1. Introduction
Le jus cogens est longtemps resté une notion marginale et controversée en droit internationalFootnote 1 avant de s’imposer avec l’adoption de la Convention de Vienne sur le droit des traités (Convention de Vienne) le 23 mai 1969.Footnote 2 Cette dernière a, certes, le mérite de préciser la fonction du jus cogens, laquelle consiste en la nullité de tout traité en conflit avec l’une de ses normes. Cependant, elle passe sous silence le contenu des normes de jus cogens. À ce sujet, l’article 53 de la Convention de Vienne se borne à définir le jus cogens comme: une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère.
Au cœur de cette démarche, il s’agit d’affirmer l’existence d’une communauté internationale fondée sur des valeurs essentielles devant l’emporter sur les souverainetés. D’une part, le contenu des normes de jus cogens reflète les valeurs fondamentales de la communauté internationale et, d’autre part, ces normes ont émergé pour protéger ces valeurs.Footnote 3 Il en découle que la caractéristique unique et distinctive des normes de jus cogens réside dans les liens étroits qu’elles entretiennent avec les valeurs fondamentales de la communauté internationale. Cette caractéristique justifie aussi leur importance fondamentale et leur indérogeabilité.Footnote 4 Ces préoccupations morales ont déterminé le large vote des représentants des États, notamment africains, lors de l’adoption de la Convention de Vienne. Le jus cogens a ainsi été présenté par les pays africains comme l’humanisation des rapports internationaux ou, mieux, “la reconnaissance, par la conscience internationale, de la nécessité inéluctable d’introduire l’élément de morale dans les relations interétatiques.”Footnote 5 L’enthousiasme suscité par la notion de jus cogens était tellement impressionnant que les représentants des États africains aux travaux de la Convention de Vienne avaient conclu à un signal lumineux et salvateur pour le continent. Ils étaient convaincus que la notion de jus cogens, “une fois installée et reconnue comme telle, aura[it] une importance croissante dans le droit et dans la vie de la communauté internationale.”Footnote 6
La consécration de la notion de jus cogens par la Convention de Vienne a coïncidé avec le moment où la majorité des États africains accédaient à leur indépendance et qu’ils faisaient, en tant que tel, irruption sur la scène internationale. Trente-et-un pays africains avaient participé aux travaux portant adoption de ce texte juridique. Ceci a fait de ce continent le deuxième groupe régional majoritairement représenté aux travaux de la Convention de Vienne, après l’Europe.Footnote 7 Avec ce poids numérique, l’Afrique a constitué un des groupes ayant pesé dans les innombrables séances consultatives sur le sujet en discussion pendant les seize semaines de travail à Vienne. M. Taslim Olawale Elias, le président de la Commission plénière fut d’ailleurs un Nigérian qui, après les divergences autour de l’article 53 relatif au jus cogens, décida de renvoyer le sujet au Comité de rédaction, qui devrait intégrer les modifications proposées et examiner à nouveau cet article pour le rendre plus clair.Footnote 8 D’autres divergences sont apparues au sujet de l’article 66 de la Convention de Vienne qui prévoit la possibilité de saisine unilatérale de la Cour internationale de justice (CIJ) en cas de différend portant sur le jus cogens. Footnote 9 C’est ainsi qu’Elias, jouera de son influence auprès des États du Tiers-Monde, notamment africains, pour faire adopter par compromis, et en dernière minute, cette disposition. Il convainquît ainsi les États africains de voter en faveur de l’article 66 de la Convention de Vienne. C’était une manière pour eux, dont personne ne niait les bonnes intentions, d’éviter un échec qui aurait réduit à néant les résultats de travaux aussi longs qu’ardus.
On peut alors se demander l’intérêt ayant motivé l’activisme des États africains dans l’adoption de la notion de jus cogens. Bien plus, l’on pourrait également questionner l’usage que les mêmes États ont fait de ladite notion, plus de cinq décennies après son adoption. En ont-ils été de bons ou de mauvais usagers, pourrait-on s’interroger. S’il est établi que le jus cogens évolue en fonction de la situation socio-historique de la société internationale et des modifications intervenues dans les conceptions politiques, éthiques, idéologiques qui s’y rapportent,Footnote 10 il convient de faire le bilan de son application par ceux qui, au lendemain de leurs indépendances, ont pesé en faveur de son adoption. D’où la justification de la problématique suivante: quel est l’apport de l’Afrique à la matérialisation et à l’évolution de la notion de jus cogens? Autrement dit, quelle est la nature des rapports que les États africains entretiennent avec la notion de jus cogens?
La relation entre les États africains et la notion de jus cogens est contrastée en ce sens que d’une part, les États africains ont participé à l’identification et à l’évolution de ses normes en raison de leurs agendas politiques; d’autre part, paradoxalement, ces mêmes États rejettent la notion de jus cogens dès lors qu’ils sont accusés d’être impliqués dans la commission de manquements qui en relèvent. Il s’agit d’une prise en compte mesurée du droit impératif en raison de ses implications répressives.
2. Une apparente ouverture au jus cogens justifiée par l’agenda politique des États africains
Au moment de leurs indépendances, les États africains ont eu une lecture suspicieuse du droit international positif, à tel point qu’ils lui ont témoigné une méfiance extrême. Ils l’ont contesté à plusieurs égards. D’une part, ils ont pretexté que ce droit ne leur a été d’aucun secours pendant leur lutte contre la colonisation.Footnote 11 D’autre part, l’attitude critique des États africains à l’egard du droit international classique se justifiait par le fait que la majorité d’entre eux, qui étaient pour la plupart encore sous domination coloniale en 1945, n’ont pas pu participer à la Conférence de San Francisco qui a donné naissance à l’Organisation des Nations Unies (ONU). Il se dégageait ainsi au lendemain des indépendances, une tendance des États africains à définir un régime juridique nouveau. Les travaux relatifs à l’adoption de la Convention de Vienne constituaient donc un forum important pour faire entendre leur voix au sein de la communauté internationale. Plus spécifiquement, la notion de jus cogens est apparue comme une occasion en or pour adapter le droit international à la lutte pour une effective autodétermination des peuples africains. Victime de son propre succès, la référence à la communauté internationale dans la définition du jus cogens sonnait le glas de l’insensibilité au déni des obligations réputées impératives pour tous les États, notamment africains. Aussi, ces derniers se sont illustrés devant le prétoire aux fins de faire condamner les violations des normes relevant du jus cogens. Ces expériences africaines ont fait évoluer la notion de jus cogens.
