1. Le Canada et le droit international de l’investissement en 2023
Après un endormissement remontant à la période prépandémique, la pratique conventionnelle du Canada en matière d’investissement connaît un regain de vigueur en 2023. L’adoption de codes de conduite pour les arbitres et les juges constitue le premier résultat tangible des discussions en cours au Groupe de travail III de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) sur la réforme du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).Footnote 1 Le redémarrage du programme de conclusion d’accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) permet de mettre en application pour la première fois l’APIE-type du Canada de 2021.Footnote 2 Sur le plan du contentieux d’investissement, le 30 juin 2023 marque la fin du régime transitoire de RDIE de l’Accord entre le Canada, les États-Unis et le Mexique (ACÉUM).Footnote 3 Bien que le Canada et les États-Unis ne font pas l’objet d’une avalanche de réclamations avec la fin du RDIE dans leurs rapports réciproques, une controverse importante subsiste dans plusieurs affaires pendantes quant à la portée de ce régime transitoire. Par ailleurs, le contentieux impliquant les investisseurs canadiens à l’étranger montre un nouveau visage en 2023 avec les deux premières réclamations de la part de sociétés d’État. Les codes de conduite de la CNUDCI font l’objet d’une analyse détaillée dans la chronique cette année. Un tour d’horizon des principaux autres faits marquants de 2023 est d’abord effectué en ce qui concerne la pratique conventionnelle et la pratique contentieuse du Canada.
2. Pratique conventionnelle du Canada
La pratique conventionnelle du Canada en matière d’investissement connaît un regain de vigueur en 2023, tant sur le plan multilatéral que régional ou bilatéral.
A. Pratique conventionnelle multilatérale
Les négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) d’un accord sur la facilitation de l’investissement pour le développement (Accord FID) se sont conclues avec succès en 2023. Dans leur déclaration du 6 juillet, les co-coordonnateurs des discussions structurées de l’OMC sur la question ont annoncé que les 110 membres qui y participent, dont le Canada, se sont entendus sur le texte de l’accord.Footnote 4 Ce dernier n’a pas été rendu public lors de la conclusion des négociations, afin de permettre son toilettage juridique et linguistique en vue d’une adoption formelle lors de la conférence ministérielle d’Abou Dhabi en 2024.Footnote 5 Il est entendu que cet accord plurilatéral doit être intégré dans l’architecture juridique de l’OMC et qu’il doit être ouvert à tous ses membres. Il vise essentiellement à permettre aux pays en développement de bénéficier des flux d’investissements internationaux et à encourager l’investissement durable. L’Accord FID ne s’intéresse ni à l’admission, ni à la protection des investissements, pas plus qu’il ne prévoit de procédure de RDIE. Il vise plutôt à prévenir les différends dans les pays en développement en posant des règles concernant la transparence de la réglementation nationale, la simplification des procédures administratives, la coopération entre l’État d’accueil et l’État de nationalité de l’investisseur, l’assistance technique au profit des pays en développement, ainsi que la conduite responsable des entreprise et la lutte contre la corruption, ces deux derniers aspects visant plus spécialement la durabilité de l’investissement. D’ici l’adoption formelle de l’Accord FID et son intégration aux accords de l’OMC, les pays en développement sont invités à évaluer leurs besoins d’assistance technique au moyen d’un guide conçu à cette fin.
Les discussions au sein du Groupe de travail III de la CNUDCI se sont poursuivies en 2023, permettant l’adoption d’une première série d’éléments de réforme concrets.Footnote 6 En plus des codes de conduite qui sont analysés plus bas, la CNUDCI a aussi adopté des dispositions types et des lignes directrices sur la médiation dans les différends entre investisseurs et États.Footnote 7 Parmi les autres éléments de réforme qui ont progressé de manière significative au cours de l’année, il faut mentionner le projet de décision sur la création d’un centre consultatif sur le droit international de l’investissement au bénéfice des pays en développement.
B. Pratique conventionnelle régionale et bilatérale
Deux accords signés en 2023 avec l’Ukraine et Taïwan appliquent l’APIE-type du Canada de 2021 pour la première fois. Tous deux transposent fidèlement l’APIE-type, mais quelques différences notables doivent être soulignées, surtout en ce qui concerne l’accord avec Taïwan, en raison de son statut international particulier.
i. ALÉ modernisé entre la Canada et l’Ukraine
L’Accord de libre-échange modernisé entre le Canada et l’Ukraine (ALÉ modernisé Canada-Ukraine)Footnote 8 comporte un chapitre sur l’investissement, contrairement à son prédécesseur de 2016, aussi prévoit-il la suspension de l’APIE de 1994 entre les deux pays lorsqu’il entrera en vigueur.Footnote 9 Une clause de survie de 10 ans est toutefois prevue concernant l’APIE de 1994, mais uniquement pour les manquements survenus avant sa suspension. L’abandon des exceptions sanitaires et environnementales est maintenu et confirme la nouvelle approche du Canada à cet égard.Footnote 10 Ce recul apparent de la protection du droit de légiférer de l’État a valeur de symbole avec l’Ukraine, puisque l’APIE avec cette dernière était le premier du Canada à prévoir de telles exceptions générales en matière d’investissement.Footnote 11 Par ailleurs, la nouvelle obligation de compensation en cas de réquisition ou de destruction non justifiée de l’investissement, lors d’un conflit armé, prend une couleur particulière dans le contexte de la guerre en Ukraine.Footnote 12 La section sur la promotion et la facilitation des investissements n’est pas reprise par l’ALÉ modernisé, alors qu’il s’agit d’une innovation originale quoique imparfaite de l’APIE-type de 2021.Footnote 13 La réserve concernant les clauses du traitement national, de la nation la plus favorisée, de la liberté d’exploitation de l’entreprise et du personnel-clé est moins large que dans l’APIE-type. Elle prévoit une clause d’antériorité spécifique tant pour les mesures fédérales ou centrales que pour les mesures provinciales ou régionales, précisant les mesures antérieures incompatibles protégées, plutôt qu’une clause d’antériorité générale.Footnote 14 Une clause originale est introduite pour permettre à l’État d’imposer des formalités spéciales de contrôle aux investisseurs étrangers ou d’exiger des informations à des fins statistiques.Footnote 15
