1. Introduction
Ce n’est que lorsque le dernier arbre sera abattu, que le dernier fleuve sera pollué, que le dernier poisson sera péché, ce n’est qu’alors et alors seulement, que l’homme comprendra que l’argent n’est pas comestible.
— Sagesse amérindienne
La nécessité de protéger l’environnement terrestre en tant que milieu de vie de l’hommeFootnote 1 s’est fait sentir au niveau international à la fin des années 1960 et au début de 1970. Notamment, en raison des problèmes environnementaux (détérioration des sols, effets secondaires des biocides, pollution de l’air et de l’eau) générés par l’industrialisation, et de leurs potentiels effets sur la santé physique et mentale des humains.Footnote 2 Dans la foulée, ont été reconnus l’interdépendance et le lien indissociable qui existent entre la protection de l’environnement et le bien-être de l’homme.Footnote 3 Et, depuis, dans les années 2000, de plus en plus de résolutions,Footnote 4 d’étude,Footnote 5 de rapports,Footnote 6 de chercheurs,Footnote 7 ne cessent d’établir une corrélation entre la dégradation de l’environnement, y compris les changements climatiques, et la détérioration de la santé tant mentale que physique des êtres humains.Footnote 8
Parallèlement, d’autres études attirent l’attention sur la vulnérabilité de la santé mentale des individus, et particulièrement des populations autochtones face aux dommages environnementauxFootnote 9 causés par les industries extractives,Footnote 10 qui connaissent un essor considérable sur le continent africain. En effet, les activités de ces industries s’accompagnent souvent de la déforestation, de la destruction de la biodiversité, de la pollution des sols et des cours d’eau, du braconnage, des nuisances, et des émissions des gaz à effet de serre. On ne saurait passer sous silence les émanations des produits dangereux (entre autres, le cyanure et le mercure) qui sont nocifs pour la santé des communautés minières. À cela s’ajoute la destruction du patrimoine écologique naturel qui fait partie intégrante de la culture de nombreux peuples africains.Footnote 11 L’activité de ces industries expose également les zones d’exploitation aux catastrophes et risques tels que les inondations des mines désaffectées, les glissements de terrain ou les affaissements de sol.
Notons que dans le contexte africain, les activités des industries extractives peuvent également porter atteinte aux droits des communautés locales non-autochtones avoisinantes des sites extractifs.Footnote 12 Mais, la vulnérabilité et la sensibilité particulières des populations autochtones aux dommages environnementaux et changements climatiques qui menacent les écosystèmes avec lesquels elles entretiennent des liens symbiotiques dont dépendent leur vie et survie,Footnote 13 justifient le choix de se concentrer spécifiquement sur leur santé mentale. En effet, la littérature sur la santé mentale des peuples autochtones en lien avec les problèmes environnementaux souligne qu’un peu partout dans le monde, ces peuples sont parmi ceux qui subissent psychologiquement le plus intensément les impacts des dégâts environnementaux et du changement climatique.Footnote 14 Cela se manifeste par la dépression, la détresse, l’anxiété, de fortes réactions émotionnelles, voire même le suicide.Footnote 15 La vulnérabilité particulière de ces peuples aux dommages environnementaux est due au fait que leur santé mentale est tributaire de leur relation intrinsèque avec le milieu naturel sain dans lequel s’exprime leur identité.Footnote 16 En effet, les atteintes à leurs terres ancestrales généralement localisées en “zone de nature sauvage” présentant moins d’interventions anthropiques, fragilisent leur bien-être mental et social, ainsi que l’expression de leur identité. En outre, les atteintes à l’intégrité des forêts, à la pureté des sources d’eau naturelle, à la faune et à la flore sauvages, qui sont à la fois la source de moyens de subsistance, et de leurs pratiques culturelles et spirituelles, constituent une menace à leur existence, leur survie, leur mode de vie, leur spiritualité, ainsi qu’à la possibilité de transmission du patrimoine de leur culture et savoirs ancestraux aux générations futures.Footnote 17
D’ailleurs, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a souligné dans sa jurisprudence l’importance fondamentale de l’environnement pour la santé des peuples autochtones.Footnote 18 Elle a notamment indiqué que la terre a une composante matérielle et spirituelle pour ces populations, et que lorsqu’on les empêche de pratiquer leur culture et qu’on les exclut de leurs terres traditionnelles, elles vivent une immense souffrance émotionnelle et psychologique.Footnote 19 Ceci contrevient à l’article 5(1) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme,Footnote 20 qui garantit le droit de toute personne “au respect de son intégrité physique, psychique et morale.” Une garantie similaire se trouve dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones,Footnote 21 qui énonce d’une part, le droit des peuples autochtones “à l’intégrité physique et mentale.”Footnote 22 Et, d’autre part, le droit des peuples autochtones à la conservation et au renforcement de leurs liens spirituels particuliers avec les terres et autres ressources qu’ils possèdent ou occupent et utilisent traditionnellement.Footnote 23 Ladite déclaration garantit également le droit des peuples autochtones d’assumer leurs responsabilités de conservation de leur spiritualité, des terres, des eaux et autres ressources pour les générations futures.Footnote 24
D’autres études établissent que les personnes qui se soucient de la qualité de l’environnement ou qui subissent les conséquences directes de la dégradation de l’environnement, y compris des changements climatiques,Footnote 25 du fait des activités des industries extractives sont les plus susceptibles de souffrir d’éco-anxiété.Footnote 26 C’est notamment le cas des populations autochtones qui vivent en symbiose avec la nature, et sont en général localisées sur ou près des terres et de territoires où se trouve l’essentiel des ressources naturelles convoitées par les industries extractives.Footnote 27
Cette éco-anxiété se manifeste par l’appréhension d’un avenir sombre pour ces populations autochtones et les générations futures, face aux dégâts environnementaux provoqués par l’industrie extractive.Footnote 28 En effet, l’industrie extractive contribue à la destruction des sols, de la faune et des paysages qui abritent les sites religieux, cultuels, culturels, alimentaires et médicinaux des peuples autochtones qui vivent près des sites extractifs. Ceci affecte négativement leurs modes de vie traditionnels, ainsi que leur survie dans la mesure où leur vie et leur culture sont étroitement liées à l’environnement naturel, et réciproquement, l’environnement naturel est au cœur de leur culture et de leur spiritualité. Par ailleurs, les activités de l’industrie extractive contribuent à accentuer les effets du changement climatique à travers de fortes émissions des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, sous le silence complice de certains États.Footnote 29 Dans ces circonstances, l’éco-anxiété des peuples autochtones résulterait du désespoir et de l’angoisse de ces peuples de ne pouvoir conserver leur environnement à l’état naturel et de léguer à leurs enfants et aux générations futures un environnement en bon état, semblable à celui qu’ils ont hérité de leurs ancêtres, et qui leur a permis de se constituer et de perdurer.Footnote 30
Bien que le préjudice d’éco-anxiété soit de plus en plus allégué dans les affaires soumises aux organes juridictionnels onusienFootnote 31 et européenFootnote 32 de protection des droits humains, il a fait l’objet de très peu de recherche en droit international,Footnote 33 et demeure encore mal compris.Footnote 34 D’après la littérature scientifique, l’éco-anxiété est un concept utilisé pour décrire et comprendre la détresse psychologique et l’angoisse ressentie par certaines personnes en raison de leur inquiétude au sujet de l’avenir de la planète terre en proie aux dégradations environnementales et aux changements climatiques.Footnote 35 Les travaux sur les troubles mentaux liés à la dégradation de l’environnement et aux changements climatiques renseignent sur les points suivants. Premièrement, les événements extrêmesFootnote 36 liés au réchauffement climatique causés par les atteintes anthropiques à l’intégrité de l’environnement, peuvent provoquer des pathologies d’ordre mental.Footnote 37 Deuxièmement, ces affections d’ordre mental peuvent résulter des facteurs qui mettent à mal le bien-être humain. Notamment, l’exposition aux sources de pollution, l’exposition aux conditions météorologiques extrêmes, les dégradations environnementales à l’origine de la perte des moyens de subsistance, des terres, et de la culture.Footnote 38 Troisièmement, la gravité des impacts psychologiques des calamités environnementales sur la santé mentale diffère selon la vulnérabilité des individus et communautés touchés, la population, le contexte socio-historico-culturel et la région dans lesquelles elles se produisent, le type, la soudaineté et l’ampleur de la catastrophe environnementale en cause.Footnote 39 Il peut s’agir d’un stress minime, d’un stress pré-traumatique, d’une détresse péritraumatique ou encore de troubles cliniques sévères et prolongés. Entre autres, l’anxiété générale, la toxicomanie, l’abus d’alcool, les troubles du sommeil, la dépression, les pensées suicidaires,Footnote 40 le stress post-traumatique, et le désir de ne pas faire d’enfants.Footnote 41
