1. Introduction
Au sein de l’Organisation des États américains (OÉA),Footnote 1 la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) et la Cour interaméricaines des Droits de l’Homme sont les deux principaux organes chargés de veiller à la protection des droits de la personne dans les Amériques.Footnote 2 Ces instances sont habilitées à instruire des recours individuels intentés contre des États membres et portant sur des allégations de violations de la Convention américaine relative aux Droits de l’Homme (CADH)Footnote 3 et d’autres instruments interaméricains applicables.Footnote 4 La présente chronique portera sur certaines décisions rendues par la cour pendant l’année 2022.
Dans le cadre de cette période, la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme a émis vingt-cinq jugements sur le fond, neuf décisions sur l’interprétation de jugements antérieurs, douze décisions sur le suivi des mesures de réparation, de même que trois décisions relatives à des mesures provisoires et l’avis consuiltatif.Footnote 5 La CIDH a, pour sa part, adopté 215 résolutions relatives à la recevabilité d’affaires, quatre-vingt-huit relatives à l’irrecevabilité et soixante-cinq décisions sur le fond.Footnote 6
En 2022, les deux instances ont abordé plusieurs thèmes d’actualité et d’importance particulière pour les Amériques, entre autres en ce qui a trait aux droits des défenseurs des droits humains, aux disparitions forcées, à la violence faite aux femmes, au droit à la liberté d’expression, aux droits des journalistes, au droit à l’honneur, aux droits des personnes en situation de handicap, au droit au travail et à des conditions de travail justes, au droit à la propriété, aux droits politiques, à la liberté d’association, au droit à l’identité de genre, et aux droits à l’égalité et à la non-discrimination.Footnote 7
2. Affaire Fédération National des Travailleurs Maritimes et Portuaires (FEMAPOR) c Pérou, Jugement du 1 novembre 2022, Série C, No 448; Affaire Benites Cabrera et al. c Pérou, Jugement du 4 octobre 2022, Série C, No 465
Depuis 2017, la Cour interaméricaine a reconnu sans ambages la justiciabilité des droits économiques, sociaux, culturels, et environnementaux,Footnote 8 et les deux premières décisions à marquer ce changement concernaient le Pérou.Footnote 9 Depuis, la grande majorité des affaires concernant le Pérou, soit une dizaine, ont abordé des situations ayant un lien avec l’emploi, ou la protection de l’emploi d’opérateurs de justice.Footnote 10 Dans l’affaire FEMAPOR, le tribunal a traité de la question du droit de 4090 travailleurs à recevoir une compensation juste pour le travail effectué avant qu’ils ne soient renvoyés en raison d’une crise économique. Cette affaire a pour origine une demande judiciaire que les travailleurs du syndicat avaient présentée afin de revendiquer rétroactivement une augmentation de leurs salaires. En 1992, la décision de première instance accordant l’augmentation fut confirmée par deux tribunaux supérieurs. Toutefois, il fallut attendre jusqu’en 2003 pour qu’un tribunal ordonne la liquidation des sommes. Le gouvernement tarda alors une année avant de commencer à liquider les sommes progressivement de 2004 jusqu’en 2017, soit donc vingt-cinq années après les décisions de 1992 (paras. 45–59).
Le tribunal a réitéré certains des standards élaborés dans sa jurisprudence quant au droit à la protection judiciaire (article 25 de la CADH),Footnote 11 dont ceux touchant au droit à l’exécution, par les autorités compétentes, de toute décision donnant droit au recours intenté, et au fait que l’effectivité des jugements dépend de leur exécution. Ainsi l’État doit garantir l’existence de moyens et de mécanismes efficaces pour faire appliquer les décisions définitives, et l’exécution des décisions doit être complète, parfaite, intégrale et sans retard (paras. 77–78).Footnote 12
Par ailleurs, la cour a réitéré l’obligation qu’a l’État de garantir, de façon diligente, l’accès à la justice des personnes âgées et la rapidité des processus auxquels participe cette population en situation de vulnérabilité, en se basant principalement sur l’affaire des Enseignants de Chañaral et d’autres municipalités. Footnote 13 Cela étant dit, cette fois-ci, le tribunal a conclu, sans grandes explications et en se basant sur de multiples déclarations et autres instruments de soft law, que cette obligation était un principe général de droit international public (paras. 79–83).Footnote 14
Finalement, la cour a rapidement traité des questions de violations potentielles du droit à la propriété des employés (article 21 de la CADH) et de leur droit au travail (article 26 de la CADH) en se fondant sur le fait que le non-respect de délais raisonnables dans la mise en œuvre des jugements avait généré des violations de ces deux droits.Footnote 15 Cette affaire fut la première à constater des violations sur la base de ces deux droits dans la grandissante série de décisions concernant le droit des travailleurs à une pension ou à d’autres bénéfices.Footnote 16 En se fondant implicitement sur des cas précurseurs tels Ivcher Bronstein c Pérou et Cinq retraités c Pérou, le tribunal a conclu rapidement à une violation du droit à la propriété (paras. 112–14).Footnote 17 De façon similaire, la cour s’est basée principalement sur l’affaire Lagos del Campo c Pérou,Footnote 18 afin de conclure à une violation du droit des victimes à une rémunération équitable pour leur travail (paras. 108–09).Footnote 19
Dans la seconde affaire, Benites Cabrera et al., la cour dut se pencher sur le licenciement de 184 travailleurs du Congrès de la République du Pérou en décembre 1992 à la suite de la rupture de l’ordre démocratique-constitutionnel lors de la présidence d’Alberto Fujimori. Dans un premier temps, le tribunal a constaté que les travailleurs licenciés étaient dans une situation similaire aux trois victimes dans l’affaire Canales Huapaya et al et les 257 victimes dans l’affaire Aguado Alfaro et al. Footnote 20 Les travailleurs furent licenciés collectivement dans le cadre du soi-disant “processus de rationalisation du personnel,” et ce, dans un contexte d’inefficacité des institutions judiciaires, d’absence de garanties d’indépendance et d’impartialité judiciaire, et lorsqu’il existait un manque de clarté quant aux recours à utiliser (paras. 65 et 91). Bien que le tribunal considéra qu’il n’est pas possible d’extrapoler automatiquement l’application en l’espèce des conclusions juridiques des deux affaires antérieures (para. 91), il semble avoir analysé les violations des droits aux garanties et à la protection judiciaires (article 25.1 de la CADH) suivant des raisonnements identiques (paras. 92–95).