A. L’usage du jus cogens comme levier d’adaptation du droit international à la lutte pour l’autodétermination
L’activisme accru des pays africains lors des travaux d’adoption de la notion de jus cogens au sein de la Convention de Vienne était motivé par la volonté d’adapter le droit international aux nouvelles dimensions et aux nouvelles exigences d’une société internationale redessinée. Le jus cogens était considéré par les États africains comme un bouclier contre les traités injustes conçus comme des instruments d’oppressions et d’exploitations coloniales.Footnote 12 C’est en ce sens qu’on peut comprendre les termes utilisés par le professeur Roberto Ago lors de son discours inaugural aux travaux de la Convention de Vienne:
La communauté internationale s’est élargie de façon remarquable au cours des deux dernières décennies; de nouveaux membres de cette communauté, dont les conceptions philosophiques, religieuses, juridiques, sociales et économiques sont souvent fort différentes de celles qui prévalaient auparavant dans le monde, y jouent aujourd’hui un rôle actif. Cela rend essentielle l’adaptation du droit international aux nouvelles dimensions et aux nouvelles exigences de la société des États.Footnote 13
À y regarder de près, cette présence de l’Afrique est à situer dans un contexte particulier consécutif à la brouille diplomatique qui a caractérisé les relations entre ce continent et la CIJ à la suite d’une affaire importante relative au mécanisme de la tutelle internationale. Il s’agit de l’affaire du Sud-Ouest africain Footnote 14 par laquelle le Libéria et l’Éthiopie, agissant en qualité d’anciens membres de la Société des Nations (SDN), ont introduit une instance contre l’Afrique du Sud dans une affaire concernant le maintien du mandat de la SDN pour le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie) et les devoirs de l’Afrique du Sud en tant que mandataire. La cour était invitée à dire que le Sud-Ouest africain demeurait un territoire sous mandat, que l’Afrique du Sud avait violé les obligations imposées par le mandat (à travers la pratique de la politique d’apartheid sur les populations) et que ce mandat et, par suite, l’autorité mandataire étaient assujettis à la surveillance des Nations Unies. Malheureusement, la cour a fait preuve d’incohérences incompréhensibles. En effet, dans son arrêt sur les exceptions préliminaires en 1962, la CIJ a admis la qualité et l’intérêt à agir dans le chef des demandeurs.Footnote 15 Cet arrêt avait incité l’opinion publique à penser que la cour, après avoir établi sa compétence, allait instruire l’affaire et statuer quant au fond. Paradoxalement et quatre ans plus tard, la cour est revenue sur des questions procédurales déjà résolues précédemment, dans son arrêt sur le fond. Par la voix prépondérante de son président, les voix étant également partagées (sept contre sept), la CIJ a estimé irrecevable l’action des demandeurs, l’Ethiopie et le Liberia, au motif que le lien juridique dont ils alléguaient la violation, à savoir le mandat sur le Sud-Ouest africain, n’avait pas été établi à leur profit, mais seulement dans les relations entre la SDN et l’Afrique du Sud.Footnote 16 En préservant ici l’intégrité de son statut, la cour s’est attiré toutes les critiques africaines, ce qui, probablement, l’a conduite à changer sa position par la suite.
L’arrêt de la CIJ dans l’affaire du Sud-Ouest africain fut largement critiqué et suscita un tollé de réactions étatiques condamnant l’attitude conservatrice de la cour. Le Nigéria l’a qualifié d“une amère déception à ceux […] qui croient fermement à la primauté du droit dans les relations internationals,”Footnote 17 tandis que l’Éthiopie a ouvertement reconnu que cet arrêt a ébranlé la foi des pays africains dans le droit international.Footnote 18 Pour sa part, le Libéria a estimé que la CIJ a commis un “déni de justice” et “sept hommes se sont livrés à une parodie de jugement, jetant sur la Cour internationale le pire opprobre de son histoire.”Footnote 19 Cet insuccès judicaire, décrit comme le reflet de “la crise de l’ONU, […] du système colonial et de l’impérialisme,”Footnote 20 a accentué le ressentiment des jeunes États africains à l’égard du droit international à telle enseigne qu’ils ont demandé à l’ONU de mettre en place “une notion du droit international qui réponde aux conditions nouvelles du monde actuel.”Footnote 21 Il s’en est suivi une adhésion massive des États africains à l’idée d’une moralisation du droit international qu’incarnaient les travaux de la Convention de Vienne. À cet effet, la Sierra Léone apparait assez représentative lorsqu’elle évoque “le choc profond” ressenti par la communauté internationale devant le jugement de la CIJ dans l’affaire du Sud-Ouest africain, avant de présenter le jus cogens comme “une occasion magnifique de condamner l’impérialisme, l’esclavage, le travail forcé et toutes les pratiques qui violent le principe de l’égalité de tous les êtres humains et celui de la souveraine égalité des États.”Footnote 22 Un point de vue identique a été exprimé par la République centrafricaineFootnote 23 et le GhanaFootnote 24 qui ont évoqué les mauvais souvenirs laissés par l’arrêt du Sud-Ouest africain. Le jus cogens était donc apparu comme un levier important dans cette dynamique d’humanisation du droit international. Pour les États africains, les négociations sur l’adoption de la Convention de Vienne ont été une occasion pour adapter le droit aux conditions changeantes de la vie internationale et à leurs aspirations variées, notamment la décolonisation et l’autodétermination des peuples. C’est à bon droit que l’on peut comprendre l’invocation des principes de l’autodétermination, de l’interdiction de l’agression et de l’interdiction de la discrimination raciale comme faisant partie des normes impératives lors des discussions portant sur les articles 53 et 64 de la Convention de Vienne. Footnote 25
Pour parvenir à une victoire diplomatique, les États africains ont fait preuve d’une grande solidarité en adoptant une double démarche lors des travaux de la Convention de Vienne. Dans un premier temps, la stratégie des États africains a consisté à déployer “une action positive de soutien, et surtout de constance dans la position adoptée sur le jus cogens.”Footnote 26 Les représentants des pays africains qui se sont exprimé sur le jus cogens ont parlé d’une même voix. Ils ont mis en évidence les fondements moraux et éthiques de la notion de jus cogens, lesquels impliquent que des intérêts supérieurs l’emportent sur des intérêts individuels.Footnote 27 La convergence de leurs propos témoigne de l’acceptation commune de la notion de jus cogens. Dans un second temps, les interventions des États africains en faveur du jus cogens s’analysent en une résistance aux oppositions à ladite notion. Alors que la majorité des pays occidentaux contestaient la notion de jus cogens, les États africains ont maintenu une position ferme là-dessus. Ils ont par ailleurs résisté aux critiques et aux contestations de la notion de jus cogens. Footnote 28
Comme on pouvait s’en douter, la notion de jus cogens s’est montrée apte à servir les vives revendications africaines sur la naissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Tout d’abord, la notion leur a permis de contester des situations juridiques qui ne la respectaient pas, à l’instar de la colonisation, de l’apartheid et de l’esclavagisme. À cet effet, les États africains ont développé le droit des peuples à l’autodétermination en contraignant les États occidentaux de s’y soumettre: au lieu d’insister sur le devoir des puissances coloniales de renoncer à une domination surannée, ils ont préféré exalter l’impérativité du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.Footnote 29 Ensuite, la consécration de la notion de jus cogens dans le droit des traités a permis aux États africains d’ancrer leurs revendications relatives à la souveraineté territoriale dans le principe naissant du droit à l’autodétermination des peuples et son corollaire, l’interdiction de tout acte d’agression. En effet, la lutte pour l’autodétermination a constitué un terrain de prédilection pour bien expérimenter la nouvelle institution du jus cogens, contribuant en conséquence à la construction d’un droit international de plus en plus objectiviste. Si, traditionnellement, la Charte des Nations Unies offre une plate-forme relativement étroite sur la question de l’autodétermination,Footnote 30 la notion de jus cogens révèle qu’”un ordre juridique mondial […] affecté de profondes injustices ne peut naturellement survivre face aux intérêts suprêmes de la communauté internationale, exprimés à travers les normes impératives qui s’imposent à la conscience juridique de l’humanité.”Footnote 31 La décolonisation et ses maux (notamment la discrimination raciale) ont été combattus à travers la notion de jus cogens, ce qui a conduit à conférer la légitimité internationale au droit à l’autodétermination. Celui-ci était désormais reconnu par la communauté internationale des États dans son ensemble comme un droit fondamental; il ne restait plus qu’à affirmer son caractère indérogeable. Sur ce point, il faut convenir que le plaidoyer africain n’a pas pu faire reconnaître l’appartenance de ces normes au jus cogens. Néanmoins, il a permis à la CIJ de constater l’extension matérielle de ces principes dits “intransgressibles,” en les situant dans le contexte de la décolonisation.