À l’analyse des Principes de Strasbourg du droit international des droits de l’homme en matière d’environnement Footnote 42 rédigés par un groupe d’experts en droits de l’homme et de l’environnement, on peut comprendre ce que constitue une atteinte à la santé mentale dans le contexte d’une violation du droit à un environnement sain. En effet, ces principes précisent d’une part que l’exposition anormale aux pollutions de l’air, de l’eau, du sol, ainsi qu’aux pollutions sonores peuvent causer diverses formes de dommages au bien-être et à la santé physique et mentale humaine. Une telle exposition peut également rendre les humains plus vulnérables aux maladies physiques et mentales,Footnote 43 ce qui est contraire au droit de jouir d’un environnement sain. D’autre part, le changement climatique est susceptible d’entraîner des atteintes à la santé mentale, en raison des phénomènes météorologiques extrêmes causant ou non des migrations environnementales, de la perte des moyens de subsistance, de la perte de la biodiversité nécessaire à l’expression culturelle et à la transmission des connaissances traditionnelles.Footnote 44 Tout ceci peut affecter le bien-être des individus concernés et les rendre vulnérables à divers troubles de santé.Footnote 45 Il est entendu qu’en droit international, le droit à la santé inclut la santé physique et mentale. De plus, la garantie d’un environnement sain est fondamentale à réalisation du droit à la santé.Footnote 46 En outre, l’article 12(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels Footnote 47 qui garantit à toute personne le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre, peut servir de base juridique à la réparation du préjudice d’eco-anxiété.Footnote 48 D’ailleurs, le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies a inclus la santé physique et mentale dans le droit à un environnement sain, en reconnaissant que la protection de l’environnement facilite et favorise le bien-être et la réalisation des droits humains des générations actuelles et futures, entre autres, le droit de bénéficier du meilleur état de santé physique et mentale possible.Footnote 49
Aussi, il est admis que la dégradation de l’environnement (y compris les changements climatiques) menace la santé humaine, physique et mentale.Footnote 50 Il est également admis que, les États doivent veiller à ce que les personnes (particulièrement les autochtones) affectées par les dommages environnementaux causés entre autres par les émissions de gaz à effet de serre libérées dans l’atmosphère par l’industrie extractive, obtiennent réparation du préjudice qui résulte des atteintes à l’environnement, afin de vivre dans la dignité.Footnote 51 Par conséquent, l’omission de l’État d’exécuter son obligation de protéger les sols, la flore et la faune des dégradations, et de ne pas prendre les mesures nécessaires pour prévenir les changements climatiques, à l’origine d’un potentiel préjudice moral d’anxiété apparaît comme un échec à protéger les droits de l’homme.Footnote 52
Face à la déferlante des réclamations liées au préjudice d’éco-anxiété auprès des organes juridictionnels onusien et européen mentionnés plus haut, il est permis de s’interroger sur la capacité du droit régional africain à réparer un tel préjudice qui sera à n’en point douter, allégué dans un futur proche devant la Commission et la Cour africaines des droits de l’homme. Aussi, il importe de procéder à l’analyse du cadre juridique de protection de l’environnement, y compris de la prévention des changements climatiques en Afrique. Puis, on jettera un regard sur la jurisprudence africaine relative à la réparation du préjudice d’anxiété.
2. Les bases juridiques de l’invocation possible du préjudice d’éco-anxiété en droit africain
La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP),Footnote 53 et la réparation du préjudice d’anxiété ouvrent une brèche vers la possible reconnaissance du préjudice d’éco-anxiété en Afrique. En effet, la violation de l’article 24 de la CADHP qui porte sur le droit à un environnement satisfaisant et global, propice au développement des peuples, plus connu sous le libellé de droit à un environnement sain, constitue la base juridique de la possible reconnaissance du préjudice d’éco-anxiété dans la mesure où cette violation affecte le droit à la santé mentale des personnes concernées. En outre, il a été établi dans la jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme (CrADHP) que le préjudice moral, y compris celui d’anxiété, est présumé en cas de violation des droits de l’homme garanti par la CADHP et peut être réparé.
A. La violation du droit à un environnement sain et du droit à la santé comme motif d’invocation du préjudice d’éco-anxiété
Il est possible de solliciter une réparation de préjudice d’éco-anxiété sur le fondement de l’article 24 de la CADHP, dans la mesure où le droit à un environnement sain est intimement lié au droit à la santé.Footnote 54 En effet, le droit à un environnement sain implique le devoir de protéger et préserver l’intégrité des composantes de l’environnement contre les effets négatifs importants de tout projet de développement afin d’assurer des conditions sanitaires nécessaires au bien-être et à l’épanouissement de l’homme, ainsi qu’au maintien des écosystèmes essentiels à la vie sur terre. Autrement dit, une violation du droit à un environnement sain peut avoir des répercussions sur la santé physique et morale des personnes, et par conséquent être à l’origine d’une éco-anxiété. Cela se comprend aisément dans la mesure où le terme éco-anxiété est formé, d’une part, du suffixe “éco” du grec oikos, qui signifie “maison, habitat,” et renvoi par ricochet à l’idée d’environnement, de milieu naturel, de conditions d’existence.Footnote 55 Et d’autre part, du suffixe “anxiété” du latin anxiétas qui implique une disposition naturelle à l’inquiétude.Footnote 56 L’anxiété se caractérise par une inquiétude plus ou moins disproportionnée par rapport à la réalité des menaces; une grande angoisse; une sensation d’oppression, d’inquiétude relative à un avenir incertain, à l’imminence d’un danger indéterminé accompagné de malaise, de fortes peurs souvent chroniques et d’un sentiment d’impuissance.Footnote 57
Par ailleurs, les articles 14, 16, 17 de la CADHP, qui portent respectivement sur le droit à la propriété, y compris au logement; le droit à la santé; et le droit à la culture peuvent également être une base juridique vers la possible reconnaissance du préjudice d’éco-anxiété pour autant que la culture ou le logement en cause soient étroitement liés à l’environnement naturel auquel il est porté atteinte, et que les violations y relatives affectent la santé mentale des personnes concernées.Footnote 58 En effet, le droit de propriété implique le droit de ne pas être privé de terre, d’abri ou de logement,Footnote 59 et, particulièrement pour les autochtones, de ne pas faire l’objet d’expulsion forcée de leur habitat normal situé dans un environnement sainFootnote 60 au profit des activités économiques y compris extractives, irréversiblement préjudiciables à l’environnement.Footnote 61 Il est entendu que l’expulsion des peuples autochtones de leurs terres ancestrales, suivie de la dégradation de celles-ci porte gravement atteinte à leur intégrité culturelle, et menace inévitablement leur vie, leur survie ainsi que leur santé physique et mentale,Footnote 62 compte tenu de leurs liens étroits avec la terre. Autrement dit, le droit de jouir du meilleur état de santé mentale possible implique notamment que soient réunis un ensemble d’éléments favorables à l’état de santé soit, entre autres, un environnement sain, le droit de vivre en paix dans le logement qui convient, et la pratique de sa culture. Or, les dégradations de l’environnement, y compris la pollution résultant des activités extractives, mettent en péril le mode de vie des peuples autochtones en détruisant le lien social qui unit les membres du groupe à leur environnement.Footnote 63 Sous ce rapport, le droit à un environnement sain, le droit à la culture, et le droit au logement font partie de l’ensemble des dispositions protégeant le droit au meilleur état de santé physique et mentale susceptible d’être atteint. Au même effet, un environnement sain est nécessaire au droit au meilleur état de santé physique et mentale possible, au droit au logement décent, au droit de participer à la vie culturelle.Footnote 64 Aussi, pour qu’on puisse alléguer une anxiété causée soit par les dégradations environnementales, soit par la peur de se voir priver de l’environnement naturel qui constitue par exemple le milieu d’habitat, et l’essentiel du mode de vie et de la culture des peuples autochtones au point que leur vie ou leur survie hors de ce milieu naturel propice à leur développement et épanouissement, ne puisse être envisagée, il faudrait au préalable qu’il y ait eu violation du droit à un environnement sain. En outre, il faudrait que cette violation affecte la santé mentale des personnes concernées.