Sur le plan du RDIE, l’ALÉ modernisé Canada-Ukraine innove en prévoyant explicitement que l’investisseur perd son droit à l’arbitrage s’il a effectué son investissement à la suite d’une “déclaration frauduleuse, de dissimulation, de corruption ou d’une conduite équivalant à un abus de procédure.”Footnote 16 Cette disposition opportune s’inspire de l’Accord économique et commercial global entre le Canada, d’une part, et l’Union européenne et ses États membres, d’autre part (AECG),Footnote 17 répondant ainsi à l’une des critiques formulées à l’encontre de l’APIE-type du Canada de 2021.Footnote 18 Enfin, la clause prévoyant l’adoption d’une interprétation obligatoire de l’accord par les États précise explicitement, à l’instar de l’AECG, qu’ils peuvent décider d’une date à partir de laquelle elle devient obligatoire, ce qui répond en partie aux problèmes concernant leur application aux affaires pendantes.Footnote 19
ii. Arrangement entre le Canada et Taïwan
L’Arrangement entre le Bureau Commercial du Canada à Taipei et le Bureau Économique et Culturel de Taipei au Canada concernant la promotion et la protection des investissements (Arrangement Canada-Taïwan sur l’investissement)Footnote 20 s’inscrit dans la stratégie du Canada pour la région indo-pacifique. Celle-ci vise notamment à y intensifier la conclusion d’accords de commerce et d’investissement afin de contribuer au développement de chaînes de valeur résilientes.Footnote 21 Il ne s’agit toutefois pas d’un traité mais plutôt d’un simple “arrangement,” correspondant aux accords internationaux juridiquement non-contraignants sur lesquels la Commission du droit international (CDI) se penche actuellement.Footnote 22 Le Canada s’inspire ici de sa propre pratique puisqu’il a conclu un tel arrangement en matière fiscale avec Taïwan en 2016.Footnote 23 Le choix d’un tel instrument s’explique par le fait que le Canada adhère au principe d’une seule Chine et ne reconnaît pas l’indépendance de Taïwan,Footnote 24 ce qui rappelle la pratique des États-Unis qui se gardent aussi de conclure des traités avec l’île.Footnote 25 Outre la dénomination de l’arrangement, plusieurs autres indices confirment l’intention de ne pas conclure un traité, comme les parties qui sont le Bureau commercial du Canada à Taipei et le Bureau économique et culturel de Taipei au Canada, la terminologie employée (“participant,”Footnote 26 “divergence,”Footnote 27 “prise d’effet”Footnote 28), ou encore la procédure interne de conclusion suivie et l’omission du Canada de le classer dans son répertoire d’APIE.Footnote 29 Ces précautions prises par le Canada pour ne pour ne pas froisser la Chine n’ont pas empêché cette dernière d’être fortement indisposée par cet arrangement, alors que le Canada a déjà conclu des APIE avec celle-ci et Hong Kong.Footnote 30
Bien qu’il ne s’agisse pas formellement d’un APIE, le contenu matériel de l’Arrangement Canada-Taïwan sur l’investissement est pratiquement identique à l’APIE-type du Canada de 2021. Contrairement à l’ALÉ modernisé avec l’Ukraine, il reproduit cette fois la section sur la promotion et la facilitation des investissements.Footnote 31 Cependant, il ne reprend pas la nouvelle clause sur le droit de légiférer, qui constitue pourtant une contrepartie importante à l’abandon des exceptions sanitaires et environnementales dans l’APIE-type. Le contenu de cette clause est plutôt reproduit dans le préambule de l’arrangement. En revanche, l’approche en ce qui concerne le RDIE comporte des différences très significatives avec l’APIE-type, reflétant la nature non juridique de l’arrangement et les rapports politiques particuliers entre le Canada et Taïwan. En cas de “divergence” avec l’État hôte concernant l’application de l’arrangement, l’investisseur peut demander à ce dernier de consentir à soumettre la question à l’arbitrage suivant une convention-type dont le contenu reprend les clauses de l’APIE-type sur le RDIE.Footnote 32 Il n’y a donc pas de consentement préalable de l’État à l’arbitrage contrairement à l’approche habituelle du Canada. La convention, si elle est conclue, incorpore les règles matérielles prévues par l’arrangement comme droit applicable dans l’arbitrage, mais n’a pas pour effet de transformer l’arrangement lui-même en accord juridiquement contraignant.Footnote 33 La sentence rendue est exécutoire et peut faire l’objet d’une demande de reconnaissance et d’exécution aux termes de la convention de New York.Footnote 34 L’arbitrage dont il est ici question est donc contractuel et n’implique pas l’invocation de la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite. Ainsi le Canada ajoute-t-il une nouvelle variation du RDIE à sa gamme déjà large, qui va du refus complet avec les États-Unis au système juridictionnel avec l’Union européenne (UE).
iii. Autres développements dans la pratique conventionnelle régionale et bilatérale
Sur le plan régional, l’adhésion du Royaume-Uni à l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP)Footnote 35 s’est concrétisée en 2023, avec la signature d’un protocole à cet effet.Footnote 36 Lorsqu’il entrera en vigueur, cela portera à douze le nombre de parties au PTPGP, avec le Royaume-Uni et tous ses signataires originaux, dont le Canada, puisque le Brunei et le Chili l’ont finalement ratifié en 2023.Footnote 37 Il faut souligner que le Royaume-Uni renonce à appliquer le RDIE dans ses rapports avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, au moyen d’échanges de lettres, alors que le RDIE s’applique dans ses rapports avec le Canada.Footnote 38 Bien qu’il l’ait aboli dans ses rapports avec les États-Unis, le Canada applique ainsi le RDIE avec plusieurs pays développés en vertu du PTPGP, soit l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et bientôt le Royaume-Uni.
