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Hélène Artaud Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique, Paris, La Découverte, 2023, 304 p.

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Hélène Artaud Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique, Paris, La Découverte, 2023, 304 p.

Published online by Cambridge University Press:  02 April 2025

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Abstract

Type
Pacifique et Océanie (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Dans l’imaginaire occidental, la mer et l’océan représentent un espace à la fois méconnu et hostile. Tout comme la « nature », et en particulier la forêtFootnote 1, l’élément liquide qui entoure les terres émergées a toujours constitué un monde mystérieux et inquiétant. Un espace qu’il convient donc de dominer et d’exploiter, par la pêche à outrance notamment et, plus généralement, par une posture coloniale qui assume d’autant mieux son caractère prédateur que la mer serait, par essence, un espace vierge, dépourvu de toute forme d’occupation ou de propriété humaine. Immersion, tiré d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, propose une tout autre lecture du rapport à l’océan. À partir d’une mise en perspective « des mondes atlantique et pacifique », comme le souligne le sous-titre de l’ouvrage, mais aussi à partir des représentations qu’en ont les Océaniens, Hélène Artaud propose de dépasser cette vision euro-centrée. C’est ici que se situe la principale originalité de cet ouvrage, qui témoigne de l’intérêt grandissant des sciences sociales pour les autrices et auteurs océaniens contemporains et leurs discours.

La première partie est consacrée à la « perspective atlantique » et s’appuie sur une connaissance fine et érudite des innombrables écrits occidentaux sur et autour de la mer. En parcourant ces récits scientifiques et profanes tout en réévaluant aussi les apports successifs de l’anthropologie maritime et de l’anthropologie de la pêche notamment, l’autrice souligne combien une perspective matérialiste a maintenu l’océan dans un statut d’espace vierge. Un tel point de vue trahit un rapport utilitariste et profondément situé : pour les Océaniens, la mer et l’océan sont au contraire un prolongement des terres émergées, un lieu de ressources, mais aussi un espace habité, chargé de sens, de récits et d’affects. Si ce type de réflexions apparaît déjà dans une partie de l’anthropologie dite classique, en particulier dans les ouvrages canoniques de Bronisław Malinowski (Les Argonautes du Pacifique occidental et Les jardins de corail)Footnote 2, les conceptions contemporaines de l’océan et de la mer dans le Pacifique nous sont beaucoup moins connues.

Parmi elles émerge la figure tutélaire de l’anthropologue fidjien Epeli Hauʻofa (1939-2009), auquel H. Artaud fait une large place dans son ouvrage. Dans un article paru en 1994 (« Our Sea of Islands »Footnote 3), puis à travers une série de textes et de conférences qui en ont fait l’un des penseurs les plus influents du Pacifique contemporain, ce fils de missionnaires polynésiens élevés en Papouasie-Nouvelle-Guinée a contribué à faire émerger une perception insulaire de l’océan Pacifique, à côté de la vision impériale et « island-oriented » qui a longtemps dominé l’historiographie et l’anthropologie de la régionFootnote 4. « Nous sommes la mer, nous sommes l’océanFootnote 5 », affirmait-il : tel que le souligne l’autrice, E. Hauʻofa (qui a longtemps enseigné à l’université du Pacifique Sud à Suva) propose – au-delà d’une autre interprétation du rapport à l’océan de ces populations insulaires connues pour leur grande maîtrise de la navigation en haute mer – une conception radicalement différente du Pacifique et de ses habitants. Comme le suggéraient déjà Kerry Howe et les autres historiennes et historiens de la Research School of Pacific Studies de l’université nationale australienne (ANU, Canberra) à partir des années 1980, le souhait de rompre avec l’histoire impériale et de se focaliser sur des territoires plus circonscrits a parfois conduit à une forme de « myopie monographique », laissant de côté les contacts, les échanges et les circulations qui font du Pacifique un continent en mouvement, où l’eau et la terre formeraient une continuité.

S’appuyant sur une grande érudition relative aux usages et aux représentations de la mer parmi les insulaires, H. Artaud offre donc ici une analyse compréhensive et globale du rapport des insulaires – ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui – au « Grand océan », dans un souci de permanence qui permet de dépasser les débats stériles sur l’inauthenticité supposée des Océaniens actuels. Cartes, boussoles, repères, mythes et récits précoloniaux sur l’océan abondent dans le Pacifique, et l’inventaire qu’en fait ici l’autrice constitue certainement l’une des meilleures introductions possibles à la diversité et à la complexité du rapport de ses habitants à la mer. Si cette approche repose parfois sur l’idée que les populations océaniennes seraient habitées par une conception différente de l’espace et de la géographie (qu’on la nomme culture ou, plus récemment, « ontologie »), l’attention aux éléments matériels et techniques apporte une nuance à ce qui pourrait relever d’une forme d’essentialisme.

Cette dimension matérielle se traduit ici par un rappel de la maîtrise sans égale des Océaniens pour la navigation, qui leur a permis de conquérir tout le Pacifique en quelques siècles (à partir d’un foyer originel de peuplement identifié à Taïwan), ce à une époque où aucune autre population au monde ne maîtrisait la navigation en haute mer. Pour se représenter la prouesse qu’a constituée la première colonisation du Pacifique insulaire (qui, en dehors de l’Australie et de la Nouvelle-Guinée, était demeuré inhabité jusqu’à environ 3 à 4 000 ans av. n. ère), il suffit par exemple de se rappeler que l’île de Pâques ou les îles formant l’archipel d’Hawaiʻi se situent à environ 5 heures d’avion de toute autre terre émergée. Rejoindre ces îles en bateau devait donc probablement prendre des semaines, et l’on sait que des échanges réguliers existaient entre les populations de certaines de ces îles distantes de plusieurs milliers de kilomètres.

