1. Introduction
La Cour pénale internationale (CPI) s’est penchée récemment sur les mesures pour réparer le préjudice transgénérationnel.Footnote 1 On définit ce préjudice comme “un phénomène de transmission par les ascendants aux descendants d’une violence sociale ayant des conséquences traumatisantes pour ces derniers.”Footnote 2 Utilisant de nombreux termes fluides, la définition donnée au préjudice transgénérationnel suggère un concept complexe à gérer par les acteurs juridiques. Alors que les formes de préjudices traditionnelles requièrent une relation de causalité entre les agresseurs et les victimes pour établir leurs effets, la CPI s’appuie sur un type de préjudice qui dépasse une génération et qui en vise une qui n’a vécu qu’indirectement l’événement traumatique original.
L’objectif du présent article est d’examiner certaines des idées entourant la catégorieFootnote 3 de préjudices qu’est le préjudice transgénérationnel, en observant comment elle a été opérationnalisée lorsque le droit pénal international a commencé à conférer des effets juridiques à la transmission de traumatismes entre différentes générations. Selon la jurisprudence de la CPI, le préjudice transgénérationnel découle de la transmission de traumatismes entre générations dans des contextes de violence sociale.Footnote 4 Contrairement à d’autres sciences ou domaines de connaissance, les idées de traumatisme et de transmission ne font pas traditionnellement partie du langage juridique et se doivent alors d’être étudiées davantage. Cependant, lorsque le traumatisme et la transmission entrent dans l’univers juridique par le biais d’une demande formulée par la victime, ou lorsqu’ils sont identifiés par les preuves recueillies au cours d’un procès, il est important de vérifier s’ils constituent un préjudice spécifique et autonome. Cette reconnaissance justifie alors une mesure de réparation.
L’article se divise en quatre parties. La deuxième partie après l’introduction vise à établir un langage commun, c’est-à-dire, à présenter certaines définitions du traumatisme et la possibilité de sa transmission entre générations. Dans la troisième partie, nous analyserons la façon dont le préjudice transgénérationnel est juridiquement élaboré dans certains cas de figure s’inscrivant dans un contexte de violations massives et graves des droits humains. Dans la quatrième et dernière partie, la discussion sur la jurisprudence de la CPI sera reprise et approfondie, mettant en lumière les difficultés et les dilemmes générés par la reconnaissance des préjudices transgénérationnels dans la sphère juridique pénale internationale.
2. La transmission transgénérationnelle des traumatismes psychosociaux: une approche conceptuelle
Le mot “traumatisme” est polysémique et peut avoir différentes significations selon la perspective ou le champ de connaissance dans lequel il est traité. De son étymologie grecque qui l’associe à la blessure (τραύμα) à son redimensionnement conféré par les études freudiennes des névroses d’après-guerre, le traumatisme s’étend de l’adjectivation de l’origine, soit l’événement traumatique, aux conséquences générées.Footnote 5 Ces dernières prennent principalement la forme d’un ensemble de dommages biologiques ou psychologiques capables d’affecter le processus d’individuation et le sentiment de réalisation de soi de l’individu.Footnote 6 Étant donné que notre article vise à se concentrer sur l’aspect juridique du traumatisme, certains des développements théoriques, qui lient un certain type de traumatisme à des contextes de violence socialeFootnote 7 marqués par de violations massives des droits humains ou par la pratique de crimes internationaux,Footnote 8 s’avèrent manifestement pertinents.
Sur la base d’une analyse des conséquences du conflit armé survenu au Salvador dans la seconde moitié du vingtième siècle, Martín-Baró a mis l’accent sur l’interrelation entre les dimensions individuelles et sociales qui peuvent être impliquées dans les processus de traumatisme et de retraumatisation, un phénomène qu’il a défini sous le terme de “traumatisme psychosocial.”Footnote 9 En analysant le traumatisme sous l’angle psychosocial, l’auteur a voulu “mettre en lumière la nature dialectique de la blessure causée par une longue expérience de guerre.”Footnote 10 Ce caractère dialectique se traduit par la façon dont le traumatisme affecte différemment chaque individu et peut varier en fonction des expériences et du vécu de chacun dans le contexte d’un conflit social.Footnote 11
L’intérêt pour les conséquences psychologiques d’un conflit armé remonte aux études menées après la Première Guerre mondiale.Footnote 12 La spécificité des études de Martín-Baró réside dans la constatation et l’analyse approfondie de la condition du traumatisme psychosocial qui l’amène à être “naturalisé, nourri et entretenu dans la relation entre l’individu et la société, à travers diverses médiations institutionnelles, de groupe et même individuelles.”Footnote 13 Le passage souligne que le traumatisme ne se constitue pas uniquement dans la logique des relations intersubjectives, mais qu’il peut être médiatisé et instrumentalisé par des espaces institutionnels ou institutionnalisés. Cette caractéristique rend plus difficile l’identification des causes traumatiques, ainsi que les mécanismes et les réparations qui devraient être mis en place pour faire face à ses effets.