Malgré que certaines dispositions du chapitre sur l’investissement de l’AECG — et surtout le système juridictionnel de RDIE — ne sont pas appliqués provisoirement pendant son processus de ratification, deux projets de décision importants ont néanmoins été adoptés par le Canada et l’UE. Le premier est une note d’interprétation obligatoire des règles de fond du chapitre, visant à mieux protéger le droit de légiférer de l’État, en ce qui concerne par exemple les changements climatiques.Footnote 39 L’adoption de ce projet de note d’interprétation aurait été une condition posée par l’Allemagne à sa ratification de l’AECG en 2023.Footnote 40 Celle-ci porte à dix-sept le nombre d’États membres ayant ratifié l’accord sur un total de vingt-sept.Footnote 41 Le second projet de décision adopté concerne le renforcement de l’accès au RDIE pour les individus et les petites et moyennes entreprises (PME), au moyen de l’ajout d’une procédure optionnelle d’arbitrage accéléré.Footnote 42 Ce projet de décision répond à l’Avis 1/17 de la Cour de justice de l’UE, qui a jugé que le système juridictionnel de RDIE de l’AECG serait compatible avec le droit à l’accès à un tribunal indépendant seulement si la Commission européenne concrétisait son intention de prendre des mesures à cet égard en faveur des individus et des PME.Footnote 43
La négociation d’un ALÉ comportant un chapitre sur l’investissement et le RDIE avec l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) s’est poursuivie intensivement en 2023.Footnote 44 Cette négociation s’inscrit également dans la stratégie du Canada pour la région indo-pacifique. L’ALÉ augmentera de manière significative le nombre de pays en développement avec lesquels le Canada consent au RDIE. La négociation avec le Royaume-Uni d’un ALÉ censé comporter un chapitre sur l’investissement, mais sans RDIE, a toutefois été suspendue en 2023, pour des raisons non liées à l’investissement.Footnote 45 L’examen du système juridictionnel de RDIE de l’AECG, prévu par l’accord de continuité commerciale entre les deux pays, ne semble pas avoir été mené à terme au cours de la période de trois ans prévue à cette fin.Footnote 46 Par conséquent, le système juridictionnel de RDIE s’appliquera entre eux sans modification si l’AECG entre en vigueur, alors que le régime de RDIE du PTPGP s’appliquera aussi dès que l’adhésion du Royaume-Uni sera effective.
Lorsque l’ALÉ modernisé avec l’Ukraine entrera en vigueur, leur nombre s’élèvera à seize, dont un est suspendu et neuf comportent un chapitre sur l’investissement incluant le RDIE.Footnote 47 Hormis le nouvel arrangement avec Taïwan, le dernier APIE signé par le Canada est celui de 2019 avec la Moldavie. Leur nombre en vigueur demeure à trente-six, en plus de deux accords suspendus en raison de la conclusion subséquente d’un ALÉ avec un chapitre sur l’investissement, alors que l’APIE avec l’Équateur s’est éteint.Footnote 48
3. Pratique contentieuse du Canada et des investisseurs canadiens
Si la pratique contentieuse du Canada est peu active en 2023, celle des investisseurs canadiens à l’étranger l’est beaucoup plus.
A. Différends relatifs aux investissements avec le Canada
Aucune nouvelle réclamation n’a été soumise contre le Canada en 2023 sur la base d’un traité d’investissement. Une réclamation de 2022 a toutefois été rendue publique concernant — pour la troisième fois — le plan de sortie de l’Alberta de la filière énergétique du charbon, dans l’affaire Westmoreland c Canada III. Footnote 49 La société américaine Westmoreland Coal Company avait fait une première réclamation en 2018 contre le Canada en raison de l’exclusion de ses mines de charbon du plan de compensation de la province.Footnote 50 Elle avait retiré sa réclamation après l’approbation par les tribunaux américains du transfert de la propriété de ses mines albertaines à la société de portefeuille américaine Westmoreland Coal Mining Holding. La nouvelle réclamation de cette dernière contre le Canada, soumise en 2019, a été rejetée par le tribunal arbitral en 2022 pour défaut de compétence car la société de portefeuille n’était pas propriétaire des mines au moment des faits litigieux.Footnote 51 La société Westmoreland Coal Company soumet à nouveau sa réclamation à titre de propriétaire des mines lors de la naissance du différend. Le montant des dommages réclamés par l’investisseur n’est pas encore déterminé, mais il allègue la violation des clauses du traitement national, du traitement juste et équitable (TJE) et d’expropriation de l’Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis et le gouvernement du Mexique (ALÉNA),Footnote 52 en se prévalant cette fois du régime transitoire de RDIE de l’ACÉUM. Le Canada conteste la compétence du tribunal arbitral au motif que Westmoreland Coal Company n’était plus propriétaire des mines lors de l’entrée en vigueur de l’ACÉUM et que son recours est par ailleurs prescrit.Footnote 53
À la fin de 2023, cinq affaires sont pendantes contre le Canada, concernant toutes des réclamations d’investisseurs américains. Les affaires Einarsson c Canada,Footnote 54 Windstream Energy c Canada (II),Footnote 55 Koch c Canada Footnote 56 et Westmoreland (III) portent toutes sur des différends nés avant l’extinction de l’ALÉNA, contrairement à l’affaire Ruby River Capital c Canada. Footnote 57 Le Canada se maintient dans le palmarès des pays les plus poursuivis au titre du RDIE, rejoignant le Pérou au huitième rang (trente quatre réclamations), derrière l’Argentine (soixante-cinq), le Venezuela (soixante-quatre), l’Espagne (cinquante-six), le Mexique (cinquante-deux), l’Égypte (quarante-six), la République tchèque (quarante-deux) et la Pologne (trente-sept).Footnote 58
B. Différends relatifs aux investissements canadiens à l’étranger
Trois décisions sont rendues en 2023 dans des différends relatifs à l’investissement canadien à l’étranger, alors que plusieurs réclamations sont soumises dans de nouvelles affaires.