Dans cette perspective, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CmADHP) a déjà eu à souligner les effets des atteintes à l’environnement sur la santé physique dans le cadre de l’affaire Ogoni,Footnote 65 dans laquelle les plaignants alléguaient une violation du droit à la santé et du droit à la propriété par l’État du Nigéria, résultant de la dégradation et de la dépossession de l’environnement naturel qui constituait leur milieu de vie. Au regard du droit et des faits, la CmADHP a donné raison aux plaignants. Les plaignants soutenaient notamment que l’exploitation du pétrole par Shell a entraîné une contamination de l’eau, du sol et de l’air, due au déversement des déchets toxiques dans l’air et dans les cours d’eau de la région. Ceci a eu de graves effets sur la santé à court et à long terme, notamment des infections cutanées, des maladies gastro-intestinales et respiratoires, et un risque accru de cancer, ainsi que des problèmes neurologiques et reproductifs.Footnote 66
En se prononçant sur la violation du droit à la santé et du droit à un environnement sain, la CmADHP a admis que l’état de l’environnement affecte la qualité de la vie et la sécurité de l’individu, et qu’un environnement dégradé est néfaste à sa santé physique et morale.Footnote 67 Elle a également indiqué que le droit à la santé et le droit à un environnement sain obligent les gouvernements à s’abstenir de menacer directement la santé et l’environnement de leurs citoyens.Footnote 68 Par ailleurs, la CmADHP a reconnu que l’expulsion forcée des Ogoni de leur terre natale par les forces gouvernementales est non seulement une violation du droit à un logement décent, mais également une expérience extrêmement traumatisante qui cause des détresses physiques, psychologiques et émotionnelles.Footnote 69
Plus d’une décennie après la décision rendue dans l’affaire Ogoni, un rapport du Groupe de travail d’experts de la CmADHP sur les populations autochtones a reconnu que, le modèle et la nature invasive des activités des industries extractives en Afrique n’est pas destiné à respecter les droits de propriété et culturels des peuples autochtones, eu égard aux terres et aux ressources affectées.Footnote 70 Ce rapport a également mis en évidence le fait que les populations autochtones vivant dans les zones d’extraction des ressources naturelles ressentent une anxiété générée par la présence et les effets préjudiciables des activités des industries extractives sur l’environnement, sur leur vie et leur survie. La plus grande anxiété des populations autochtones en Afrique est relative à deux facteurs. Le premier facteur concerne la crainte de perdre une grande partie de leur territoire, ou simplement l’imminence d’une expropriation totale de leurs terres ancestrales au profit des projets d’extraction des ressources naturelles à l’échelle industrielle. Le second facteur générateur d’anxiété est la quasi-certitude des déplacements forcés pour raisons environnementales dues à la pollution de leur habitat naturel, causée par les activités des industries extractives.Footnote 71 Il va sans dire que cette anxiété ressentie par les populations autochtones constitue un préjudice moral,Footnote 72 qui découle de la peur de la perception d’un avenir compromis face aux conséquences des dégradations environnementales sur leur vie et les générations futures.
B. la réception du préjudice moral en général, et celui d’anxiété en particulier, dans la jurisprudence régionale africaine: une brèche vers la reconnaissance du préjudice d’éco-anxiété
La doctrine n’a pas trouvé les mots pour définir le concept de préjudice moral.Footnote 73 Elle le conçoit comme un “concept éponge” au contenu multiforme qui absorbe tout ce qui n’est pas dommage matériel, entendu comme atteinte à un intérêt économique ou patrimonial.Footnote 74 Le préjudice moral renvoie à tout dommage immatériel résultant d’acte ou d’omission contraire au droit international, n’entraînant pas directement de perte matérielle, financière ou économique.Footnote 75 Il inclut les blessures d’ordre affectif, les souffrances émotionnelles suite à la perte d’un être cher, l’atteinte à la personne, à son domicile ou à sa vie privée, l’indignité, l’humiliation, la honte, la diffamation, le déshonneur, la perte d’une position sociale, la perte de la jouissance de la vie, le stress, l’angoisse, l’anxiété, la douleur, la tension nerveuse, l’effroi, la peur, la menace ou le choc, l’affront lié au simple fait d’avoir été victime d’un acte illicite, l’atteinte au crédit et à la réputation.Footnote 76 Pour donner lieu à réparation, les dommages moraux, doivent être réels et effectifs, et non découler d’une simple et vague impression.Footnote 77
Cette conception du dommage moral telle que proposée par la doctrine et la jurisprudence internationalesFootnote 78 a été reçue dans les systèmes régionaux de protection des droits de l’homme,Footnote 79 dont la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)Footnote 80 et la Cour interaméricaine des droits de l’homme,Footnote 81 qui ont une pratique plus ancienne et abondante que la CrADHP en ce qui concerne la réparation des préjudices moraux.Footnote 82 D’ailleurs, la jurisprudence de cette dernière en la matière fait souvent référence aux décisions des tribunaux internationaux, ainsi qu’aux arrêts de ses prédécesseurs.Footnote 83 Elle pourrait très bien s’inspirer des réflexions doctrinales relatives aux systèmes régionaux européen et interaméricain,Footnote 84 pour accorder réparation du préjudice d’éco-anxiété, en cas de violation de l’article 24 de la CADHP. Footnote 85
Pour l’heure, dans les directives élaborées par la CrADHP à l’intention des parties qui souhaitent introduire une instance auprès d’elle, l’anxiété résultant de la violation des droits garantis par la CADHP, est reconnue comme préjudice moral qui donne droit à réparation.Footnote 86 Le type d’anxiété ne détermine pas la compétence matérielle de la CrADHP, ce qui ouvre une brèche vers la reconnaissance du préjudice d’éco-anxiété généré par l’inquiétude constante face aux risques des dommages environnementaux.Footnote 87 En outre, la CrADHP a précisé dans Mtikila c Tanzanie Footnote 88 que le préjudice moral comprend les souffrances et dommages causés à la victime directe, l’angoisse causée chez ses proches, et la modification des conditions de vie de la victime et de sa famille, lorsque la victime est encore vivante.Footnote 89 Par contre, ce préjudice n’inclut pas les dommages ayant entraîné des pertes économiques.Footnote 90 C’est ainsi que dans Rajabu et autres c Tanzanie, la CrADHP a reconnu l’anxiété comme préjudice moral méritant réparation. Dans cette affaire, il a été jugé que les cinq requérants accusés de meurtre et condamnés à la peine capitale sur la base d’erreurs judiciaires ont enduré des souffrances morales et psychologiques. Conséquemment, la CrADHP a ordonné à l’État fautif qu’il soit accordé à chacun des requérants, un montant de quatre millions de shillings tanzaniens à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral.Footnote 91
Dans Thomas c Tanzanie, le requérant a été condamné injustement à trente ans de prison par les tribunaux tanzaniens, pour vol à main armée.Footnote 92 En l’espèce, la CrADHP a jugé que la Tanzanie a violé la CADHP en rendant la décision sur l’accusation de vol à main armée en l’absence du requérant, et en s’abstenant de lui garantir l’assistance d’un avocat à toutes les étapes de la procédure.Footnote 93 Dans son arrêt sur les réparations, la CrADHP a souligné que les souffrances, le désespoir du fait de l’iniquité, l’angoisse et le changement de conditions de vie pour la victime et ses proches résultant de cette condamnation, constituent des formes de préjudice moral qui méritent réparation. Ce faisant, la CrADHP a octroyé au requérant la somme de deux millions de shillings tanzaniens. En outre, elle a accordé une indemnisation aux membres de sa famille (notamment sa mère, ses deux sœurs et son frère) considérés comme victimes indirectes ayant souffert d’angoisse émotionnelle due à la situation vécue par le requérant.Footnote 94
Dans Ajavon c Bénin, le requérant était un politicien et homme d’affaires béninois condamné à tort à vingt ans de prison suite à une prétendue découverte de cocaïne dans un conteneur des gésiers de dinde congelés qu’il avait commandés à l’étranger.Footnote 95 Or, il ne serait intervenu à aucune étape de la chaîne de transport du conteneur. Dans la foulée de cette affaire de trafic international de drogue, les agréments en douane de sa société de courtage, de transit et de consignation ont été retirés, ses deux stations de radio et télévision ont été interdites d’émettre. Le requérant soutenait que ces événements, y compris l’affaire de trafic prétendu de drogue, lui ont causé une série de préjudices moraux parmi lesquels l’anxiété, occasionné des pertes d’opportunités d’affaires, terni son image et sa réputation. La CrADHP a reconnu que l’atteinte à la réputation et à l’image, la perte de confiance des partenaires d’affaires, l’humiliation, l’angoisse de la victime de voir toutes ses entreprises détruites, la peur d’être emprisonné pendant vingt ans, constituent un préjudice moral donnant lieu à réparation. Cela étant, il a été accordé au requérant un montant forfaitaire de trois trillions de francs communauté financière Africaine (CFA) en guise de réparation du préjudice moral qu’il a personnellement subi.Footnote 96 La CrADHP a également accordé les sommes forfaitaires suivantes aux membres de la famille du requérant en guise de réparation du préjudice moral (traumatisme psychologique majeur, insomnie, céphalées, crises de comportement) qu’ils ont subi en raison de sa situation, soit quinze millions de francs CFA à l’épouse du requérant et dix millions de francs CFA à chacun de ses trois enfants.Footnote 97