Le principe de l’autodétermination en lui-même recèle une dynamique propre permettant une récupération et une utilisation extensive et inattendue. Cet aspect fut exploité par les États africains pour aboutir à l’extension de ce principe aux territoires sous régime colonial.Footnote 32 Leur démarche a consisté dans l’impression d’une autre philosophie politique au droit consacré par l’ONU relativement aux territoires non autonomes. Le moyen utilisé fut alors l’accentuation des débats sur la décolonisation aux Nations Unies. À cet effet, des fronts politique et judiciaire ont été activés, pourvu que le but soit atteint.Footnote 33 Par ailleurs et sous la bannière de l’Organisation de l’Unité africaine, les États africains ont sollicité une nouvelle lecture du droit international en se servant de la notion de jus cogens. Ainsi, le soutien actif à la lutte armée contre les puissances coloniales a par exemple été “considéré comme relevant de la morale et du bon droit” et selon certains, “le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas subordonné à l’interdiction du recours à la force, il l’implique.”Footnote 34 Cete consideration témoigne que les États africains ont accordé autant de valeur au principe de l’autodétermination des peuples qu’au principe de l’interdiction du recours à la force. Les nouveaux États ont également obtenu l’élargissement de la notion de conflit armé international pour y inclure “les luttes des peuples contre la domination coloniale, l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.”Footnote 35 Dans le but de légitimer a posteriori les guerres de libération nationale, les États africains ont en outre réussi à faire admettre en ce qui concerne le statut des combattants et des prisonniers de guerre, une dérogation au principe fondamental du droit de la guerre sur la distinction entre les combattants et les civils tenant compte du fait qu’ “il y’a des situations dans les conflits armés où en raison de la nature des hostilités, un combattant armé ne peut se distinguer de la population civile.”Footnote 36 Ainsi donc, le jus cogens a permis aux États africains de parvenir à influencer le système international pour le rendre plus juste et participatif, en “refus[ant] d’admettre l’intangibilité d’un monde ‘organisé’ hors d’eux et [en] demand[ant] à inscrire les rapports internationaux dans un cadre juridique en devenir, subissant ses actions mais lui imprimant aussi leurs propres reactions.”Footnote 37
Cet activisme des États africains relativement au jus cogens n’a pas manqué d’infléchir la position de la CIJ adoptée dans l’affaire du Sud-Ouest africain en 1966. En effet, quatre ans plus tard, la Cour revint partiellementFootnote 38 sur ses positions relatives aux conditions d’existence d’un intérêt juridique pour agir en justice. Par un célèbre obiter dictum de “rachat,” l’organe judiciaire onusien sollicitait les bonnes grâces de la communauté des États toute entière. Il fit une différence entre, d’une part, les obligations bilatérales et, d’autre part, les obligations des États envers la communauté internationale. Dans ce dernier cas, il s’agit d’obligations erga omes. Au regard de l’importance des droits en cause, tous les États ont un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés.Footnote 39La consécration des obligations erga omnes, lesquelles entretiennent une connexité étroite avec le jus cogens, a eu des retombées positives pour le continent africain et plus spécifiquement sur la portée de l’affaire du Sud-ouest africain. Revenant sur sa décision antérieure par laquelle elle avait refusé de statuer sur la compatibilité de la politique d’apartheid avec la “mission sacrée de civilisation” confiée à l’Afrique du Sud, la CIJ, dans son Avis sur la Namibie de 1971 (Sud-Ouest africain),Footnote 40 a étendu le droit à l’autodétermination aux territoires sous régime colonial. Cette nouvelle position de la CIJ a été accueillie avec satisfaction par les pays africains, ainsi que l’a exprimé M. Moktar Ould Daddah, parlant au nom de l’Organisation de l’Unité africaine devant le Conseil de sécurité en septembre 1971.Footnote 41 En réalité, la cour s’est montrée à l’écoute d’une société internationale qui avait besoin d’un droit international nouveau, adapté aux exigences de l’histoire, notamment à l’achèvement du processus historique de décolonisation et l’affirmation indérogeable du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Sur la base du précédent constitué par l’affaire Ouest-africain, le droit à l’autodétermination a été qualifié d’un “des principes essentiels” du droit international contemporain, opposable erga omnes, dans les affaires du Timor oriental,Footnote 42 du Mur Footnote 43 et de Chagos. Footnote 44 Pourtant, la cour n’ose pas revêtir ce droit de l’impérativité. Cette peur de qualification est d’ailleurs générale, la CIJ étant réticente à se prononcer sur le contenu du jus cogens. Les rares cas où la CIJ a clairement pris position sur la question des normes impératives ont été constitués par des expériences africaines. De façon générale, les États africains ont contribué à la mise ne œuvre progressive d’une véritable dynamique juridictionnelle autour de la notion de jus cogens.
