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Esthétique et moralité selon Kant. Le cas du sublime*

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Daniel Dumouchel
Affiliation:
Université de Montréal

Extract

La parution d'un ouvrage entièrement consacré à la théorie kantienne du sublime mérite d'être saluée avec un certain enthousiasme, a fortiori lorsqu'il provient de la tradition anglo-saxonne, où la question du sublime est généralement considérée comme une «erreur» dont la théorie esthétique de Kant gagnerait à être expurgée. Paul Crowther remarque d'entrée de jeu que le regain d'intérêt pour l'esthétique de Kant qui s'est fait sentir dans le monde anglo-saxon depuis les années soixante-dix s'est concentré presque exclusivement sur les questions de la beauté et de l'art, au détriment du sublime. Paul Guyer avait prétendu fixer les raisons de cet ostracisme: d'abord, le sentiment du sublime est selon lui inconciliable avec l'explication fondamentale que donne Kant de la «réponse esthétique» en général en termes d'harmonie de l'imagination et de l'entendement; ensuite, la discussion du sublime minimiserait l'importance de 1'intersubjectivité esthétique, qui constitue selon lui l'essentiel de la théorie esthétique kantienne comprise comme une théorie du «goût»; et finalement, la discussion kantienne du sublime ne posséderait plus qu'un intérêt historique, qui ne saurait rencontrer nos sensibilités esthétiques modernes, tandis que nous aurions au contraire beaucoup à apprendre de la discussion des jugements sur la beauté (1979, p. 399 sq.). Or, c'est précisément d'une nouvelle sensibilité à l'endroit du sublime, qui se ferait sentir depuis les années quatre-vingt, que se réclame Crowther pour justifier son entreprise théorique (p. 2).

Type
Critical Notices/Études critiques
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 1993

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References

Notes

1 On pense ici à des interprètes comme D. Crawford, F. Coleman, T. Uehling, E. Schaper, P. Guyer, M. Kemal, M. McCloskey, etc.

2 Dans son fameux Kant and the Claims of Taste, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1979, l'une des œuvres majeures de l'interprétation récente de l'esthétique kantienne.

3 Il faudrait ajouter certains ouvrages à cette liste, dont celui de Peter DeBolla (The Discourse of the Sublime, Oxford et New York, B. Blackwell, 1989), qui, à l'inverse, soutient que l'importance de la théorie kantienne dans l'évolution historique de l'esthétique du sublime a été surévaluée. Soulignons que Crowther ne sent pas le besoin de se situer par rapport aux études désormais classiques de Monk, S. (The Sublime: A Study of Critical Theories in XVIIIth-Century England, New York, 1935 [2e éd.: Ann Arbor, University of Michigan Press, 1960])Google Scholar; de Nicolson, M. H. (Mountain Gloom and Mountain Glory: The Development of the Aesthetics of the Infinite, Ithaca, Cornell University Press, 1959)Google Scholar ou de Hippie, W. J. (The Beautiful, the Sublime and the Picturesque in Eighteenth-Century British Aesthetic Theory, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1957).Google Scholar

4 Mentionnons d'entrée de jeu, pour ne plus avoir à y revenir, que de graves défauts méthodologiques grèvent son entreprise. D'abord, Crowther semble tout ignorer de la recherche kantienne allemande, française et italienne; à vrai dire, il semble confiné dans les seules limites de la langue anglaise. Ce qui pourrait passer, en d'autres occasions, pour une charmante manifestation du «particularisme britannique», trahit en fait certaines limites immédiates du livre de Crowther. En effet, comment justifier, entre autres, dans une étude sur le sublime kantien, l'omission de l'étude capitale que L. Guillermit consacre à cette question, dans son Élucidation critique du jugement de goût selon Kant, pourtant parue en 1986 (Paris, CNRS)? Comment justifier à un lecteur «continental» (non anglophone) l'amateurisme qui caractérise l'apparat critique en général? Ainsi, les citations des œuvres de Kant sont tirées uniquement de traductions anglaises, sans aucun renvoi à la pagination «universelle» que représente, par exemple, l'édition de l'Académie de Berlin (de plus, l'édition de la Critique de la faculté de juger utilisée par Crowther change même la numérotation des paragraphes de la «critique de la faculté de juger téléologique»!). Enfin, la volonté manifeste d'«actualiser» la pensée de Kant peut-elle justifier l'ignorance des conditions de sa genèse, et en particulier l'ignorance du corpus kantien posthume (les Reflexionen, les leçons, etc.), qui permet de clarifier de nombreux aspects de la formation de la pensée esthétique de Kant?