Dans Umuhoza c Rwanda, la requérante est une femme politique rwandaise dirigeante d’un parti d’opposition. Elle a été jugée et condamnée par la Cour suprême du Rwanda à quinze ans de prison pour crime de minimisation du génocide et crimes de conspiration et de menace à la sécurité de l’État.Footnote 98 La CrADHP a estimé que l’arrestation, le procès et l’incarcération de la requérante ont violé ses droits à la liberté d’expression et à la défense.Footnote 99 En outre, la CrADHP a admis que les conditions de détention de la requérante ainsi que la campagne de dénigrement menée contre elle, lui ont causé un préjudice moral lié à sa réputation et a son avenir politique.Footnote 100 La CrADHP a également admis que les membres de la famille de la requérante (son époux et ses trois enfants) ont vécu du stress, de l’angoisse et de l’anxiété du fait de son arrestation et de son emprisonnement.Footnote 101 En réparation de ce préjudice moral, la CrADHP a ordonné à l’État fautif de payer à la requérante la somme de cinquante-cinq millions de francs rwandais en réparation du préjudice moral subi par elle-même, son époux et ses enfants.Footnote 102
Dans Rashidi c Tanzanie, le requérant, ressortissant de la République démocratique du Congo, vivait en Tanzanie. Son épouse, ses enfants et lui-même ont été arrêtés et détenus pendant cinq jours au terme desquels sa famille, entrée dans le pays en tant que réfugiée, a été expulsée pour séjour illégal allégué sur le territoire tanzanien. Le requérant soutenait avoir égaré son passeport contenant un visa temporaire valide, et qu’il était à cet effet détenteur d’une attestation de perte délivrée par la police tanzanienne. Il alléguait également avoir fait l’objet d’une fouille rectale lors de sa détention, en violation de son droit à la dignité. Dans ses observations sur les réparations, le requérant demandait pour lui et sa famille réparation entre autres, pour les souffrances, la détresse, et l’angoisse résultant de son arrestation, de sa détention, et de son expulsion. La CrADHP a estimé que les conditions dans lesquelles le requérant a été arrêté et les conséquences qui en ont découlé, en ce qui concerne sa famille, sont préjudiciables entre autres, à son bien-être, et que l’atteinte à sa dignité, à sa réputation et son honneur est un préjudice moral qui mérite réparation. Cela étant, elle a accordé au requérant une compensation de dix millions de shillings tanzaniens.Footnote 103 En outre, la CrADHP a considéré que les violations constatées ont certainement affecté l’épouse et les enfants du requérant, et a accordé la somme d’un million de shillings tanzaniens à chacune des victimes indirectes.Footnote 104 Par ailleurs, la CrADHP a attiré l’attention sur le fait que le préjudice moral est présumé en cas de violation des droits de l’homme.Footnote 105
Cela étant, on peut se demander quelle est la démarche suivie par le juge africain pour conclure à la carence fautive de l’État en ce qui concerne son obligation de protéger le droit à un environnement sain, potentiellement à l’origine du préjudice d’anxiété lié à un risque de dégradations environnementales. Ce d’autant plus que même les activités humaines a priori banales peuvent avoir des répercussions négatives sur l’environnement.Footnote 106 Il restera également à savoir quels sont les moyens que le droit offre au juge régional pour réparer un éventuel préjudice d’anxiété résultant de la violation du droit à un environnement sain.
3. L’évaluation de la carence fautive de l’État quant à son obligation de garantir le droit à un environnement sain, et la possible réparation du préjudice d’éco-anxiété
Pour conclure à la violation du droit à un environnement sain à l’origine d’un possible préjudice d’éco-anxiété, la carence de l’État doit être évaluée en recourant à la méthodologie établie en droit international, avant l’octroi des réparations appropriées.
A. la méthodologie applicable à la détermination de la violation du droit à un environnement sain et du préjudice d’anxiété telle que définie en droit international
Ce cadre méthodologique est constitué d’une part, des critères applicables à l’évaluation de l’exécution de l’obligation de moyens de garantir le droit à un environnement sain. Et, d’autre part, des critères de la reconnaissance du préjudice d’anxiété, tels que définis par la jurisprudence internationale. En effet, le recours aux critères juridiques pour établir le fondement d’une décision permet d’assurer qu’elle résulte d’une démarche objective, et non de l’arbitraire.
i. Le cadre d’analyse applicable pour retenir la responsabilité de l’État pour violation du droit à un environnement sain
L’affaire Ogoni n’est pas la seule dans laquelle la violation du droit à un environnement sain a été invoquée.Footnote 107 Mais elle semble être l’unique cas dans lequel un État partie à la CADHP, notamment le Nigéria a été reconnu coupable d’avoir violé le droit susmentionné aux dépens du peuple Ogoni. En l’espèce, la CmADHP a souligné que le respect de l’esprit des articles 16 et 24 de la CADHP implique que l’État cesse de menacer directement la santé et l’environnement de ses citoyens. En outre, il exige notamment de l’État la publication des études d’impact, une surveillance scientifique adéquate des environnements menacés, la facilitation de la participation des communautés exposées aux activités et produits dangereux au processus de décision, la prise des mesures raisonnables pour prévenir la pollution, la préservation de l’environnement, et la garantie d’un développement écologiquement durable.Footnote 108
Sans recourir au cadre d’analyse retenu par la jurisprudence internationale en ce qui concerne l’analyse de l’exécution des obligations de moyens, la CmADHP a conclu que le Nigéria a violé le droit à un environnement sain, en ne prenant pas les “précautions qui auraient dû être prises,” à la lumière de l’esprit des articles 16 et 24 de la CADHP. Footnote 109 Ce faisant, la démarche suivie par la CmADHP pour conclure à la carence fautive du Nigéria eu égard à son obligation de protéger le droit à un environnement sain laisse à désirer. En effet, elle s’est bornée à interpréter les obligations qui découlent du droit à un environnement sain, et a particulièrement mis l’accent sur le devoir de précaution. Par contre, elle s’est bien gardée de procéder à la démonstration juridique rigoureuse de la faute du Nigéria, à l’aune du cadre d’analyse de l’exécution des obligations de moyens, tel que défini en droit international. Or, eu égard à la pratique des juridictions internationales de motiver leurs décisions,Footnote 110 on se serait attendu à ce que les motifs de la décision de la CmADHP permettent de savoir quels éléments ont été puisés dans le corpus jurisprudentiel pour étayer son raisonnement et justifier sa décision de manière précise, claire, et intelligible.Footnote 111
En effet, la jurisprudence internationale et la doctrine juridique ont énoncé le cadre d’analyse de l’exécution des obligations de moyens, à l’aune duquel les faits de violation allégués doivent être éprouvés.Footnote 112 Il est entendu que la charge de la preuve pèse plus lourdement sur l’État fautif que sur les États ou les parties susceptibles d’être lésées.Footnote 113 Ce cadre d’analyse, constitué d’un critère objectif et de deux critères subjectifs, permet de comprendre le processus du raisonnement du juge et les fondements de sa décision, ce qui assure plus de sécurité juridique et de transparence de la décision, qui est l’un des principes sous-jacents aux processus de prise de décisions judiciaires.Footnote 114