Il convient de noter l’importante innovation normative se rapportant au droit à la stabilité de l’emploi (paras. 111–15), puisque la cour reconnut ici une contravention à l’article 26 se rapportant aux droits économiques et sociaux des victimes, ce qu’elle n’avait pu faire dans Canales Huapaya et Aguado Alfaro, deux jugements rendus avant que le tribunal commence, en 2017, à reconnaître des violations de cet article dans Lagos del Campo. Footnote 21 Ici, la cour put conclure à une violation au droit au travail sur la base d’une violation du droit aux garanties judiciaires, et reconnaître ainsi l’affectation particulière qu’a eu le déni de justice sur l’emploi des victimes. Une telle reconnaissance peut s’avérer déterminante afin de reconnaître pleinement comment les droits des victimes furent affectés et afin de pouvoir réparer intégralement certains préjudices qui pourraient autrement être occultés, négligés ou ne pas faire le sujet de réparations visant à transformer le système et empêcher de futures violations.Footnote 22
Tout aussi innovant est le fait que la Cour ait conclu que le licenciement arbitraire des travailleurs constituait, en outre, une violation au droit d’accès à des fonctions publiques dans des conditions générales d’égalité (paras. 119–23). Les juges interaméricaines ont ainsi reconnu pour la première fois que les garanties prévues à l’article 23.1(c) de la CADH sont applicables à toutes personnes qui exercent des fonctions publiques, entendues en son sens large, et non seulement à des personnes au sein de l’organe judiciaire ou qui ont été élues démocratiquement (paras. 120–21).Footnote 23 Les critères retenus par la cour afin de déterminer si une personne est un fonctionnaire public apparaissent ainsi être que l’accès à un poste et la permanence dans celui-ci dépendent, en dernier ressort, de la décision d’une institution de l’État.Footnote 24 Donc, tout employer d’une institution de l’État est un fonctionnaire public, peu importe la nature du travail effectué.
Les développements établis par la cour concernant le droit à la protection judiciaire et la non-exécution des décisions des tribunaux (FEMAPOR), de même que l’incidence de ce type de violation sur les droits à la participation politique (Benites Cabrera et al.) offrent une perspective intéressante pour mieux comprendre la saga entourant la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et la non-exécution des décisions du tribunal canadien des droits de la personne.Footnote 25
3. Affaire Pavez Pavez c Chili, Jugement du 4 février 2022, Série C, No 449
Dans le cadre de cette affaire, la victime, qui occupait les fonctions de professeure d’enseignement religieux catholique dans une école publique chilienne, avait perdu son accréditation de l’évêché de l’Église catholique, requis par la législation applicable pour dispenser cette matière. En effet, l’évêque compétent avait retiré le certificat d’aptitude de la victime après avoir exigé sans succès que celle-ci mette un terme à “sa vie homosexuelle” et qu’elle se soumette à des traitements de psychiatrie. En conséquence, l’employeur de la victime maintint celle-ci à son emploi, mais la transféra à un poste de direction à l’inspection générale de l’établissement, avec augmentation salariale (paras. 15–29). Le recours en protection intenté par la victime et alléguant que l’Évêché avait agi de façon illégale et arbitraire fut rejeté, ce qui fut confirmé en appel par la Cour Suprême du Chili (paras. 30–32).
La cour, comme elle l’avait fait dans une autre décision se rapportant au Chili,Footnote 26 traita indirectement du droit à la liberté de religion (article 12 de la CADH), rappelant sa dimension individuelle et collective et indiquant qu’il inclut le droit des parents à ce que leurs enfants reçoivent l’éducation religieuse et morale conforme à leurs propres convictions. Ainsi, bien que chaque État puisse adopter une réglementation interne autorisant les autorités religieuses à choisir les professeurs de religion qui enseignent des cours sur leur doctrine, y compris par l’entremise de certificats d’aptitude, ces régimes doivent être conformes à la convention, d’autant plus qu’en l’espèce, il s’agissait d’un établissement public administré par l’État et faisant l’objet d’un programme et de financements publics. Or le régime de délégation d’accréditation ne prévoyait aucun critère pour l’octroi de celle-ci ni de recours en cas de refus arbitraire ou discriminatoire, en contravention du droit à la protection judiciaire (articles 8 et 25 de la CADH). Selon la cour, un recours aurait dû être prévu et les autorités judiciaires chiliennes auraient dû être en mesure d’examiner la conventionalité des actions des autorités de l’établissement d’enseignement public en l’espèce (para. 151 et suivants).
De plus, la cour considéra que le retrait du certificat d’aptitude avait été motivé par l’orientation sexuelle de la victime, en violation de son droit à l’égalité et à la vie privée (articles 1, 11).Footnote 27 Ce faisant, le tribunal interaméricain rappela que, bien qu’elle ne fasse pas partie de la liste des motifs de discrimination textuellement interdits par la convention, il ne fait aucun doute que l’orientation sexuelle constitue l’un de ces motifs.Footnote 28 Il est alors nécessaire d’analyser, avec une vigilance accrue, toute mesure pouvant se baser sur l’orientation sexuelle pour justifier une différence de traitement.Footnote 29 En l’espèce, le tribunal indiqua qu’un éventuel préjudice à l’autonomie de la communauté religieuse ou au droit des parents à la liberté religieuse n’avaient pas été démontrés et ne pouvaient donc justifier une différence de traitement basé sur l’orientation sexuelle. La cour conclut également que le droit au travail, avait également été violé puisque la réassignation subie par la victime constituait une forme de rétrogradation et avait miné à sa vocation d’enseignante (para. 153 et suivants).
4. Affaire Guevara Díaz c Costa Rica, Jugement du 22 juin 2022, Série C, No 453
Cette affaireFootnote 30 porte sur le traitement discriminatoire dont a été l’objet un fonctionnaire souffrant d’un handicap intellectuel dans le cadre d’un concours public. En l’espèce, la victime occupait un poste intérimaire au service des ressources humaines du ministère des finances et, malgré le fait qu’elle obtint les plus hauts résultats à un concours visant l’octroi permanent de ce poste, elle ne fut pas retenue pour celui-ci. Elle intenta un recours administratif et un recours en amparo qui furent tous les deux rejetés.
