1. Introduction
La Caraïbe — entendue ici au sens de “Grande Caraïbe”Footnote 1 — est aujourd’hui un acteur régulier du droit international de l’investissement et un client fidèle des forums d’arbitrage. En raison du désir frénétique d’attirer des investissements étrangers pour renforcer leurs économies, les pays de cette région participent dorénavant à la consolidation du droit international de l’investissement et de l’arbitrage international, en acceptant les normes de protection des investissements dans leurs traités bilatéraux d’investissement (TBI) et leurs accords de libre-échange (ALE). Cependant, cela n’a pas toujours été le cas, puisque cette région a été autrefois perçue comme une mosaïque d’hostilité — certainement du fait de son attachement historique à la doctrine Calvo.Footnote 2 Cette hostilité vis-à-vis de la protection des opérateurs économiques occidentaux s’explique au regard du fait que les jeunes États caribéens devaient endurer, pendant de longues années, les terribles et épuisantes interventions diplomatiques et militaires des anciennes puissances coloniales.Footnote 3 C’est au nom d’une certaine justice civiliséeFootnote 4 que les anciennes puissances étrangères recouraient à la diplomatie du canon (gunboat diplomacy) pour défendre les intérêts de leurs ressortissants-commerçants qui opéraient dans les Amériques.Footnote 5 Ce triste scénario qui rappelait à bien des égards le traumatisme colonial,Footnote 6 favorisait l’éclosion d’une conception critique du droit international de l’investissement et de l’arbitrage international,Footnote 7 dont les singularités épistémiques sont exprimées dans les œuvres critiques des penseurs comme Luis DragoFootnote 8 et Carlos Calvo.Footnote 9
La doctrine Calvo — qui renfermait les postulats essentiels d’une approche régionale critique de la pratique de l’arbitrage internationalFootnote 10 — fut précisément fondée sur un double critère, à savoir l’exigence du traitement national et la compétence exclusive des tribunaux de l’État d’accueil pour trancher les litiges impliquant un investisseur étranger et l’État d’accueil.Footnote 11 La doctrine Calvo représentait donc une épistémologie de la justice locale qui s’opposait farouchement à l’approche eurocentrée de la protection des investissements étrangers.Footnote 12 Cependant, après de longues années de résistance, les pays caribéens s’adaptent aujourd’hui au système d’arbitrage international en matière d’investissement. L’avènement des TBI vers la fin des années 1980 et le début des années 1990 allait consacrer le dépassement définitif de la doctrine Calvo, en levant les barrières de l’arbitrage d’investissement dues à la méfiance générée par la participation directe de l’État à la procédure d’arbitrage international.Footnote 13 En d’autres termes, les réseaux de traités d’investissement renferment non seulement des obligations matérielles en faveur des investisseurs étrangers, mais aussi des clauses d’arbitrage par le biais desquelles les États peuvent consentir au renvoi de tout différend entre un investisseur étranger et un État devant un tribunal arbitral international.
Sitôt qu’ils se sont adaptés au régime de protection internationale des investissements, les pays caribéens ont été peu à peu submergés par des procédures d’arbitrage investisseur-État souvent coûteuses. Du fait de leur volonté d’attirer des investissements étrangers, les États caribéens se trouvent aujourd’hui liés à des obligations vagues et intrusives comme le traitement juste et équitable, la clause parapluie et la clause d’expropriation indirecte, qui entravent leur capacité souveraine à réguler leurs économies.Footnote 14 Ainsi, dans de nombreuses affaires, les tribunaux arbitraux ont condamné les États d’accueil à payer de lourdes indemnisations aux investisseurs étrangers qui seraient affectés par des mesures réglementaires ou d’autres mesures adoptées dans des domaines comme la santé publique, la protection de l’environnement et des droits de l’homme, la sécurité ou la stabilité financière.Footnote 15
Toutefois, le système va connaître une “crise de légitimité”Footnote 16 due, entre autres, au caractère structurellement déséquilibré de la justice privée transnationale et à l’élasticité des standards de protection des investisseurs. Pour répondre à la crise de l’arbitrage d’investissement, les États caribéens ont cherché à se réaffirmer en s’engageant dans différentes initiatives tant globales que régionales. C’est d’abord au carrefour des Amériques que la fête va être troublée. Au sein de l’organisation caribéenne Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA), le ton critique est vite monté. Le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur ont dénoncé la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (Convention CIRDI).Footnote 17 Cependant, force est de constater que la grande majorité des États caribéens ne s’inscrivent pas nécessairement dans une idéologie du rejet, préférant au contraire se lancer dans différentes initiatives de réforme inspirées des modèles conventionnels des États développés.Footnote 18
