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La science économique en tant que système de croyance (*)

Published online by Cambridge University Press:  17 August 2016

John K. Galbraith*
Affiliation:
Harvard University
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Depuis plus d'un siècle, l'économie politique a été accusée périodiquement, et non sans raison, d'être utilisée, non pas comme une science, mais comme un soutènement de croyance. Dans ce dernier rôle, on considère qu'elle ne sert pas à la compréhension des phénomènes économiques, mais bien à l'exclusion des lignes de pensée qui heurtent ou troublent la discipline économique, ou conjointement une communauté économique et politique influente. Marx décrivait les « économistes » comme les « représentants scientifiques de la classe bourgeoise » (1); il estimait qu'après la conquête du pouvoir par la bourgeoisie en Angleterre, « la question n'était plus, aux yeux de l'économie politique, de savoir si tel ou tel théorème était vérifié, mais s'il était utile ou nuisible au capital, convenable ou inopportun, politiquement dangereux ou non. À la place d'enquêteurs désintéressés, on avait affaire à des « boxeurs dont on loue les services » ; à la place d'une recherche authentiquement scientifique, on trouvait « la mauvaise conscience et la malice de l'apologétique » (2). Veblen, après avoir déclaré que le modèle concurrentiel des économistes classiques « se présente comme le test de la vérité économique », enchaînait : « Ce point de vue ainsi établi guide sélectivement l'attention des auteurs classiques dans leur observation et leur entendement des faits … » (3). Tawney observait que durant la majeure partie du siècle dernier, le conflit entre « les droits individuels et les fonctions sociales était marqué par la doctrine de l'harmonie inévitable entre les intérêts privés et le bien commun » (4).

Type
Research Article
Copyright
Copyright © Université catholique de Louvain, Institut de recherches économiques et sociales 1970 

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Footnotes

(*)

Economics as a System of Beliefs, traduit de l'anglais par Alain Siaens. Un certain nombre des idées développées dans cette étude ont été présentées lors de la conférence que J. K. Galbraith donna à Louvain, le 12 mars 1970.

References

(5) Assignée, comme Keynes l'évoqua, à une existence dérobée, souterraine, dans les bas-fonds des « Marx, Karl, Gesell, Silvio ou Major Douglas » Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, New York, Harcourt, Brace and Co., 1936, p. 32.Google Scholar

(6) Ce qui fit rejeter la loi de Say, on le sent bien, fut le désespoir engendré par la grande dépression et le désir consécutif de reconsidérer les vieilles vérités, autant que la puissance d'argumentation de Keynes. Avant la Théorie générale, les progressistes réformateurs tels que Paul Douglas aux États-Unis et William H. Beveridge en Grande-Bretagne préconisaient un traitement de la dépression dans le contexte de la loi des débouchés de Say. Ce n'était pas un déficit budgétaire pour augmenter la demande qui était recommandé, mais bien des réductions de salaires pour accroître l'emploi.

(7) Aux États-Unis, les présidents Hoover autant que Roosevelt (ainsi que la chaîne de journaux de Hearst) souscrivirent à une politique de réductions fiscales ou de dépenses publiques, de manière à relever le niveau de la demande globale, avant que Keynes ne rende l'idée acceptable aux yeux des économistes.

(8) Entre autres la théorie de la firme reposait sur un entrepreneur combinant la propriété et la direction des affaires. Il s'ensuivait une adhésion fortifiée à la maximisation du profit comme objectif, une réponse de marché bien déterminée par la recherche de ce profit, et une méconnaissance des autres contraintes sociales et politiques exercées par l'entreprise sur ses participants ou sur le public. Sur ce point, voir Gordon, R.A., Business Leadership in the Large Corporation, The Brookings Institution, 1945, p. II Google Scholar et suiv. Aussi, Robin Marris, The Economie Theory of « Managerial» Capitalism, New York, The Free Press of Glencoe, 1964, p. 62 Google Scholar et suiv. J'ai traité ce thème à suffisance dans The New Industrial State, Boston, Houghton Mifflin Company, 1967, chapitre X.Google Scholar