La cour interaméricaine conclut que le Costa Rica avait failli à son obligation de garantir le droit au travail et à l’égalité de la victime, en contravention des articles 1, 24 et 26 de la convention. Ce faisant, elle rappela que l’États a l’obligation de ne pas adopter de mesure pouvant diminuer ou restreindre l’exercice des droits d’une personne vivant avec un handicap,Footnote 31 y compris en ce qui a trait au droit du travail, entre autres dans les processus de sélection, dans l’établissement de contrats d’emplois, dans l’octroi de permanences et de promotions, et dans la cessation d’emploi. L’État doit démontrer que la différence de traitement est dûment justifiée et il a le fardeau de le démontrer.Footnote 32
Par ailleurs, les États ont l’obligation positiveFootnote 33 d’adopter des mesures d’insertion professionnelle des personnes vivant avec un handicap, visant à supprimer progressivement les obstacles qui les empêchent d’exercer pleinement leur droit au travail. Ces mesures doivent garantir que ces personnes aient un accès effectif et égal aux appels d’offres publics, et puissent exercer leur emploi en toute égalité dans le secteur public y compris via des programmes éducatifs et de formation professionnelle, de même que l’adoption d’ajustements spéciaux dans les mécanismes d’évaluation (paras. 55 et suivants). Enfin, la cour indiqua que les États ont une “obligation renforcée” de garantir de façon diligente le droit au travail de ces personnes, y compris dans le cadre des procédures administratives et judiciaires s’y rapportant. Ainsi, les autorités concernées doivent s’abstenir de fonder leurs décisions sur un raisonnement discriminatoire et doivent analyser rigoureusement si le droit au travail de ces personnes peut être affecté par des actes discriminatoires de la part des autorités ou de tiers (paras. 97 et suivants).
En l’espèce, la cour conclut que le demandeur avait été victime de discrimination basée sur son handicap, considérant qu’elle n’avait pas remporté le concours malgré son expérience démontrée et les résultats obtenus au pointage, mais aussi parce qu’il avait été démontré que les autorités publiques avaient délibérément écarté le candidat en raison de son “retard,” de son “blocage émotif” et de son comportement en général.
5. Affaire Nissen Pessolani c Paraguay, Jugement du 21 novembre 2022, Série C, No 477
La cour a s’est prononcée une fois de plus sur la situation de personnes travaillant au sein du pouvoir judiciaire. Ici, la victime était un procureur responsable d’enquêter sur de supposés actes de corruption commis par un particulier et des fonctionnaires de l’organe judiciaire, et impliquant des hauts placés politiques. Le particulier visé dénonça ce procureur, suite à quoi un tribunal administratif, dont certains membres étaient sous investigation pour corruption, destitua la victime de ses fonctions pour le mauvais exercice de celles-ci. Quoique la corruption ne soit pas un nouveau thème pour la cour ou la commission interaméricaine,Footnote 34 cette affaire aborde plus en détails ce phénomène qui sévit dans les Amériques et qui compte parmi “les facteurs systémiques qui contribuent à la reproduction et à l’exacerbation des inégalités au sein d’une société”Footnote 35 en ayant un impact multidimensionnel sur la démocratie, l’État de droit et, en particulier, sur la jouissance et l’exercice des droits humains.Footnote 36 Cette affaire est la première à traiter des obstacles auxquels font face les procureurs chargés d’enquêter des actes de corruptions, ainsi que des effets de de la corruption sur les processus de destitution desquels ils peuvent devenir le sujet en réaction à leur travail.
Afin de traiter de la violation au droit à un juge compétent, indépendant et impartial, la Cour a d’abord constaté qu’à l’époque des faits, le Paraguay connaissait une période d’instabilité politique due à plusieurs scandales de corruption restés impunis (para. 68).Footnote 37 Elle a ensuite déterminé que des anomalies dans le processus suivi contre le procureur eurent lieu puisque plusieurs faits démontraient une absence d’impartialité de la part de plusieurs membres du tribunal administratif qui durent juger de la compétence de la victime. Notons aussi qu’en se fondant principalement sur le fait qu’il y avait eu atteinte aux garanties judiciaires, les juges interaméricains ont à nouveau conclu à des violations aux droits politiques et à la stabilité de l’emploi résultants des faits déjà analysés (paras. 97 et 103).
6. Affaire Sales Pimenta c Brésil, Jugement du 30 juin 2022, Série C, No 454
Considérant l’importance de cette affaire pour le Brésil, le tribunal dressa d’abord un portrait de la situation de violence et d’impunité y existant en lien avec la lutte pour la terre,Footnote 38 dans un vaste territoire doté d’une grande capacité de production et de peuplement qui, depuis la période coloniale, a connu une répartition déséquilibrée de la propriété (paras. 43–44). Elle poursuivit en expliquant que Gabriel Sales Pimenta était l’un des premiers avocats à résider à Marabá, le fondateur de l’Association nationale des avocats des travailleurs agricoles, et qu’il était actif dans les mouvements sociaux de la région et au-delà. En raison de ses activités, il commença à recevoir des menaces et, en 1982, à la sortie d’un bar vers 22h30 le soir, une personne l’a assassiné en pleine rue.Footnote 39 Malgré les recours intentés, personne ne fut condamné pour ce crime et l’affaire fut déclarée prescrite. Un recours civil contre l’État déposé par la famille, qui réclamait compensation pour les dommages moraux résultant de cette impunité, fut ultimement rejeté en appel.
En se basant sur l’affaire Digna Ocho, la cour réaffirma que, dans les cas d’attaques contre des défenseur.e.s des droits humains, les États ont le devoir d’enquêter sérieusement et efficacement sur les violations commises, de lutter contre l’impunité et de garantir une justice impartiale, rapide et opportune. Cela implique que l’État doit effectuer une recherche exhaustive de toutes les informations nécessaires à une enquête qui puisse conduire à une analyse appropriée des hypothèses de perpétration. Lorsque les États sont confrontés à des indications ou à des allégations selon lesquelles un certain acte contre un.e défenseur.e des droits humains pourrait être motivé précisément en raison de son travail, les autorités chargées de l’enquête doivent tenir compte du contexte et des activités exercées afin d’identifier les intérêts qui auraient pu être affectés (para. 86). Les États doivent, notamment, documenter les cas d’agressions contre des défenseur.e.s de droits humains et analyser les cas afin de faire ressortir, par exemple, des tendances et schémas d’actuations (patrones de sistemicidad) (para. 87).
En outre, le tribunal rappela que les activités de surveillance, de dénonciation et d’éducation que les défenseur.e.s de droits humains mènent apportent une contribution essentielle au respect des droits humains, car ils sont les garants de la lutte contre l’impunité. Ces personnes complètent le rôle non seulement des États, mais aussi du système interaméricain dans son ensemble. Éradiquer l’impunité pour les actes de violence commis à leur encontre est un élément fondamental pour garantir leur travail (para. 88).