5 Loin de nous l'idée, cependant, de questionner ici les raisons de la résurgence contemporaine des débats sur le sublime, et de réfléchir sur leurs enjeux philosophiques.

6 Elle le restera d'ailleurs jusqu'aux §§42 et 59 de la «critique de la faculté de juger esthétique».

7 Sur la question de la genèse de l'Analytique du sublime et sur sa fonction dans l'esthétique de Kant en général, je dois me contenter ici de renvoyer à certains textes relativement peu connus comme ceux de M. Souriau (Le jugement réfléchissant dans la philosophie critique de Kant, Paris, Alcan, 1926); de G. Tonelli («La formazione del testo della Kritik der Urteilskraft», Revue Internationale de Philosophie, no 30 [1954], p. 423–448) et de L. Guillermit (L'élucidation critique du jugement de goût selon Kant, Paris, CNRS, 1986). Retenons toutefois, pour les besoins de l'exposé, trois états de cette genèse, qui est étroitement liée à la dynamique même de la philosophie esthétique de Kant. Dans un premier temps, Kant élabore une Critique du goût, centrée sur la problématique du goût et, par voie de conséquence, sur la beauté; le sentiment du sublime en est exclu parce que l'analyse transcendantale est incapable d'en dégager une structure a priori propre, qui ne soit fondée ni sur une «émotion» violente à l'endroit de certains phénomènes naturels ou artistiques, ni sur un pur «sentiment de l'esprit», comme dans le cas du sublime moral ou du sublime d'infinité. Dans un second temps, Kant élargit sa Critique du goût pour y faire entrer la problématique de l'art et du génie; c'est à ce moment qu'il théorise explicitement l'analogie qu'entretiennent le «goût» et la «moralité», analogie qui, bien que présente dès le début de la réflexion critique sur l'esthétique, n'en est pas moins en conflit au moins apparent avec la revendication d'«autonomie» et de «désintéressement» du jugement esthétique. Dans un troisième temps enfin, dans le contexte de ce que nous connaissons maintenant comme la «critique de la faculté de juger», et qui se caractérise par une orientation téléologique du jugement esthétique à partir d'un approfondissement philosophique du lien entre la faculté de juger esthétique et le concept transcendantal de finalité de la nature, le sublime réapparaît en tant que sentiment d'une finalité propre, intrasubjective et, en dernière analyse, «morale», par opposition au beau qui est le véritable jugement esthétique de réflexion appliqué à la nature et à ses «formes». La revalorisation du sublime comme sentiment esthétique «pur» est à comprendre dans le double contexte d'un approfondissement de la racine pratique de la dimension esthétique, d'une part, et du passage à une problématique téléologique de l'esthétique centrée d'abord et avant tout sur une contemplation de la nature, d'autre part. Contrairement à ce qu'on croit souvent, cette composante disons «téléologique» de l'esthétique kantienne (qui se révèle par une prédilection pour la beauté naturelle) n'est ni un élément essentiel, ni une évolution «nécessaire» de la théorie esthétique initiale de Kant. Elle relève du contexte philosophique dans lequel Kant inscrit ce projet esthétique, contexte que la réflexion intense sur l'esthétique, à partir de 1787, permet en retour d'approfondir.

8 Voir spécialement le §59 de la CFJ et la remarque de Crowther: «I am arguing, then, that the structure of argument which Kant presents in §59 can only be made sense of if we take Kant to be establishing that only in so far as beauty is a symbol of the morally good we can become conscious of the supersensible ground whose assumption (with its morally conducive effects) justifies the ascription of universal validity to the judgement of taste. On these terms, the real significance of §59 is to provide a clarification of the only way in which (independently of a knowledge of Kant's philosophy) we can become conscious of what the Deduction “proves”. All the major difficulties of this section stem, therefore, from Kant's talking as though an awareness of beauty's symbolizing of morality were a causal condition of our aesthetic pleasure itself, rather than our understanding of its origin. That he should make this mistake is, I would suggest, due to the fact that what the symbolic relation makes us aware of is a causal ground that (as I showed earlier) is itself of moral significance» (p. 74–75).