(9) La capitulation de la souveraineté de l'individu devant le producteur ou l'organisation productrice est le thème explicite ou implicite de deux livres, The Affluent society (seconde édition revisée), Boston, Houghton Mifflin Company, 1969 et The New Industrial State, Boston, Houghton Mifflin Company, 1967. Dans ces deux livres, j'ai été confronté au problème d'écarter des idées, très chères, qui firent longtemps partie de mes habitudes de pensée, et à la terrible réticence que l'on éprouve quand son analyse suggère ou semble impliquer une action pratique bien en dehors des modalités reçues. Je me heurtais aussi, comme je l'ai dit, au problème ardu de persuader, lequel est ici en jeu. Une thèse scientifique est réfutée par la preuve du contraire. Une croyance, surtout si elle joue un rôle fonctionnellement protecteur dans la société, n'est d'aucune façon vulnérable. La stratégie de persuasion requise du fait même, comme je le fis aussi clairement entendre auparavant, donne à réfléchir. Toutes les disciplines sociales, et peut-être spécialement l'économique, tiennent jalousement au plus vaste cadre d'hypothèses dans lequel elles opèrent. Car si les hypothèses tombent en désuétude, il en va de même de la connaissance édifiée sur elles. Ces intérêts établis sont encore renforcés par le role fonctionnel des idées visant à exclure les lignes de pensée et d’action hostiles. Il s'ensuit que l'attaque d'un cadre d'hypothèses, menée de l'intérieur de la discipline, est une affaire périlleuse. Le Jury, ou sa majorité, est juge et partie. La destinée de tous ceux qui attaquèrent SAY avant KEYNES constitue un avertissement. L'alternative est de conquérir un public plus large et dès lors, imposer pour ainsi dire le dénouement de la question à la discipline. Car, si les hypothèses attaquées sont vulnérables — si elles ne collent pas à la réalité — l'intuition de l'opinion publique sera sensible; de même celle de l'opinion radicale. Et si un appui suffisant de ce genre est obtenable, la vieille carcasse peut se briser, le recours à cette tactique encourt évidemment une certaine dose de malaise professionnel. Elle court-circuite le système selon lequel des idées et des innovations sont passées au crible, soumises à l'examen minutieux des professionnels avant d'être transmises aux étudiants et au grand public. Elle rend de même futile le processus de protection des intérêts intellectuels établis. Au blâme légitime découlant du premier point s'ajoute le grief plus personnel inspiré par le second. Il y a lieu de s'excuser de cette procédure irrégulière, comme il se doit.

(10) Je suis ici reconnaissant pour les suggestions de mon collègue Leonid Hurwicz.

(11) Duesenberry, James S., Income, Saving and The Theory of Consumer Behavior, Cambridge, Harvard University Press, 1949, p. 28.Google Scholar

(12) Certains seront au courant de l'énergie avec laquelle j'ai insisté sur cette distinction. Voir The Affluent Society, seconde édition, op. cit., p. 137 et suiv. C'est l'un de ces points naïvement cruciaux (ainsi que Kjbynes l'a soutenu antérieurement) autour desquels tout tourne. La science économique nie généralement la distinction entre le besoin physiologique et les satisfactions psychiques, tirant parti du fait indéniable que la frontière entre les deux ne se prête à aucune démarcation conceptuelle précise. Dès lors, elle méconnaît la notion d'une classe de besoins qui, prenant naissance dans le psyché, sont manipulables par des moyens psychologiques, alors que les besoins d'origine physiologiques ne le sont pas. Ceci sauvegarde considérablement les valeurs d'une société qui mesure la performance par la production. Comme il n'y a pas de différence valable dans les besoins à satisfaire, la nécessité impérative de la production n'est pas atténuée. La notion d'une production à des usages frivoles est presque entièrement éludée. Dès lors, l'importance de la production reste hors de question. Une fois de plus, on voit l'économie se débarrasser d'une vision propre au sens commun, pour défendre ce qui est indiscutablement une conclusion des plus commodes.