i. Rand c Serbie
L’affaire Rand c Serbie Footnote 59 met en cause la résolution du contrat de privatisation d’une entreprise agricole située près de Belgrade, dont 70 pour cent des actions étaient détenues par des investisseurs canadiens, par le truchement d’une société de portefeuille chypriote et d’un prête-nom serbe. À la majorité, le tribunal arbitral juge qu’il est uniquement compétent pour connaître de la réclamation du seul investisseur canadien qui a fait un véritable investissement au sens de l’article 25 de la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (Convention CIRDI).Footnote 60 Il rejette l’existence d’un critère autonome de contribution au développement de l’État d’accueil ou d’une condition de légalité dans la notion d’investissement.Footnote 61 La définition de l’investissement de l’APIE Canada-Serbie est également satisfaite et en l’absence d’une clause explicite à cet effet, le tribunal juge qu’il ne peut refuser la protection de l’APIE à l’investissement qui aurait été fait de manière illégale, frauduleuse ou trompeuse.Footnote 62 Dans son opinion séparée, l’arbitre dissident considère que le tribunal n’est pas compétent car l’investisseur n’a pas fait la preuve qu’il était le véritable propriétaire des actions de l’entreprise agricole détenues par le prête-nom.Footnote 63 Il est aussi d’avis que l’investissement réalisé de manière illégale ne devrait pas être protégé par le droit international, même en l’absence d’une clause explicite à cet effet. La position de l’arbitre dissident est plus en phase avec la pratique arbitrale, qui considère habituellement que la protection du traité peut être refusée à un tel investissement sur la base du principe général de la bonne foi et de la primauté du droit.Footnote 64
Le tribunal arbitral juge ensuite à la majorité que la réclamation de l’investisseur canadien est bien fondée en droit. Il considère que les agissements de l’agence de privatisation à l’origine du différend sont attribuables à la Serbie parce que les mesures attaquées ont été prises dans l’exercice de prérogatives de puissance publique, bien qu’elle ne soit pas un organe de l’État.Footnote 65 Il rejette aussi à la majorité le moyen de défense de la Serbie voulant que l’agence ait uniquement agit en tant qu’opérateur commercial, au motif qu’elle aurait bien exercé des prérogatives de puissance publique.Footnote 66 Cette analyse du tribunal arbitral est discutable puisque la question de savoir si l’agence agit en tant qu’opérateur commercial est pertinente pour l’attribution de ses agissements à la Serbie, mais ne saurait intervenir de nouveau par la suite pour soustraire la Serbie à sa responsabilité internationale. Le tribunal conclut à la majorité que la Serbie a violé la clause du TJE en raison de la résolution illégale du contrat de privatisation par son agence.Footnote 67 La clause du TJE dans l’APIE Canada-Serbie est limitée à la norme minimale de traitement de la coutume internationale et le tribunal l’interprète conformément au seuil élevé exigé par l’affaire Waste Management c Mexique (II). Footnote 68 Pourtant, l’application par le tribunal de cette norme stricte aux faits de l’espèce n’est pas convaincante, puisqu’il se contente de souligner l’illégalité de la résolution du contrat au regard du droit serbe, plutôt que de démontrer qu’elle constitue une conduite arbitraire, grossièrement inique, injuste ou idiosyncratique au sens de la norme minimale de traitement. L’arbitre dissident considère au contraire que les agissements de la Serbie sont conformes à la clause du TJE.Footnote 69 Par souci d’économie judiciaire, la majorité du tribunal décide de ne pas examiner l’allégation d’expropriation directe sans indemnisation, puisque cela ne changerait rien au préjudice qu’a subi l’investisseur.Footnote 70 Elle rejette enfin le moyen de défense de la Serbie fondé sur l’exception générale pour les mesures nécessaire pour assurer le respect de son droit interne, au motif précisément que la résolution du contrat était contraire au droit serbe.Footnote 71 Le tribunal arbitral condamne à la majorité la Serbie à verser EUR 14,6 millions en dommages à l’investisseur canadien lésé.Footnote 72
ii. Alhambra c Kazakhstan
Un autre différend concernant un investisseur canadien a connu des développements en 2023, avec la décision du comité ad hoc sur l’annulation de la sentence rendue en 2020 et la resoumission de certains aspects de la réclamation dans l’affaire Alhambra c Kazakhstan. Footnote 73 Cette affaire est entourée d’un grand secret puisqu’aucun document de procédure la concernant n’est publié, ce qui est regrettable et alimente les critiques – justifiées – sur le manque de transparence du RDIE.Footnote 74 Elle met en cause une société minière canadienne et sa filiale néerlandaise, dont les réclamations sont fondées sur le traité bilatéral d’investissement entre le Kazakhstan et les Pays-Bas. Le tribunal arbitral aurait décliné sa compétence en ce qui concerne la réclamation de l’investisseur canadien, mais il aurait accueilli celle de la filiale néerlandaise sur le fond. Tant les investisseurs que l’État demandaient l’annulation partielle de cette sentence, mais la décision rendue par le comité ad hoc n’est pas publiée. Certains aspects de la sentence auraient été annulés, concernant le lien de causalité et le calcul des dommages, et la nouvelle réclamation soumise par la filiale néerlandaise porterait sur ceux-ci. Il faut souligner que l’investisseur canadien dans cette affaire ne semble pas avoir tenté de fonder sa réclamation sur l’APIE entre le Canada et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), auquel le Kazakhstan pourrait avoir succédé.Footnote 75
iii. First Majestic c Mexique (I) et (II)
Une sentence sur la compétence est aussi rendue en 2023 dans l’affaire First Majestic c Mexique (I),Footnote 76 qui porte sur la réclamation de USD 500 millions d’une société minière canadienne en raison d’un différend avec les autorités fiscales mexicaines concernant des mines d’or et d’argent. Le tribunal avait ordonné des mesures conservatoires afin que le Mexique n’empêche pas des remboursements de taxes à l’entreprise locale de l’investisseur canadien pendant l’arbitrage. Le défaut du Mexique d’exécuter ces mesures conservatoires conduit l’investisseur à soumettre une nouvelle requête d’arbitrage en 2023, visant spécifiquement cette omission dans l’affaire First Majestic c Mexique (II). Footnote 77 Le tribunal arbitral rejette l’objection du Mexique à sa compétence dans la première affaire, suivant laquelle ce second arbitrage serait incompatible avec la condition de renonciation par l’investisseur à tous ses autres recours prévue par l’article 1121 de l’ALÉNA. Le tribunal considère que la seconde affaire porte sur des mesures distinctes de la première et que sa soumission ne contrevient donc pas à l’article 1121. Les deux affaires peuvent donc suivre chacune leur cours en parallèle.Footnote 78
iv. Autres développements dans la pratique contentieuse des investisseurs canadiens
En plus de l’affaire First Majestic (II), trois autres nouvelles réclamations ont été soumises en 2023 par des investisseurs canadiens, dont deux par des sociétés d’État provinciales, ce qui constitue une première pour le Canada et s’inscrit dans une tendance globale dans le contentieux de l’investissement.Footnote 79 Dans l’affaire Alberta Petroleum Marketing Commission c Etats-Unis,Footnote 80 une société d’État de l’Alberta ajoute finalement sa propre réclamation à celle de USD 15 milliards de sociétés privées canadiennes dans l’affaire TC Energy et TransCanada c États-Unis (II),Footnote 81 en raison du retrait de l’autorisation du projet d’oléoduc Keystone XL dans lequel elle aurait également investi. Ces deux affaires soumises en vertu du régime transitoire de RDIE de l’ACÉUM concernent des mesures postérieures à l’extinction de l’ALÉNA, soulevant la question controversée de sa portée temporelle.
