Bouaflé, un levier d’émancipation par rapport à la tyrannie du regard local et aux pesanteurs communautaires de l’interconnaissance. En favorisant l’individualisation d’un sujet détaché de ses données biographiques, la biométrie permettrait son émancipation des affiliations sociales, communautaires et politiques qui, dans bien des cas, entravent l’exercice des droits individuels. Nous avons pourtant constaté que tel n’est pas le cas. Contrairement à ces idées chères aux institutions internationales de promotion de la biométrie, nous avons vu que pour parvenir à se doter d’une CNI, il faut produire une grande quantité de papiers, et que ces papiers sont moins accessibles dans le cas où leurs requérants appartiennent à des catégories sociales historiquement ostracisées. Pour les Mossi et les Bissa de Bouaflé, c’est même « tout un container de papiers » qu’il faut amener aux bureaux d’enregistrement pour obtenir le sésame. L’individualisation des identités n’est ainsi pas garantie par la technologie digitale biométrique, ni par la singularité de chaque corps, mais par un voyage éprouvant auprès d’autres bureaux d’état civil, d’autres commissariats – « où l’on ne nous connaît pas » –, qui, par leur éloignement du terroir, permettent une dépolitisation de l’identité qui n’est pas atteignable chez soi.
Le cas d’étude des habitants des « villages de colonisation » du centre de la Côte d’Ivoire soulève ainsi des questions plus larges quant à l’identifi biométrique des personnes issues de groupes historiquement, socialement et politiquement relégués aux marges de la communauté nationale. Loin de favoriser l’inclusion civique des « invisibles », l’hypothèse peut être faite que la saisie des données biométriques individuelles comporte le risque d’une exclusion infalsifiable, s’il s’avère qu’après une demande de CNI rejetée pour cause de « nationalité douteuse » ces mêmes données restent enregistrées dans les bases de données numériques centralisées, tel le nouveau RNPP en Côte d’Ivoire, comme appartenant à un non-national. L’on verrait alors la catégorisation sociale infiltrer le fonctionnement du dispositif technique de l’identification biométrique, et la logique dépolitisante de « l’identité unique» se transformer en un fonctionnement politique « exclusionnaire », inscrivant l’extranéité sociale, ethnique et nationale dans le corps des individus. Et contribuant ainsi, indirectement, à une fabrique biométrique des apatrides.