(13) L'un dépend clairement de l'autre d'une manière très pratique; c'est une chose curieuse en économie que les deux — le besoin de s'assurer que les gens voudront des auto-mobiles GM et le besoin de s'assurer qu'ils seront à même de se les payer — aient été si peu associés. C'est l'emploi et non les besoins industriels qui a de loin supporté le plus lourd far-deau de cette politique.

(14) La distinction la plus significative entre une économie de marché et une économie de commandement, me semble-t-il, dépend de la question de savoir si et jusqu'à quel point les ajustements obéissent aux choix du consommateur ou à ceux du producteur. Plus le producteur se doit de répondre au choix du consommateur, plus il s'agit d'une économie de marché. Plus grand est son pouvoir d'établir les prix et de persuader, de commander ou autrement de manier la réponse du consommateur à ces prix, plus il s'agit d'une économie planifiée. L'intervention étatique n'altère pas le fait de la planification; elle charge seulement sa nature, sa portée et son efficacité. Dans le langage de tous les jours, la planification est l'exercice systématique de la prévoyance. Voilà qui est source d'ambiguïté, car même dans les étroites limites des paramètres de marché, une telle clairvoyance peut s'exercer — spécifiquement l'anticipation des comportements de marche ou le renforcement de l'efficacité de la réponse du producteur. Le professeur James E. Meade dans son compte rendu, « Is The New Industrial State Inevitable ? » (Economie Journal, juin 1968) fait justement remarquer que je ne distingue pas adéquatement cette planification soumise aux indications de marché de celle qui englobe les décisions de consommateur ou de citoyen.

(15) The New Industrial State, op. cit., p. 1-97.

(16) Des coûts de persuasion croissant lentement comme en automobiles ou en savons, distinguent ces industries des coûts croissant verticalement comme en agriculture.

(17) Papers on Welfare and Growth, Londres, George Allen and Ltd., 1964, pp. 241-249.Google Scholar

(18) Consumer's Sovereignty Revisited and the Hospitality of Freedom of Choice, American Economie Review, vol. LII, n° 2, mai 1962,Google Scholar Papers and Proceedings.

(19) Ibid., p. 280.

(20) Ibid., p. 279.

(21) Fisher, Franklin M., Zui Griliches et Cari Kaysen, The Costs of Automobile Changes Since 1949, The Journal of Political Economy, vol. LXX, n° 5, octobre 1962, p. 434.Google Scholar

(22) « Ce qui sera produit est déterminé par les suffrages des consommateurs — non pas tous les deux ans aux urnes, mais dans leurs décisions quotidiennes d'acheter tel article et non tel autre», Samuelson, Paul, Economics, Seventh Edition, New-York, McGraw-Hill Book Company, p. 42.Google Scholar Dans cette édition toutefois le professeur Samuelson tempére par la suite cette proposition et je pressens, par ailleurs, que son adhésion à la souveraineté du consommateur est loin d’être rigide. D’autres sont plus catégoriques : « …Seul le consommateur peut prendre la decision cruciale sur les types de biens qu’il préfère; des lors en derniére analyse, les consommateurs décident ensemble quelle industrie est appelée à produire. Les choix des consommateurs fournissent la base sur laquelle le monde des affaires prend ses dispositions.» Principles of Economics, Seconde édition, C.E. Ferguson et Juanita M. Kreps, New York, Holt, Rinehart and Winston Inc., 1965, p. 80. « Quand les acheteurs, individuellement mais ensemble par millions, reagissent aux prix, ils changent aussi les prix. Les consommateurs votent avec leurs dollars. L’acheteur, lui-meme guide dans son choix par les prix relatifs, oriente I’allocation des ressources productives.» Harris, Lowell. The American Economic, Fourth edition, Homewood Ill., Richard D. Irwin Inc., 1962, p. 380.Google Scholar

(23) The Affluent Society, op. cit., spécialement pp. 134-167 et The New Industrial State, op. cit., spécialement pp. 159-218.