Incapables d’aboutir à une institutionnalisation régionale de l’arbitrage d’investissement, les pays caribéens semblent se contenter de s’inspirer des dynamiques normatives dégagées par les pays plus puissants. À l’aide d’exemples empiriques, Poulsen a souligné le manque de participation des Gouvernements des pays en développement dans la rédaction et la négociation de leurs traités d’investissement,Footnote 19 en remarquant particulièrement que ces Gouvernements suivent plus souvent qu’autrement les standards des pays développés ou les propositions des organisations internationales.Footnote 20 Étant donné que les pays caribéens ne disposent pas de modèle conventionnel propre et ne sont pas des États économiquement forts, ils n’ont été à l’initiative ni de la formation des standards modernes de traitement ni de leur réforme. La participation des pays caribéens au régime du droit international de l’investissement traduirait donc une forme de soumission à la réglementation indirecte des pays et des institutions du Nord global.Footnote 21 La structure du bilatéralisme hégémonique conditionne un jeu déséquilibré entre pays développés et pays en développement, qui constitue à la fois une menace pour la souveraineté de ces derniers et une contrainte sur leur pouvoir de réglementer dans l’intérêt public.Footnote 22 Il est largement reconnu que le droit international de l’investissement est très inégal, en ce qu’il est fondé sur “l’inégalité des pouvoirs économiques entre les États négociateurs.”Footnote 23 Cela conduit “dans la plupart des cas à des clauses conventionnelles qui, bien qu’en apparence réciproques, ont été en fait imposées par l’État économique le plus fort.”Footnote 24 Il s’agit là d’un aspect structurel de la crise de légitimité de l’ordre économique global qui a été largement documenté par la doctrine.Footnote 25 En conséquence, en raison de la nature déséquilibrée des rapports de force qui fondent le droit international de l’investissement, les États en développement peuvent être désavantagés par les dispositions des traités d’investissement qu’ils ont ratifiés.Footnote 26
Par ailleurs, plusieurs études ont montré que, du fait de son positionnement en tant que rule-taker dans les négociations bilatérales de traités d’investissement, il y a de fortes possibilités qu’un État en développement se retrouve avec beaucoup plus de diversité et d’incohérence entre ses traités qu’un État développé dont les traités adoptent généralement un modèle conventionnel-type.Footnote 27 L’expérience caribéenne en matière de droit international de l’investissement et d’arbitrage illustre la théorie selon laquelle les États développés disposent d’un réseau de traités cohérents au niveau interne et agissent en tant que rule-makers, tandis que les pays en développement ont des réseaux de traités incohérents au niveau interne et agissent en tant que rule-takers. Footnote 28 La Caraïbe est le lieu de configuration d’un pluralisme désordonné où s’entremêlent différentes approches parfois contradictoires en matière d’arbitrage d’investissement. Probablement plus que toute autre région du monde, la zone Caraïbe représente un laboratoire complexe pour l’expérimentation d’une diversité d’options en matière d’arbitrage d’investissement, comme le modèle européen, le modèle nord-américain ou encore le modèle brésilien.
Certes, plusieurs approches adoptées par les États caribéens peuvent permettre de questionner le pouvoir discrétionnaire des arbitres d’investissement et leur attitude à interpréter les standards de traitement dans une perspective extensive. Mais l’adoption de ces normes imposées par les pays développés s’inscrit dans un continuum de rapports de pouvoir déséquilibrés qui façonnent la participation des pays caribéens au régime du droit international de l’investissement. En d’autres termes, le pluralisme normatif désordonné observé dans le contexte caribéen n’offre pas la possibilité d’une réforme significative de l’arbitrage international d’investissement allant dans le sens des États faibles, car il ne permet pas de s’attaquer aux fondements des inégalités de pouvoir dans les négociations des standards de protection des investissements.
Cet article présente l’expérience caribéenne dans l’arbitrage d’investissement, en mettant en évidence leur relation souvent bouleversante et en proposant une discussion critique sur les leçons et tendances de réforme qui en découlent. Il constate qu’à défaut d’un projet régional cohérent, le paysage caribéen est actuellement celui du pluralisme des options, c’est-à-dire un tableau complexe d’éléments de réforme orchestrés par les États développés. La conclusion révèle que, dans ce contexte de pluralisme désordonné, les États caribéens ont tendance à suivre le standard conventionnel des pays plus forts et donc seraient incapables d’innover et de créer leur propre voie institutionnelle face à la dynamique globale.