Si l’on trouve une forme de traumatisme psychosocial dans l’étude susmentionnée, la recherche d’une éventuelle transmission du traumatisme à la génération suivante serait plutôt liée aux expériences traumatiques des survivants et de leurs proches face aux événements de la Seconde Guerre mondiale.Footnote 14 La présence d’une horreur totale a soulevé de nombreuses questions sur la perpétuation de ses répercussions sur la vie des victimes et des communautés.Footnote 15 Ulriksen-Vignar s’attèle à répondre à une question complexe qui prend place dans ce contexte: l’horreur peut-elle être transmise? En combinant des études sur l’après-Holocauste avec les images des violations perpétrées dans les dictatures sud-américaines de la seconde moitié du vingtième siècle, Ulriksen-Vignar suggère que la violence et le traumatisme constituent un héritage. Selon l’auteur, l’absence de processus d’élaboration du traumatisme permet à l’horreur de s’inscrire dans la “génération suivante et va agir comme ligne de force, comme axe qui oriente un destin.”Footnote 16
Néanmoins, c’est avec les études de Volkan que le terme “transgénérationnel” est désigné pour traduire la transmission du traumatisme entre générations. En reconstituant l’historicité du conflit en ex-Yougoslavie, l’auteur postule qu’il est possible d’observer une “transmission transgénérationnelle d’une représentation de soi traumatisée.”Footnote 17 L’analyse suggère que le traumatisme non réparé perdure dans le temps et qu’il a le potentiel de déclencher de nouveaux conflits interpersonnels ou collectifs. Dans l’étude de cas en question, le traumatisme est ancré dans l’histoire psychique transgénérationnelle et est ranimé par de nouvelles situations traumatiques, ce qui ravive la structure narrative qui constitue le collectif.
Les auteurs, à partir des notions de traumatisme psychosocial, commencent à différencier l’étendue de sa transmissibilité. Albeck, par exemple, utilise le terme intergénérationnel pour établir une relation de contiguïté entre les générations et l’événement traumatique.Footnote 18 Le terme transgénérationnel s’utilise de manière plus large pour désigner “les préjudices [qui] se réfèrent à des effets qui apparaissent de diverses manières dans les générations qui suivent la situation traumatique d’origine.”Footnote 19 Le terme “intergénérationnel” peut également être employé pour traiter de la “transmission d’un symbole, d’une expérience soigneusement analysée, susceptible d’être intériorisée par la génération suivante,”Footnote 20 tandis que la transmission transgénérationnelle “traite des informations qui ont un effet perturbateur (disruptif) sur le psychisme en développement en raison de la discordance entre les composantes verbales et non verbales de l’histoire ou en raison de l’absence de toute histoire.”Footnote 21
On peut remarquer que, contrairement au traumatisme intergénérationnel, celui que l’on qualifie de transgénérationnel ne nécessite pas de contiguïté. Il implique plutôt un transfert des effets du traumatisme par la relation médiatisée entre l’acte, l’agresseur et la victime de l’événement originel pour atteindre de nouvelles générations. Il ne s’agit pas d’une simple reproduction du traumatisme, d’une sorte de transmission reconstituée de la situation traumatique, mais de la migration de ses effets vers des générations successives. Compte tenu de la nomenclature utilisée par la CPI, le terme “transgénérationnel” sera utilisé pour désigner les préjudices qui se produisent lorsque le traumatisme se transmet entre générations contiguës ou successives et qu’il est capable de générer des effets et des dommages psychosociaux chez ses victimes.Footnote 22
Il est également important de signaler que de nombreuses études ont montré que les traumatismes se transmettaient aux 2ᵉ et 3ᵉ générations. Les études qui ont été menées sur la transmission des effets du traumatisme dans les cas de torture,Footnote 23 de disparition forcée,Footnote 24 de l’apartheid sud-africain,Footnote 25 du génocide arménien,Footnote 26 du génocide cambodgien,Footnote 27 de l’holocausteFootnote 28 ou du génocide des TutsisFootnote 29 attestent de la transmission du traumatisme subi dans des contextes de violence sociale et sans qu’il soit possible d’en déduire à première vue une réduction de ses effets pour les générations successives. Dans tous ces cas, on observe la propagation du traumatisme à d’autres générations, même si ces dernières n’ont pas été directement touchées par l’événement traumatique.Footnote 30
Outre la terminologie du traumatisme psychosocial et son caractère transgénérationnel, il est important de rappeler que les mécanismes de transmission ne se limitent pas aux relations interpersonnelles, aux sphères affectives ou à la corporéité. Dans des contextes de violence sociale et de masse, il est essentiel de souligner que les mécanismes psychosociaux d’un traumatisme vérifiable doivent observer non seulement la conspiration du silenceFootnote 31 et du non-dit, mais encore les idées d’impunité, de perpétuation du sentiment d’injusticeFootnote 32 et d’absence de mesures réparatrices.Footnote 33
3. La transposition juridique du préjudice transgénérationnel: premières approches du laboratoire interaméricain
Comme il a été mentionné précédemment, des nombreuses études ont établi l’existence de préjudices intergénérationnels en identifiant les effets psychologiques que le traumatisme peut avoir sur les générations suivantes, notamment les enfants et les petits-enfants des victimes qui ont vécu l’événement original. La difficulté juridique réside dans la traduction de ce phénomène en termes normatifs. L’identification des victimes, la justification normative qui permet l’acceptation de ce type de préjudice, l’établissement de critères temporels (considérant que ce ne sont pas toutes les violations qui sont soumises aux règles d’imprescriptibilité), ainsi que la manière dont ce préjudice se concrétise, sont des exemples de défis auxquels doit faire face l’univers juridique. À cela s’ajoute la complexité inhérente au réseau traumatique qui peut s’installer au niveau social, exigeant des stratégies de réparation qui s’opposent aux espaces institutionnels qui garantissent, renforcent ou stimulent les mécanismes de retraumatisation.