En faisant valoir d’autres conceptions, plus positives, du rapport à l’océan, H. Artaud nous invite aussi à reconsidérer les préjugés racialistes et coloniaux qui ont longtemps entouré la perception des peuples insulaires du Pacifique. Ces prouesses de navigation à travers un océan immense et perçu comme particulièrement hostile ont longtemps semblé impossibles aux Occidentaux. Ainsi, Pedro Fernándes de Quirós, premier Européen à se rendre aux îles Marquises en 1595, se demande « comment ces peuples dénués de moyens technologiques appropriés » (p. 96) avaient pu parvenir jusque-là. Avant que le capitaine James Cook, lors de ses trois voyages autour du monde (entre 1768 et 1779), ne constate que les langues parlées dans la plupart des îles du Pacifique étaient apparentées, les Européens pensaient que ces populations avaient été créées là, sur ces îles éparses, dont elles n’avaient jamais bougé. Ces présupposés selon lesquels les Océaniens étaient incapables de tels exploits maritimes se maintiennent jusqu’à tard : en 1947, plusieurs jeunes scandinaves emmenés par Thor Heyerdahl lancèrent la fameuse expédition du Kon-Tiki, un bateau de balsa au bord duquel ils embarquèrent depuis le Pérou pour prouver que le peuplement du Pacifique s’était probablement effectué depuis l’Amérique latine, à l’initiative des Incas.

Cette incapacité à considérer les Océaniens comme capables de naviguer à travers le Pacifique à une époque lointaine et préindustrielle nous informe en creux sur le rapport ambigu des Occidentaux à l’océan. L’élément liquide (océan, mer ou fleuve) constitue pour eux une sorte de frontière « naturelle » entre des entités terrestres isolées. « Nulle île n’est une île », écrivait pourtant Carlo Ginzburg qui, de Thomas More (Utopie, 1516) aux récits de Robert Louis Stevenson (connu dans le Pacifique Sud sous le surnom de « Tusitala », le conteur), voit surtout dans l’île comme métaphore de l’altérité absolue une idée plus qu’une réalité et « un paradigme pour penser, dans l’histoire, les relations du même et de l’autre »Footnote 6. Si l’île ne représente pas, dans de nombreuses langues océaniennes, une entité géographique distincte, l’idée de la mer en tant que frontière semble de même une conception située et, en l’occurrence, une conception issue d’un regard étatique et centralisé. Certains historiens contemporains, tel Renaud Morieux, ont montré que la mer (la Manche, par exemple) pouvait être au contraire appréhendée comme un territoire de circulation et d’échanges qui relie les populations, plutôt que comme une frontière « naturelle », à condition de s’éloigner de la perspective impériale et métropolitaine qui l’a longtemps perçue comme un « espace », et non comme un « lieu »Footnote 7.

Malgré le « tournant océanique » décrit ici, et la découverte d’un monde océanien où le rapport à l’océan est tout autre, l’autrice se révèle néanmoins mesurée vis-à-vis d’un véritable renversement de perspective et de la possibilité qu’une appréhension différente de l’océan émerge en Occident. Plus que l’amorce d’une rupture entraînée par cette confrontation entre la vision atlantique et le Pacifique, elle perçoit en réalité une continuité dans la relation des Européens à la mer. Les récents débats autour de l’exploitation des ressources minières présentes au fond des océans semblent malheureusement lui donner raison.

References

1. Philippe Braunstein, « Forêts d’Europe au Moyen-Âge », Cahiers du Centre de recherches historiques, 6, 1990, https://doi.org/10.4000/ccrh.2859.

2. Bronisław Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, trad. par A. et S. Devyver, Paris, Gallimard, [1922] 1963 ; id., Les jardins de corail, trad. par P. Clinquart, Paris, La Découverte, [1935] 2002.

3. Epeli Hauʻofa, « Our Sea of Islands », The Contemporary Pacific, 6-1, 1994, p. 148-161.

4. Isabelle Merle, « L’histoire coloniale du Pacifique. Problèmes et débats de la recherche anglophone », in A. Bensa et J.-C. Rivierre (dir.), Le Pacifique. Un monde épars, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 48-73 ; Nicholas Thomas, Océaniens. Histoire du Pacifique à l’âge des empires, trad. par P. Dardel, Toulouse, Anacharsis, [2010] 2020.

5. Epeli Hau‘ofa, We Are the Ocean: Selected Works, Honolulu, University of Hawaiʻi Press, 2008, p. 16.

6. Carlo Ginzburg, Nulle île n’est une île. Quatre regards sur la littérature anglaise, trad. par M. Rueff, Paris, Verdier, 2005.

7. Philip E. Steinberg, The Social Construction of the Ocean, Cambridge, Cambridge University Press, 200 ; Renaud Morieux, Une mer pour deux royaumes. La Manche, frontière franco-anglaise, xviie-xviiie siècles, Rennes, PUR, 2008.