La cour a ainsi considéré que le Brésil aurait dû identifier la situation de vulnérabilité des témoins, protéger ceux-ci et préserver les éléments de preuves (para. 97). Les juges interaméricains affirmèrent aussi que la détermination de la vérité eu égard au meurtre et aux personnes responsables n’est pas seulement importante pour la famille de la victime; elle a aussi une dimension collective, car l’absence de clarification des circonstances de cet assassinat a un effet dissuasif (chilling effect) sur les défenseurs des droits humains, les travailleurs ruraux et la société dans son ensemble (para. 116). La cour conclut donc que la présente affaire s’inscrit bel et bien dans un contexte d’impunité structurelle au Brésil liée aux menaces, aux meurtres et aux autres violations des droits humains dont sont victimes ces catégories de personnes (para. 120).Footnote 40
7. Affaire Deras García et al. c Honduras, Jugement du 25 août 2022, Série C, No 462
Comme elle l’avait fait par le passé, la cour s’est penchée sur le contexte de graves violations des droits humains dans les années 1980 au Honduras,Footnote 41 contexte caractérisé par un ensemble de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires commises par les forces militaires contre des personnes “dangereuses” ou “soupçonnées” d’être subversives, des sympathisants de la guérilla salvadorienne ou des sandinistes (para. 36).Footnote 42
Herminio Deras García était enseignant de profession, dirigeant politique du parti communiste du Honduras et conseiller de divers syndicats régionaux. Lui et sa famille furent victimes de plusieurs actes qui ont été jugés par la cour comme violant leurs droits fondamentaux, avant et après son assassinat. Le tribunal a considéré qu’il fut victime d’une exécution extrajudiciaire en raison de ses activités politiques et syndicales, de sorte que les perquisitions dont lui et sa famille ont fait l’objet au domicile familial et, ultimement, la privation de sa vie ont constitué une action délibérée pour faire taire sa voix d’opposition et mettre fin à son militantisme politique et syndical (para. 78).
Il importe de souligner que, dans cette affaire, les juges interaméricains ont rendu un jugement par lequel ils ont déclaré le Honduras internationalement responsable de la violation d’une multitude de droit, dont les droits à la vie, à l’intégrité personnelle, à la liberté de pensée et d’expression, à la liberté d’association et aux droits politiques, à la protection de l’honneur, à la protection de la famille, aux droits de l’enfant, à la propriété privée ainsi qu’au droit de circulation et de séjour (paras. 80–89). La cour considéra que toutes ces violations étaient les conséquences directes de l’exécution extrajudiciaire de la victime, ainsi que de la persécution, de la détention arbitraire, de la torture, de l’exil forcé, entre autres actes de violations perpétrés contre la victime et ses proches pendant trente années. Signalons que la cour vint à conclure également que, considérant la persécution des membres de sa famille tout ce temps, la famille a subi une attaque délibérée contre elle, ce qui a eu de profondes conséquences sur sa dynamique et a affecté la santé mentale de ses membres (para. 85).
8. Affaire Movilla Galarcio et al. c Colombie, Jugement du 22 juin 2022, Série C, No 452
Comme elle eut à le faire à de nombreuses reprises par le passé, la cour interaméricaine se pencha sur une affaire de disparition forcée ayant eu lieu en Colombie.Footnote 43 En l’espèce, la victime était un membre du parti communiste de Colombie, ancien militant étudiant et syndicaliste dans divers mouvements ouvriers. En 1993, après avoir déposé son enfant à l’école, elle fut enlevée en présence de motocyclistes armés et non identifiés (sans plaques d’immatriculation), au moment où un homme d’apparence ivre faisait feu en l’air avec une arme qui fut postérieurement tracée comme appartenant à un agent de police (paras. 70 et suivants). Bien que la famille ait porté plainte et présenté des recours en habeas corpus, la victime ne fut jamais retrouvée et aucune personne ne fut sanctionnée pour ce crime. Malgré des efforts louables de l’Unité de recherche des disparus,Footnote 44 l’enquête n’en était encore qu’à l’étape préliminaire au moment du procès devant le tribunal interaméricain, et ce, vingt-neuf ans après la disparition de la victime (paras. 80 et suivants).
Bien que la Colombie ait reconnu partiellement sa responsabilité internationale dans cette affaire, la Cour conclut tout de même que la victime avait fait l’objet d’une disparition forcée au sens de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes. Pour ce faire, elle s’appuya sur plusieurs éléments de preuves circonstancielles, entre autres sur le fait que la disparition correspondait au modus operandi employé contre d’autres militants du parti communiste, de syndicalistes ou de militants étudiants considérés par les autorités comme des “ennemis internes” (paras 61–70).Footnote 45 Par ailleurs, il fut établi que les services de renseignements des autorités publiques avaient monté un dossier concernant la victime, établissant sa description, ses activités syndicales et politiques, et ses déplacements. La victime était qualifiée de “membre d’un groupe armé” et de “recruteur criminel.” Ces mêmes dossiers indiquaient qu’un informateur avait été détenu, battu et questionné à propos de la victime. Enfin, il fut établi que l’homme ivre qui avait tiré des coups de feu au moment de l’enlèvement de la victime était, en réalité, un informateur des autorités publiques (paras. 119 et suivants).
Sur le plan juridique, il est intéressant de constater que la cour a analysé l’obligation de l’État colombien de mener des enquêtes criminelles et les recherches de la personne disparue, suivant des standards qui s’apparentent à ceux développés récemment par le Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires,Footnote 46 et par le Comité des disparitions forcéesFootnote 47 des Nations Unies (paras. 155 et suivants). De même, notons que le Tribunal a conclu que les proches de la personne disparue avaient subi des atteintes à leur intégrité en raison de l’impact occasionné par l’angoisse vécue. Ce faisant la cour rappela que les disparitions forcées peuvent affecter de façon particulière les femmes, entre autres en raison de la stigmatisation, de la violence et de la discrimination auxquelles elles sont exposées, y compris dans le contexte de leurs efforts de recherche des proches disparus.Footnote 48 De même, le tribunal considéra que la disparition occasionna un préjudice spécifique aux enfants de M. Movilla Galarcio, ayant grandi dans l’incertitude quant au sort de celui-ci, en contravention non seulement l’obligation de l’État de garantir leur droit à l’intégrité (article 5 de la CADH), mais également d’adopter des mesures de protection spéciales à l’endroit des enfants (article 19 de la CADH).Footnote 49 Notons enfin que la cour conclut que l’État avait violé de droit de la victime à la liberté d’association, puisque la disparition forcée avait été motivée par l’appartenance de la victime à certaines organisations syndicales et politiques que les autorités qualifiaient d’ennemi interne.Footnote 50
9. Affaire des Membres et partisans de l’Union patriotique c Colombie, Jugement du 27 juin 2022, Série C, No 455
Cette affaire, d’une importance politique et historique évidente, se rapporte à l’extermination systématique des membres et partisans de l’Union patriotique (UP) pendant plus de vingt ans en Colombie.Footnote 51
Bien que l’État colombien ait reconnu partiellement sa responsabilité internationale, le Tribunal interaméricain adopta une décision étoffée, établissant avec détails le contexte historique dans lequel s’est inscrit les multiples violations abordées dans le jugement (plus de 6000 violations). Rappelons que, suite à un accord entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC au début des années 1980, le parti politique de l’Union patriotique fut créé regroupant des guérilleros démobilisés, des membres du parti communiste colombien et d’autres partis politiques de gauche. Dès ses débuts, l’UP connut un succès électoral important, surtout dans les régions où la guérilla avait été plus active et présente, ce qui poussa divers groupes politiques de droite, des éléments du secteur agro-industriel et des groupes paramilitaires à former une alliance visant à éliminer les membres de l’UP. La cour conclut que cette répression s’était répandue à presque tout le territoire colombien entre 1984 et 2006 et était caractérisée entre autres par des cas de disparitions forcées (521), massacres, exécutions extrajudiciaires et des meurtres (3170), menaces, attentats, poursuites abusives (19), des actes de torture (64), agressions ou tentatives d’homicides (285), et des déplacements forcés (1596) (paras. 184 et suivants).