En ce qui concerne le critère objectif du cadre d’analyse de l’exécution des obligations de moyens, il requiert l’appréciation objective de la conduite de l’État pour déterminer s’il a respecté le standard coutumier de due diligence attendu des États en matière de protection de l’environnement,Footnote 115 indépendamment des caractéristiques de chaque État, et des inégalités socio-économiques entre États. Dans ce sens, le critère objectif renvoie au standard du bon gouvernement. Le standard du bon gouvernement implique que l’État doit se doter de tous les moyens nécessaires pour exécuter son obligation de moyens relative à la protection de l’environnement, notamment, mettre en place un cadre administratif, réglementaire et judiciaire au niveau interne, ainsi qu’un mécanisme de surveillance approprié de l’activité potentiellement dangereuse. Le degré de vigilance requis est proportionnel au degré de risque que comporte l’activité. En réalité, c’est la qualité de ces mécanismes internes mis en place pour l’application des obligations des moyens en cause qui sera évaluée.Footnote 116 Le standard du bon gouvernement requiert également que l’État tienne compte du fait que les potentielles dégradations de l’environnement ne doivent pas créer un déséquilibre injustifiable ou déraisonnable entre la protection de l’environnement et d’autres objectifs d’ordre économique et social, au regard des effets désastreux que celui-ci pourrait avoir sur la jouissance des droits de l’homme.Footnote 117 En outre, il requiert du gouvernement de prendre des mesures de précaution efficaces pour prévenir les dommages environnementaux significatifs, graves ou irréversibles,Footnote 118 particulièrement, ceux pouvant entraîner une violation du droit au meilleur état de santé physique et mentale, du droit à la vie et à l’intégrité de la personne dans le contexte de la protection de l’environnement, à l’intérieur ou à l’extérieur de son territoire,Footnote 119 même en l’absence de certitude scientifique.Footnote 120 Les mesures préventives incluent la réglementation, la supervision, la surveillance des activités pouvant causer des dommages environnementaux, l’établissement des plans d’urgence comprenant des mesures de sécurité et des procédures pour minimiser d’éventuels accidents environnementaux majeurs, et la mise en place des mesures d’atténuation des dommages qui pourraient se produire malgré les mesures préventives prises par l’État.Footnote 121 Qui plus est, les activités comportant des risques importants pour la santé des personnes doivent être réglementées spécifiquement, et la réglementation y relative doit comprendre des mécanismes de contrôle et d’inspection.Footnote 122 Le standard du bon gouvernement implique également l’obligation de coopération de bonne foi, de consultation, et de négociation avec les États potentiellement affectés par un dommage transfrontière significatif.Footnote 123 Ce standard implique aussi au niveau interne, le devoir d’information, de consultation et la garantie de l’accès à la justice des populations affectées par les dommages environnementaux,Footnote 124 et suppose que l’État s’assure que les études d’impact (environnemental; climatique;Footnote 125 social; et psychosocialFootnote 126) soient réalisées, avant tout projet de développement, et même au cours du projet lorsque des dommages risquent d’être causés. En effet, ces études associent le principe de précaution avec le principe de la prévention des dommages causés à l’environnement, et permettent la participation du public qui pourrait subir un préjudice, au processus de la prise de décision.Footnote 127
On ne saurait ignorer les éléments de due diligence attendus d’un bon gouvernement en matière environnementale, énoncés dans les décisions Urgenda,Footnote 128 Dejusticia,Footnote 129 et Neubauer,Footnote 130 rendues par les tribunaux nationaux. En raison de leur pertinence pour l’avancement de la justice climatique et environnementale, les éléments énoncés dans ces décisions historiques qui ont eu un retentissement mondial,Footnote 131 pourraient également servir de référence au juge international chargé d’évaluer la responsabilité de l’État pour violation du droit à un environnement sain.Footnote 132 En effet, les enseignements tirés de la jurisprudence climatique des Pays-Bas, de la Colombie et de l’Allemagne concernés dans les affaires susvisées, contribuent à l’enrichissement et à une meilleure compréhension du contenu de la notion de due diligence en matière environnementale.
Cela dit, la diligence environnementale et climatique exigible d’un “‘bon gouvernement,’ c’est-à-dire d’un gouvernement respectueux de ses obligations internationales,”Footnote 133 connu sous le vocable de standard du bon gouvernement, implique ce qui suit. L’État doit prendre les mesures d’atténuation et d’adaptation appropriées afin de prévenir tout préjudice aux droits de l’homme causé par des catastrophes naturelles, et des dommages environnementaux, y compris les changements climatiques provoqués par l’activité humaine. Ces mesures doivent être prises lorsqu’il existe un risque réel immédiat, ou à venir, même si la matérialisation du danger sur les personnes concernées ou sur la société dans son ensemble est incertain, surtout lorsque l’État est conscient d’un tel risque.Footnote 134 Les mesures adoptées doivent être “raisonnables, appropriées, et adéquates,”Footnote 135 “cohérentes,”Footnote 136 prises “en temps utile,”Footnote 137 et conformes à une approche basée sur la “diligence raisonnable”Footnote 138 qui tient compte de tous les aspects de la situation, et de la prise en considération tous les intérêts en présence.Footnote 139 Elles doivent également être suffisantes,Footnote 140 adaptées, et le cas échéant différenciées eu égard aux conditions particulières des personnes touchées par les dommages environnementaux et les changements climatiques.Footnote 141 En outre, elles ne doivent pas être en deçà de l’objectif de protection du droit à un environnement sain.Footnote 142 La due diligence attendue du bon gouvernement implique également d’une part, que l’État élabore ou tienne compte des études scientifiques existantes relatives aux dommages causés par les activités dangereuses pour l’environnement et, d’autre part, qu’il considère sérieusement la prédictibilité de l’impact de ces dommages sur le droit à un environnement sain des générations présentes et futures.Footnote 143
Pour ce qui est des critères subjectifs du cadre d’évaluation des obligations de moyens, ils se rapportent à d’une part, la prise en compte des circonstances de chaque cas; et d’autre part, à la prise en compte des capacités et des moyens des États. La prise en compte des circonstances de chaque cas est un élément essentiel à prendre en considération dans l’évaluation de l’exécution des obligations de moyens.Footnote 144 Cet élément implique qu’il ne suffit pas de constater que le destinataire de l’obligation de moyens n’a pas adopté l’attitude attendue de lui pour conclure à la violation d’une obligation internationale. Le juge devra apprécier le degré de diligence requis de l’État par rapport au degré du risque encouru ou à l’importance de l’intérêt à protéger.Footnote 145 Le niveau de diligence requis doit être plus rigoureux pour les activités qui posent un risque important pour la santé environnementale.Footnote 146 Par ailleurs, les mesures réputées suffisamment diligentes à un moment donné peuvent ne plus l’être en fonction des nouvelles connaissances scientifiques ou technologiques ou des risques que l’activité humaine en cause fait courir à la santé de l’environnement.Footnote 147 En ce qui concerne les activités potentiellement dommageables à l’environnement, la prospection serait en règle générale moins risquée que les activités d’exploration qui, à leur tour, poseraient moins de risques que les activités d’exploitation.Footnote 148 La prise en compte des circonstances de chaque cas implique également que le juge tienne compte de la conduite de l’État. Dans cette perspective, le juge doit notamment vérifier si l’État a adopté en temps opportun toutes les mesures appropriées, dont notamment les mesures d’adaptation et d’atténuation nécessaires, adéquates et suffisantes en vue de prévenir les effets négatifs des dégradations environnementales et des changements climatiques sur les personnes concernées.Footnote 149 La prise en compte des circonstances de chaque cas implique également que le juge tienne compte de la nature des dégâts environnementaux, ainsi que de leurs potentiels effets à court, moyen et long terme sur la santé des personnes directement affectées. Par ailleurs, elle implique que le juge tienne compte du caractère vulnérable des personnes affectées par les dommages environnementaux en raison de la carence de l’État à protéger leur droit à un environnement sain. En effet, il a été reconnu que les peuples autochtones et les communautés locales sont particulièrement vulnérables aux dommages environnementaux, en raison du lien étroit qu’ils entretiennent avec les écosystèmes naturels de leurs territoires ancestraux, et du fait qu’ils dépendent directement de la nature pour satisfaire leurs besoins matériels et culturels. Par ailleurs, les femmes, enfants, les personnes handicapées, les personnes âgées, les personnes vivant dans la pauvreté, les minorités sont susceptibles d’être vulnérables aux dommages environnementaux.Footnote 150
En ce qui concerne la prise en compte des capacités et des moyens des États, le niveau économique et technologique de l’État est un des facteurs à prendre en considération pour déterminer si un État s’est acquitté de son obligation de moyens, sous réserve du respect du standard du bon gouvernement.Footnote 151 Les mesures de précaution et de prévention auxquelles on est en droit de s’attendre d’un État disposant de ressources considérables, ne sont pas les mêmes que pour les États moins bien lotis.Footnote 152 Le juge devra déterminer si l’État a fait usage des moyens économiques à sa disposition pour prévenir les atteintes à l’environnement.
