Camille Lefebvre
Zinder 1906, histoires d'un complot: Penser le moment de l'occupation coloniale
À travers l'histoire de ce que les colonisateurs français ont considéré comme un complot contre leur présence, cet article reconstitue la complexité des premiers temps de l'occupation coloniale dans la région de Zinder (Niger) au début du xxe siècle. Trois types de sources, correspondant à la fois à trois moments successifs et à trois regards sur l’événement, sont tour à tour déployés : les archives de l'enquête coloniale constituées par les militaires qui l'ont menée pour justifier leur action ; les journaux personnels et les notes privées de l'interprète du poste, Moïse Landeroin, qui ne croit pas à la culpabilité des accusés et s'oppose à ses supérieurs ; enfin, les lettres en arabe écrites par l'un des accusés, Malam Yaro, pour plaider son innocence. Cette dernière source permet de relire l’événement en révélant les enjeux sociaux à l’œuvre au sein de la société de Zinder de l’époque. La diversité des documents permet ainsi de reconstituer les différentes temporalités qui nourrissent ce moment et de révéler les points aveugles d'une lecture uniquement coloniale de l’événement.
Histories of a Conspiracy, Zinder, 1906: Rethinking Colonial Occupation
Through the history of what French colonizers considered a conspiracy against them, this paper seeks to reconstruct the complexity of the first phase of colonial occupation in Zinder (Niger) in the early twentieth century. It draws on three types of source, corresponding to three successive moments and to three different perspectives on the event: the archives of the colonial investigation, carried out by the soldiers to justify their action; the personal journals and notes of the interpreter Moïse Landeroin, who did not believe the accusations and opposed his superiors; and finally the letters written in Arabic by one of the defendants, Malam Yaro, to plead his innocence. These letters enable a new reading of the event by highlighting the social intricacies of Zinder society. The variety of the documentation thus makes it possible to reconstruct the different timelines of the occupation and to reveal the blind spots of a purely colonial interpretation of the event.
Benedetta Rossi
Périodiser la fin de l'esclavage: Le droit colonial, la Société des Nations et la résistance des esclaves dans le Sahel nigérien, 1920-1930
Quand, comment et pourquoi l'esclavage a-t-il disparu dans le Sahel nigérien – si tant est qu'il ait complètement disparu ? Quels processus ont favorisé l’émancipation des personnes réduites en esclavage ? Quelles étaient les stratégies des administrateurs coloniaux, des propriétaires d'esclaves, des trafiquants, des esclaves eux-mêmes et de leurs descendants ? Au cours des deux premières décennies de l'occupation française du Sahel central, l'abolition légale n'a pas abouti à l’éradication de l'esclavage car les lois n’étaient pas appliquées. Mais, à partir des années 1920, l'internationalisation de l'abolition qui a suivi la création de la Société des Nations a entraîné la mise en œuvre des lois contre l'esclavage. Cet article entend montrer que l’émancipation a connu une impulsion initiale grâce à la mise en place de mécanismes internationaux de surveillance en mesure de (dé)légitimer le pouvoir colonial à un moment où personne ne cherchait activement à mettre fin à l'esclavage dans cette région. L'article met tout d'abord l'accent sur les ambiguïtés de l'abolitionnisme européen et sur les interconnexions entre la Société des Nations, l’État français et les administrateurs sur le terrain. Il propose ensuite une micro-analyse de la résistance à l'esclavage, en montrant comment des personnes asservies ou victimes de la traite des esclaves, en particulier des jeunes femmes, ont tiré profit des transformations institutionnelles à l’échelle mondiale pour poursuivre leurs propriétaires ou des trafiquants devant les tribunaux. Il examine enfin les souvenirs contemporains d'une femme âgée qui a connu, plus jeune, des situations analogues à celles décrites précédemment dans l'article. Sa perception, ainsi que celle d'autres personnes ayant eu des expériences similaires, s'inscrivent dans un contexte marqué par la tension entre des discours circonscrits en faveur de l'esclavage et la lutte pour l'abolition menée au niveau local.
Periodizing the End of Slavery: Colonial Law, the League of Nations, and Slave Resistance in the Nigerien Sahel, 1920s-1930s
When, how, and why—if at all—did slavery end in the Nigerien Sahel? What processes facilitated the emancipation of enslaved persons? What were the strategies of colonial administrators, slave owners, slave traders, slaves, and slave descendants? In the first two decades following France's occupation of the Central Sahel, legal abolition did not lead to the suppression of slavery, because laws were not at first enforced. But in the 1920s the internationalization of abolitionism that followed the creation of the League of Nations resulted in the activation of anti-slavery laws. This article argues that emancipation was initially propelled by the establishment of international surveillance mechanisms with the power to (de-)legitimize colonial rule at a time when no one was actively seeking to end slavery in this region. The first section of the article highlights the ambiguities of European abolitionism, and reveals the web of connections between the League of Nations, the French state, and French administrators on the ground. The second section develops a microanalysis of slave resistance, showing how some enslaved and trafficked persons, especially young women, profited from global institutional transformations to incriminate their owners and traffickers. The final section considers the contemporary recollections of an elderly woman, who in her youth experienced circumstances analogous to those described earlier in the article. Her perceptions, and those of others like her, exist today in a context marked by tension between circumscribed pro-slavery discourses and national grassroots abolitionism.