B. L’évolution prétorienne du jus cogens à partir des expériences africaines
La jurisprudence internationale confirme l’apport des États africains à l’évolution de la notion et du régime juridique du jus cogens. En effet, la première définition jurisprudentielle du jus cogens nous vient du tribunal arbitral, saisi par deux États africains, en l’occurrence la Guinée Bissau et le Sénégal, en vue de la délimitation de leurs frontières maritimes. Pour le tribunal arbitral, “le jus cogens est simplement la caractéristique propre à certaines normes juridiques de ne pas être susceptibles de dérogation par voie conventionnelle.”Footnote 45 Par ailleurs et sans détours, le tribunal arbitral proclame expressément l’appartenance au jus cogens du droit des peuples à l’autodétermination, rompant de ce fait avec la peur de qualification qui caractérise constamment la CIJ. Le tribunal arbitral limite toutefois les effets impératifs du droit des peuples à l’autodétermination. Il pose le principe général d’après lequel une règle liée à une norme impérative par une relation logique n’est pas elle-même impérative si elle n’en est pas le corolaire nécessaire. De ce constat, le tribunal arbitral tire la conclusion que la règle selon laquelle un État né d’un processus de libération nationale a le droit d’accepter ou de refuser les traités qu’aurait conclus l’État colonisateur après le déclenchement du processus ne relève pas du jus cogens alors même qu’elle est logiquement liée au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui présente un caractère impératif.Footnote 46
Dans le prolongement du tribunal arbitral, la CIJ a identifié le contenu des normes relevant du jus cogens à partir des expériences africaines. Cette dynamique s’inscrit dans la volonté de la Convention de Vienne de mettre la CIJ au cœur du mécanisme de reconnaissance des normes impératives et d’annulation des traités.Footnote 47 Ainsi, le mérite revient à l’Afrique d’avoir permis à la CIJ d’identifier les normes qui relèvent du jus cogens. En effet, la première identification jurisprudentielle du contenu du jus cogens par la CIJ a eu lieu avec l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo. Footnote 48 Dans cette cause, la République démocratique du Congo (Rd Congo) avait déposé une requête contre le Rwanda en raison de violations massives et graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire découlant des actes d’agression armée qui avaient été perpétrés par le Rwanda sur son territoire. La demanderesse et le défendeur soulignaient unanimement le caractère impératif de la prohibition du génocide. D’une part, la Rd Congo relevait “la reconnaissance du caractère de jus cogens à l’interdiction du génocide par la doctrine et la jurisprudence récentes”; d’autre part, le Rwanda admettait que “les normes codifiées par […] la Convention sur le génocide [o]nt le statut de jus cogens et créent des droits et obligations erga omnes.”Footnote 49 Ce consensus de deux États africains quant à la reconnaissance de la prohibition du génocide comme norme impérative, a été entériné par la CIJ, cette dernière ayant, sans risque de contestation, fait sienne cette qualification sans aucune démonstration supplémentaire.Footnote 50
Outre l’interdiction du génocide, l’interdiction de la torture a été la deuxième norme qualifiée d’impérative par la CIJ et ce, à la suite d’un procès intenté par la Belgique contre le Sénégal.Footnote 51 Pour la cour, en ne poursuivant pas Hissène Habré et en ne l’extradant pas vers la Belgique en dépit de la demande d’extradition dûment formulée par les autorités belges, le Sénégal a violé ses obligations découlant de la Convention contre la torture. Footnote 52 Le fondement de ce raisonnement réside dans le fait que “l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et elle a acquis le caractère de norme impérative (jus cogens).”Footnote 53 La CIJ a précisé que la demanderesse n’avait pas à prouver la défense d’un intérêt propre aux fins de la saisine, car la préservation des fins supérieures constitue l’enjeu prééminent protégé par la Convention contre la torture. La considération de ces fins est le fondement et la mesure de toutes les dispositions renfermées dans ladite convention.
Si, dans le précédent arrêt, la qualité pour agir en défense du jus cogens est contestée par un État africain, c’est tout à fait l’inverse dans l’affaire Gambie c Myanmar. Footnote 54 Ici, c’est la Gambie, un État africain, qui se trouve demanderesse au nom de la communauté des États parties à la Convention sur le génocide. Footnote 55 Sa qualité à agir est soulevée par le défendeur comme moyen d’irrecevabilité pour absence d’un intérêt particulier. Cette exception est rejetée par la Cour qui en profite pour conforter sa position rendue à ce sujet dans l’affaire Belgique c Sénégal précitée.Footnote 56 Elle réaffirme, en effet, que chaque État partie, et non pas seulement un État spécialement affecté, peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie en vue de faire constater le manquement allégué de celui-ci à ses obligations erga omnes partes et de mettre fin à ce manquement. Ceci justifiait, de l’avis de la cour, que la Gambie pouvait utiliser la clause juridictionnelle contenue dans la Convention sur le génocide pour défendre les “finalités supérieures” qui y sont protégées.Footnote 57
Au niveau régional, la notion de jus cogens a trouvé un double appui dans la pratique des organes africains de protection des droits de l’homme. D’une part, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a admis le caractère de jus cogens au principe d’égalité devant la loi, de l’égale protection de la loi et de la non-discrimination parce que l’ensemble de la structure juridique de l’ordre public national et international repose sur ce principe qui transcende toute norme.Footnote 58 La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a, pour sa part, fait preuve d’audace en proclamant l’appartenance au jus cogens du droit à l’autodétermination des peoples.Footnote 59 Du caractère impératif de ce droit, la Cour d’Arusha déduit une série des conséquences inédites. Premièrement, elle admet sa justiciabilité et ce, contrairement au Comité des droits de l’hommeFootnote 60 qui a toujours refusé d’examiner une requête individuelle fondée sur le droit à l’autodétermination. Ce faisant, la juridiction panafricaine confère au droit à l’autodétermination des peuples un visage juridique qui était jusqu’alors méconnu du droit international.Footnote 61 Deuxièmement, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples estime que le caractère impératif du droit des peuples à l’autodétermination confère à l’ensemble des citoyens africains un intérêt direct pour la saisir. Ce faisant, la Cour d’Arusha admet la possibilité pour tous les individus de faire valoir en justice la défense du droit des peuples à l’autodétermination sans être tenu de justifier d’un intérêt personnel. Cette innovation est d’autant plus forte que la requête était introduite, en l’espèce, par un citoyen ghanéen agissant en faveur de la décolonisation du Sahara occidental (dont une partie du territoire est occupée par le Maroc). Troisièmement, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples effectue une relecture solidariste du droit des peuples à l’autodétermination. Elle estime que l’impérativité de ce droit fait peser sur l’ensemble des États africains des obligations positives et négatives en vue de l’assistance d’un État (en l’espèce le Sahara occidental) qui veut se libérer de la domination coloniale (marocaine dans le cas d’espèce).