(24) Il existe une tendance marquée à dénigrer ou même à bannir le rôle de la publicité, spécialement chez les défenseurs inconsciemment tendancieux du marché et donc de la souveraineté du consommateur et du citoyen. Un critique récent se gausse de mes préoccupations à son égard en disant qu'elles concernent « le thème le plus rabattu dans la littérature sociale moderne : le pouvoir de la publicité ». (Scott Gordon, The Close of the Galbraithian System, Journal of Political Economy, juillet-août 1968, p. 642). Minimiser à ce point le rôle d'un aspect aussi vaste, indiscret, coûteux et intégral du marché moderne, doit sûrement donner à penser. Notons aussi que la publicité demeure un bloc quelque peu indigeste dans la théorie microéconomique conventionnelle. La théorie la plus communément reçue de l'oligopole la voit essentiellement comme une alternative, sans fonction mais sûre, à la concurrence des prix qui s'annule en définitive; cette conception n'est pas à tout prendre satisfaisante et pose inévitablement la question, mal accueillie par les agences de publicité et de diffusion quand elle n'est pas éludée avec tact par les économistes, de savoir pourquoi un gaspillage aussi monstrueux n'est pas prohibé ou vigoureusement taxé. Mais il y a aussi le fait, comme le professeur Rothenburg le fait remarquer, que la publicité est l'attaque la plus directe et la plus visible du concept de souveraineté du consommateur. Voilà, peut-on penser, peut-être une raison pour désirer l'ignorer, ou à défaut suivre le professeur Gordon en suggérant que s'y intéresser est démodé, voire intellectuellement sans valeur. Je considère comme une partie importante de la thèse de la souveraineté du producteur le fait que son exercice confère à une activité aussi importante que la publicité un rôle entièrement fonctionnel dans la vie économique.

(25) La direction du consommateur est une affaire plus complexe là où, comme dans le cas typique de l'oligopole, un petit nombre de firmes produisent un produit étroitement sub-stituable. Ici la prédictabilité du comportement du consommateur est renforcée par la direction des goûts du consommateur et, bien sûr, réduite par le fait que d'autres s'efforcent de faire la même chose avec plus ou moins d'effet. Cependant, comme j'en ai débattu ailleurs, (The New Industriai State, op. cit., p. 206 et suiv.) il suit de l'ensemble de cet effet —• l'attraction générale vers les produits communs de l'industrie et le succès d'une firme, l'impression inévitable d'emboîter le pas au succès, la réponse stimulée des autres — un équilibre plus prédictable pour une quelconque firme pleinement participante que s'il résultait d'une demande laissée à elle-même. Et, comme je l'ai noté plus haut, des effets additionnels importants découlent de ce processus et de l'effort qui lui est consenti, sur les attitudes sociales générales à l'égard des biens et de leurs producteurs.

(26) Avec, en fait, une indignation particulièrement vertueuse. J'ai soulevé ce point moins brutalement et en insistant davantage sur les biens publics dans The Affluent Society. La réfutation différa seulement d'accent. Quelques-uns ont prétendu que j'entendais poser un jugement informé de mon propre aveu à rencontre de la manifestation démocratique du marché. Les autres ont soutenu que j'entendais supplanter par un jugement narcissiste, arrogant, voire grossièrement prétentieux, celui du marché.

(*) Note du traducteur : réduction votée en décembre 1969.

(27) Pechman, Joseph A., The rich, The Poor and The Taxes They Pay, The Public Interest n° 17, Fall 1968, pp. 21-43.Google Scholar

(28) Dans The New Industrial State, j'ai été influencé par le succès relatif durant la première partie des années soixante de la stabilisation des prix dans le secteur organisé de l'économie grâce aux normes de référence (guide posts); et par le recours parallèle de nombreux autres pays industriels à quelque forme de contrôle des salaires et des prix. J'en conclus que c'était un des paramètres (comme les prix minimum ou une demande globale stable) où les grandes organisations accepteraient et même rechercheraient l'action publique stabilisatrice. Je pense toujours que l'opposition publique à l'inflation autant que la balance paiement ou d'autres raisons forceront éventuellement une telle action. Je ne suis plus si certain que c'est l'une des choses dont la grande organisation a besoin.

(29) Jusqu’à ce que, et c'est très possible, ils accompliront leur stabilisation, comme il a été noté, aux dépens du secteur non industriel et vulnérable de l'économie.