2. La fête est troublée: de l’adaptation aux turbulences
L’analyse des décisions arbitrales en matière d’investissement révèle que la Grande Caraïbe est aujourd’hui un client fidèle du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE). Tandis que leur intégration dans le système a été plutôt lente et tardive, les pays caribéens ont été visés par plusieurs réclamations en matière d’arbitrage d’investissement. Les États ont vu leur régime réglementaire contesté par des investisseurs étrangers. La relation est troublée. Perçu comme un système de justice privée au soutien de l’ordre économique global, l’arbitrage d’investissement a été critiqué pour son manque de légitimité.
A. La caraïbe et l’arbitrage d’investissement: une relation bouleversante
Contrairement à ce qu’on pouvait croire, l’expérience d’un État caribéen avec l’arbitrage d’investissement remonte à 1975, à l’occasion de l’affaire Alcoa c Jamaïque. Footnote 29 Cette affaire présente un intérêt capital, car on y trouve déjà une configuration de la crise actuelle de l’arbitrage d’investissement. L’affaire Alcoa est la première illustration de la confrontation du paradigme libéral de la protection des investissements étrangers et de la volonté légitime de préserver les ressources naturelles. En 1968, la Jamaïque et l’entreprise Alcoa concluaient un accord pour une durée de 25 ans selon lequel l’entreprise devait construire une usine d’alumine en Jamaïque.Footnote 30 Toujours selon le contrat, Gouvernement jamaïcain devait accorder à l’entreprise des concessions à long terme pour l’exploitation de la bauxite. De plus, l’accord contenait une clause de non-imposition ultérieure qui interdisait à la Jamaïque d’imposer d’autres taxes aux opérations d’extraction et de raffinage et une clause d’arbitrage qui renvoyait à l’arbitrage du CIRDI tout différend découlant de l’accord que les parties ne parviendraient pas à régler à l’amiable. Le Gouvernement de la Jamaïque augmenta les taxes sur l’exploitation de la bauxite et viola donc les termes de l’accord, ce qui déclencha un litige entre les parties. L’entreprise Alcoa initia une procédure d’arbitrage devant un tribunal arbitral CIRDI, mais la Jamaïque a contesté la compétence du Centre. Le Gouvernement jamaïcain souligna à l’attention du Centre que la catégorie de différends relatifs à des minéraux ou autres ressources naturelles, à quelque moment qu’ils se produisent, ne sont pas soumis à la juridiction du Centre. En d’autres termes, il arguait que les questions relatives à la gestion par le Gouvernement de ses propres ressources naturelles ne devaient pas relever de la compétence du CIRDI. Mais cet argument n’empêcha pas le tribunal de procéder à un arbitrage.Footnote 31
Néanmoins, il a fallu attendre la fin des années 1990 pour assister à une explosion de l’arbitrage en matière d’investissement dans la zone Caraïbe. C’est notamment le Mexique qui commençait à faire face à de multiples demandes dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA).Footnote 32 Comme Alcoa, d’autres procédures vont illustrer l’enjeu de la protection de l’environnement, des droits de l’homme et de la santé publique dans le contentieux arbitral en matière d’investissement, notamment dans les contextes mexicain et vénézuélien. Avec trente-huit procédures initiées contre lui, le Mexique fait partie du cercle très fermé des pays défendeurs les plus touchés par l’arbitrage d’investissement.Footnote 33 Ensuite, à l’aube de ce millénaire, le Venezuela est l’État caribéen qui a le plus subi les turbulences: cinquante cinq procédures ont été initiées à l’encontre du Venezuela en réponse aux mesures politiques et économiques adoptées dans les années 1990 et au début des années 2000.Footnote 34 C’est le deuxième État au monde, derrière l’Argentine, le plus affecté par le nombre de procédures d’arbitrage. De même, la Colombie, le Panama, le Costa Rica, le Guatemala, la République Dominicaine, le Salvador, etc. ont dû affronter les plaintes des investisseurs étrangers découlant de projets de développement économique. Cette situation a alimenté de vives critiques à l’égard du régime d’arbitrage d’investissement. Avec la Bolivie, le Venezuela a proclamé son intention de se retirer de la Convention CIRDI lors du cinquième sommet de l’ALBA en avril 2007, ce qui s’est effectivement concrétisé en janvier 2012.Footnote 35 Rejoignant l’ALBA en juin 2009, l’Équateur a signifié sa dénonciation de la Convention CIRDI la même année.