Isabelle Grangaud
Le passé mis en pièce(s): Archives, conflits et droits de cité à Alger, 1830-1870
Enquêter sur les processus de destruction du patrimoine cultuel algérois au cours des trente premières années de la conquête française de l'Algérie nous amène, en prêtant attention à la genèse de leur production, à considérer deux sources qui renvoient à une période antérieure à la conquête : Les édifices religieux de l'ancien Alger d'Albert Devoulx et le « Fonds ottoman », dont l'archivage fut initialement mis en œuvre par celui-ci. Ce double travail archéologique mené à partir de la reconstitution des activités d'A. Devoulx conduit à la mise au jour d'une lutte virulente pour les droits de cité et, notamment, pour l'appropriation des fondations pieuses des institutions dévotionnelles de la ville, une bataille dont ces sources furent partie prenante. En prêtant attention à leur charge revendicative et à la nature de leurs interactions, il devient possible de retracer l'histoire de la fin des mosquées d'Alger et d'apprécier, dans le même temps, la nature véritable de ces sources.
The Past in Pieces: Archives, Conflicts, and Civic Rights in Algiers, 1830-1870
The first thirty years of the French conquest of Algeria witnessed the large-scale destruction of Algiers's cultural heritage. Researching the processes by which this came about leads us to consider the conditions of production of two sources that refer to a period long before the conquest: Les edifices religieux de l'ancien Alger (The religious edifices of old Algiers), by Albert Devoulx, and the“Ottoman collection”of archives instigated by the same figure. This dual archaeology, based on the reconstitution of Devoulx's activities during his lifetime, reveals a virulent struggle over civic rights, and particularly over the appropriation of endowments established by the city's religious institutions. The sources considered here were part and parcel of this struggle. By paying attention to the claims they set out and the interactions between them, it becomes possible to retrace the disappearance of the mosques of Algiers, and to appreciate the true nature of these sources.
M'hamed Oualdi
Une succession d'empires: Les historicités d'une société maghrébine (1860-1930)
En étudiant un conflit juridique transméditerranéen autour de la succession d'un ancien ministre tunisien mort à Florence en 1887, cet article appelle à une écriture de l'histoire du Maghreb contemporain qui ne soit pas seulement conçue à partir de l’étude des sources coloniales européennes ou selon une temporalité coloniale mais qui puisse emprunter d'autres cadres d'analyse. Il s'agit aussi de prendre en compte le chevauchement des temporalités impériales française et ottomane en Méditerranée jusqu'aux années 1920, ainsi que la multiplication des litiges nés avant la colonisation de la Tunisie, des dissensions qui continuaient à fournir des raisons d'agir durant la période coloniale. Reconsidérer ces conflits non pas à l'aune de la colonisation mais selon leurs multiples temporalités et en diversifiant les sources nuancerait largement l'idée d'une absence de sources dites « locales » souvent avancée dans les études d'histoire coloniale du Maghreb. Tout autant que les parties prenantes européennes, les acteurs maghrébins impliqués dans des litiges juridiques furent à l'origine d'une profusion documentaire. Ils n'ont cessé de produire des preuves écrites et des justifications – y compris littéraires – en langue arabe pour appuyer leurs argumentaires. Les archives coloniales n'ont capté qu'une partie de ces écrits et donc des sources disponibles pour raconter une autre histoire contemporaine du Maghreb.
Imperial Legacies: The Historicities of a Maghrebian Society (1860-1930)
Through the study of trans-Mediterranean legal conflicts over the inheritance of a former Tunisian minister who passed away in Florence in 1887, this paper calls for a new interpretation of the history of modern North Africa. Rather than being based on a close reading of colonial primary sources or depending on a single colonial temporality, this new interpretation must incorporate other analytical frameworks. It must also take into account both the overlap of French and Ottoman imperial temporalities that persisted across the Mediterranean until the 1920s, and the increasing number of litigations initiated before the French colonization of Tunisia—legal cases that were still influencing the rationales of North Africans during the colonial period. Analyzing these litigations not only in terms of their colonial context but also according to other temporalities, as well as diversifying our sources, will allow us to nuance the commonplace, often reiterated in scholarly works on colonial North Africa, that there is a dearth of so-called“local”documentation. North African men and women involved in litigations contributed alongside Europeans to the writing of a huge amount of legal evidence and literary argumentations, including in Arabic. Such sources were not always filed in the colonial archive. They are, however, of paramount importance for conceiving a new interpretation of the modern history of North Africa.
Sacha Bourgeois-Gironde et Éric Monnet
Expériences naturelles et causalité en histoire économique: Quels rapports à la théorie et à la temporalité ?