Bien que des centaines de plaintes et de recours se rapportant à ces crimes furent entamés, tant au sein du système judiciaire ordinaire que de la juridiction spéciale pour la paix, la très grande majorité, voire la presque totalité de ceux-ci était encore en instance, archivés ou ne faisait pas l’objet d’enquêtes. La cour détermina que ces recours n’étaient pas effectifs et entraînaient une impunité totale, tolérée par les autorités publiques. Par ailleurs, il fut établi qu’en 2002, le Conseil national électoral retira la personnalité juridique du parti politique, parce que l’UP ne réunissait pas les exigences de la législation nationale applicable en la matière, entre autres en ce qui avait trait au nombre minimal de candidats. Cette décision fut infirmée en 2013 par le Conseil d’État qui considéra qu’en raison de la force majeure résultant d’actes de violence perpétrés à l’encontre de ses membres et partisans, le parti n’avait pas pu mener des activités politiques normalement (paras. 466 et suivants).
Pour la cour, l’ensemble de ces actes ont constitué une forme d’extermination systématique du parti politique, de ses membres et militants, et étaient caractérisées par des modes d’actions menées directement par de nombreux agents de l’État, de même que par des acteurs non étatiques agissant grâce à la tolérance, l’acquiescence ou la collaboration de l’État (paras. 202 et suivants, 244 et suivants). Pour la cour les omissions répétées des autorités étatiques pour prévenir, enquêter et sanctionner ces crimes ne constituaient pas une forme de participation indirecte, plutôt elles ont activement occasionné certaines violations en assurant leur répétition (para. 265). La tolérance systématique, et la quantité et la gravité des actes, de même que la durée et l’étendue de ceux-ci ont ainsi occasionné, selon la cour, une violation généralisée de l’obligation de la Colombie de respecter les droits contenus dans la convention américaine (para. 282). Ainsi, pour le tribunal, l’entreprise d’extermination systématique menée contre les dirigeants et militants de l’Union patriotique constitue un crime contre l’humanité, car il est clair que les actions et omissions ou l’acquiescement de l’État furent entrepris dans le but d’anéantir un groupe spécifique (paras. 114 et suivants).Footnote 52 Notons à cet égard que la cour ne considéra pas que ces actes étaient constitutifs du crime de génocide, comme l’avaient fait certains tribunaux colombiens, mais indiqua à ce sujet:
Il correspond à cette Cour non pas de déterminer les responsabilités individuelles, dont la définition relève de la compétence des tribunaux pénaux internes ou internationaux, mais de connaître les faits portés à sa connaissance et de les qualifier dans l’exercice de sa compétence contentieuse, selon les preuves présentées par les parties. Dans les cas de violations graves des droits humains, la Cour a tenu compte, dans son analyse substantive, que de telles violations peuvent aussi être caractérisées ou qualifiées de crimes contre l’humanité, pour avoir été commises dans des contextes d’attentats massifs et systématiques ou généralisés contre certains secteurs de la population, aux fins d’expliquer clairement l’étendue de la responsabilité de l’État en vertu de la Convention dans le présent cas. Ainsi, la Cour ne procède d’aucune façon à l’imputation d’un crime d’une personne physique. En ce sens, les besoins de protection intégrale de l’être humain en vertu de la Convention ont conduit la Cour à interpréter ses dispositions par convergence avec d’autres normes de droit international, notamment en ce qui concerne l’interdiction des crimes contre l’humanité, sans que cela constitue un excès de ses pouvoirs puisqu’elle respecte alors les pouvoirs des juridictions pénales d’enquêter, de poursuivre et de punir des personnes responsables de tels crimes. Ce que fait la Cour, conformément au droit conventionnel et coutumier, est d’utiliser la terminologie utilisée par d’autres branches du droit international dans le but de calibrer les conséquences juridiques des violations alléguées vis-à-vis des obligations de l’État. (paras. 110–15; notre traduction)Footnote 53
En l’espèce, la cour conclut que la violence systématique et structurelle contre les membres et partisans de l’UP, avait eu un effet intimidant, créant un climat qui victimisait et stigmatisait ceux-ci et qui a limité voire empêché l’exercice, par ceux-ci, de leurs droits à la liberté d’expression, à la liberté d’association et à la participation politique (article 13, 16 et 23 de la CADH). Le tribunal considéra également que le retrait de la personnalité juridique du parti, mené arbitrairement, compromettait également ces droits (paras. 297 et suivants).
L’État fut également reconnu responsable pour les nombreux cas de disparitions forcées, massacres, exécutions extrajudiciaires, menaces, attentats, actes de torture, agressions, détentions arbitraires et déplacements forcés, en contraventions des droits à la vie, à l’intégrité, à la liberté, aux garanties et à la protection judiciaire des nombreuses victimes. La cour constata notamment que de nombreuses victimes avaient subi des violations particulières considérant leur statut (notamment les enfants, femmes et journalistes). Elle considéra enfin que de nombreuses enquêtes et procédures judiciaires avaient été menées de façon arbitraire contre certaines victimes dans le but de limiter leurs actions politiques (paras. 351 et suivants).