À mesure que leur participation à l’arbitrage d’investissement s’intensifie, la capacité des États caribéens à réglementer dans l’intérêt public a été affectée.Footnote 36 On sait que, dans le contexte caribéen, la plupart des litiges relatifs à l’investissement étranger découlent des tentatives des Gouvernements de mettre en place des mesures de protection de l’environnement ou de la santé publique.Footnote 37 En cherchant à satisfaire les besoins de leurs populations, les États adoptent parfois des mesures qui affectent les activités des investisseurs étrangers. Ils courent ainsi “le risque de payer pour réglementer en étant tenus d’assumer les conséquences financières [qui peuvent en découler].”Footnote 38 En effet, l’affaire Santa Elena c Costa Rica est l’une des premières affaires à avoir mis en lumière le risque de procédure encouru par l’État qui tente de mettre en œuvre des mesures de protection environnementale.Footnote 39 Elle a jeté les fondements de l’approche néolibérale de l’arbitrage CIRDI des litiges découlant de la réglementation environnementale.Footnote 40
Dans l’affaire Santa Elena, le litige concernait une propriété située dans une province costaricienne dénommée Guanacaste, au Nord-Ouest du pays. Cette propriété de trente kilomètres de littoral pacifique abrite une variété éblouissante de flore et de faune, c’est-à-dire de nombreuses rivières, sources, vallées, forêts et montagnes. En 1970, l’entreprise Compañia del Desarollo de Santa Elena fut constituée dans l’objectif d’acheter Santa Elena. Elle acquit effectivement la propriété pour la somme d’environ 395 000 dollars US et entreprit de concevoir un programme d’aménagement du territoire. Tandis qu’elle procéda à diverses analyses financières et techniques de la propriété en vue de son développement, le Costa Rica émit un décret d’expropriation dans l’objectif de préserver l’environnement du parc national de Santa Roca adjacent. Le Costa Rica proposa de verser une indemnité de 1,9 millions de dollars US à l’entreprise, mais celle-ci refusait. Elle demanda une indemnité de 6,4 millions de dollars US, avec intérêts et autres montants à titre de compensation équitable et complète pour l’expropriation. L’affaire fut finalement élevée au niveau international pour être tranchée par un tribunal CIRDI. Ce dernier était donc chargé de déterminer le montant de l’indemnisation à verser.Footnote 41 Le tribunal arbitral jugea que la somme de 4 150 000 dollars US constituait une approximation raisonnable et équitable de la valeur du bien de la date de l’expropriation à la date de la procédure arbitrale.Footnote 42 Pour parvenir à cette décision, le tribunal arbitral souligna que toute ingérence dans la propriété des investisseurs étrangers leur causant une perte doit être indemnisée, peu importe la finalité de l’action gouvernementale, qu’elle vise à protéger ou non le bien-être de l’État hôte.Footnote 43
L’affaire Santa Elena c Costa Rica offre un exemple évident de l’approche stricte adoptée par les premiers tribunaux arbitraux dans l’interprétation de la protection des investisseurs étrangers contre l’expropriation indirecte. Tandis que l’action du gouvernement costaricien visait principalement à protéger la faune et la flore, le tribunal arbitral ne la considéra pas comme un facteur d’assouplissement de ses obligations envers l’investisseur. Ce raisonnement a été plus tard repris comme une sorte de précédent dans d’autres affaires impliquant les États caribéens.