Les juridictions pénales internationales et internationalisées qui ont vu le jour sur le sol africainFootnote 62 ont largement contribué à l’ancrage de la notion de jus cogens en droit international. En effet, le tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) fut le premier à reconnaître sans détours la nature impérative de la prohibition du genocide.Footnote 63 Pour sa part, le Tribunal spécial pour la Sierra Léone (TSSL) a confirmé, à la suite du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie,Footnote 64 que le crime d’esclavage sexuel constitue un crime international et une violation d’une norme de jus cogens de la même manière que l’esclavage.Footnote 65 De leurs côtés, les Chambres africaines extraordinaires de la Cour d’appel de Dakar ont révélé que la définition de la torture et les éléments constitutifs de celle-ci étaient déclaratoires du droit international coutumier. De plus, ont-elles ajouté, le principe de non-rétroactivité des lois pénales ne pouvait être invoqué pour empêcher toute répression de la torture dont l’interdiction fait partie du jus cogens. Footnote 66
La dynamique africaine des juridictions pénales internationales et internationalisées a accéléré le processus de création d’une juridiction pénale internationale permanente chargée de réprimer les graves violations des normes de jus cogens. Cela est d’autant plus vrai qu’en février 1998, le Conseil des ministres de l’Organisation de l’Unité africaine, ancêtre de l’Union africaine (UA), exhorta ses membres à prendre massivement part aux travaux d’adoption du Statut de Rome. Footnote 67 L’Afrique fut alors le groupe régional le plus représenté aux négociations portant création de la Cour pénale internationale (CPI) et aujourd’hui encore, à l’Assemblée des États parties de cette organisation judiciaire. Il faut d’ailleurs noter que le premier instrument de ratification du Statut de Rome fut déposé par un pays africain, le Sénégal; de même, le soixantième instrument de ratification pour permettre à la CPI de voir le jour l’a également été par un État africain, la Rd Congo. Ceci prouve que les États africains avaient la ferme conviction que la CPI, en tant que mécanisme spécifique et indépendant dans la lutte contre l’impunité des crimes de masse, conjurerait le sort et préviendrait les conflits sur le continent. Ces attentes sont attestées tant par la ratification massive du Statut de Rome que par l’arrimage de leurs législations nationales au droit pénal international naissant. Cette double attitude suffit à témoigner d’un engagement des États africains à défendre les normes impératives sanctionnant la commission des crimes internationaux.
Certes, les États africains ont tenu leur promesse de coopération avec la CPI, tout au moins au cours de ses premières années de fonctionnement. Ils y ont transféré bon nombre d’individus s’étant illustré dans la commission des crimes dont l’interdiction relève du jus cogens. C’est à des gouvernements africains que revient le mérite d’avoir ravitaillé la CPI des trois premières affaires (la Rd Congo et l’Ouganda en 2004 ainsi que la République centrafricaine en 2005), contribuant ainsi à sa légitimité judiciaire. Cependant, le temps a apporté une méfiance accrue entre la juridiction pénale internationale et les États africains, tant et si bien que le soutien apporté à la notion de jus cogens se trouve esquinté à des moments par les mêmes États dès lors qu’ils ne sont pas en mesure de faire pleinement face à ses implications répressives.
3. Un rejet mesuré du jus cogens en raison de ses implications répressives
Alors que l’Afrique avait trouvé dans la naissance du jus cogens une légitimité impérative tant pour la quête de l’autodétermination des États naissants que pour celle de la “décolonisation” du droit international, elle a fait volte-face lorsque la même notion lui a imposé des implications juridiques contraires à sa volonté. Ce faisant, une forte inimitié a fini par teinter les relations qu’entretiennent les États de la région avec la justice pénale internationale, dont la mission est la répression de graves violations des normes de jus cogens. Par ailleurs, et en dépit de l’affirmation de sa ferme volonté de protéger les populations civiles contre les atrocités de masse dont la prohibition relève du jus cogens,Footnote 68 l’UA a purement et simplement rejeté le nouvel ordre pénal international qu’incarne le Statut de Rome relatif à la Cour pénale internationale.
A. La coopération contrastée des États africains avec les juridictions pénales internationales dans la répression de graves violations des normes du jus cogens
Au fil du temps, le développement de la communauté internationale a permis de sanctionner pénalement les violations graves des intérêts fondamentaux de la société internationale. Il en est ainsi notamment des actes de génocide, de torture, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, dont il est généralement admis que la prohibition relève du jus cogens. La nécessité de répression pénale qu’impose la violation des telles normes vise à protéger l’ordre public international. Plus concrètement, la sanction des violations graves de jus cogens est légitime au nom de la défense du genre humain. De la même manière que l’État possède naturellement le pouvoir d’établir la responsabilité et d’appliquer des peines à ceux de ses citoyens qui sont criminels, le monde le possède aussi à l’égard de ceux qui sont nuisibles et malfaisants envers le genre humain, étant donné que l’univers entier représente en quelque manière une seule communauté politique.Footnote 69 Par conséquent, et dans la mesure où le jus cogens protège les valeurs les plus fondamentales de la communauté humaine, sa violation en un seul endroit du monde oblige tous les États, quelle que soit leur localisation, à réagir et à rétablir l’ordre public ainsi perturbé. C’est cette nécessité de la défense de l’humanité qui a donné naissance au mécanisme de la justice pénale internationale.
Devant la violation grave d’une norme de jus cogens, à l’instar de la prohibition de la torture ou du génocide, les États ont l’obligation de poursuivre, de réprimer ou d’extrader. S’agissant des pays africains, ces derniers manquent souvent un système judiciaire indépendant pour juger les auteurs des telles atrocités à la sortie d’un conflit armé, d’où le transfert de tels prévenus devant la justice pénale internationale. Or, l’effectivité de cette dernière est étroitement dépendante de la coopération des États. Paradoxalement, la coopération judiciaire semble la chose la moins partagée par les États africains.Footnote 70 Ceci s’observe lorsqu’une juridiction pénale internationale sollicite l’arrestation d’un individu impliqué dans la commission des crimes graves auprès d’un État sur le territoire duquel l’incriminé se trouverait. La collaboration de l’État requis avec les juges susmentionnés n’est pas toujours automatique. Les juridictions pénales internationales rencontrent différents obstacles liés soit à l’opposabilité des immunités dont jouissent généralement les suspects devant les juges étrangers, soit à l’absence de volonté politique de la part de l’État concerné.