Les retombées juridiques et politiques de cette décision seront sans doute importantes, considérant la portée des développements conceptuels qu’elle propose notamment en ce qui concerne les concepts de collaboration, tolérance et acquiescence.Footnote 54
10. Affaire Flores Bedregal et al. c Bolivie, Jugement du 17 octobre 2022, Série C, No 467
Cette décisionFootnote 55 porte sur la disparition forcée de la victime, blessée et capturée dans les locaux de la Centrale ouvrière bolivienne, au moment où eut lieu le coup d’État mené par des membres des forces armées et des groupes paramilitaires sous le commandement du général Garcia Meza Tejada en juillet 1980.Footnote 56 Bien que les autorités aient par la suite affirmé avoir confirmé son décès, la localisation ou le sort de la victime ne fut jamais établi, en dépit des nombreux recours intentés par les sœurs de ce dernier, y compris après le retour de la Bolivie à la démocratie en 1982 (paras. 38 et suivants).
Malgré les procès qui condamnèrent certains acteurs du coup et de la dictature,Footnote 57 y compris des condamnations pour le pacte de silence entourant le sort réservé à la victime, personne ne fut reconnu coupable pour le crime de disparition forcée. De même, malgré les nombreux recours qu’elles intentèrent, les sœurs de la victime ne purent réussir à obtenir des forces armées boliviennes toutes les informations déclassifiées se rapportant à la disparition de la victime. En effet, seule une partie de l’information fut déclassifiée, mais alors soumise à une restriction de leur usage par les autorités judiciaires conformément à la loi bolivienne régissant les forces armées nationales (paras. 45 et suivants).
En l’espèce, en plus de conclure que M. Flores Bedregal avait été victime de disparition forcée, la Cour considéra que le droit à la vérité, aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire de ses proches avaient été violés en raison de l’incapacité des enquêtes et des recours judiciaires à localiser ou établir le sort du disparu. De plus, le tribunal considéra que l’État avait contrevenu au droit de la victime et de ses proches à l’accès à l’information en raison des retards, des résultats limités et des interdictions auxquels avaient été soumis les demandes d’accès et de déclassification des informations détenues par les forces armées (paras. 132 et suivants).
Notons cependant que, bien que la cour conclue que les proches de la victime avaient subi une atteinte à leur intégrité en raison de l’angoisse occasionnée par la disparition et l’impunité qui en a suivi (paras. 159 et suivants), elle se retint de conclure que cette atteinte constituait une forme de torture au sens du droit interaméricain.Footnote 58
11. Affaire Casierra Quiñonez et al. c Équateur, Jugement du 11 mai 2022, Série C, No 450; Affaire Huacón Baidal et al. c Équateur, Jugement du 4 octobre 2022, Série C, No 466; Affaire Cortez Espinoza c Équateur, Jugement du 18 octobre 2022, Série C, No 468
Les trois affaires qui suivent traitent toutes d’événements liés à des actes de violence en Équateur par des forces de sécurités intérieures qui ont entraîné la mort des victimes principales. Dans Casierra Quiñonez et al., la victime a été tuée, et deux de ses frères blessés, au cours d’une opération contre la criminalité menée par des membres de la marine équatorienne, contre des prétendus actes de piraterie. La cour interaméricaine conclut que la marine s’était approchée de l’embarcation des trois frères, pendant la nuit, sans marqueurs distinctifs visibles, et qu’elle a commencé à tirer sur ceux-ci sans prévenir (paras. 107–08 et 120–25).
Dans Huacón Baidal et al., les deux victimes principales conduisaient lorsqu’ils remarquèrent un contrôle routier et décidèrent d’opérer un demi-tour. Deux membres de la commission routière et quatre policiers se lancèrent alors à leur poursuite. Les agents de l’État ont tiré sur les victimes à plusieurs reprises. Un policier atteint la voiture et tira à deux reprises dans le cœur de l’une des victimes, puis exécuta l’autre (paras. 35–37 et 43).
Dans Aroca Palma et al., la victime fut arrêtée sans motif et en pleine nuit par des policiers alors qu’elle se trouvait chez elle avec des amis. Ils la conduisirent alors jusqu’au stade Isidro Romero où ils l’exécutèrent, sans justification formelle ni rapport de police subséquent (paras. 83–85 et 89–94).
Dans ces affaires, la cour rejeta les exceptions préliminaires soulevées par l’État selon lesquelles elle devait rejeter le recours en vertu du principe de subsidiarité, et elle indiqua que ces arguments de recevabilité seraient considérés lors de l’analyse, sur le fond, des allégations se rapportant aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire. Elle considéra notamment que, sans préjudice des efforts que les autorités compétentes pouvaient avoir déployés, l’État ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité internationale du fait de l’intervention d’une commission de vérité et la connaissance de l’affaire par le bureau du procureur général, puisque ces interventions n’ont pas su remédier aux violations constatées et que les auteurs des crimes commis n’avaient jamais été sanctionnés. La cour rappela effectivement que la mise en place de commissions de vérité ne remplace pas l’obligation de l’État d’établir la vérité par le biais de procédures judiciaires (n° 450, para. 154; n° 471, paras. 105–09).
Dans l’affaire Casierra Quiñonez et al., la cour interaméricaine réitéra les standards interaméricains en matière de recours à la force par les forces policières, se référant aux critères de légalité, finalité légitime, nécessité absolue et proportionnalité (para. 105).Footnote 59 En outre, elle clarifia que la nécessité absolue et proportionnalité dans l’emploi de la force exigent tous deux que l’État prévoit des mesures moins extrêmes pour atteindre les objectifs fixés dans le cadre d’une intervention sécuritaire et que cela requiert qu’il y ait formation adéquate des agents étatiques, planification préalable des interventions et que celles-ci soient adéquatement organisées (para. 122).
12. Affaire Valencia Campos et al. c Bolivie, Jugement du 18 octobre 2022, Série C, No 469
Bien que la cour traita d’un très grand nombre de violations dans le cadre de cette affaire portant sur l’arrestation et la détention arbitraires des victimes — dont des femmes et des enfants — de même que sur le traitement cruel, inhumain et dégradant subi lors de leur détention, y compris des actes de torture de nature sexuelle,Footnote 60 cette décision est particulièrement intéressante en ce qui a trait au droit à l’intégrité, à la présomption d’innocence, aux garanties judiciaires, de même qu’à la dignité et à l’honneur de la personne, garantis par les articles 5, 8 et 11 de la CADH.