Nous essayons ici de comprendre comment le droit reconnaît le préjudice transgénérationnel et comment il s’approprie le langage de la transmission du traumatisme en lui conférant des effets. Pour ce faire, nous avons analysé la manière dont cette transposition est effectuée dans certains organes juridiques ou dans ceux qui s’articulent avec eux. Une étude éclairante sur le sujet montre qu’il y a peu de références à l’utilisation du terme “préjudice transgénérationnel” dans les différentes arènes juridiques.Footnote 34 En dépit de cela, il n’en demeure pas moins que le contenu de la transmission transgénérationnelle du traumatisme figure dans les demandes formulées par les victimes ou dans les motifs des décisions, en particulier dans les contextes de violations graves et massives des droits humains, comme on peut le constater en examinant la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour IDH).
Le choix méthodologique d’examiner le contenu interaméricain s’explique par plusieurs raisons spécifiques. D’abord, la CPI a reconnu la notion de préjudice transgénérationnel par le biais d’un “dialogue” avec la jurisprudence interaméricaine, comme nous l’expliquerons plus en détail dans la quatrième partie. En conséquence, la jurisprudence régionale n’est pas un simple laboratoire d’analyse, mais un espace d’identification et d’élaboration de la catégorie du préjudice transgénérationnel. En dehors de cette circonstance factuelle, l’analyse du potentiel de réparation que porte ce préjudice découle, entre autres, de l’étendue du mandat de réparation garanti par l’article 63 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme pour la réalisation d’une réparation intégrale.Footnote 35 Enfin, il est à noter que l’on observe une convergence entre les contextes dans lesquels quelques études psychosociales sur les traumatismes transgénérationnels ont été menées et ceux auxquels sont confrontés les juges interaméricaines lorsqu’ils traitent de cas systémiques de disparitions forcées, de torture, de viols et de violences sexuelles ou encore d’exécutions sommaires. Cependant, nous sommes conscients que le laboratoire d’analyse est limité, étant donné que le système de protection régional, lorsqu’il traite de la responsabilité de l’État, n’est pas soumis à la confrontation de droits ou de garanties individuelles qui tendraient à rendre nébuleuse la procédure d’imputabilité personnelle ou la mise en place de réparations structurelles pour faire face aux traumatismes.
Dans les premières affaires de la Cour IDH, l’orientation des juges a été guidée par la nécessité de “soutenir les victimes.”Footnote 36 Au fil de son histoire, il y a eu un usage évident d’une interprétation évolutive pour l’extension de la définition des victimes (directes, indirectes, potentielles et collatérales) et leur participation aux procédures des différentes étapes du procès interaméricain. En outre, il est important de souligner que le vocabulaire de la douleur ressentie par les victimes est pris en compte et se retrouve dans de nombreuses décisions de la Cour IDH. Ainsi, l’utilisation de termes et de concepts visant à traduire les effets traumatiques et leur répercussion sur la jouissance des droits n’est pas étrange, puisqu’il est déjà reconnu que certaines violations impliquent la “mort sociale” de la victime.Footnote 37 Il est également courant de fixer une liste non exhaustive de réparations innovatrices pour remédier aux préjudices causés par un événement traumatique, ainsi que de recourir à des mesures de non-répétitionFootnote 38 pour lutter contre la discrimination structurelle.Footnote 39
Dans cette situation, il est évident que le langage du traumatisme a une influence sur le fond des décisions de la Cour IDH, une circonstance qui n’a pas été ignorée par la CPI lors du dialogue jurisprudentiel, notamment par la citation de la sentence de l’Affaire Gómez Palomino c Pérou. Footnote 40 Le jugement dans cette affaire a expressément fait référence aux conclusions de l’expertise psychologique qui, sur la base de la vérification des préjudices psychologiques et de la dépression chronique, a attesté la transmission du traumatisme aux victimes de la seconde génération. Dans un passage cité par les juges interaméricains, l’expert soutient que l’irradiation des effets traumatiques s’est produite sur la base de l’existence d’une “chaîne transgénérationnelle de transmission de la douleur qui n’a pas été résolue ni élaborée.”Footnote 41 L’affaire reprend le contenu du préjudice transgénérationnel du travail d’expertise, mais sans développer davantage les termes.Footnote 42 Toutefois, il ne s’agit pas d’une simple utilisation accessoire des conclusions de l’expert. En effet, lors de l’établissement des mesures de réparation, la Cour IDH a explicitement fait référence aux impacts des violations sur les générations présentes et futures, justifiant, par exemple, la possibilité d’attribuer des bourses d’études aux premières et deuxièmes générations de victimes. Il ne s’agit pas d’un précédent isolé.