Ainsi, la jurisprudence fourmille d’affaires où certains États africains ont brillé par un non possumus dans la répression des crimes dont l’interdiction relève du jus cogens, soit devant le juge interne étranger, soit devant le juge international. Devant les juges internes étrangers, les exemples sont légion, mais l’on mettra l’accent sur trois cas, les plus emblématiques. Premièrement, l’affaire Lockerbie. Ici, la Libye, coupable de terrorisme d’État, a mis en œuvre plusieurs moyens dilatoires pour protéger ses deux agents des services de renseignements, auteurs d’un attentat meurtrier. Pour justifier son refus d’extrader ses deux ressortissants, la Libye a fait valoir le principe de non intervention dans ses affaires intérieures, alors même qu’on était en présence de la violation des normes de jus cogens. Il a fallu l’intervention du Conseil de sécurité, agissant sous le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, pour persuader la Libye d’extrader ses deux ressortissants en vue de leur jugement par la haute Cour Ecossaise siégeant aux Pays-Bas.Footnote 71 Deuxièmement, dans l’affaire Abdoulaye Yerodia Ndombasi , Footnote 72 la Belgique s’est vue opposer par la Rd Congo la règle de l’immunité des représentants étatiques pour obstruer les poursuites engagées pour génocide et crime contre l’humanité contre son ministre des Affaires étrangères. Saisie de la question, la CIJ est demeurée très prudente, prenant le soin de distinguer les règles substantielles de jus cogens des règles procédurales de l’immunité. Elle a estimé qu’il n’existe pas, pour le moment d’exceptions à la règle générale de l’immunité issues de la violation des normes de jus cogens. Footnote 73 Au final, la cour a jugé que le mandat d’arrêt lancé par la Belgique contre M. Yerodia n’a pas respecté l’immunité et l’inviolabilité dont jouissent les ministres des affaires étrangères en exercice. Pour des raisons inconnues, la cour mondiale a abordé la question des immunités dans une perspective très étroite (en se limitant à l’immunité des ministres des affaires étrangères en exercice) et a délibérément décidé de ne pas prendre en compte le caractère impératif de l’interdiction de commettre des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide. La CIJ n’a pas expliqué pourquoi les règles coutumières accordant les immunités aux représentants d’un État devraient primer sur les règles impératives interdisant la commission des crimes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Ce faisant, la cour a, à tort, dérogé à la règle coutumière de l’impertinence de la qualité officielle en matière de répression des crimes dont l’interdiction relève du jus cogens. Footnote 74 Troisièmement, l’affaire Hissène Habré Footnote 75 a mis en évidence la réticence des États africains à coopérer aux fins de répression des crimes dont l’interdiction relève de jus cogens. Après avoir trouvé refuge au Sénégal, l’ancien président tchadien a échappé aux mailles de la justice pendant plusieurs années, au motif qu’il jouissait de l’immunité pour tous les actes commis pendant sa période de son mandat présidentiel. Alors qu’un juge belge livre un mandat d’arrêt contre Hissène Habré, la Belgique demande formellement l’extradition de l’ex-chef d’État. La Cour d’appel de Dakar s’est déclarée incompétente pour étudier cette demande d’extradition en prétextant des immunités dont jouissaient Hissène Habré. Étrangement, au lendemain de la réception de la demande d´extradition, Hissène Habré a été placé sous les ordres du président de l’UA, dans une démarche éminemment politique qui a du mal à se justifier juridiquement puisque l’article 7.1 de la Convention contre la torture établit l’obligation de juger ou d’extrader l’acteur présumé d’un tel acte par l’État partie sur le territoire duquel réside le responsable du crime, justement dans ce cas le Sénégal. Après un long feuilleton judiciaire et diplomatique, l’UA a pris la décision de mandater “la République du Sénégal de poursuivre et de faire juger, au nom de l’Afrique Hissène Habré par une juridiction sénégalaise.”Footnote 76
Pas plus que devant les juridictions étrangères, la coopération des pays africains avec les juridictions pénales internationales et internationalisées n’est pas facile. Ces dernières ne bénéficient que d’un faible soutien politique de la part des États africains. Du TPIR à la CPI, en passant par le TSSL et les Chambres extraordinaires sénégalaises, la dynamique de contestation demeure une constante.Footnote 77 En effet, plusieurs États africains, notamment le Rwanda, le Kenya, la Rd Congo et le Congo-Brazzaville, ont été réticents à répondre aux demandes du TPIR, qu’il s’agisse de l’arrestation et du transfert des accusés, de la facilitation de la comparution des témoins ou même de l’exécution des peines des personnes condamnées par le tribunal. Les États africains et les organisations interafricaines ont tout simplement ignoré l’existence du TPIR.Footnote 78 Pour sa part, le TSSL a fait face à un scepticisme africain grandissant. Ses actes d’accusation n’ont pas pleinement bénéficié du soutien africain. Une illustration spectaculaire du défaut de coopération des États africains avec le TSSL se reflète dans le défaut, du Ghana puis du Nigeria, de livrer Charles Taylor, inculpé notamment de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Ce denier a même bénéficié d’un asile de la part du Nigéria. Il a fallu d’énormes pressions internationales pour que le Nigéria accepte de le livrer.Footnote 79
A l’instar des juridictions pénales internationales, la CPI n’a pas non plus bénéficié d’une bonne coopération de la part des États africains. Si les débuts étaient heureux, la suite s’est avérée malheureuse. De l’avis même de la Cour, la coopération avec les États africains était bonne jusqu’à l’année 2009, période au cours de laquelle des turbulences ont commencé à la suite des affaires ne résultant pas d’un auto-renvoi.Footnote 80 En effet, les États africains ont ouvertement désapprouvé la politique de la CPI consistant à poursuivre des chefs d’État en exercice. Leur démarche tend à neutraliser la règle coutumière d’après laquelle les immunités personnelles des chefs d’État en fonction ne s’appliquent pas dans le cas de l’exercice de la compétence pénale par une juridiction pénale internationale. Ainsi, pour contrecarrer la CPI, les États africains ont catégoriquement refusé d’arrêter et de livrer le président en exercice du Soudan, Omar Al Bashir, lequel faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international pour crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Pour le Djibouti, le Malawi, le Tchadet l’Afrique du Sud (qui ont refusé d’arrêter Bashir alors même qu’il se trouvait sur leurs territoires), la quête de la justice ne doit pas mettre en péril la priorité du Soudan, à savoir les pourparlers pour une paix durable. Cette opposition est d’autant plus surprenante que la saisine de la CPI avait été opérée par le Conseil de sécurité agissant sous le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies et ce, à la demande de plusieurs États africains. La même attitude de défiance de la CPI est observable dans le cadre de l’affaire Bosco Taganda où la RD Congo a refusé de le livrer à la CPI, au même titre que la Libye a refusé de transférer à la CPI Saif al-Islam, et ce, malgré l’appel du Conseil de sécurité à coopérer avec la CPI sur ce dossier.
L’affaire kenyane a sans doute été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, quand bien même la Cour a, par la suite, abandonné les poursuites. En effet, la CPI a mis en accusation messieurs Uhuru Kenyatta et William Ruto, respectivement président et vice-président du Kenya, pour crimes contre l’humanité commis à la suite des violences post-électorales. Après avoir comparu aux premières audiences, les deux plus hautes autorités politiques du Kenya ont demandé l’abandon du dossier par la CPI et son transfert à la justice kenyane. Le Kenya a de ce fait exigé de la CPI le respect inconditionnel de la souveraineté nationale et des prérogatives d’un État indépendant.Footnote 81 Cette démarche, quand bien même appuyée par plusieurs chefs d’État africains, n’a pas influencé l’attitude de la CPI. Les États africains, jugeant cette situation insatisfaisante, ont déclenché un mouvement général de retrait du Statut de Rome. Dépeinte de tous les maux, la CPI a subi une offensive inédite de la part des États africains. Si le Burundi s’est effectivement retiré du Statut de Rome le 27 octobre 2017,Footnote 82 d’autres États, entre autres la GambieFootnote 83 et la République Sud-africaine,Footnote 84 ne sont pas arrivés au terme du processus. Cette relation en dents de scie entre les États africains et la CPI, a été prise à bras-le-corps dans le cadre de l’UA.