9 Cette affinité est présupposée aussi bien «historiquement» que «logiquement», puisque, comme Kant le souligne au §29 de la CFJ, le développement du sentiment du sublime véritable présuppose une éthique fondée sur l'autonomie du sujet moral, tant sur le plan du sujet qui juge que sur le plan historique au sens strict.

10 L'expression est de Louis Guillermit, dans son Élucidation critique. Selon Guillermit, cette «théorie transcendantale du symbolisme» vient s'ajouter au schématisme objectif de la faculté de juger déterminante théorique et à la typique de la faculté de juger déterminante pratique.

11 Crowther (p. 123 sqq.) a raison de souligner les ambivalences de l'exposé de Kant sur la nature exacte de ce «mouvement de l'esprit», qui est pensé tantôt comme alternance, tantôt comme simultanéité

12 Le §29 contient ce que Crowther considère à tort comme la «Déduction» des jugements de sublimité. Il s'agit simplement d'une partie de l'Exposition des jugements sur le sublime, puisque Kant, pour des raisons qu'il est impossible d'analyser ici, n'a jamais produit la «Déduction» qu'il se proposait initialement de rédiger pour la «Critique du sentiment de l'esprit» (c'est-à-dire le sublime). Le §30, fort tardif dans sa rédaction, justifie cette palinodie par le fait que, dans le cas du sublime, où il n'est besoin de prouver la légitimité d'aucune forme objective, le rapport des facultés en jeu est analogue à celui que l'on trouve dans le sentiment moral d'une détermination du sujet par la Loi, ce qui l'exempte du même coup de la tâche de fournir une Déduction de ses jugements. On notera seulement — ce que très peu de commentateurs ont fait — que ce §30 entre en conflit manifeste avec la suite de la Déduction formelle des jugements de goût (§§31–38).

13 On s'en convaincra en se référant aux ouvrages déjà cités de S. Monk et W. J. Hippie.

14 Plusieurs catégories esthétiques ne trouvent pas de place précise dans l'esthétique kantienne (on peut penser au naïf, au simple, ou même à des concepts apparentés au sublime, comme le monstrueux ou le colossal), ou encore sont déclassées parce qu'elles n'offrent aucun point d'ancrage autre qu'empirique ou social (c'est le cas de l'agréable, du charmant, de l'émouvant, etc.).

15 Selon Kant, «le sublime dans l'art est en effet toujours soumis aux conditions d'un accord avec la nature» (§23, t. V, p. 245). Pour Kant, en effet, les beaux-arts sont essentiellement représentatifs et l'«accord avec la nature» intervient toujours sinon comme un crìtère positif, du moins comme une condition négative de l'œuvre d'art.

16 «[ … ] si le jugement esthétique doit être pur (sans être combiné à un jugement téléologique qui soit un jugement de la raison) et si l'on doit en donner un exemple tout à fait approprié à la critique de la faculté de juger esthétique, il est impossible de mettre en évidence le sublime dans les produits de l'art (des monuments, par exemple, des colonnes, etc.) où c'est une finalité humaine qui détermine à la fois la forme et la grandeur, ni dans les objets de la nature dont le concept implique déjà une finalité déterminée (par exemple, des animaux dont on connaît la destination naturelle), mais bien dans la nature à l'état brut (et encore, dans la seule mesure où elle ne comporte elle-même aucun attrait ou aucune émotion provoqués par un réel danger) pour autant seulement qu'elle recèle une grandeur» (§26, t. V, p. 252–253).

17 À partir de la théorie kantienne du génie et de l'Idée esthétique, Crowther distingue — comme l'avait déjà fait M. Mendelssohn (dans son essai de 1758: Über das Erhabene und Naive in den schönen Wissenschaften) — un sublime qui relève du sujet (du contenu) et un sublime relevant de l'expression (du génie lui-même) (p. 155). Il voit dans l'Idée esthétique, en tant que produit du génie, une harmonie entre la raison et l'imagination qui peut être dite à proprement parler sublime (p. 159). La richesse de l'imagination esthétique, qui permet l'incorporation de quelque vérité dans une œuvre, possède un caractère de submersion qui rend sensible et vivante l'étendue de l'expression artistique (p. 161).