ii. Les critères de la reconnaissance de l’existence du préjudice d’anxiété
La CrADHP a mainte fois affirmé qu’en cas de violation des droits garantis par la CADHP, le préjudice moral est présumé sans qu’il soit nécessaire de l’établir.Footnote 153 Dans Masoud Rajabu c Tanzanie,Footnote 154 la CrADHP a précisé qu’en matière de préjudice moral, elle exerce son pouvoir judiciaire discrétionnaire en toute équité. Le recours aux présomptions est un des facteurs que la CrADHP prend en considération dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire pour conclure à l’existence d’un préjudice moral, sans qu’aucune preuve ne soit requise du requérant,Footnote 155 à moins qu’elles soient réfutées par l’État fautif au moyen de preuves contraires convaincantes. La CrADHP présume que lorsque la victime directe a subi une grave violation de son intégrité physique, notamment de son droit à la vie, ou lorsque les membres de sa famille ont été témoins de ladite violation, la victime et les membres de sa famille ont subi un préjudice moral lié à cette violation.Footnote 156 La CrADHP peut également présumer qu’une situation d’iniquité, ou d’impunité concernant les violations des droits garantis par la CADHP, causent comme préjudice moral, du chagrin, de l’angoisse, de la tristesse, le dérangement, l’humiliation, l’atteinte à la réputation ou de l’anxiété tant aux victimes qu’à leurs proches.Footnote 157
Si l’anxiété en tant qu’affectation mentale peut être diagnostiquée par un spécialiste de la santé mentale sur la base d’un cadre diagnostic précis,Footnote 158 le fait que le préjudice moral est présumé n’interdit pas au requérant de présenter de son gré, le cas échéant, les preuves dudit préjudice. Dans cette hypothèse, c’est la règle de la prépondérance de la preuve qui s’applique.Footnote 159 Cela a été notamment le cas dans l’affaire Ajavon c Bénin Footnote 160 où pour soutenir ses allégations, le requérant a volontairement fourni à la CrADHP un rapport médical établissant que sa santé s’est dégradée dans la foulée de la violation de ses droits garantis par la CADHP. Ce rapport médical établissait notamment que le requérant, son épouse et ses deux enfants souffraient d’un traumatisme psychologique majeur qui s’est compliqué d’une insomnie, de céphalées et de crises de comportement qui nécessitaient une investigation en neuroscience.Footnote 161 Les témoignages ou les affidavits des victimes ou de leurs familles, ainsi que des rapports et témoignages d’experts sont des moyens acceptés par la CrADHP pour alléguer un préjudice d’anxiété.Footnote 162 Autrement dit, le deuxième facteur dont la CrADHP tient compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire pour établir l’existence d’un préjudice moral est le principe de la libre admissibilité des preuves. Ce principe lui permet de recevoir, le cas échéant, toute forme de preuve (orales, écrites) qu’elle juge appropriée et sur laquelle elle fonde ses décisions.Footnote 163 Elle reste sensible aux conditions de vulnérabilité qui empêchent les victimes d’accéder aux preuves.Footnote 164
Le troisième facteur dont la CrADHP tient compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire pour établir l’existence d’un préjudice moral d’anxiété, réside dans les principes d’équité, de justice et de raisonnabilité.Footnote 165 Parlant de raisonnabilité, le préjudice moral est présumé lorsque sa survenance est logique.Footnote 166 Dans cette perspective, il y a lieu de penser que le trouble d’anxiété résultant d’une violation du droit à un environnement sain a une dimension collective et individuelle.Footnote 167 En effet, l’anxiété collective peut être définie comme le sentiment de peur, de désespoir, d’impuissance vécu simultanément par plusieurs personnes appartenant à la même collectivité ou communauté affectée par les mêmes événements, menaces, ou vivant les mêmes réalités. Selon certains auteurs, les dégradations environnementales peuvent déclencher des problèmes d’éco-anxiété individuels, familiaux et communautaires chez les peuples autochtones, dans la mesure où les moyens de subsistance, la vitalité culturelle et spirituelle, ainsi que la survie de la communauté tout entière dépend de leurs terres ancestrales.Footnote 168 Autrement dit, la santé mentale des autochtones est liée à leur santé spirituelle, et la santé de l’individu est liée à sa relation avec les autres membres de sa communauté et à ses liens avec l’environnement naturel dans lequel il évolue.Footnote 169 Ce dernier élément étant considéré comme le siège de sa culture et de sa spiritualité.
En outre, la CrADHP a admis que les communautés autochtones peuvent subir individuellement et collectivement un préjudice moral.Footnote 170 C’est notamment le cas lorsqu’elles font face à une dégradation de leur mode de vie, lorsqu’elles sont déplacées de leurs terres traditionnelles, ou lorsque les terres ancestrales qui inspirent leurs modèles culturels et leur identité sont endommagées.Footnote 171 La CmADHP a également reconnu dans l’Observation générale n° 4 sur la CADHP qu’un préjudice moral collectif peut être causé suite aux violations des droits de l’homme affectant un groupe ou une communauté, entre autres, dans des cas impliquant une dégradation de l’environnement ou un déplacement en masse des communautés.Footnote 172
En ce qui concerne les principes d’équité et de justice, il s’agit de deux concepts fréquemment utilisés ensemble en droit internationalFootnote 173 sans qu’on puisse en faire un portait clair. Selon Charles Rousseau, “l’équité correspond […] au sentiment de ce qu’exige la justice dans un cas donné, compte tenu de tous les éléments de l’espèce et abstraction faite des exigences purement techniques du droit positif.”Footnote 174 En d’autres termes, il s’agit d’un principe qui invite le juge à user de discernement, de sagesse et de clairvoyance, afin de décider de manière raisonnable, avec impartialité. Quant à la justice, elle peut s’entendre comme “la recherche de la solution convenant le mieux à la situation, en palliant les insuffisances du droit positif, en écartant ses exigences ou en le combinant avec des considérations éthiques.” Plus exactement, c’est la conscience et la satisfaction d’avoir réparé un tort aux yeux des parties, et du citoyen ordinaire,Footnote 175 non pas par la vengeance, mais de manière satisfaisante, en effaçant ou en corrigeant les conséquences des faits illicites, en prévenant et en empêchant la récidive.
On observera que pour statuer en équité et en justice, et accorder les réparations appropriées pour remédier au préjudice d’anxiété résultant de la violation du droit à un environnement sain, la CrADHP peut recourir aux témoignages d’experts.Footnote 176
B. les réparations disponibles pour le préjudice d’anxiété lié aux problèmes environnementaux
Dans le système régional africain de protection des droits de l’homme, le droit à réparation n’est accordé que lorsque la victime a subi un préjudice résultant d’une violation d’un ou de plusieurs droits inscrits dans la CADHP commise par l’État auteur du délit.Footnote 177 La CrADHP a énoncé comme suit les quatre principes généraux applicables au droit à réparation. Le premier principe concerne l’obligation pour l’État reconnu auteur du fait internationalement illicite, de réparer intégralement le préjudice causé. Selon le deuxième principe, les réparations doivent couvrir tous les préjudices subis par la victime, et incluent la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime, ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, compte tenu des circonstances de chaque affaire. D’après le troisième principe, pour qu’une réparation soit due, il faut qu’il y ait un lien de causalité entre le fait illicite établi et le préjudice allégué. Le quatrième principe prévoit que la charge de la preuve repose sur le requérant à qui il revient également de fournir la justification des sommes réclamées.Footnote 178 Les critères de détermination et les formes de réparation du préjudice d’éco-anxiété sont inspirés du droit international.