B. L’Union africaine et le rejet de l’ordre pénal international: un affront au jus cogens
L’UA et la CPI partagent textuellement les mêmes objectifs de promotion et de protection des droits de l’homme. Ceci implique notamment la lutte contre l’impunité des crimes graves dont l’interdiction relève du jus cogens. Dès la genèse de la CPI, l’UA avait encouragé ses membres à adhérer au Statut de Rome. Progressivement, les deux institutions ont divergé dans leur démarche de poursuites contre les personnes revêtues de la qualité officielle. En effet, si la CPI s’est illustrée comme attentionnée aux souffrances des victimes africaines,Footnote 85 l’UA, de son côté, s’est peu à peu constituée en bouclier des dirigeants en exercice, considérant que les mandats d’arrêts émis contre eux peuvent compromettre la paix régionale. Plus spécifiquement, l’organisation panafricaine considère que les poursuites pénales contre les représentants officiels des États fragilisent la réconciliation nationale, la stabilité, le retour à la paix et à la sécurité continentale.Footnote 86 Pour l’UA, les poursuites de la CPI engagées en Afrique sont politiquement motivées et représentatives de l’acharnement de la communauté internationale sur les dirigeants africains.Footnote 87 Aussi souligne-t-elle la nécessité, pour la justice pénale internationale, d’être conduite de manière juste afin d’éviter des situations de deux poids deux mesures.Footnote 88
L’UA a juridiquement exprimé ses ressentiments politiques sous la forme d’argumentaires légaux fondés sur le Statut de Rome lui-même. Le but inavoué consiste à entraver l’exercice des compétences de la CPI. À cet effet, l’organisation régionale africaine a usé d’une double stratégie. Elle a d’abord utilisé l’article 16 du Statut de Rome Footnote 89 afin d’obtenir la suspension des poursuites par le biais d’une résolution du Conseil de sécurité. En appui à cette demande, l’UA a particulièrement fait valoir que les poursuites contre Omar Al Bashir étaient susceptibles d’affecter les efforts en cours visant à faciliter le règlement rapide du conflit au Darfour et à promouvoir la paix durable et la réconciliation sur l’ensemble du Soudan.Footnote 90 La même demande et les mêmes arguments ont été reformulés en faveur du KenyaFootnote 91 et de la Libye.Footnote 92 Plus généralement, l’Union voyait dans les poursuites contre des chefs d’État africains une menace aux efforts visant à promouvoir l’État de droit et la stabilité, ainsi qu’à bâtir des institutions nationales fortes en Afrique.Footnote 93 Le Conseil de sécurité n’ayant pas demandé la suspension des poursuites de la CPI contre les dirigeants africains, ces derniers ont vainement tenté, lors de la Conférence de révision du Statut de Rome organisée à Kampala (Ouganda) du 31 mai au 11 juin 2010, d’obtenir un amendement afin d’élargir la compétence du Conseil de sécurité de suspendre les poursuites de la CPI, à l’Assemblée générale des Nations Unies. Par ailleurs, l’UA a demandé aux États africains membres de l’Assemblée des États parties au Statut de Rome d’inscrire à l’ordre du jour de l’Assemblée du 20 au 28 novembre 2013 l’amendement de l’article 27 de ce Statut de Rome relatif au défaut de pertinence de la qualité officielle.Footnote 94 Cette proposition d’amendement n’avait pas été retenue.
Ensuite, la stratégie de l’UA a vainement consisté à remettre en cause la compétence de la CPI au regard des immunités dont jouissent les chefs d’État en exercice. Pour l’Union, si l’article 27 du Statut de Rome Footnote 95 lève explicitement les immunités des chefs d’État devant la cour, l’article 98 du même texteFootnote 96 les maintient tout aussi explicitement pour les chefs d’État non parties. Dans son interprétation du Statut de Rome, l’Union utilise la seconde disposition pour limiter la portée et l’application de la première. Cet argument n’est pas convaincant dans la mesure où l’article 27 porte sur une question d’exercice par la cour de sa compétence tandis que l’article 98 instaure une exception à l’obligation de coopération. Par conséquent, l’article 27 assure l’inopposabilité de l’immunité des officiels d’État devant la CPI, alors que l’article 98 ne fait que témoigner du maintien de cette même immunité au niveau national pour l’exécution des mandats d’arrêt.Footnote 97 En outre et ainsi que l’a judicieusement soutenu l’Italie devant la CIJ, les normes de jus cogens prévalent toujours sur toute règle contraire du droit international, qu’elle soit d’origine conventionnelle ou coutumière. Autrement dit, la valeur impérative de la prohibition de crimes graves engendre le refus de l’immunité de l’État.Footnote 98 En conséquence, la règle en vertu de laquelle les représentants d’un État jouissent des immunités n’ayant qu’un statut coutumier, devrait être écartée au profit de la norme impérative de l’interdiction de commettre un crime contre l’humanité, un génocide ou un crime de guerre. Ainsi donc et au regard de l’échec de ses argumentaires, l’UA a purement et simplement appelé ses États membres à ne plus coopérer à l’arrestation et la livraison des personnalités africaines inculpées par la CPI.Footnote 99 L’organisation régionale africaine est allée plus loin en adoptant, le 31 janvier 2016, une résolution qui prévoit, in fine, le retrait de tous les pays africains du Statut de Rome. Footnote 100
Si, officiellement, cette bataille diplomatique est une réplique à l’afrocentrisme reproché à la CPI, officieusement, il s’agit de la crainte d’éventuelles poursuites contre les dirigeants en exercice, réputés dans les violations graves des normes de jus cogens. Loin d’être le fruit des peuples africains, la propagande engagée contre la CPI est l’œuvre d’une fronde orchestrée par leurs dirigeants. L’indignation exprimée par les chefs d’État africains à l’encontre de la CPI, à travers le porte-voix de l’UA, n’est guère sincère. Relevant d’une crainte commune, celle d’être les prochains sur la liste, la fronde de l’UA contre la CPI participe d’un réflexe syndical de chefs d’État qui n’ont pas la conscience tranquille. Plus concrètement, la démarche consiste, pour les dirigeants africains, à se mettre ensemble pour sauver un des leurs au détriment des victimes qui demandent réparation et qu’on a tendance à oublier.Footnote 101 Toutes les raisons sécuritaires soulevées par l’UA et ses États membres ne sont pas nouvelles en ce genre de situation. Elles ont été exprimées, entre autres, pour freiner le travail du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.Footnote 102 On peut y lire un affrontement entre l’éthique de la responsabilité, portée par l’UA et l’éthique de la conviction, portée par la CPI et les défenseurs du jus cogens. En effet, l’idée soutenue par ces derniers est que la justice n’est pas un obstacle à la paix, mais plutôt sa condition. En ce sens, le discours porté par Addis-Abeba n’est que pure instrumentalisation, la vérité étant qu’il ne peut y avoir de paix sans justice.Footnote 103 Ainsi, sur le fond, l’argument sécuritaire est un lieu commun de la résistance politique à la justice pénale internationale depuis sa naissance, mais il ne trouve aucune justification empirique. Il s’agit ni plus ni moins qu’une quête de garantie de l’impunité et un mépris pour les victimes.Footnote 104
Le rejet de l’ordre pénal international qu’incarne la CPI atteint son paroxysme avec l’immixtion de l’UA dans le processus de la répression des crimes graves dont l’interdiction relève du jus cogens. L’UA a procédé par un montage juridique pour contrecarrer la CPI, en créant une nouvelle juridiction permanente dotée d’une section de droit international pénal. Il s’agit de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme (CAJDH),Footnote 105 à qui il a été conféré une compétence répressive concurrente à celle de la CPI. Cette réforme s’inscrit dans la quête de la préservation des immunités juridictionnelles des hauts représentants de l’État, question devenue cruciale avec les poursuites engagées par la CPI contre les présidents en exercice Omar Al Bashir et Uhuru Kenyatta. Pour preuve, l’article 46 bis du Protocole de Malabo Footnote 106 dispose qu’“[a]ucune procédure pénale n’est engagée ni poursuivie contre un chef d’État ou de gouvernement de l’UA en fonction, ou toute personne agissant ou habilitée à agir en cette qualité ou tout autre haut Responsable public en raison de ses fonctions.”