Une réclamation est soumise pour la première fois en vertu du régime de RDIE du PTPGP dans l’affaire Caisse de dépôt et de placements du Québec c Mexique. Footnote 82 Le différend concernerait une entreprise de production d’énergie éolienne et solaire dans laquelle la société d’État aurait investi et qui serait touchée par la nouvelle législation mexicaine sur l’électricité. Les procédures ont été suspendues à la demande des parties immédiatement après leur commencement, la requête en arbitrage de la société d’État du Québec visant vraisemblablement à réserver ses droits. Il faut souligner qu’elle été soumise après l’extinction du régime transitoire de RDIE de l’ACÉUM, illustrant que les investisseurs canadiens doivent désormais se tourner vers le PTPGP pour faire des réclamations contre le Mexique.
Une ultime réclamation a néanmoins pu être soumise par une société minière canadienne contre le Mexique en vertu du régime transitoire de RDIE de l’ACÉUM dans l’affaire Goldgroup c Mexique. Footnote 83 L’investisseur canadien réclame USD 100 millions dans ce différend né avant l’extinction de l’ALÉNA et qui concerne une série de décisions judiciaires prises à l’égard d’un projet de mine d’or.
Au terme de l’année 2023, vingt-trois affaires initiées par des investisseurs canadiens restent pendantes contre des pays d’Amérique du Nord,Footnote 84 d’Amérique centrale et du Sud,Footnote 85 d’Europe,Footnote 86 d’AsieFootnote 87 et d’Afrique.Footnote 88 Les investisseurs canadiens se classent toujours au sixième rang des plus grands utilisateurs du RDIE (soixante-huit réclamations), derrière les investisseurs américains (232), néerlandais (132), britanniques (109), allemands (quatre-vingt-quatre) et espagnols (soixante-treize).Footnote 89
4. Les codes de conduite de la CNUDCI pour les arbitres et les juges dans le RDIE: un premier résultat tangible du Groupe de travail III
L’adoption du Code de conduite de la CNUDCI destiné aux arbitres dans des procédures de règlement de différends relatifs à des investissements internationaux (Code CNUDCI pour arbitres)Footnote 90 et du Code de conduite de la CNUDCI destiné aux juges dans des procédures de règlement de différends relatifs à des investissements internationaux (Code CNUDCI pour juges)Footnote 91 constitue un des premiers résultats tangibles du chantier ambitieux ouvert par le Groupe de travail III de la CNUDCI sur la réforme du régime de RDIE. Les travaux de la CNUDCI sur ces codes ont été menés avec le concours du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), en faisant la première initiative multilatérale du genre prise par des organisations intergouvernementales. Alors que l’on s’attendait à ce qu’il s’agisse d’un élément de réforme facile à réaliser – un “low hanging fruit” selon l’expression anglaise consacrée – leur adoption s’est avérée plus ardue que prévue en raison de la division des États sur plusieurs questions.Footnote 92
Bien qu’à l’origine l’adoption d’un seul code de conduite était envisagée, il a finalement été résolu de le scinder en deux codes distincts, afin de tenir compte des particularités propres aux juges qui siègeront dans l’éventuel mécanisme permanent de RDIE actuellement en discussion. La CNUDCI a adopté par consensus les deux codes proposés par le Groupe de travail III et ses commentaires, le 7 juillet 2023, avec de légères modifications.Footnote 93 Seul le principe du code pour les juges a toutefois été adopté, puisque son contenu est susceptible d’évoluer au fil des discussions sur le mécanisme permanent. L’Assemblée générale des Nations Unies a noté l’adoption des codes dans une résolution du 7 décembre 2023, où elle recommande qu’ils soient utilisés par les arbitres et par les juges, le cas échéant, et que les futurs traités et lois sur l’investissement y fassent référence.Footnote 94
A. Mise en contexte des codes de conduite
Parmi les nombreuses critiques adressées au RDIE, plusieurs problèmes recensés concernent les exigences éthiques applicables aux arbitres.Footnote 95 L’imprécision de ces exigences est épinglée, de même que la difficulté de les appliquer à des cas concrets comme celui de la “double casquette,” qui concerne la situation où la même personne agit à la fois comme arbitre, avocat ou expert dans différentes procédures d’arbitrage. Cette situation est particulièrement problématique dans le RDIE puisque les mêmes traités ou des traités similaires sont souvent appliqués ou interprétés.Footnote 96 Les codes de conduite se concentrent exclusivement sur les aspects des exigences éthiques qui visent à garantir l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre et du juge.Footnote 97 Ils laissent de côté d’autres préoccupations, touchant par exemple à leur mode de nomination – y compris la nomination à répétition des mêmes arbitres et le manque de diversité au sein des tribunaux arbitraux – ou à leurs qualifications professionnelles, ainsi que les aspects éthiques propres à la conduite des avocats ou des experts dans le RDIE.Footnote 98
