En 2019, 500 ans après sa mort, Léonard de Vinci, célébré comme artiste, le fut aussi comme ingénieur. L’édition intégrale et commentée du Codex Madrid I par Dietrich Lohrmann et Thomas Kreft offre désormais au public les textes et le millier de dessins de mécanique et de machines que ceux-ci ont rassemblés pour comprendre et représenter les forces qui animent le monde physique, décrire l’usage qu’en ont fait les hommes depuis l’Antiquité et en proposer les applications, du plus simple au plus complexe, dans la gestion des ateliers civils et militaires, dans la production industrielle, dans la construction d’édifices et dans l’aménagement de l’espace.
Les deux manuscrits Madrid I et II, oubliés pendant 130 ans, furent redécouverts en 1965 et publiés par un ingénieur italo-américain, Ladislao Reti en 1974. C’est le second manuscrit qui suscita le plus vif intérêt, en raison de ses motifs : non seulement la cartographie de la Toscane et le dessin d’un canal allant de Florence à la mer, mais surtout le projet de fonte d’une immense statue équestre à la gloire de Francesco Sforza, dont le modèle, dressé devant le palais ducal, fut criblé de flèches et détruit par les Français lors de la prise de Milan en 1499.
Le Codex Madrid I ne connut pas la même faveur : L. Reti, mort en 1973, n’eut pas le temps d’offrir une interprétation et le commentaire de plus d’un millier de dessins ; il n’en donna que le fac-similé accompagné par la résolution paléographique et la transcription des textes de Léonard de Vinci par le philologue Augusto Marinoni. D. Lohrmann rend hommage au travail de L. Reti, auteur de nombreuses études sur l’innovation technique, et à celui d’A. Marinoni, confronté à une écriture cursive désordonnée et à une orthographe souvent proche de la phonétique. La qualité incisive des dessins techniques et les textes inversés que l’on ne pouvait lire que dans une glace n’offraient pas une vision élaborée du manuscrit capable de séduire un large public. Il fallait le courage et la passion dont fit preuve D. Lohrmann et le soutien de nombreuses institutions, parmi lesquelles la Deutsche Forschungsgemeinschaft, pour qu’une édition scientifique en fût proposée, d’abord sur un site Internet en 2009, et finalement en 2018 par la maison d’édition Böhlau en quatre superbes volumes reliés et emboîtés.
L’édition numérique permet au lecteur plusieurs entrées dans le Codex Madrid I, une vue d’ensemble sur le contenu des 368 pages, analysées une par une : un millier d’entrées sur divers thèmes, une page pouvant comporter plusieurs thèmes. Chaque thème se voit rattacher les pages de l’édition qui lui correspondent. L’entrée numérique la plus importante, sous le titre « édition », réunit systématiquement sur chacun des thèmes traités par Léonard de Vinci l’image, le texte original remis à l’endroit, la traduction et le commentaire. L’ensemble des dessins du manuscrit et les notices commentées de Léonard de Vinci sont numérisés, le lecteur pouvant conserver sur l’écran n’importe quelle page du manuscrit tout en suivant l’analyse des dessins, les transcriptions des textes, la traduction en allemand et le commentaire des éditeurs.
L’édition intégrale du Codex Madrid I en quatre volumes reprend les principes de l’édition numérique ; elle est composée de trois parties. La première partie traite de l’ingénierie mécanique de la fin du Moyen Âge sur la base des notes et réflexions de Léonard de Vinci nées de la pratique des chantiers et des ateliers de son temps, en particulier à partir de 1482, lorsqu’au service de Ludovic le More, il fut chargé d’innover dans tous les domaines de l’économie régionale et de la puissance princière : horlogerie, ponts et chaussées, hydraulique, machinerie textile, armurerie. Parmi les objets concrets de ses observations, citons les barrages et les moulins installés dans le domaine ducal de Vigevano, ainsi que l’horloge mécanique de l’abbaye de Chiaravalle, proche de Milan – l’intérêt porté à cette machine s’inscrivait dans les relations que Léonard de Vinci avait nouées avec la célèbre famille d’horlogers de Florence, les della Volpaia. C’est aussi lorsqu’il prit à son service, en 1493, un serrurier allemand que les détails d’une serrure décomposée en tous ses éléments produisirent un dessin d’une extrême précision.
La deuxième partie du Codex Madrid I devait, dans le projet initial, présenter les réflexions de Léonard de Vinci dans une formulation systématique, une théorie mécanique du monde, fondée sur la connaissance des œuvres de ses prédécesseurs et de ses contemporains, d’Archimède, dont il découvrit les traités dans la bibliothèque de César Borgia, jusqu’à Luca Pacioli. Léonard de Vinci évoque en plusieurs endroits du codex un projet au futur, les « Elementi macchinali » ; le travail ne fut jamais achevé. En revanche, un ouvrage perdu, portant le titre de Mia Teorica, est mentionné plus d’une trentaine de fois dans d’autres manuscrits de Léonard de Vinci. Reprenant des éléments de textes antérieurs pour en améliorer ou en renouveler totalement la formulation, le Codex Madrid I offre le jaillissement continu d’une réflexion et d’une écriture en mouvement. Les thèmes majeurs des réflexions de Léonard de Vinci sont liés à la dynamique, qu’une force invisible (« potentia invisibile ») imprime au mouvement. L’artiste polymathe n’a cessé de formuler des hypothèses, qui le conduisent à barrer certains passages de son texte jugés insuffisants ou dépassés lorsque l’expérimentation – qu’il s’agisse de l’horloge, de l’arme de jet, du trébuchet ou du canon – vient nourrir et renouveler la réflexion théorique, soit, selon ses mots, la « regola ». La percussion, le frottement, le contrepoids, la torsion sont autant de notions qu’il étudie sans fin et qui l’amènent à reprendre le fil des recherches qui, depuis le xiiie siècle, portent sur poids et pesanteur, c’est-à-dire la statique. Il fallait retrouver dans le Codex Madrid I, si souvent remanié, le sens, la trajectoire de la pensée grâce au cheminement de l’écrit.