i. Les critères de détermination des mesures de réparation appropriées du préjudice d’anxiété lié aux dégradations environnementales
Inspirées du droit international,Footnote 179 la CrADHP et la CmADHP ont établi comme suit les critères de détermination des réparations appropriées aux victimes des violations des droits de l’homme, y compris du droit à un environnement sain. Ces critères peuvent s’appliquer à la réparation du préjudice d’éco-anxiété. Les réparations devraient être adéquates, effectives, complètes, proportionnelles à la gravité des violations et du préjudice subi et remédier à tous les types de dommages subis par la ou les victime(s).Footnote 180 Une réparation adéquate et proportionnelle au préjudice subi signifie que, bien qu’il soit impossible d’évaluer le préjudice moral de façon mathématique avec une parfaite exactitude ou encore par application d’une formule précise, la réparation, loin d’être une vengeance ou une punition, doit être équitable. Elle doit également être adaptée à la situation. Elle doit prendre en considération le point de vue et les besoins des victimes. En outre, elle doit être suffisante pour compenser autant que possible le dommage subi.Footnote 181 La forme de la réparation adéquate dépend des circonstances particulières de chaque cas, de la nature exacte et de l’importance de la violation et du préjudice subi, de l’expérience vécue par la victime,Footnote 182 et la capacité de l’État fautif à pouvoir exécuter la réparation ordonnée compte tenu de ses moyens. Une réparation adéquate est celle qui vise autant que possible, à effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et à rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis.Footnote 183 La réparation adéquate doit s’inspirer du mieux possible de la culture et des coutumes locales des victimes, à moins que celles-ci ne soient source de discrimination ou d’exclusion, ou n’empêchent les victimes d’exercer leurs droits en toute légalité.Footnote 184 Dépendamment de l’affaire, des victimes et du préjudice subi, si des pensions ou d’autres formes de prestations financières devaient être versées en guise de réparation, il faudrait qu’elles le soient, le cas échéant, périodiquement, plutôt qu’au moyen d’une somme forfaitaire.Footnote 185
En ce qui concerne la réparation effective et complète, cela signifie d’une part que la réparation doit être portée à la connaissance de toutes les victimes. Et d’autre part, qu’elle doit être réalisable, accessible, disponible sans délai, sans difficulté indue, et exécutée de bonne foi par l’État fautif. Ceci, afin de juguler le préjudice subi par toutes les victimes et dans tous les aspects.Footnote 186 Les facteurs suivants pourraient être pris en considération dans la détermination des réparations appropriées pour le préjudice d’écoanxiété: (1) les objectifs de la réparation;Footnote 187 (2) les arguments des parties concernant les réparations;Footnote 188 (3) l’ampleur et la variété des violations des préjudices écologiques résultant d’un seul et même projet (entre autres, déclin de la faune, destruction de la flore, pollution, contamination de l’eau, du sol et de l’air, eutrophisation, sédimentation); (4) l’urgence d’ordonner des mesures immédiates dans l’éventualité des dommages irréparables sur la vie des personnes; (5) l’objectif du développement durable (il importe de soupeser et tenir compte des dimensions environnementale, sociale et économique du projet de développement en cause, afin de maintenir l’équilibre entre ces trois considérations);Footnote 189 (6) le fait que la réparation du dommage résultant de la violation d’une obligation internationale exige, dans la mesure du possible, la restitution intégrale qui consiste dans le rétablissement de la situation antérieure et, si cela n’est pas possible, de déterminer une série de mesures qui réparent les conséquences des violations, et indemnisent les dommages causés ou d’autres moyens de satisfaction;Footnote 190 (7) la réparation ne doit pas être de nature punitive — elle doit servir à réparer les effets de la violation commise proportionnellement aux dommages causés tant au niveau matériel que moral, et n’est pas destinée à enrichir ou à appauvrir la victime ou ses héritiers;Footnote 191 (8) la nature et le montant de la réparation dépendent des dommages causés, et doivent être proportionnés aux manquements constatés;Footnote 192 (9) les circonstances de chaque casFootnote 193 et (10) la ou les forme(s) appropriée(s) de réparation à accorder dans un cas particulier dépend (ent) des dommages spécifiques subis par la (les) victime(s)Footnote 194 et de la vulnérabilité de ceux-ci.
ii. Les formes de réparation possibles du préjudice d’éco-anxiété
La détermination de la réparation appropriée est un exercice complexe qui nécessite de prendre en compte toutes les circonstances de la violation. En matière de réparation, les organes de protection des droits de l’homme ne se contentent pas de constater que l’État défendeur a violé ses obligations internationales. Ils dictent également à l’État fautif la solution à appliquer, y compris, le cas échéant, les mesures à adopter pour prévenir ou réduire d’éventuels dommages environnementaux. C’est ainsi que dans l’affaire Ogoni, la CmADHP a ordonné à l’encontre de l’État fautif les mesures de réparation suivantes: (1) une compensation à l’endroit des victimes de violation du droit à un environnement sain, et une assistance pour leur réinstallation; (2) le nettoyage total des terres et rivières polluées/endommagées par les opérations liées à l’exploitation pétrolière; (3) la réalisation d’évaluations environnementales et sociales appropriées pour tout projet d’exploitation pétrolière, et l’assurance de la garantie de sécurité de tout projet du genre au moyen d’organes de contrôle indépendants de l’industrie pétrolière et (4) la fourniture d’informations sur les risques sanitaires et environnementaux aux populations riveraines, et un accès effectif aux organes de régulation et de décision par les communautés susceptibles d’être affectées par les opérations pétrolières.Footnote 195 La réparation appropriée du préjudice d’anxiété lié à la violation du droit à un environnement sain peut prendre la forme de restitution, d’indemnisation, de réadaptation, de satisfaction et de garanties de non-répétition, séparément ou conjointement, le cas échéant.Footnote 196
La restitution vise dans la mesure du possible, à rétablir la victime dans la situation qui existait avant que la violation du droit à un environnement sain ne se produise. Elle peut consister en la rétrocession des terres spoliées, en la restauration des terres et des écosystèmes dégradés.Footnote 197 Cette remise en état du milieu dégradé peut se faire selon qu’il convient, par voie de reboisement, de nettoyage des sites pollués ou endommagés. Elle peut également consister en des activités de dépollution des cours d’eau, de restauration des sources d’eau contaminées, de traitement des sols contaminés en vue de limiter ou de prévenir de nouveaux dommages environnementaux.Footnote 198 Il peut également s’agir de l’introduction dans la nature de l’équivalent des éléments de la biodiversité en déclin, fragilisée ou endommagée.Footnote 199 La restitution sous forme de restauration ou de remise à l’état initial ou par l’équivalent en nature devrait être privilégiée comme mode de réparation en cas de violation du droit à un environnement sain,Footnote 200 potentiellement à l’origine du préjudice d’éco-anxiété. Ce, en raison notamment du lien étroit qu’entretiennent les victimes avec les écosystèmes naturels. Et, pour le cas précis des autochtones, de la dépendance de leur bien-être social, culturel, économique, et spirituel avec la santé de la nature dans laquelle ils vivent. Aussi, l’indemnisation ne devrait être envisagée que lorsque la restitution n’est pas possible.
L’indemnisation consiste en l’octroi des dommages-intérêts dans l’optique de compenser le préjudice d’anxiété éprouvé par la ou les victime(s) de violation du droit à un environnement sain, lorsque ledit préjudice ne peut être réparé par la restitution ou la réadaptation.Footnote 201 Cette forme de réparation qui reconnaît en soi la souffrance endurée par a victime,Footnote 202 constitue une consolation de la douleur morale par le truchement d’une compensation pécuniaire. La CrADHP a établi dans sa jurisprudence que le montant forfaitaire correspondant à la compensation pécuniaire du préjudice moral est calculé sur la base d’une évaluation équitable compte tenu des circonstances de l’espèce.Footnote 203 Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la détermination du montant forfaitaire d’indemnisation du préjudice d’éco-anxiété, la CrADHP pourrait prendre en compte deux principaux facteurs.Footnote 204 D’une part, la gravité de la violation (entre autres, la durée de la violation, les séquelles pour les victimes dans le temps, le nombre ainsi que la vulnérabilité des victimes). Et, d’autre part, le caractère délibéré de la violation. Par ailleurs, la CrADHP pourrait solliciter l’assistance d’experts pour l’aider dans la détermination des dommages-intérêts liés aux préjudices moraux individuels et collectifs.Footnote 205 En effet, la CrADHP reconnaît que les communautés autochtones peuvent subir des dommages moraux de manière collective. C’est notamment le cas lorsqu’il est porté atteinte à leur mode de vie, lorsqu’elles sont déplacées de leurs terres ancestrales ou lorsque celles-ci ont été endommagées. Pour réparer les préjudices moraux collectifs, peut être ordonnée la création d’un fonds de développement communautaire destiné le cas échéant à leur logement, nutrition, santé, approvisionnement en eau potable, ou encore pour la construction des infrastructures d’assainissement.Footnote 206 Les garanties de non-répétition peuvent également constituer une réparation appropriée pour remédier à de tels préjudices moraux collectifs.Footnote 207
En effet, ces garanties visent à éviter la commission de violations similaires des droits de l’homme contre les mêmes victimes ou d’autres.Footnote 208 Les garanties de non-répétition devraient être conçues de manière à empêcher la poursuite ou la récidive d’actes et omissions spécifiques à l’origine du préjudice d’éco-anxiété.Footnote 209 Ces garanties de non-répétition peuvent inclure les mesures ci-après. La non-répétition des dommages causés, la tenue d’une concertation entre l’État et les communautés victimes avant toute action pouvant avoir des répercussions sur les droits de ces dernières; la nécessité de mener des études d’impact environnemental, climatique, social et psychosocial préalablement à la réalisation de certains types de projets;Footnote 210 l’accès à l’information sur les risques sanitaires et environnementaux aux communautés susceptibles d’être affectées par les projets de développement.