Dans le régime actuel de RDIE, les principaux mécanismes de contrôle et de sanction des situations mettant en cause l’indépendance ou l’impartialité de l’arbitre résident dans l’obligation de divulgation des situations potentiellement problématiques, ainsi que dans la procédure de récusation. L’inconduite de l’arbitre n’est généralement pas un motif d’annulation ou de refus de la reconnaissance et de l’exécution de la sentence, mais l’omission d’un arbitre de divulguer une relation professionnelle peut à l’occasion conduire à l’annulation d’une sentence.Footnote 99 Les règlements d’arbitrage du CIRDI et de la CNUDCI prévoient que l’arbitre doit divulguer toutes les circonstances pouvant mettre en doute son indépendance ou son impartialité, tant lors de sa nomination que de manière continue tout au long de l’arbitrage.Footnote 100 La procédure de récusation permet à une partie de demander le retrait d’un arbitre du tribunal et son remplacement, lorsqu’elle estime qu’il ne respecte pas les exigences d’indépendance ou d’impartialité qui s’imposent à lui. Dans l’arbitrage CIRDI, un défaut manifeste d’indépendance de l’arbitre permet de demander sa récusation, alors que dans l’arbitrage CNUDCI ce sont plutôt des circonstances soulevant des doutes légitimes sur son indépendance ou son impartialité qui sont exigées.Footnote 101 Dans l’arbitrage CNUDCI, la partie qui a nommé l’arbitre peut accepter la demande de récusation, ou encore l’arbitre lui-même peut accepter de se déporter. La décision sur la demande de récusation est prise par les autres arbitres dans le cas de l’arbitrage CIRDI, alors que c’est plutôt l’autorité de nomination qui décide dans l’arbitrage CNUDCI.Footnote 102 Aucune précision n’est fournie par ces règlement d’arbitrage sur les exigences attendues des arbitres en matière d’indépendance et d’impartialité. La pratique arbitrale peut donner des orientations en la matière, mais les décisions rendues sur les demandes de récusation ne sont pas publiées de manière systématiques.Footnote 103
Des lignes directrices sur les conflits d’intérêts dans l’arbitrage international ont été adoptées en 2004 par l’International Bar Association (IBA), puis révisées en 2014 et 2024.Footnote 104 Il s’agit d’un instrument d’autorégulation adopté par le milieu professionnel de l’arbitrage international, sans consultation des gouvernements ou de la société civile. Les lignes directrices codifient les bonnes pratiques en la matière et servent d’outil pour aider les arbitres à éviter de se placer en situation de conflit d’intérêts. Elles jouissent d’une réputation enviable dans le milieu de l’arbitrage et sont très largement utilisées, en raison de leur approche pragmatique. Après l’énonciation de principes généraux, les lignes directrices prévoient un outil d’application pratique au moyen de trois catégories de situations possibles de conflit d’intérêts, rouge (problématiques), orange (potentiellement problématiques) et verte (non problématiques). Comme leur titre l’indique, elles se limitent aux conflits d’intérêts et ne touchent pas aux autres aspects éthiques soulevés par l’arbitrage international, qui font l’objet de règles plus générales adoptées en 1987 par l’IBA.Footnote 105 Aucun mécanisme de sanction n’est prévu, mais les lignes directrices sont régulièrement employées dans les procédures de récusation exercées en vertu des règlements d’arbitrage. Compte tenu de leur origine et bien qu’il s’agisse d’un instrument qui jouit d’une réputation enviable, les lignes directrices peuvent être perçues comme ayant un biais favorable à l’arbitrage international, ce qui constitue une faiblesse dans le contexte des critiques adressées au RDIE.
En plus des lignes directrices de l’IBA, il faut aussi souligner que des codes de conduite destinés aux arbitres dans le RDIE commencent aussi à être adoptés sur le plan régional et bilatéral. Un code a par exemple été adopté par la Commission du PTGPP lors de sa première réunion en 2019 pour les arbitrages fondés sur cet accord.Footnote 106 L’APIE-type du Canada de 2021 contient aussi un code de conduite reproduisant essentiellement celui du PTPGP; il figure maintenant dans l’ALÉ modernisé Canada-Ukraine ainsi que dans l’Arrangement Canada-Taïwan sur l’investissement. Footnote 107 Par ailleurs, certains traités récents prévoient dans le corps même de leur texte des dispositions relatives à la conduite des arbitres ou des juges, tout en renvoyant aux lignes directrices de l’IBA.Footnote 108 Les codes de conduite de la CNUDCI s’inscrivent ainsi dans un champ déjà occupé par plusieurs instruments juridiques et il convient de s’interroger sur leur valeur ajoutée et sur leur articulation avec ceux-ci.