Un courant récent et influent, porté principalement par des économistes, propose de renouveler l'analyse historique à partir des notions d'expérience naturelle et de causalité. Il a la double ambition d'unifier diverses disciplines autour d'une acception commune de la causalité afin de réinterroger des grandes questions historiques (comme le rôle de la colonisation, des régimes politiques ou de la religion dans le développement économique) et de rendre l'analyse de l'histoire plus scientifique. La définition de la causalité qu'il promeut – de type interventionniste – vise à traiter les événements historiques comme un protocole d'expérience de laboratoire. Celle-ci s'articule avec une perspective néo-institutionnaliste visant à mesurer les effets dans la longue durée de certains changements institutionnels passés, considérés comme exogènes. Dans un premier temps, cet article présente les ambitions, les apports, les méthodes et les hypothèses (implicites et explicites) de ce courant de recherche, avant de montrer comment il se différencie de l'histoire économique quantitative plus traditionnelle, et de le resituer dans le contexte des récents tournants empirique et néo-institutionnaliste de la discipline économique. Dans un second temps, cet article fait état des critiques – souvent virulentes – formulées par des historiens ou des économistes à l'encontre de cette méthode et de ses objectifs. Enfin, nous insistons sur les difficultés de cette approche à prendre en compte l'historicité des phénomènes, à produire des énoncés généraux à partir de cas particuliers, et à proposer une définition complète et cohérente de la causalité en histoire.
Natural Experiments and Causality in Economic History: What Relation to Theory and Temporality?
A recent and influential research methodology, mainly endorsed by economists, proposes to renew historical analysis based on the notions of natural experiment and causality. It has the dual ambition of unifying various disciplines around a common understanding of causality in order to tackle major historical questions (such as the role of colonization, political regimes, or religion in economic development) and of making the analysis of history more scientific. The definition of causality it promotes—of the“interventionist”type—tends to liken historical events to laboratory experiments. This is articulated with a neoinstitutionalist perspective aimed at measuring the long-term effects of past institutional changes, which are considered as exogenous. In the first part of this article, we present the ambitions, contributions, methods, and hypotheses (implicit and explicit) of this approach, showing how it differs from more traditional quantitative economic history, and placing it in the context of the recent empirical and neonstitutionalist“turns”of the economic discipline. In a second stage, we consider the criticism—often scathing—voiced by historians or economists against this method and its objectives. Finally, we emphasize the many difficulties posed by this approach when it comes to taking into account the historicity of phenomena, to producing general statements based on particular cases, and to providing a complete and coherent definition of causality in history.
Michael Kopsidis et Daniel W. Bromley
Expliquer la modernisation économique allemande: La Révolution française, les réformes prussiennes et l'inévitable continuité du changement
Le cheminement de l'Allemagne vers l'industrialisation, qui dura plusieurs siècles, doit être compris comme une évolution institutionnelle graduelle qui bénéficia des circonstances et fut une réponse aux pénuries de la fin du xviiie siècle. Les tentatives pour lui trouver un deus ex machina unique – qu'il s'agisse de Napoléon, de réformateurs prussiens ou d'un autre agent exogène – n'ont abouti à aucun résultat convaincant. Le gradualisme explique de manière vraisemblable comment l’économie de marché et le capitalisme se sont implantés dans la société allemande. Seules les régions d'Allemagne qui avaient réussi à lancer des réformes institutionnelles graduelles au xviiie siècle étaient bien placées pour devenir rapidement des économies de marché identifiables au début du xixe siècle. Dans ce contexte, cet article se propose d’étudier le rôle de la Prusse et de Napoléon dans la modernisation de la structure institutionnelle de l’économie allemande. En matière de réformes agraires et de liberté économique, le modèle prussien représente un bouleversement dans l'histoire du développement économique. Une telle stratégie n'existait dans aucun territoire sous domination française, que ce soit avant ou après 1815. Les réformateurs prussiens furent les premiers à adopter une stratégie de développement rural multisectoriel qui leur permit de concilier croissance et équité.
Explaining German Economic Modernization: The French Revolution, Prussian Reforms, and the Inevitable Continuity of Change
The centuries-long path to German industrialization must be understood as a gradual institutional evolution in response to new circumstances, new opportunities, and new scarcities. Efforts to identify a single deus ex machina—whether Napoleon, Prussian reformers, or some other exogenous driver—do not lead to convincing results. Gradualism offers a plausible account of how a market economy and capitalism took root in German society. Only those German regions that had successfully launched gradual institutional reforms in the eighteenth century were well situated, by the early years of the nineteenth century, to move quickly to an identifiable market economy. Against this background we discuss the role of Prussia and Napoleon in modernizing the institutional framework of the German economy. The Prussian model of agrarian reforms and economic freedom represents a profound event in the history of economic development. A comparable strategic approach was absent in all French-controlled territories before or after 1815. Prussian reformers were the first in history to embrace a multi-sectoral strategy of rural development, enabling them to successfully combine growth with equity.