Depuis l'article que Barbey d'Aurevilly écrivit pour le Pays, à l'occasion de la publication de la première édition des Fleurs du mal, le terme d'architecture s'est imposé à la pensée des commentateurs qui ont voulu s'occuper de la composition du recueil baudelairien. Il me semble, pourtant, que l'intention de Barbey d'Aurevilly a générale-été mal comprise et qu'on s'est en vain efforcé de trouver ce dont le critique du Pays ne parlait pas, ou, tout au moins, qu'on a négligé ce qui, pour Barbey, était l'essentiel. Les Fleurs du mal, a-t-il dit, en effet, ‘sont moins des poésies qu'une oeuvre poétique de la plus forte unité. Au point de vue de l'art et de la sensation esthétique, elles perdraient donc beaucoup à n’être pas lues dans l'ordre où le poète, qui sait bien ce qu'il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien davantage au point de vue de l'effet moral que nous avons signalé en commençant. Cet effet sur lequel il importe beaucoup de revenir, gardons-nous bien de l‘énerver!’ La thèse que défendait Barbey d'Aurevilly, c’était celle de la moralité de l'oeuvre baudelairienne. L'intention de Baudelaire, disait-il, c’était de flétrir les Fleurs du mal. La manière du poète, ajoute-t-il, ‘n'est rien moins que celle de la Toute-Puissante Providence elle même, qui envoie le châtiment après le crime, la maladie après l'excès, le remords, la tristesse, l'ennui, toutes les hontes et toutes les douleurs qui nous dégradent et nous dévorent, pour avoir transgressé ses lois. Mais, pour comprendre la leçon des Fleurs du mal, il faut avoir soin de considérer l'ensemble: ‘une pièce citée n'aurait que sa valeur individuelle, et, il ne faut pas s'y méprendre! dans le livre chaque poésie a, de plus que la réussite des détails ou de la fortune de la pensée, une valeur très importante d'ensemble et de situation, qu'il ne faut pas lui faire perdre en la détachant. Les artistes, qui voient les lignes sous le luxe ou l'efflorescence de la couleur, percevront très bien qu'il y a ici une architecture secrète, un plan calculé par le poète, méditatif et volontaire.’ Les Fleurs du mal, conclut-il, n'ont pas été ramassées ‘dans un recueil sans d'autre raison que de les réunir,’ elles ont été disposées dans un ordre voulu, moins en vue d'un effet artistique que d'un effet moral: ‘Cet effet sur lequel il importe beaucoup de revenir, gardons-nous bien de l’énerver!’ Et telle était si bien la pensée de Barbey d'Aurevilly que Me Chaix d'Est-Ange a cité, au procès de Baudelaire, des extraits de l'article du critique, et a choisi les passages mêmes qui se rapportent à l'unité des Fleurs du mal et à leur effet moral: le poète, plaidait-il, ‘vous montre le vice, mais il vous le montre odieux.’ Mais le terme seul d'architecture, que l'avocat de Baudelaire a, d'ailleurs, omis de citer, a attiré l'attention des commentateurs. Aussi, malgré les déclarations du poète lui-même, ce n'est pas l'effet moral qu'on a retenu, c'est l'idée que le recueil avait un ‘plan logique.’