B. Champ d’application des codes de conduite
Comme leurs titres l’indiquent, les codes de conduite s’appliquent aux membres d’un tribunal arbitral ou d’un mécanisme permanent de RDIE, mais aussi aux candidats à ces fonctions et aux anciens arbitres et juges.Footnote 109 Les candidats sont les personnes sollicitées pour occuper la fonction d’arbitre ou de juge, mais dont la nomination n’est pas encore confirmée. La notion d’arbitre vise également les membres d’un comité ad hoc du CIRDI chargé de connaître d’une demande d’annulation.Footnote 110
Le Code CNUDCI pour juges ne prévoit aucune autre règle sur son champ d’application, renvoyant pour cela à un éventuel règlement sur le mécanisme permanent.Footnote 111 Le Code CNUDCI pour arbitres ajoute qu’il vise les différends soumis à l’arbitrage sur le fondement d’un “instrument de consentement,” qui peut être un traité, une loi ou encore un contrat d’investissement.Footnote 112 Il est permis de se demander si un compromis d’arbitrage conclu après la naissance d’un différend constitue un tel instrument de consentement. Cette question n’est pas théorique puisque des traités récents prévoient que l’État doit exprimer son consentement à l’arbitrage au cas par cas, par un compromis, de manière autonome et distincte du traité, pour chaque différend. C’est le cas par exemple de la Nouvelle-Zélande et de certains États dans le cadre du PTPGP, ou encore du Canada dans son arrangement avec Taiwan.Footnote 113 Le commentaire de la CNUDCI indique qu’il faut faire la distinction entre l’instrument qui envisage que l’État peut consentir à l’arbitrage et l’expression de ce consentement, ce qui indique que le Code ne viserait pas les arbitrages fondés sur le compromis séparé du traité.Footnote 114 La souplesse est toutefois de mise, puisque les parties à un différend non visé par le Code peuvent convenir de le rendre applicable à celui-ci, comme un différend interétatique ou encore un différend non lié à l’investissement.Footnote 115
Le Code CNUDCI pour arbitres aborde aussi de front l’importante question de son articulation avec d’autres instruments relatifs à la conduite des arbitres.Footnote 116 Lorsque l’instrument fondant le consentement prévoit d’autres dispositions sur le sujet, comme un code de conduite propre à un traité, il est prévu que tous les instruments doivent s’appliquer de manière cumulative. En cas d’incompatibilité, les autres instruments prévalent sur le Code et la CNUDCI précise dans son commentaire que ce serait le cas par exemple s’il est impossible pour l’arbitre de se conformer aux deux textes.Footnote 117 En revanche, rien n’est prévu concernant l’articulation entre le Code et d’autres instruments pertinents auxquels l’instrument fondant le consentement ne renverrait pas, comme les lignes directrices de l’IBA sur les conflits d’intérêts. Dans un tel cas, il est permis de penser que le Code devrait prévaloir. Il faut noter que les codes de conduite du PTPGP et du Canada prévoient respectivement que les lignes directrices de l’IBA sont incorporées et que ses dispositions doivent être interprétées conformément celles-ci.Footnote 118
C. Contenu matériel des codes de conduite
Le cœur des codes de conduite est naturellement leur contenu matériel et celui-ci reste assez peu innovateur par rapport aux instruments existants, à l’exception notable des dispositions sur le problème de la double casquette. Tous deux posent d’entrée de jeu l’obligation de l’arbitre et du juges d’être indépendant et impartial.Footnote 119 Ils fournissent ensuite une courte liste de comportements incompatibles avec cette obligation, comme “se laisser influencer par loyauté envers une partie,” ou encore recevoir des instructions “d’organisations, de gouvernements ou de personnes” au sujet d’une question abordée dans une procédure de RDIE.Footnote 120 Une telle obligation générale assortie d’exemples concrets figure aussi dans les instruments de l’IBA et les codes de conduites du PTPGP et du Canada.Footnote 121
L’une des principales valeurs ajoutées du Code CNUDCI pour arbitres réside dans son encadrement du problème de la double casquette. Le Code innove en interdisant la pratique simultanée des rôles d’arbitre, d’avocat ou de témoin expert dans le RDIE, le tout assorti d’un gel postérieur d’une durée d’un à trois ans à partir de la fin du mandat, selon la situation envisagée.Footnote 122 Pour être visés par l’interdiction et le gel postérieur, il faut que les différends portent sur la même mesure, qu’ils impliquent une même partie, ou encore qu’ils portent sur la même disposition de l’instrument fondant le consentement. La période du gel postérieur est de trois ans pour les différends impliquant la même mesure ou la même partie, alors qu’elle est d’un an pour les différends impliquant la même disposition. Cela signifie en revanche qu’une même personne peut agir simultanément comme arbitre dans des procédures de RDIE distinctes.Footnote 123 Le Code la CNUDCI pour arbitres est plus sévère que les codes de conduite du PTPGP et du Canada qui interdisent seulement la double casquette simultanée, sans gel postérieur, pour toute procédure de RDIE.Footnote 124 La question se pose de savoir s’il existe ici une incompatibilité entre le code de la CNUDCI et celui du PTPGP ou du Canada, afin de déterminer si l’un des seconds devrait prévaloir sur le premier. Un arbitre pourrait certes respecter tous les codes en même temps, en se soumettant à la période de gel postérieur, mais il ne bénéficierait alors pas de la clémence des codes du PTPGP ou du Canada. En ce qui concerne les juges, le problème de la double casquette ne se pose pas de la même manière en raison du caractère exclusif de la fonction. Le Code CNUDCI pour juges interdit aux juges d’exercer des fonctions politiques ou administratives et il bannit complètement le cumul des fonctions de juge avec celles d’avocat ou de témoin expert pendant leur mandat.Footnote 125 Un gel postérieur illimité vise les affaires qui étaient en cours devant le mécanisme permanent lorsque l’ancien juge y siégeait, alors qu’un gel postérieur de trois ans après la fin de son mandat s’impose à ce dernier pour toute autre affaire devant ce mécanisme.
À l’instar des règlements d’arbitrage du CIRDI et de la CNUDCI, ainsi que des instruments de l’IBA et des codes de conduite du PTPGP et du Canada,Footnote 126 les codes de conduite de la CNUDCI obligent le candidat et l’arbitre et le juge à divulguer “toutes circonstances de nature à soulever des doutes légitimes” quant à son indépendance ou son impartialité.Footnote 127 Cette obligation de faire est le complément indispensable de l’obligation d’être indépendant et impartial et elle s’applique de manière continue tout au long de la procédure de RDIE. Elle comporte des précisions sur les informations qui doivent impérativement être divulguées, concernant certaines relations ou intérêts que peut avoir l’arbitre ou le juge, ou encore les procédures de RDIE dans lesquelles il est impliqué. Un formulaire est prévu en annexe des codes de conduite afin de faciliter l’exécution de l’obligation de divulgation. Si le caractère confidentiel d’une information empêche le candidat ou l’arbitre de remplir son obligation de divulgation, il doit renoncer à sa nomination ou quitter la procédure de RDIE.Footnote 128