Les expertises persistent et affirment l’existence d’un préjudice transgénérationnel qui requiert une appréciation judiciaire. Dans l’Affaire Rochac Hernández et autres c El Salvador, dans laquelle le recours systématique à la disparition forcée pendant le conflit armé a été confirmée, les juges interaméricains se servent des résultats des expertises pour conclure que les préjudices et traumatismes ont fini par violer les droits à l’honneur et à la dignité.Footnote 43 À ce stade, la cour a estimé que “une mère qui a subi un traumatisme et qui n’a pas été guérie transmet inévitablement cette expérience à son fils ou à sa fille d’une manière ou d’une autre. Par conséquent, une expérience traumatique continue d’avoir un impact sur les générations suivantes.”Footnote 44 En conclusion, elle énonce qu’“un traumatisme de guerre collectif subi par des milliers de personnes est stocké et figé dans l’inconscient collectif.”Footnote 45
S’il est vrai que le terme préjudice transgénérationnel n’est pas utilisé, il est tout aussi vrai que son contenu est reconnu lorsqu’il est établi que non seulement le traumatisme existe, mais que ses effets peuvent transcender un individu pour atteindre de nouvelles générations familiales ou même acquérir une profondeur aggravée à partir de la formation même de la mémoire collective. Cette dernière possibilité, qui coïncide avec de nombreux travaux sur le sujet,Footnote 46 élargit le concept tout en ajoutant à la complexité de l’opérationnalisation en termes techniques et juridiques. Cette imbrication de la transmission des traumatismes entre les générations présentes et futures et la mémoire collective est observée dans la décision rendue dans l’Affaire du Masacre de l’Aldea los Josefinos c Guatemala. Footnote 47 La Cour IDH, dans cet arrêt, a reconnu la responsabilité de l’État dans les cas de disparitions forcées, d’exécutions sommaires, de déplacements forcés et d’autres violations du massacre dans la communauté. Toujours en se basant sur les expertises, la cour a estimé que les souffrances des membres de la communauté étaient “aggravées par la transmission intergénérationnelle des effets psychosociaux des graves violations des droits de l’homme subies.”Footnote 48
Bien qu’en dehors du système interaméricain de protection des droits humains, mais liée à celui-ci par les différentes affaires relatives aux violations commises dans le cadre du conflit interne colombien,Footnote 49 la reconnaissance des préjudices transgénérationnels dans les rapports de la commission colombienne pour la clarification, la coexistence et la non-répétition mérite d’être mentionnée. La commission note dans son rapport final en 2022 que les impacts transgénérationnels du conflit historique sont liés aux cadres de violence perpétués par une impunité systémiqueFootnote 50 combinée aux règles du silence.Footnote 51 À la transmission transgénérationnelle des traumatismes déjà mentionnée, la commission ajoute le thème de la violence transgénérationnelle.
Les impacts transgénérationnels suggèrent également un type de victimisation transgénérationnelle cumulative dans laquelle le traumatisme est transmis dans un contexte social et politique qui favorise la répétition générationnelle de la violation. Ce phénomène a été démontré dans l’enquête sur les expériences des femmes et des personnes LGBTQI+ pendant le conflit colombien, alors que les filles et les petites-filles de certaines victimes de violence sexuelle ont continué à subir des violations identiques.Footnote 52
La question de la reconnaissance de la transmission des traumatismes et des préjudices transgénérationnels qui en découlent ne fait pas l’objet de divergences majeures dans la jurisprudence de la Cour IDH, mais elle a pris de nouvelles dimensions en fonction des expériences locales. Toutefois, en reconnaissant les préjudices transgénérationnels dans un cadre de responsabilité personnelle, la CPI s’est trouvée face à de nouveaux défis et dilemmes, comme nous allons maintenant l’étudier.
4. Le préjudice transgénérationnel dans la jurisprudence de la CPI
A. L’affaire Katanga, un début de reconnaissance du préjudice transgénérationnel par le droit pénal international
Il convient maintenant de se pencher sur les réparations attribuées par la CPI dans le contexte de ces préjudices dits transgénérationnels, en présentant de manière critique l’approche adoptée. Comme nous l’avons déjà mentionné, la conception juridique de préjudice transgénérationnel est nouvelle. Conséquemment, les études sur la question demeurent à ce jour limitées. Du point de vue des arrêts de la CPI, la notion de préjudice transgénérationnel a été abordée pour la première fois dans l’affaire Katanga. Footnote 53 Bien que le jugement rendu n’ait pas été en faveur des victimes, l’affaire est pertinente pour les fins de notre analyse juridique de la réparation des dommages s’échelonnant sur plus d’une génération. Les affaires subséquentes se penchent aussi sur la réparation du préjudice transgénérationnel, apportant un meilleur éclairage de cette question nouvelle.