18 Une tendance récente, dans les interprétations françaises de la philosophie esthétique de Kant, à identifier le sublime avec l'avant-garde artistique non figurative du xxe siècle, est tout aussi étrangère à l'esprit de l'esthétique kantienne.

19 Crowther ne s'arrête nulle part sur le rôle de la faculté de juger réfléchissante dans le jugement de sublimité, alors que ce rôle dans l'appréciation de l'état de l'esprit qui constitue l'expérience du sublime est souligné par Kant lui-meme (contrairement à ce qui ce passe dans l'Analytique du beau, où il n'est pas encore en possession de la différence entre le jugement réfléchissant et le jugement déterminant). Sur la genèse de la théorie critique du sublime, voir ci-dessus notre note 7.

20 Cf. A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and the Beautiful, 1757, Partie 4, section XI (trad, franç, par Baldine Saint-Girons: Recherche Philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, Vrin, 1990).

21 Cette «Déduction», sous sa forme stricte de déduction des caractéristiques formelles des jugements de goût, est comprise grosso modo dans les limites des §§31 a 38 de la CFJ.

22 Nous avons déjà donne plus haut certaines indications sur cette genèse probable de la théorie du sublime. En général, la question du statut du sublime dans la troisième Critique est encore complexifieée par le fait que Kant y présente alternativement son analyse du sublime comme l'une des deux parties principales de la «critique de la faculté de juger esthétique» (1re et 2e Introductions à la CFJ), et comme un «appendice au jugement esthétique portant sur la finalité esthétique de la nature» (§23). D'où la nécessité de compléter l'analyse interne de la troisième Critique par une approche génétique, qui permette de comprendre les hésitations de Kant lui-même quant au sens et à la portée de l'«Analytique du sublime». Cette analyse - qu'il ne nous est pas possible de justifier techniquement ici - nous apprend que l'«Analytique du sublime» est postérieure non seulement à l'«Analytique du beau», mais à l'ensemble de l'actuelle «critique de la faculté de juger esthétique». C'est dans le contexte d'une transformation générale de la «critique du goût» en une «critique de la faculté de juger» que le sublime est intégré dans l'analyse des jugements esthétiques. Ainsi, la Première introduction ajoute à la «critique du goût» le projet d'une «critique du sentiment de l'esprit» (le «sublime »), parallèle a la première. Dans la version finale de la Critique de la faculté de juger, cette «critique du sentiment de l'esprit» devient une simple «Analytique du sublime », privée de sa «Déduction» et de sa «Dialectique», et elle est réintegrée entre l'actuelle «Analytique du beau» et la «Déduction des jugements esthétiques». De plus, le §30, qui est chargé d'opérer le raccord entre l'«Analytique du sublime» et la «Déduction», déprécie l'«Analytique du sublime» au point d'en faire un simple «appendice» à la théorie du beau, qui est désormais pensée comme une théorie des jugements portent sur la finalité subjective des belles formes de la nature (ce qui n'est pas aisément conciliable avec l'«Analytique du beau» et les §§31 sqq.). À partir de ces faits bruts, il serait possible de répondre plus adéquatement à un certain nombre de questions qui relèvent de l'interpretation philosophique du sublime en général. Ainsi, pourquoi avoir, dans un premier temps, exclu le sublime du projet de fondation transcendantale du «goût» comme jugement esthetique? Pourquoi l'avoir ensuite réintégré, autrement dit, pourquoi avoir élargi la classe des jugements esthétiques étant susceptibles d'être fondés sur des principes a priori de façon à y faire entrer le jugement sur le sublime de la nature? Quelle fonction le sublime remplit-il dans l'économie de la pensée esthétique de Kant, et dans celle de la Critique de la faculté de juger en general? Enfin, pourquoi avoir finalement déclassé le sublime au profit de la beauté de la nature?

23 Pour s'en convaincre, il suffira de relire les fameux §§23 et 30, qui encadrent l'Analytique du sublime, et qui sont de rédaction tardive.