Une série d’autres obligations complète les codes de conduite concernant des aspects éthiques connexes à l’indépendance et l’impartialité, comme dans les instruments de l’IBA et les codes de conduite du PTPGP et du Canada. Une obligation de diligence s’impose à l’arbitre et au juge, précisant qu’ils doivent consacrer le temps requis à la procédure de RDIE et que l’arbitre doit rendre sa décision dans les délais attendus.Footnote 129 L’arbitre et le juge doivent aussi agir avec intégrité et compétence pendant la procédure de RDIE, ce qui implique l’entretien et l’amélioration des connaissances nécessaires à l’exercice de leurs fonctions, ainsi que l’interdiction formelle de déléguer leur pouvoir décisionnel.Footnote 130 Les communications ex parte sont aussi interdites entre l’arbitre ou le juge et l’une des parties en l’absence ou à l’insu de d’autre, à moins qu’elles ne soient explicitement permises par le règlement d’arbitrage ou le mécanisme permanent.Footnote 131 Les échanges entre une partie et un candidat sont toutefois permis en vue de sa nomination comme arbitre s’ils ne portent pas sur les questions de procédure ou de fond soulevées par le différend. Une obligation détaillée de confidentialité est prévue par les codes de conduite concernant les informations sur la procédure de RDIE, les projets de décision ainsi que les délibérations.Footnote 132 Il est interdit à l’arbitre et l’ancien arbitre de commenter une décision rendue, à moins que celle-ci ne soit publiée et que la procédure de RDIE ou d’annulation de la décision soient terminées ou que les délais pour demander l’annulation soient expirés. Le commentaire de la CNUDCI précise que cela signifie que l’ancien arbitre peut alors rédiger un article scientifique concernant cette décision.Footnote 133 En ce qui concerne le juge, il lui est interdit de commenter les décisions rendues par le mécanisme permanent, alors qu’un gel de trois ans s’impose à l’ancien juge après la fin de son mandat. Les règles d’éthique de l’IBA sont plus strictes et imposent à l’arbitre un devoir de confidentialité perpétuel concernant les délibérations et le contenu de la décision.Footnote 134 Les honoraires de l’arbitre et ses frais doivent être raisonnables et conformes au règlement d’arbitrage; il doit par ailleurs tenir un registre précis de son temps et des frais imputables à la procédure de RDIE.Footnote 135 Rien de tel n’est prévu pour le juge en raison de la nature institutionnalisée de ses fonctions, où le mécanisme permanent prend en charge son salaire. L’arbitre doit enfin s’assurer que son assistant respecte le code de conduite et s’entendre avec les parties sur son rôle et sa rémunération.Footnote 136 L’assistant assure habituellement des tâches de secrétariat et de recherche juridique.Footnote 137 À nouveau, rien de semblable n’est prévu pour le juge en raison de la nature institutionnalisée de ses fonctions.
Certaines questions éthiques connexes à l’indépendance et à l’impartialité ne sont pas traitées par les codes de conduite de la CNUDCI, alors qu’elles le sont par les instruments de l’IBA ou les codes de conduite du PTPGP et du Canada. Les règles d’éthiques de l’IBA prévoient par exemple qu’il est inapproprié pour une personne de contacter les parties à un différend pour solliciter sa nomination comme arbitre.Footnote 138 Les instruments de l’IBA prévoient aussi des dispositions encadrant la conduite de l’arbitre lorsque les parties cherchent un règlement amiable. Il n’est pas souhaitable qu’un arbitre discute d’un tel règlement avec une partie en l’absence de l’autre; l’arbitre qui participe à de telles discussions devrait par ailleurs obtenir une renonciation expresse de la part des parties que cela puisse constituer un motif de récusation.Footnote 139 Les codes de conduite du PTPGP et du Canada imposent aussi à l’ancien arbitre qu’il évite de se comporter d’une manière qui laisserait entendre qu’il avait un parti pris dans une procédure de RDIE ou qu’il a tiré un avantage de la décision qu’il a rendue.Footnote 140
D. Opérationnalisation des codes de conduite et sanctions
Tout comme les instruments de l’IBA ou les codes de conduite du PTPGP et du Canada, les codes de conduite de la CNUDCI ne prévoient aucun régime de sanction particulier en cas de violation de leurs dispositions. Le Code CNUDCI pour arbitres se fonde d’abord explicitement sur l’autorégulation, en imposant à l’arbitre, à l’ancien arbitre et au candidat de respecter ses dispositions.Footnote 141 Il exige de plus que le candidat ou l’arbitre refuse sa nomination ou démissionne de ses fonctions s’il n’est pas en mesure de le faire.Footnote 142 Les règles d’éthique de l’IBA prévoient plus simplement que le candidat doit seulement accepter sa nomination s’il est disponible pour remplir son mandat.Footnote 143 Ensuite un renvoi est fait à l’instrument fondant le consentement et aux règles régissant l’arbitrage en ce qui concerne toute demande de récusation de l’arbitre ou toute autre sanction liée à la violation du Code CNUDCI pour juges. Footnote 144 Ainsi ce dernier pourrait être pris en considération dans une éventuelle procédure de récusation, sans qu’il puisse l’imposer lui-même, puisque la procédure serait fondée sur le règlement d’arbitrage applicable.Footnote 145 Suivant l’invitation de l’Assemblée générale des Nations Unies, la prochaine étape attendue pour l’opérationnalisation du Code est que les traités et les lois sur l’investissement, ainsi que les règlements d’arbitrage, soient modifiés afin de rendre obligatoire son respect et sa prise en considération dans les procédures de récusation. Il est aussi possible qu’il soit incorporé dans un éventuel instrument multilatéral de réforme du RDIE, auquel cas d’autres moyens d’application ou de nouvelles sanctions pourraient être ajoutés.Footnote 146 Par exemple, une liste noire interdisant temporairement ou définitivement la nomination d’une personne ayant violé le Code pourrait être envisagée dans un instrument multilatéral. En ce qui concerne le Code CNUDCI pour juges, aucune disposition n’est prévue sur son opérationnalisation ou les sanctions et un renvoi général est fait à l’éventuel règlement sur un mécanisme permanent, qui pourrait par exemple l’incorporer dans son texte.Footnote 147
Aucune disposition n’est prévue pour adapter le contenu des codes de conduite de la CNUDCI à l’évolution du RDIE. Compte tenu du fait que leur adoption n’a pas été aussi facile que prévue, il est permis de penser que leur éventuelle modification ne serait pas plus aisée. Les codes de conduite du PTPGP et du Canada prévoient une clause permettant à un État de demander leur examen et leur modification, ce qui est vraisemblablement plus facile avec un instrument régional ou bilatéral.Footnote 148 Les codes de conduite de la CNUDCI constituent néanmoins un élément de réforme positif qui contribue à l’harmonie plutôt qu’à la cacophonie éthique. Leur succès dépendra de l’adhésion des acteurs du RDIE.