i. La difficile tâche de définir le préjudice transgénérationnel
Dans l’affaire Katanga, la CPI suggère qu’un préjudice transgénérationnel est “un phénomène de transmission entre ascendants et descendants d’une violence sociale provoquant des conséquences traumatisantes sur les descendants.”Footnote 54 La Chambre de première instance VI reprend et étaye cette définition dans l’affaire Ntaganda Footnote 55 comme suit:
Le préjudice transgénérationnel est un phénomène de transmission par les ascendants aux descendants d’une violence sociale ayant des conséquences traumatisantes pour ces derniers. Il est caractérisé par l’existence d’un cycle intergénérationnel de dysfonctionnement généré par des parents ayant subi un traumatisme qu’ils transmettent à la génération suivante par des comportements violents et négligents qui altèrent le psychisme de celle-ci et ont des répercussions sur elle. Des parents traumatisés, qui vivent dans une frayeur permanente et non résolue, adoptent inconsciemment un comportement effrayant. Cela affecte le comportement affectif, l’attachement et le bien-être de leurs enfants et accroît le risque que ceux-ci souffrent d’un syndrome de stress post-traumatique, de troubles de l’humeur et de troubles anxieux. Il a été dit que les effets nocifs des traumatismes peuvent être transmis d’une génération à la suivante, avec des répercussions possibles sur la structure et la santé mentale de familles à travers les générations.Footnote 56
(a) L’affaire Germain Katanga: les faits
Dans un jugement de la CPI rendu le 7 mars 2014, Germain Katanga a été trouvé coupable, hors de tout doute raisonnable, de complicité (au sens de l’article 25(3)d) du Statut de Rome) dans la commission d’un crime contre l’humanité et de quatre crimes de guerre.Footnote 57 La preuve présentée devant la CPI a démontré que Katanga a tenu un rôle “significatif” dans le massacre survenu en février 2003 dans un village en Ituri, dans l’est congolais.Footnote 58
Le 24 février 2003, le village Bogoro a été la cible d’une vicieuse attaque ayant couté la vie à deux-cents civils.Footnote 59 Bogoro était déjà en proie à des conflits interethniques opposant les groupes ethniques Lendu et Ngiti au Hema.Footnote 60 Germain Katanga est soupçonné d’avoir orchestré le massacre, bien que la cour ait conclu que la preuve était insuffisante pour le déclarer coauteur direct de ces crimes. Cela dit, la chambre a affirmé que Katanga, en tant qu’intermédiaire privilégié entre les fournisseurs d’armes et les auteurs des crimes matériels commis à Bogoro, a occupé un rôle significatif dans la perpétration du massacre.Footnote 61
(b) Historique judiciaire
Une fois le verdict de culpabilité tombé en mars 2014, la CPI a adopté, le 24 mars 2017, son ordonnance de réparation conformément à l’article 75 du Statut de Rome. Footnote 62 La décision rejetait la réclamation pour réparation de cinq demandeurs alléguant avoir subi des préjudices transgénérationnels sous motif que la preuve présentée à la cour était insuffisante pour établir un lien de causalité entre les dommages transgénérationnels subis et les crimes commis par Germain Katanga.Footnote 63 Paradoxalement, la chambre reconnait tout de même que les cinq demandeurs “souffrent vraisemblablement” de préjudices psychologiques transgénérationnels, mais elle soutient que la preuve ne démontre pas que ces préjudices sont, sur la base de l’hypothèse la plus probable, causés par le traumatisme des parents découlant de l’attaque de Bogoro.Footnote 64
La défense, le Bureau du conseil public pour les victimes ainsi qu’un représentant légal des victimes au nom d’un autre groupe de victimes ont porté l’ordonnance en appel au mois d’avril 2017.Footnote 65 Le 8 mars 2018, la Chambre d’appel de la CPI a rendu son jugement confirmant la décision rendue en première instance, à l’exception des conclusions relatives aux cinq victimes se plaignant d’avoir subi un préjudice transgénérationnel.Footnote 66 Relativement à ce dernier point, la Chambre d’appel a renvoyé la question à la Chambre de première instance II qui a rendu une décision le 19 juillet 2018.Footnote 67
(c) Le raisonnement de la CPI
Dans sa décision du 19 juillet 2018, la chambre a réitéré sa conclusion initiale, mais a changé le raisonnement utilisé pour y parvenir (analyse de novo).Footnote 68 En effet, s’agissant de la première ordonnance de réparation du 24 mars 2017, la chambre a considéré que le fardeau de preuve applicable était celui de l’hypothèse la plus probable voulant que les demandeurs puissent obtenir réparation s’ils prouvaient, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ont subi des préjudices transgénérationnels comme conséquence des crimes commis par Germain Katanga.Footnote 69 Suivant ce fardeau et assumant que Katanga ait déjà été trouvé coupable des crimes dont il a été accusé, les demandeurs devaient démontrer les deux éléments suivants:
-
1. qu’ils ont subi un préjudice; et
-
2. qu’il existe un lien de causalité entre le préjudice subi et les crimes commis par Katanga. Tel que décrit plus haut, la chambre avait conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à prouver le deuxième élément, soit le lien de causalité, selon la prépondérance des probabilités.Footnote 70
Dans sa seconde décision, du 19 juillet 2018, la chambre emprunte un chemin différent pour nier le droit à la réparation des cinq demandeurs alléguant subir un préjudice transgénérationnel. En effet, la chambre affirme que le lien de causalité doit être évalué au regard de la norme de la proximate cause. Footnote 71 La chambre présente cette dernière comme étant “la limite que certaines cours ont imposée à la responsabilité d’un auteur pour les conséquences de ses actes.”Footnote 72
En se basant sur cette norme, la chambre a déterminé que “la responsabilité de l’auteur d’un acte devait être limitée aux causes qui sont étroitement liées au résultat de cet acte et d’une importance justifiant la reconnaissance de sa responsabilité.”Footnote 73 La norme de la proximate cause revêt une pertinence particulière dans les cas où un préjudice résulte de plusieurs causes.Footnote 74 Dans son analyse du droit à la réparation pour des préjudices transgénérationnels, la chambre précise que plus la date de naissance d’un enfant est éloignée de la date de commission des crimes, plus il est probable que des événements de nature à interrompre la chaîne de causalité soient survenus.Footnote 75 De manière plus générale, la chaîne de causalité est interrompue dès lors qu’un évènement survenant après la commission de l’acte initial affecte le résultat, pour autant que l’auteur de cet acte initial ne pouvait raisonnablement le prévoir.Footnote 76