En effet, le tribunal conclut que, en déclarant publiquement lors d’une conférence de presse que les victimes étaient les auteurs du vol pour lesquelles elles avaient été arrêtées et étaient détenues, alors que celles-ci n’avaient toujours pas fait l’objet d’accusation formelle, la conduite de l’État avait eu un impact médiatique important, portant atteinte à l’honneur et à la présomption d’innocence des victimes (paras. 253 et suivants). Cette conclusion n’est pas sans rappeler la décision de la Cour supérieure du Québec dédommagement l’ancien premier ministre québécois Jean Charest pour atteinte à sa réputation en raison des informations divulguées à son sujet se rapportant à l’enquête Mâchurer, alors qu’il ne faisait pas l’objet d’accusation.Footnote 61
13. Affaire Brítez Arce et al. c Argentine, Jugement du 16 novembre 2022, Série C, No 474
Une fois de plus, la cour eut l’opportunité de développer les standards interaméricains se rapportant à la santé maternelle et reproductive des femmes.Footnote 62 En l’espèce, la victime, qui était enceinte de 40 semaines, avait besoin d’une attention médicale particulière en raison de son âge, son poids et de sa pression artérielle, et elle fut amenée dans un hôpital public après s’être plainte de divers symptômes dont des douleurs lombaires, de la fièvre et des pertes de liquides par voie génitale. Après une échographie révélant que le foetus était sans vie, l’accouchement de la victime fut provoqué, résultant en la mort de celle-ci (paras. 27 et suivants).
En plus de réitérer les principes se rapportant plus particulièrement aux droits des femmes enceintes abordés dans sa jurisprudence,Footnote 63 la cour considéra ici que, non seulement la victime n’avait pas reçu les traitements médicaux spécialisés de façon diligente ni les informations se rapportant à ceux-ci et à leurs alternatives, la victime avait également fait l’objet de violence obstétricale, c’est-à-dire une violence basée sur le genre et exercée par le personnel médical pendant la grossesse, l’accouchement et le post-partum dans le cadre de l’accès aux services de santé s’y rapportant. La cour affirma que cette violence peut prendre diverses formes dont le traitement irrespectueux, inhumain, abusif ou négligent des femmes enceintes, le refus de traitement, le refus d’information complète sur leur état de santé et les traitements applicables, ou les interventions médicales forcées ou contraintes. En outre, la cour considéra que cela peut également inclure la tendance à pathologiser les processus naturels de reproduction (paras. 57 et suivants).Footnote 64 Cette décision saura sans doute informer les débats portant sur la violence obstétricale au Québec,Footnote 65 entre autres depuis les dénonciations faites par plusieurs femmes autochtones alléguant avoir fait l’objet de stérilisation forcée.Footnote 66
14. Affaire Angulo Losada c Bolivie, Jugement du 18 novembre 2022, Série C, No 475
La cour eut à nouveau à traiter des standards devant être respectés dans le cadre des enquêtes criminelles se rapportant à la violence sexuelle contre les filles. En l’espèce la victime, âgée de seize ans avait fait l’objet de nombreuses agressions sexuelles et viols de la part de son cousin adulte qui en avait parfois la garde. Bien que ce jugement ait permis à la cour de réitérer de nombreux principes préalablement adoptés concernant l’importance de ne pas revictimiser ces personnes dans le cadre de telles enquêtes et concernant l’interdiction d’avoir recours à des stéréotypes de genre (paras. 92 et suivants),Footnote 67 cette décision aborde plus amplement la question du consentement des enfants à des actes de nature sexuelle.
Ainsi, le tribunal a indiqué que la législation pénale d’un État se rapportant au crime de viol ne peut exiger, pour qu’il y ait condamnation, la preuve de menace, de recours à la force ou à la violence physique, encore moins la preuve de résistance à l’agression physique. Au contraire, il suffit de démontrer, par tout moyen de preuve approprié, que la victime n’a pas consenti à l’acte sexuel. Le consentement doit avoir été librement exprimé par des actes qui, selon les circonstances de l’espèce, formulent clairement la volonté de la personne, même s’il peut parfois être difficile d’identifier le consentement en certaines circonstances, y compris dans le contexte d’actes de violence psychologique (paras. 134 et suivants)
C’est pourquoi les États doivent inclurent dans leur législation pénale certains éléments permettant de déterminer l’absence de consentement à un acte sexuel, tels que (1) l’usage de la force ou la menace de l’utiliser; (2) la contrainte ou la peur de la violence ou des conséquences; (3) l’intimidation; (4) la détention et/ou privation de liberté ; (e) l’oppression psychologique; (5) l’abus de pouvoir; et (6) l’incapacité de comprendre la violence sexuelle (paras. 147 et suivants). Par ailleurs, la législation ne doit pas permettre d’inférer ce consentement lorsque la force, la menace de la force, la coercition ou l’exploitation d’un environnement coercitif ont diminué la capacité de la victime à donner son consentement librement ou lorsqu’il existe une relation de pouvoir qui oblige la victime à subir l’acte par peur des conséquences de refuser. Le consentement ne doit pas non plus être déduit du silence ou de l’absence de résistance de la victime face à la violence sexuelle. Enfin la législation pénale doit reconnaître que le consentement doit avoir été donné expressément, librement et préalablement à l’acte et qu’il peut être réversible.
En l’espèce la cour conclut que la législation bolivienne ne remplissait pas ces conditions et que son application en l’instance avait violé les droits de la victime à l’intégrité de la personne, aux garanties et à la protection judiciaires, à l’honneur et la dignité, à l’égalité et au droit de bénéficier de mesures de protection en raison de son statut de mineure. Ce jugement n’est pas sans rappeler les débats entourant l’affaire “Sarah,” abordée par les tribunaux français à la fin de 2022, qui avait mené à la modification de la législation applicable qui fixe désormais l’âge de consentement à quinze ans en France.Footnote 68
15. Affaire Moya Chacón et al. c Costa Rica, Jugement du 23 mai 2022, Série C, No 451
Dans cette affaire, un éditeur et un journaliste du journal La Nación Footnote 69 ont été accusés au pénal et au civil pour avoir publié un article dénonçant des irrégularités à la frontière et la responsabilité d’un agent de police pour celles-ci, en se basant sur de l’information qui leur avait été communiquée par des institutions étatiques. Ils ont été acquittés au pénal, mais condamnés au civil pour diffamation et atteinte à l’honneur puisque, selon le juge, l’information qui leur avait été donnée était erronée et que l’article, qui fut rectifié rapidement, n’avait pas fait l’objet de vérifications suffisantes (paras. 42–44).