La réadaptation constitue également une forme de réparation non pécuniaire disponible pour le préjudice d’éco-anxiété. Elle peut contribuer au rétablissement de la santé et du bien-être individuel et collectif des victimes du préjudice d’anxiété causé par les dégradations environnementales. En effet, elle peut consister en une prise en charge des soins médicaux et psychologiques des victimes individuelles ou collectives par l’État fautif, ainsi qu’à leur accès à des services sociaux tant que perdurent les troubles d’éco-anxiété.Footnote 211 La réadaptation peut également consister en la fourniture des médicaments, des produits de première nécessité tels que, de l’eau potable en quantité suffisante, la livraison des aliments, la mise en place des systèmes d’assainissement des sources d’eau polluées par les rejets des activités extractives.Footnote 212
La satisfaction est également une forme de réparation applicable au préjudice d’éco-anxiété. Il s’agit d’une mesure qui vise la reconnaissance du tort causé aux victimes.Footnote 213 Elle peut prendre la forme d’excuses publiques de l’État fautif envers les victimes. Ces excuses constituent une consolation, contribuent à la guérison psychologique des victimes, et peuvent favoriser le changement de comportement de l’État fautif.Footnote 214 La satisfaction peut également consister à ordonner à l’État fautif de mener des enquêtes afin de poursuivre en justice les personnes responsables des dégradations environnementales,Footnote 215 et de prendre des mesures de sanction à l’encontre de ces derniers (il peut s’agir de sanctions disciplinaires, de restriction ou retrait de permis d’exploitation et ainsi de suite).
En dehors des formes de réparation énoncées dans les développements précédents, d’autres mesures inclassables, mais tout à fait adéquates à un cas donné, peuvent être également envisagées à la lumière des circonstances de l’espèce.Footnote 216 Il pourrait par exemple être requis de l’État fautif d’adopter des mesures nécessaires pour réduire les rejets polluants et autres contaminants, ou pour faire cesser immédiatement une pollution qui menace la vie et la santé humaine, animale ou végétale; d’adopter des mesures pour prévenir et atténuer les changements climatiques; d’adopter ou de modifier ses lois ou pratiques en vue d’accélérer les efforts d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques; d’élaborer et d’ exécuter un plan de prévention de la pollution à l’égard d’une substance ou d’un groupe de substances dans un délai prescrit;Footnote 217 d’élaborer un plan de prédictibilité de l’avenir de l’état de la biodiversité — à court, moyen et long terme, eu égard aux méthodes d’extraction — qui précise la densité des organismes vivants, leurs habitats, ainsi que les risques de leur extinction, et d’indiquer l’approche retenue pour inverser effectivement leur déclin;Footnote 218 de réglementer la quantité ou la concentration de rejets polluants autorisés pour une substance, ainsi que les lieux ou zones de rejets.Footnote 219 On peut également requérir une réparation par l’éducation, qui implique que tous les auteurs des violations du droit à un environnement sain, et toute autre personne qui leur succèdera dans leurs fonctions, suivent une formation sur le développement durable, les droits humains, et les droits des peuples autochtones.
Les mesures évoquées ci-dessus, susceptibles de réparer le préjudice d’éco-anxiété, contribueront sans doute à briser l’idée préconçue de la résilience à toute épreuve des peuples autochtones, et à reconnaître leur fragilité aux changements climatiques, à la perte de la nature et de la biodiversité, à la pollution, et aux déchets dangereux générés par les industries extractives.Footnote 220 Elles contribueront également d’une part, à une meilleure protection de ces peuples pour la construction d’un monde où personne n’est laissé de côté. Et, d’autre part, à une prise de conscience par l’État fautif de la gravité de son action ou omission sur leur vie, et sur la santé environnementale. En effet, sans être écoutés et crus, les peuples autochtones ont exprimé depuis des décennies, voire des siècles, leur désespoir face aux dommages environnementaux causés par l’exploitation économique irrespectueuse de l’environnement, comme constituant une menace à leurs modes de vie.Footnote 221 Ce faisant, il est probable que l’éco-anxiété ait été une réalité innommée chez ces peuples bien avant sa popularisation dans les années 2000. Notamment en raison du fait que, ce sont ceux qui vivent en symbiose avec la nature ou se soucient d’elle, qui sont le plus susceptibles de développer de l’éco-anxiété.Footnote 222 En outre, depuis la colonisation, les peuples autochtones souffrent des dégradations environnementales, et des expulsions forcées de leurs terres ancestrales causées par les activités extractives.Footnote 223 Constamment privés de leurs droits de manière disproportionnée par rapport au reste de la population,Footnote 224 ces peuples sont en proie à d’énormes défis,Footnote 225 et demeurent vulnérables à l’éco-anxiété en raison de la dépendance de leur santé mentale à leur santé culturelle et spirituelle, elle-même tributaire de l’état de l’environnement qui se dégrade de plus en plus.Footnote 226
4. Conclusion
Les développements précédents ont permis de définir le cadre d’évaluation de la violation du droit à un environnement sain potentiellement à l’origine du préjudice d’éco-anxiété, ainsi que les critères de détermination des mesures de réparation appropriées dudit préjudice. Ils ont également permis d’établir que le droit régional africain est outillé pour recevoir et réparer les allégations fondées du préjudice d’éco-anxiété. Il ne semble pas y avoir encore eu de réclamations relatives au préjudice d’éco-anxiété dans le régime régional africain, mais on peut raisonnablement prévoir que de telles réclamations viendront s’ajouter aux réclamations actuelles ou futures déposées contre des États dans le cadre de la justice environnementale, y compris climatique. Ce d’autant plus que le préjudice d’anxiété est présumé en cas de violation du droit à un environnement sain. En effet, le droit à un environnement sain tel que garanti par l’article 24 de la CADHP implique l’élimination efficace des déchets; la lutte contre la pollution des sols, de l’air et de l’eau; la conservation de la nature, des espèces et de leur habitat; la gestion rationnelle des ressources naturelles; le devoir de prévenir et d’atténuer les causes des changements climatiques; la protection et la préservation du système climatique et de l’écosystème dans l’intérêt des générations présentes et futures. Il va sans dire que les omissions d’un État eu égard à ces obligations impliquées dans cet article, peuvent être à l’origine d’un préjudice d’éco-anxiété. Face à la reconnaissance de l’éco-anxiété comme “un nouveau ‘mal du siècle,’”Footnote 227 il devient impératif pour les États d’élaborer des études d’impact psychosocial, et de tenir compte des études des incidences climatiques dans les projets de développement dans l’optique d’un développement durable. Si un État africain devait être tenu responsable pour violation du droit à un environnement sain à l’origine d’un préjudice d’éco-anxiété, cela ne serait pas surprenant, vu la prolifération des industries extractives sur le continent africain. Industries dont les activités affectent les terres, la santé et la vie des peuples autochtones. On note également un afflux de déchets de tout genre, y compris dangereux, ainsi que des équipements électroniques usagés venus des pays du Nord, et entassés dans des décharges à ciel ouvert un peu partout en Afrique. Ceci est sans compter le laxisme de certains États africains face au respect des normes environnementales. D’ailleurs, l’affaire du Probo Koala relative au déversement des déchets toxiques en Côte d’Ivoire est symptomatique à cet égard.Footnote 228 Il ne reste donc plus qu’aux plaideurs d’alléguer, le cas échéant, le préjudice d’éco-anxiété, et de demander réparation devant les organes régionaux africains qui jouent un rôle important dans la protection des droits des peuples autochtones dont la situation demeure critique.