Afin de parvenir à sa décision, la chambre a précisé sa méthodologie quant à la détermination des préjudices transgénérationnels réparables:
La Chambre examine les demandes en réparation au cas par cas et s’appuie sur un faisceau d’indices afin de déterminer si le préjudice psychologique subi par chaque Demandeur concerné résulte des crimes pour lesquels M. Katanga a été condamné. Pour ce faire, elle examine les déclarations et les pièces présentées par les Demandeurs concernés, et, en particulier les attestations de santé mentale. La Chambre prend également note de l’état d’avancement du débat scientifique sur le phénomène de transmission transgénérationnelle du trauma, en particulier les deux écoles, c’est-à-dire l’école dite épigénétique et l’école dite sociale.Footnote 77
Dans le cas des demandeurs dans l’affaire Katanga, la chambre rappelle “qu’il incombe au [d]emandeur d’apporter la preuve suffisante du lien de causalité entre les préjudices allégués et les crimes pour lesquels la personne a été déclarée coupable.”Footnote 78 Incidemment, elle estime que la preuve présentée par les demandeurs est insuffisante à l’établissement du lien de causalité selon le standard de l’hypothèse la plus probable et nie donc leur droit à une réparation.Footnote 79
ii. Conséquences de l’affaire Katanga sur le droit à la réparation pour des préjudices transgénérationnels
Ségolène Busi soutient que la décision de la chambre dans Katanga “vient simultanément limiter l’étendue de la responsabilité́ pénale de l’auteur des crimes mais surtout celle des réparations” offertes aux victimes.Footnote 80 Elle conçoit l’introduction de la norme de proximate cause comme une condamnation par la CPI de toute réparation possible du préjudice transgénérationnel.Footnote 81 Elle suggère que la chambre aurait dû reprendre son raisonnement initial sans intégrer une norme additionnelle et que, de ce fait, elle serait parvenue à la seule conclusion logique, soit la reconnaissance du statut de victimes pour les demandeurs alléguant des préjudices transgénérationnels au sens des règles 85 et 94 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale. Footnote 82
En effet, selon Busi, “le seul fait d’admettre que les demandeurs subissent un préjudice ‘vraisemblablement’ transgénérationnel permet, selon la norme de preuve retenue, d’établir le lien entre ledit préjudice et les crimes pour lesquels Germain K[atanga] a été condamné.”Footnote 83 D’autant plus, tel qu’exposé par le représentant des victimes, à partir du moment où la chambre a reconnu que les demandeurs souffraient “vraisemblablement de préjudices transgénérationnels,” “il ne peut faire de doute qu’il est plus probable qu’improbable que ce traumatisme trouve sa source dans celui des parents et donc dans l’attaque,” satisfaisant ainsi à la conclusion de l’existence d’un lien de causalité.Footnote 84 Par ailleurs, le Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale n’impose aucune discrimination entre les victimes directes et indirectes,Footnote 85 dès lors que le préjudice subi par ces dernières soit personnel.Footnote 86
Au regard de tout ce qui précède, la décision dans l’affaire Katanga a pour effet de restreindre les réparations disponibles pour les victimes de préjudices transgénérationnels, mais elle ne les condamne pas. En effet, la décision ouvre la voie à ce que de tels préjudices soient reconnus pour autant que les standards de preuve soient plus efficacement rencontrés. Dans l’affaire Katanga, la chambre a précisé que la preuve présentée à l’appui des prétentions des demandeurs faisait état de la réalité des traumas transgénérationnels sans offrir un regard sur la manière dont ces réalités s’appliquaient dans le cas précis des demandeurs.Footnote 87 Ainsi, il est raisonnable de déduire que dans la mesure où la preuve avait satisfait le standard de l’hypothèse probable, la CPI aurait reconnu un droit à une réparation pour les demandeurs victimes de préjudices transgénérationnels.
En pratique, les conséquences découlant de la décision de la CPI dans l’affaire Katanga seront observables dans des décisions subséquentes relatives à la réparation pour des préjudices transgénérationnels. Dans la section suivante, nous traiterons de la jurisprudence existante sur le sujet.
B. Au-delà de l’affaire Katanga: les préjudices transgénérationnels dans la jurisprudence de la CPI
Dans un premier temps, il importe de noter que la jurisprudence traitant de la réparation de dommages transgénérationnels est encore plus limitée que la doctrine sur la question. En effet, depuis Katanga, la CPI a abordé la question des préjudices transgénérationnels dans seulement deux autres affaires, soit l’affaire Ntaganda et l’affaire Ongwen. Footnote 88 Le 8 juillet 2019, Bosco Ntaganda a été trouvé coupable de dix-huit chefs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis en République Démocratique du Congo en 2002–03.Footnote 89 Le verdict de culpabilité a subséquemment été confirmé par la Chambre d’appel de la CPI le 30 mars 2021.Footnote 90 Le 8 mars 2021, la Chambre de première instance VI a rendu l’ordonnance de réparation aux victimes conformément à l’article 75 du Statut de Rome. Footnote 91 L’ordonnance a été portée en appel et la Chambre d’appel a rendu une décision le 12 septembre 2022 dans laquelle elle renvoie plusieurs questions à la Chambre de première instance pour réexamen.Footnote 92
Dans son ordonnance rendue le 8 mars 2021, la Chambre de première instance VI traite du concept de préjudice transgénérationnel qu’elle inclut d’emblée dans l’énumération de préjudices potentiels légitimant la réparation:
71. Pour évaluer l’ampleur du préjudice subi par les victimes, la Cour doit tenir compte de ce que diverses permutations et combinaisons de différentes strates des types de préjudice susmentionnés sont possibles, ce qui peut se traduire, entre autres, par une atteinte au projet de vie des victimes, un préjudice transgénérationnel ou un préjudice subi par des personnes en tant que membres d’une famille ou d’une communauté. […]