Cette disposition empêchera la conduite d’enquêtes et de poursuites à l’égard des chefs d’État et de gouvernement en exercice, qui peuvent utiliser leur fonction et leur pouvoir pour ordonner, planifier, financer ou orchestrer des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre ou des actes de génocide. Cette conception rompt frontalement avec l’obligation de répression des violations des normes de jus cogens, laquelle n’admet pas de dérogation en raison de l’immunité de l’auteur. Non seulement le principe du défaut de pertinence de la qualité officielle est d’ordre coutumier, mais il est également la raison d’être de la justice pénale internationale. Sa suppression équivaut à l’anéantissement de la fonction de la justice pénale internationale dans la mesure où les crimes dont elle s’occupe (contre l’humanité, de guerre et génocide) sont, en raison de leur dimension, souvent commis par des représentants de l’État et, dans une large mesure, sur injonction du chef de l’État lui-même.Footnote 107 L’article 46 bis du Protocole de Malabo contribue ainsi à une fragmentation du droit international relativement à la notion des immunités couvrant souvent les auteurs des crimes graves en Afrique. Il est susceptible d’avoir un effet d’entrainement: les chefs d’État en exercice accusés d’avoir commis des crimes de guerre, de génocide ou contre l’humanité, auront une raison supplémentaire de s’accrocher au pouvoir. En remettant en cause les règles internationales visant à assurer la défense des normes de jus cogens, l’UA se fait le complice du diable dans la mesure où les normes impératives transcendent les différences culturelles et les degrés de civilisation. Par conséquent, on peut aisément déduire que le Protocole de Malabo est un véritable “traité de protestation” adopté par les États africains en réponse à ce qu’ils ont considéré comme une iniquité de la part de la CPI,Footnote 108 dans la répression des crimes internationaux commis sur le continent. C’est un traité alimenté par une passion momentanée plutôt que par une appréciation approfondie et un véritable désir de legislation.Footnote 109 L’institution de la CAJDH s’apparente davantage à un mouvement de protection des dirigeants africains qu’à une véritable recherche d’efficacité du nouvel organe judiciaire principal de l’UA.Footnote 110 Ce constat prouve à suffisance que l’UA mène l’entreprise de mise en place de la juridiction continentale “au gré des conjonctures politiques et internationales, de manière bricolée, par à-coups, de manière opportuniste et relativement éclatée.”Footnote 111
Pire encore, le Protocole de Malabo n’organise nullement les rapports entre la CAJDH et la CPI, alors qu’il est évident que le champ de compétence des deux juridictions est quasiment identique. Le fait pour le protocole de ne prévoir une complémentarité qu’entre la CAJDH et les cours nationales ainsi que les cours des communautés économiques régionales est une illustration de la volonté de défier, voire de contrecarrer la CPI, devant laquelle l’Afrique croit ne plus trouver son compte. Ne serait-ce pas là un galvaudage des efforts de la communauté internationale atterrée par les indicibles souffrances infligées à l’humanité à la suite de deux guerres mondiales? Le “plus jamais ça” répété au sortir de deux affrontements sanglants du 20e siècle s’en trouve malmené par cette stratégie politique d’évitement de la CPI. De quoi dire que la restriction de la compétence personnelle de la CAJDH apparaît comme un obstacle à l’œuvre de la justice pour les victimes de crimes internationaux orchestrés par les dirigeants au pouvoir en Afrique.Footnote 112 Ainsi, l’impérieux besoin de lutte contre l’impunité des crimes graves en Afrique, tel que souhaité par l’article 4 de l’Acte constitutif de l’UA, demeure un discours textuel soumis à rude épreuve.
4. Conclusion: tout ça pour si peu!
Initialement, les États africains étaient très favorables à l’entrée de la notion de jus cogens — et son régime supposé — dans le droit positif. Ils ont largement contribué à cet avènement et s’en sont saisis pour dénoncer les travers de la colonisation et le droit international y relatif. Ainsi, le jus cogens a été utilisé comme un instrument de l’intégration de la communauté des États et des peuples d’Afrique à la société internationale. Par la suite, les États africains ont rabattu de leur adhésion initiale au jus cogens quand ils ont vu qu’eux-mêmes avaient plus à perdre qu’à gagner dans sa prise en compte effective devant des organismes, juridictionnels ou autres. Rarement satisfaits dans leurs demandes, ils ont constaté que, pendant longtemps, ce sont eux qui s’en sont vu opposer la teneur, beaucoup plus que les États d’établissement ancien, lesquels ont usé des moyens de se soustraire aux mécanismes de contrôle de la légalité des conduites (notamment l’immunité des États en cause dans les contentieux relatifs à eux-mêmes ou à leurs ressortissants). Ils ont donc considérablement mitigé l’enthousiasme manifesté avant, pendant et après la Convention de Vienne. Cela est d’autant plus évident que l’UA et ses États membres sont devenus réticents aux poursuites judiciaires des violations des normes impératives sur le continent. L’offensive de l’UA contre la CPI est une illustration remarquable dans la mesure où l’Union s’obstine à entraver l’exercice des fonctions de la cour. Cette fragile harmonie pousse à conclure que l’Afrique entretient des rapports contradictoires avec la notion de normes impératives du droit international, ces dernières étant perçues comme attentatoires à sa souveraineté.