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L'unité Des Fleurs Du Mal
Published online by Cambridge University Press: 02 December 2020
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Depuis l'article que Barbey d'Aurevilly écrivit pour le Pays, à l'occasion de la publication de la première édition des Fleurs du mal, le terme d'architecture s'est imposé à la pensée des commentateurs qui ont voulu s'occuper de la composition du recueil baudelairien. Il me semble, pourtant, que l'intention de Barbey d'Aurevilly a générale-été mal comprise et qu'on s'est en vain efforcé de trouver ce dont le critique du Pays ne parlait pas, ou, tout au moins, qu'on a négligé ce qui, pour Barbey, était l'essentiel. Les Fleurs du mal, a-t-il dit, en effet, ‘sont moins des poésies qu'une oeuvre poétique de la plus forte unité. Au point de vue de l'art et de la sensation esthétique, elles perdraient donc beaucoup à n’être pas lues dans l'ordre où le poète, qui sait bien ce qu'il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien davantage au point de vue de l'effet moral que nous avons signalé en commençant. Cet effet sur lequel il importe beaucoup de revenir, gardons-nous bien de l‘énerver!’ La thèse que défendait Barbey d'Aurevilly, c’était celle de la moralité de l'oeuvre baudelairienne. L'intention de Baudelaire, disait-il, c’était de flétrir les Fleurs du mal. La manière du poète, ajoute-t-il, ‘n'est rien moins que celle de la Toute-Puissante Providence elle même, qui envoie le châtiment après le crime, la maladie après l'excès, le remords, la tristesse, l'ennui, toutes les hontes et toutes les douleurs qui nous dégradent et nous dévorent, pour avoir transgressé ses lois. Mais, pour comprendre la leçon des Fleurs du mal, il faut avoir soin de considérer l'ensemble: ‘une pièce citée n'aurait que sa valeur individuelle, et, il ne faut pas s'y méprendre! dans le livre chaque poésie a, de plus que la réussite des détails ou de la fortune de la pensée, une valeur très importante d'ensemble et de situation, qu'il ne faut pas lui faire perdre en la détachant. Les artistes, qui voient les lignes sous le luxe ou l'efflorescence de la couleur, percevront très bien qu'il y a ici une architecture secrète, un plan calculé par le poète, méditatif et volontaire.’ Les Fleurs du mal, conclut-il, n'ont pas été ramassées ‘dans un recueil sans d'autre raison que de les réunir,’ elles ont été disposées dans un ordre voulu, moins en vue d'un effet artistique que d'un effet moral: ‘Cet effet sur lequel il importe beaucoup de revenir, gardons-nous bien de l’énerver!’ Et telle était si bien la pensée de Barbey d'Aurevilly que Me Chaix d'Est-Ange a cité, au procès de Baudelaire, des extraits de l'article du critique, et a choisi les passages mêmes qui se rapportent à l'unité des Fleurs du mal et à leur effet moral: le poète, plaidait-il, ‘vous montre le vice, mais il vous le montre odieux.’ Mais le terme seul d'architecture, que l'avocat de Baudelaire a, d'ailleurs, omis de citer, a attiré l'attention des commentateurs. Aussi, malgré les déclarations du poète lui-même, ce n'est pas l'effet moral qu'on a retenu, c'est l'idée que le recueil avait un ‘plan logique.’
- Type
- Research Article
- Information
- Copyright
- Copyright © Modern Language Association of America, 1945
References
1 J. Barbey d'Aurevilly, Poésie et poètes, 3e éd. (Paris, 1906), pp. 97-110.—Remarquons que l'article de Barbey d'Aurevilly, que le Pays n'avait pas voulu publier, avait été joint par Baudelaire aux articles d'Edouard Thierry, Dulamon et Charles Asselineau, ‘sous forme de mémiore aux juges’ (cf. Oeuvres complètes de Charles Baudelaire, i, 3e éd. [Paris: M. Levy frères, 1869], pp. 355-394). Mais signalons que, dans le texte publié en appendice dans l‘édition M. Levy, certaines locutions, certaines phrases sont imprimées en italiques. Est-ce Baudelaire lui-même qui a ainsi mis en évidence certaines idées?—On se rappelle que les écrits de Poe sont remplis de mots imprimés en italiques, ou soulignés dans les textes manuscrits. C‘était là chez Poe une espèce de tic littéraire, aussi bien que l'emploi constant de mots étrangers et, en particulier, français. C'est aussi un procédé littéraire de Baudelaire que de souligner certains mots sur lesquels il voulait attirer l'attention.