75. Aux fins des réparations, le préjudice se manifestant sous la forme de la perte de projet de vie, du traumatisme transgénérationnel ainsi que du traumatisme subi collectivement par les différents membres d’une famille ou d’une communauté sera considéré comme subi personnellement par la victime. De plus, le lien de causalité entre le préjudice allégué et le crime dont l’accusé a été déclaré coupable doit être établi.Footnote 93
Ainsi, l’affaire Ntaganda démontre que l’affaire Katanga ne ferme pas la porte à la réparation des préjudices transgénérationnels, elle a simplement comme effet de restreindre l’accès à de telles réparations. D’ailleurs, dans l’affaire Ntaganda, la CPI reconnait que certaines des victimes indirectes de Bosco Ntaganda sont des victimes ayant subi des préjudices transgénérationnels réparables:
S’agissant du préjudice transgénérationnel, la Chambre considère que, compte tenu des conséquences à court et à long terme de certains crimes, telles qu’analysées plus haut, les enfants des victimes directes peuvent avoir souffert un traumatisme transgénérationnel quelle que soit la date à laquelle ils sont nés, s’ils peuvent démontrer que leur préjudice résulte des crimes dont Bosco Ntaganda a été déclaré coupable. De plus, la Chambre souligne que, bien que les enfants nés d’un viol soient considérés comme des victimes directes, ils peuvent également avoir subi un préjudice transgénérationnel en tant que victimes indirectes.Footnote 94
Il ressort également de ce paragraphe que la CPI n’entend pas limiter la possibilité d’obtenir une réparation à une génération précise, sous réserve de l’établissement d’une preuve satisfaisante de l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice allégué et les crimes commis par l’accusé. Cela dit, il importe de préciser que la Chambre d’appel a jugé que la Chambre de première instance n’avait pas suffisamment “exposé de motifs suffisants relativement (i) au concept de [préjudice] transgénérationnel et (ii) aux critères à remplir pour prouver ce préjudice.”Footnote 95 Conséquemment, la Chambre d’appel a ordonné à la Chambre de première instance de réexaminer l’ordonnance de réparation et d’en rendre une nouvelle à la lumière de l’arrêt d’appel.
Le 14 juillet 2023, la Chambre de première instance II a rendu une ordonnance et a analysé la réparation pour le préjudice transgénérationnel. Concernant le concept de “préjudice transgénérationnel,” la chambre a clarifié que “des experts de différentes disciplines s’accordent à dire qu’il existe un phénomène de transmission transgénérationnelle par lequel ‘les parents ayant subi un traumatisme [génèrent] [un cycle intergénérationnel de dysfonctionnement] [transmettant ainsi le traumatisme] à la génération suivante.’”Footnote 96
En outre, la chambre a déclaré que seuls les enfants des victimes directes, et aucun autre membre de la famille, peuvent obtenir des réparations pour le préjudice transgénérationnel. La chambre a “conclu qu’il était effectivement plus probable qu’improbable que les enfants de victimes directes des crimes dont Bosco Ntaganda a été déclaré coupable aient subi un préjudice transgénérationnel [. …] Les victimes qui invoquent un tel préjudice feront l’objet d’une évaluation au cas par cas par l’autorité chargée d’évaluer leur admissibilité.”Footnote 97 Concernant les différents types de préjudices, et “l’intérêt supérieur de l’enfant”, la Chambre de première instance II conclut que
les enfants de victimes directes peuvent être considérés comme des victimes indirectes des crimes sans avoir à invoquer un préjudice transgénérationnel. En effet, conformément à la pratique suivie par la Cour au stade des réparations dans d’autres affaires, soit elles bénéficient d’une présomption de préjudice, soit elles seront en mesure de démontrer avoir subi un préjudice personnel résultant des crimes commis contre leur(s) parent(s).Footnote 98
Néanmoins, “la Chambre juge essentiel de reconnaître l’existence du phénomène de préjudice transgénérationnel et la souffrance personnelle que les enfants de victimes d’atrocités défiant l’imagination peuvent également endurer.”Footnote 99 La chambre réitère ainsi que les victimes qui prétendent avoir subi un préjudice transgénérationnel feront l’objet d’une évaluation de la part de l’autorité chargée d’évaluer leur mise en œuvre.Footnote 100
Depuis, le préjudice transgénérationnel a été de nouveau touché par la CPI dans l’affaire Ongwen. Dominic Ongwen a été déclaré coupable en février 2021 par la Chambre de première instance de soixante-et-un crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pour les actions commises de 2002 à 2005 dans les camps de déplacés situés dans le nord de l’Ouganda dans le cadre de ses fonctions de haut membre du groupe rebelle “l’Armée de résistance du Seigneur.”Footnote 101 Le 15 décembre 2022, la Chambre d’appel a confirmé la décision de la Chambre de première instance relative à la culpabilité de Dominic Ongwen.Footnote 102
C’est à l’étape des réparations que le préjudice transgénérationnel a été discuté par la CPI. Dans sa décision du 16 décembre 2022, suivant les décisions sur le verdict et sur la peine ainsi que l’affaire Ntaganda, la Chambre de première instance a invité les différents acteurs à soumettre des informations supplémentaires concernant le préjudice transgénérationnel, afin de présenter une ordonnance de réparation chargée en éléments de preuve.Footnote 103 Notamment, elle encourage la soumission d’informations relatives au fondement scientifique du préjudice transgénérationnel, aux éléments de preuve à l’appui, aux exigences de preuve, aux besoins d’examen psychologique et à la responsabilité de réparation de Dominic Ongwen.Footnote 104 Cette décision de la Chambre de première instance, qui démontre une ouverture claire à la réparation du préjudice transgénérationnel, consolide l’idée selon laquelle la CPI ne vise pas sa limitation. Au courant de la procédure, la chambre a reçu des informations supplémentaires relatives au préjudice transgénérationnel.Footnote 105 Considérant que le manque d’éléments de preuve a joué un rôle décisif dans le renvoi de l’ordonnance de réparation à la Chambre de première instance par la Chambre d’appel dans l’affaire Ntaganda, la recherche d’informations supplémentaires par la Chambre de première instance dans l’affaire Ongwen se révèle comme une piste potentiellement déterminante pour la reconnaissance du préjudice transgénérationnel par la CPI.