La cour indiqua ici que, compte tenu de l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratiqueFootnote 70 et de la lourde responsabilité qui en découle pour les professionnels de la communication sociale, l’État doit non seulement réduire au minimum les restrictions à la circulation de l’information, mais aussi équilibrer, dans la mesure du possible, la participation de différentes informations au débat public, en promouvant un pluralisme de l’information (para. 69).
En outre, la cour vint à confirmer que la protection des sources journalistiques est fondamentale, pierre angulaire de la liberté de la presse, puisqu’elle permet aux sociétés de bénéficier du journalisme d’investigation afin de renforcer la bonne gouvernance et l’État de droit (para. 70). Ella a aussi clarifié que, pour que le journalisme d’investigation existe dans une société démocratique, il est nécessaire de laisser aux journalistes une “marge d’erreur” car, sans celle-ci, il ne peut y avoir de journalisme indépendant et donc de possibilités d’exercer le contrôle démocratique nécessaire qui en découle (para. 76). Par ailleurs, nul ne devrait être tenu responsable de la diffusion d’informations ayant trait à une question publique qui sont fondées sur des documents accessibles au public ou provenant de sources officielles (para. 77). Enfin, la cour a réitéré que les sanctions visant à garantir le droit à l’honneur doivent être appliquées de façon stricte, de sorte à uniquement compenser des dommages occasionnés à l’honneur, et non pas de sanctionner les communicateurs sociaux ou d’occasionner indirectement un effet dissuasif (paras. 82–93).Footnote 71
Cette affaire n’est pas sans rappeler la poursuite entamée par Steve Bolton contre La Presse et dans laquelle le chorégraphe accuse ce journal, notamment, “d’avoir utilisé des renseignements “de façon trompeuse” et sans mise en contexte,” ainsi qu’écarté des témoignages qui lui étaient favorables, les journalistes ayant publié l’article se défendant en affirmant avoir commis aucune faute puisque leur reportage était fouillé, équilibré et nuancé.Footnote 72 Une décision devrait être rendue au moment de la parution de cet article.Footnote 73
16. Approches différenciées relativement à la détention de personnes issues de groupes particulier (interprétation des articles 1.1, 4.1, 5, 11.2, 12, 13, 17.1, 19, 24 et 26 de la CADH), Avis consultatif OC-29/22 du 30 mai 2022, Série A, No 29
Dans le cadre de cet avis, d’une portée très générale — il faut l’admettre — la Cour aborda divers standards visant à mieux garantir les droits de personnes et groupes vivant en situation de vulnérabilité, dans le contexte de leur détention par l’État, dans le but de contrer, entre autres, la discrimination structurelle et intersectionnelle auxquelles ceux-ci peuvent être confrontés. Rappelons que la Commission avait adopté, en 2008, une série de principes se rapportant à la protection des droits des personnes privées de liberté dans les Amériques.Footnote 74 Une attention particulière est portée aux femmes enceintes ou post-partum (paras. 121 et suivants), aux enfants détenus avec leurs parents (paras. 169 et suivants), aux personnes gaies, lesbiennes, trans, bisexuelles ou intersexes (paras. 224 et suivants), aux personnes autochtones (paras. 270 et suivants) et aux personnes âgées (paras. 337 et suivants). Ainsi, les États doivent adopter des mesures de protection spéciale pour prévenir la violence à leur endroit, pour assurer leur réinsertion sociale, ou pour garantir l’exercice de leurs droits culturels, par exemple.
Cet avis permet de consolider une partie de la jurisprudence que la commission et la cour avaient déjà développée par le passé,Footnote 75 et d’actualiser certains standards considérant l’urgence de la question des droits des détenus dans les Amériques.Footnote 76 Il va sans dire que cet avis pourra éclairer le débat qui perdure au Canada concernant la situation des personnes autochtones en détention.Footnote 77
17. Conclusion
Il importe de signaler que les juges majoritaires de la cour semblent avoir voulu consolider cette année une nouvelle interprétation quant au caractère autonome des droits humains protégés par la CADH, ainsi que la nécessité de traiter de tous les droits applicables à une situation, et ainsi accorder différents domaines (sphères) de protection à chaque droit. Cette nouvelle interprétation ontologique des droits de la CADH semble alors délimiter le contenu normatif spécifique de chaque droit tout en appliquant simultanément une interprétation herméneutique qui elle admet le caractère indivisible, interdépendant et intimement lié des différents droits protégés par la CADH. Footnote 78 Le caractère systémique de cette interprétation herméneutique cherche à éviter d’exclure l’application simultanée de droits conventionnels se chevauchant, ce qui rendrait illusoire la protection offerte par l’un de ces droits, voire par les deux, et elle favorise ainsi l’interaction d’un droit avec l’ensemble des droits que le traité établit, soit la reconnaissance de tous les droits qui sont applicables de manière concomitante à une affaire.Footnote 79 Dit simplement, si les faits justifient la violation d’un droit, la cour doit conclure à une violation de ce droit, ainsi que de tous les autres droits dont les faits permettent de démontrer qu’il y a eu violation, peu importe s’ils ont été allégués ou non. La cour a donc, par exemple, usé de façon quasi-systématique de son pouvoir iura novit curia afin de conclure dans de nombreux cas à une violation des droits politiques des victimes en lien avec leur destitution arbitraire, ou à une violation du droit au travail. Notons que cette posture quant au caractère mutuellement lié des droits humains semble, par ailleurs, représenter mieux les raisons d’être et aspirations de la Charte canadienne des droits de la personne que la position actuelle de la Cour suprême quant à la justiciabilité des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, et sa réticence à reconnaître des obligations positives de l’État en matière de droits humains.Footnote 80
Cela étant dit, l’application de cette théorie interprétative de la cour a, malgré tout, fait le sujet d’une application inégale cette année. En effet, la cour a été réticente à conclure à une violation de l’obligation de l’État de respecter et de garantir les droits humains, ainsi que d’adopter des mesures législatives internes (article 2 de la CADH).Footnote 81 De plus, dans les trois affaires équatoriennes, la raison d’être de la violence étatique, tel que décrite par la commission de vérité,Footnote 82 et la possibilité que ces cas soient liés à des formes de profilage social ou racial n’ont pas été discutées, en dépit d’avancement récent notable en la matière.Footnote 83
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On peut s’attendre à des développements jurisprudentiels importants pour l’année 2023, entre autres avec les affaires Guzman Medina c Colombie et Núñez Naranjo et al. c l’Équateur qui portent entre autres sur la notion d’acquiescement de l’État en droit international. La cour devrait également émettre son trentième avis consultatif, à la demande du Mexique, qui portera sur les activités des entreprises privées dans le domaine de l’armement et leurs effets sur les droits humains.Footnote 84