Léonard de Vinci a numéroté ses pages à partir de la fin du codex, alors que l’édition de L. Reti avait repris une numérotation continue du volume depuis la première page, datant sans doute du xviiie siècle. Il fallut isoler en les numérotant les éléments de chaque page, texte et image, et leur adjoindre les ajouts marginaux. D. Lohrmann reconnaît volontiers que certaines restitutions sont hypothétiques, d’autant plus que d’autres incidences complexifient encore l’ensemble du texte. La troisième partie du codex est ainsi constituée de considérations sur différents sujets, soit fugitives, soit longues et documentées, insérées dans les espaces libres de la première ou de la seconde partie, et qui parfois concernent sur la même page des sujets divers. Par exemple, le thème du perpetuum mobile suscite dès la première page de la première partie un discours incisif contre les prétentieux qui promettent l’impossible à leur commanditaire, et que Léonard de Vinci disqualifie en note par le seul mot de « sofistico », sophiste ; mais chaque fois qu’il a été à nouveau confronté au sujet, il a dessiné les modèles contestés en de nombreux endroits du manuscrit où il a trouvé de la place, sans aucun rapport avec le contexte de la page. Son souci n’était pas d’être lisible par un tiers, et il n’évoque la mise en ordre de ses textes que par une remarque incidente en 1508 dans le Codex Arundel de Londres. Tous les ajouts marginaux sont signalés dans l’édition par un astérisque.
La publication du Codex Madrid I se compose de quatre volumes. Le premier traite de la construction de machines et de tous les éléments détaillés de leur conception ; le deuxième de la théorie mécanique et des textes annexes ; le quatrième contient l’ensemble des textes et des dessins de Léonard de Vinci. C’est le troisième volume qui offre au lecteur un matériau abondant pour l’analyse et la recherche, et permet de comprendre la complexité du travail des éditeurs. Il comporte une introduction historique, philologique et bibliographique aux textes et aux dessins, la liste des entrées du manuscrit et une série d’index.
L’introduction historique situe les plus anciens manuscrits milanais de Léonard de Vinci, datés de 1487-1488 et de 1493, dans le cadre plus général de la publication de textes techniques de l’époque médiévale et moderne. Bien avant les deliciae mechanicae du xviie siècle qu’illustrent les travaux de Galilée ou de Descartes, il s’agit de traités médiévaux étudiés et publiés par des historiens des techniques, dont certains n’ont été retrouvés que très récemment, comme le De machinis de Konrad Gruter, écrit en Italie, daté de la fin du xive siècle et édité parmi d’autres par D. Lohrmann en 2006Footnote 1.
Les manuscrits madrilènes sont, dans un deuxième chapitre, replacés au sein d’une histoire de l’édition des textes de Léonard de Vinci conservés en France, en Italie et en Angleterre, jusqu’à l’édition nationale réalisée par Giunti à Florence, soit 50 volumes entre 1975 et 1998. Viennent ensuite des tableaux et figures répartissant les ajouts page par page du Codex Madrid I, puis une analyse des dessins qui montre que la passion du détail s’associe au désir d’aller vite à l’essentiel pour une démonstration théorique : la construction de modèles à partir des dessins de Léonard de Vinci doit, pour devenir fonctionnelle, suppléer à l’absence de dimensions données aux figures, que ce soit sur la même page celle d’une serrure ou celle d’un métier à tisser.
Tous les manuscrits de Léonard de Vinci sur la mécanique font l’objet de notes complètes, qu’il s’agisse des volumes originaux, comme les carnets de l’Institut, ou de recueils de feuilles isolées ou de fascicules, comme l’« Atlanticus » de l’Ambrosiana. Sont ensuite données la liste des 23 publications sur la mécanique de Léonard de Vinci depuis 1974, la liste de toutes les éditions de ses manuscrits, la liste d’éditions d’autres traités techniques de l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle, une abondante bibliographie et, enfin, une série d’index – noms de personnes, noms de lieux, vocabulaire italien du codex, noms de choses et de notions.
L’extrême complexité du manuscrit, l’extraordinaire qualité des dessins, les éléments rassemblés pour la connaissance, le plaisir ou l’étude font de ce travail considérable d’édition une exceptionnelle réussite et il est juste de remercier tous ceux, auteurs, institutions, éditeurs, qui ont mené à bien cette célébration exemplaire de Léonard de Vinci.