Le 28 février 2024, la Chambre de première instance IX a rendu son ordonnance sur les réparations. La Chambre de première instance IX a discuté des différents types de préjudices, incluant la reconnaissance du préjudice transgénérationnel. À cet égard, la chambre a conclu à l’existence du concept de préjudice transgénérationnel.Footnote 106 La chambre a également établi que les réparations pour le préjudice transgénérationnel doivent être fondées sur des preuves suffisantes du lien de causalité entre le préjudice de l’enfant et le préjudice causé aux parents par les crimes pour lesquels Ongwen a été condamné.Footnote 107 Parmi les différentes conclusions concernant les réparations, la chambre a estimé que les enfants des victimes directes d’Ongwen ainsi que les enfants nés de crimes sexuels et à caractère sexiste avaient subi un préjudice transgénérationnel.Footnote 108 Sensiblement, la Chambre de première instance IX estime important de reconnaître l’existence du phénomène du préjudice transgénérationnel et que les enfants des victimes d’atrocités inimaginables peuvent également éprouver de souffrance personnelle, même s’ils n’ont pas personnellement vécu les atrocités qui ont causé le traumatisme de leurs parents.Footnote 109
5. Conclusion
La reconnaissance du préjudice transgénérationnel souffre d’un grand vide dans la doctrine juridique, en particulier celle du droit pénal international. Concrètement, malgré les progrès accomplis dans les affaires Ntaganda et Ongwen, la conception du préjudice transgénérationnel est en plein développement en droit pénal international. Si l’existence du préjudice transgénérationnel est évidente, la CPI est en train de mettre en place un cadre juridique qui tient compte du lien de causalité et des preuves nécessaires pour démontrer le préjudice en fonction des contraintes imposées par la logique même de la procédure pénale internationale. Nous avons discuté du concept de préjudice transgénérationnel et de son appropriation en tant que notion juridique, en analysant la jurisprudence de la Cour IDH et l’évolution du concept dans les affaires devant la CPI.
Il serait pertinent d’approfondir la présente recherche en se penchant sur les défis relatifs à la preuve jugée satisfaisante pour prouver un dommage transgénérationnel. De plus, la question sera inévitablement posée quant au nombre de générations pouvant se prévaloir du droit à une réparation pour des crimes commis à travers l’histoire. D’ailleurs, la CPI évoque cet enjeu lorsqu’elle traite de l’espacement entre la date de naissance d’un enfant et les crimes donnant lieu aux préjudices allégués, mais sans établir un cadre temporel précis pour rejeter la configuration de cette nouvelle notion juridique de préjudice.
Comme l’a indiqué le groupe de réflexion pluridisciplinaireFootnote 110 du comité de pilotage du projet de recherche universitaire Violences sexuelles et enfance en guerre (VSEG), la preuve du lien de causalité de la proximate cause exigée par la cour est un point critique. Ce critère selon lequel le préjudice doit être étroitement lié au crime commis accroit la complexité de la preuve du lien de causalité. Il devient facile pour la défense d’écarter la responsabilité du préjudice en alléguant d’autres événements traumatiques ou des facteurs dits “environnementaux” pouvant avoir contribué au traumatisme transgénérationnel.Footnote 111 En revanche, le préjudice transgénérationnel est “intersectionnel”, ce qui justifie la présence de multiples facteurs qui peuvent être mis en cause, sans tout de même nier le lien de causalité entre le crime commis et le préjudice.Footnote 112 C’est pourquoi le critère de la prépondérance, plutôt que celui de la proximate cause, serait mieux adapté au préjudice transgénérationnel.Footnote 113 Ce critère de preuve moins exigeant permettrait dans un même temps d’instaurer des présomptions de causalité, facilitant ainsi la preuve du préjudice pour les victimes.
Les difficultés à déterminer la reconnaissance et l’étendue du préjudice transgénérationnel impliquent des défis relatifs à la qualité des mesures de réparation qui devraient être utilisées pour remédier à l’héritage du traumatisme. Il est impératif de réparer les préjudices transgénérationnels pour éviter un cycle de violence sans fin. Contrairement aux systèmes régionaux ou nationaux où on peut s’appuyer sur la responsabilité étatique, de nouveaux défis seront posés à cette question dans le cadre de la CPI. En effet, en plus d’un ensemble de mesures visant à réhabiliter et à satisfaire les victimes, le programme de réparation nécessitera de nombreuses mesures collectives et symboliques. La transposition des traumatismes transgénérationnels dans le droit pénal international demeure un projet en construction.