2 M. Ruff, ‘Sur l'architecture des “Fleurs du mal”,’ Revue d'histoire littéraire de la France, 37 (1930), 51-69, 393-102.—On a reproché à M. Ruff de n'avoir tenu compte que de la deuxième édition des Fleurs du mal. En réalité, il s'est occupé de ‘rétablir l'oeuvre’ telle que Baudelaire l'aurait voulue. Son édition idéale, ce serait ‘la deuxième plus les pièces condamnées’; pour l‘établir, il a fait une analyse de cet ensemble composite. (Sur les différentes éditions du recueil et sur l'ordre des poèmes, cf. l‘édition P. Dufay [Paris, 1921], pp. xci-c.)
3 Poésie et poèles, p. 109.
4 Ibid., p. 99.
5 Ibid., pp. 108-109.
6 Fleurs, ed. Crépet, pp. 337-356.
7 Ibid., p. 434.
8 R. Vivier, L'originalité de Baudelaire (Paris, 1926), p. 22, et, p. 24: ‘ce double caractère de composition à la fois logique et esthétique’.
9 ‘L'Architecture des “Fleurs du Mal”,‘ Studies by members of the French Department of Yale University (New Haven, 1941), pp. 221-330.
10 Nous adopterons le numérotage indiqué par Crépet dans son édition des Fleurs du mal (Paris, 1922), pp. 495-501. Le numéro des pièces de la première édition est en chiffres arabes, celui de la deuxième édition en chiffres romains. Nous désignerons les cinq sous-groupes de Spleen et Idéal par les lettres A, B, C, D, E. Voici ces groupes: A (1-6): le poète et la poésie, en général;—B (7-16): le poète d'après l'expérience personnelle de Baudelaire; —C (17-19): l'idéal baudelairien de la beauté;—D (20-55): poèmes consacrés à des femmes qu'aima Baudelaire;—E (56-77): méditations et rêveries sur l'ennui, la mélancolie, la laideur de la vie, la terreur, le désespoir et la mort.—Le groupe D peut se décomposer ainsi: cycle de Jeanne Duval (20-35);—cycle de Mme. Sabatier (36-44);—cycle de Marie Daubrun (45-51);—la pièce 52 semble marquer une coupure, et séparer la série des trois cycles des grandes amoureuses du groupe suivant: les pièces (53-55) forment le groupe des femmes diverses.—Dans le groupe E, nous ne pouvons distinguer que des groupes divers et qui ne se combinent pas ensemble en un tout cohérent: le groupe des pièces 56 & 57 (Les chats et Les Hiboux);—le groupe des cinq ‘spleen’ (58-62), puisque la pièce 58 avait, en 1851, le titre Le Spleen.
11 M. Seguin, Génie des Fleurs du Mal (Paris, 1938), p. 206, qui a aussi dit que c'est le chapitre ‘Spleen et Idéal’ qui, ‘malgré le titre du livre, paraît importer le plus.‘
12 Ed. Crépet, p. 364.
13 La pièce 2 (Le Soleil) a été transportée dans le chapitre des Tableaux Parisiens, créé en 1861, et remplacée par une nouvelle pièce, ii (L'Albatros).—Le groupe C a été augmenté de deux nouvelles pièces (xx et xxi).—Le cycle de Jeanne Duval (xxii-xxxix), privé des pièces 20 et 30 condamnées, s'enrichit de sept pièces (xxiii, xxxv, xxxvii, xxxviii) qui viennent s'intercaler entre les pièces du cycle tel qu'il était constitué en 1857 (le numéro xxxviii est une suite de quatre sonnets). —Le cycle de Mme. Sabatier privé de la pièce 39 condamnée est précédé d'une nouvelle pièce (xl).—Le cycle de Marie Daubrun est augmenté de deux pièces (lvi & lvii) qui viennent se placer à la suite des pièces primitives (xlix-lv).—Le cycle des femmes diverses est augmenté de deux pièces (lviii & lix) qui précèdent les pièces du cycle tel qu'il existait en 1857; ce cycle se compose ainsi de cinq pièces (lviii-lxii).—La pièce 52, qui séparait la série des cycles des grandes amoureuses, du cycle des femmes diverses, est rejetée (lxxxiii) vers la fin de Spleen et Idéal (i-lxxxv).—Si les groupes (56, 57) et (58-62) ont été conservés dans la deuxième édition, les autres pièces du groupe E ont été dispersées soit dans la reste de Spleen et Idéal, soit dans les Tableaux Parisiens. En dehors de Spleen et Idéal, le seul chapitre qui ait été augmenté, c'est celui de La Mort tandis que le chapitre des Fleurs du Mal est diminué de trois pièces condamnées qui n'ont pas été remplacées.
14 E. Dujardin, Mallarmé par un des siens (Paris, 1936), p. 75: “j'ai toujours rêvé et tenté […] Quoi? […] un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard.” On voit que le terme architectural, tel que l'entendait Mallarmé pour son oeuvre rêvée, ne peut s'appliquer au recueil baudelairien.
15 Les Fleurs du Mal, 3e éd. (Paris: M. Lévy frères, 1869), pp. 395-398.
16 Ibid., p. 29.
17 Charles Baudelaire (Paris, 1922), p. ii.
18 Op. cit., p. 225.
19 Ibid., p. 274.
20 Op. cit., p. 62.
21 Op. cit., p. 23.—L. Lemonnier (Edgar Poe et les poètes français [Paris, 1932], p. 21) ne se contente pas de comprendre de la même manière le titre Spleen et Idéal, mais il trouve ce même conflit chez Poe où il croit constater 'la lutte entre le spleen et l'idéal, le balancement constant des aspirations éthérées et des chutes dans la mélancolie.1
22 Cf. je cite l’édition Harrison de l'oeuvre de Poe, à moins d'indications contraires: ‘the Faculty of Ideality—which is the sentiment of Poesy. This sentiment is the sense of the beautiful, of the sublime, and of the mystical…’ (viii, 282).—‘the novelty, the originality, the invention, the imagination, or lastly the creation of BEAUTY (for the terms as here employed are synonymous) as the essence of all Poesy’ (Works, ed. Woodberry, vi, 124).—‘the moral sentiments of grace, of colour, of motion—of the beautiful, of the mystical. of the august—in short, of the ideal’ (x, 65).
23 Baudelaire a dit aussi: ‘J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C'est quelque chose d'ardent et de triste.’ (Fusées’, xvi, dans Journaux intimes, ed. van Bever [Paris, 1920], pp. 18-20.)—Cf. aussi (Œuvres, éd. de la Pléiade, ii, 632-633, et p. 162.— Cf. M. Gilman, Baudelaire the critic (New York, 1943), pp. 144-145.
24 ‘The impression left is one of a pleasurable sadness’ (xiv, 279).
25 Cf. les vers d“Elévation':
Le poème ‘Le Soleil’ où l'on peut trouver la conception que Baudelaire se faisait de la poésie contient des vers d'inspiration analogue:
Pous les mystiques, les âmes choisies spécialement pour l’éducation de l'humanité sont des âmes solaires (cf. D. Saurat, La religion de Victor Hugo [Paris, 1929], p. 108). La pièce ‘L'Albatros’ qui, dans la deuxième édition, a pris la place de ‘Le Soleil,’ et qui se rapporte aussi à la conception baudelairienne du poète, rappelle un des thèmes d'Al Aaraaf, poème dont Baudelaire semble s’être souvenu pour ‘Correspondances.’ Or c'est dans Al Aaraaf que Poe mentionne l'albatros (Like the Lone Albatross), peut-être en se souvenant, luimême, de Coleridge.
26 C'est ce que signale J. M. Guyau, L'art au point de vue sociologique, 13e éd. (Paris, 1923), pp. 364-365.—Cf. A new variorum edition of Shakespeare. The sonnets, ed. H. E. Rollins (Philadelphia & London, 1944), i, 83. On a pu faire un parallèle (ibid., p. 84) entre le sonnet 29 de Shakespeare et ‘les Sept Vieillards’ des Fleurs du mal de 1861. Remarquons aussi (ii, 389-390) que le sonnet 29 fut parmi les six que traduisit A. Pichot en 1821, et parmi les 48 publiés en anglais et en français en 1856 par E. Lafond. Rappelons enfin que F.-V. Hugo publia en 1857 la traduction complète des sonnets.
27 Œuvres complètes de Charles Baudelaire, éd. F. F. Gautier & Y. G. Le Dantec, i, 115.— Cf. A. Feuillerat, Op. cit., p. 221, n. 2.
28 Les Fleurs du mal, éd. Crépet, p. 309.
29 Lettres à sa mère (Paris: C. Lévy, 1932), p. 169.
30 Les Fleurs du mal, éd. Dufay, p. lxxxii.
31 Comme l'a remarqué Claudel, Animus et Anima ne font pas nécessairement mauvais ménage. Les deux époux sont également nécessaires l'un à l'autre; on ne saurait choisir entre les deux, ni diminuer l'un au profit de l'autre (cf. H. Bremond, Prière et Poésie [Paris, 1926], pp. 112-140). Qu'est-ce, a dit Barrès, dans une page magnifique de la Colline inspirée, ‘qu'est-ce qu'un ordre qu'aucun enthousiasme ne vient plus animer?‘
32 G. de Nerval, Poésies et Théâtre (Paris, 1928), p. 112.
33 Houdart de la Motte (Paris, 1898), p. 290.
34 M. Alterton, Origins of Poe's critical theory, University of Iowa Humanistic Studies, vol. ii, n. 3, April 15, 1925, p. 69.
35 A. W. Schlegel, A course oj lectures on Dramatic Art and Literature (Philadelphia, 1833), pp. 184-185.