Dans la même veine, l’affaire Metalclad c Mexique illustra l’approche néolibérale des premiers tribunaux arbitraux du CIRDI. L’entreprise américaine Metalclad s’est vu refuser le permis d’exploitation dont il avait besoin pour la construction d’une décharge de déchets dangereux. Les autorités mexicaines fondaient leur décision sur les risques environnementaux que présentait un tel projet. Après l’échec de plusieurs tentatives de négociations, l’entreprise porta le différend devant le CIRDI, soutenant qu’en raison de ce refus son installation ne pouvait pas fonctionner, ce qui correspondrait à une expropriation indirecte au titre de l’article 1110 de l’ALÉNA. Le tribunal arbitral décida que le refus d’accorder le permis équivalait à une expropriation indirecte et condamna le Mexique à verser une indemnisation de près de 17 000 000 de dollars US à l’entreprise.Footnote 44 En écartant toute possibilité de considérer la motivation de l’adoption du décret écologique, le tribunal arbitral jugea que le seul fait pour l’investisseur d’avoir été empêché de faire fonctionner l’installation de son entreprise constituait une expropriation indirecte.Footnote 45 Écartant toute considération environnementale, le raisonnement du tribunal met en évidence la seule prise en compte de la gravité de l’ingérence de l’État dans les droits de l’investisseur privé étranger.Footnote 46
Une problématique similaire peut également être observée dans l’affaire Tecmed c Mexique où le tribunal arbitral jugea que le Mexique avait indirectement exproprié l’investissement de l’entreprise espagnole en refusant de lui délivrer un permis d’exploitation d’une décharge de déchets.Footnote 47 Bien que le Mexique ait mis en évidence le danger d’une telle activité d’investissement pour une municipalité à proximité et la violation par l’investisseur de la réglementation mexicaine,Footnote 48 le tribunal arbitral décida que “l’intention du gouvernement était moins importante que les effets des mesures sur le propriétaire des actifs ou sur les avantages découlant de ces actifs affectés par les mesures; et la forme de la mesure de privation est moins importante que ses effets réels.”Footnote 49
Il est vrai que ce raisonnement ne résume pas à lui seul le récit du contentieux arbitral, mais il témoigne d’une certaine prédisposition en faveur du néolibéralisme consistant à surprotéger les intérêts des investisseurs étrangers sans suffisamment considérer les préoccupations non essentiellement économiques comme l’environnement. L’approche extrême de certains tribunaux pourrait donc saper la capacité normative des pays en développement à mettre en œuvre les politiques nécessaires à la protection et à la préservation du bien-être de leurs citoyens.Footnote 50
De plus, l’analyse du tribunal Tecmed a renforcé la protection des investisseurs étrangers, en renvoyant au concept d’attentes légitimes des investisseurs qui a permis, en l’espèce, d’élargir le champ d’application de la norme de traitement juste et équitable. Selon le tribunal arbitral, “[la norme de traitement juste et équitable], à la lumière du principe de bonne foi établi par le droit international, exige des parties contractantes qu’elles accordent aux investissements internationaux un traitement qui ne porte pas atteinte aux attentes fondamentales qui ont été prises en compte par l’investisseur étranger pour réaliser l’investissement.”Footnote 51 En s’appuyant sur le TBI conclu entre le Mexique et l’Espagne, qui ne contient cependant aucun terme clair relatif aux attentes légitimes, le tribunal parvient à extraire le concept d’attentes légitimes de l’expression “juste et équitable” en utilisant les méthodes d’interprétation prescrites par l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Footnote 52 Il a ainsi estimé que le sens ordinaire des termes “juste” et “équitable” contenus dans le TBI protégeait les attentes légitimes de l’investisseur.Footnote 53 Cette interprétation a été reprise par d’autres tribunaux arbitraux en dehors du contexte caribéen.Footnote 54
Un autre exemple qui illustre, dans le contexte caribéen, le choc des paradigmes entre problématiques d’intérêt public et intérêts économiques des investisseurs étrangers dans le contentieux arbitral est l’affaire Pacific Rim Cayman LLC c Salvador, dans laquelle était en cause la garantie de l’accès des citoyens à l’eau potable.Footnote 55 Dans cette affaire, une entreprise minière canadienne déposa une demande contre le Salvador, parce que ce dernier refusa de renouveler sa demande de permis environnemental et de concession d’exploitation en 2003. Tandis qu’en 1996 l’entreprise avait reçu un permis d’exploitation de mines, la situation allait radicalement changer lorsque la loi régissant l’exploitation minière fut modifiée en 2001 pour intégrer des clauses de protection de l’environnement. Ce changement de direction eut lieu par la faveur de la mobilisation publique des communautés locales affectées par les activités d’extraction d’or. Pour justifier ce refus, le Salvador affirmait que le projet d’extraction d’or pour lequel une autorisation avait été demandée présentait un risque pour l’approvisionnement en eau potable. L’entreprise Pacific Rim déposa donc une demande d’arbitrage devant un tribunal arbitral du CIRDI, sur le fondement de l’Accord de libre-échange République dominicaine – Amérique centrale – États-Unis (ALÉAC-RD) Footnote 56 et de la loi salvadorienne relative aux investissements,Footnote 57 soutenant que le refus d’accorder le permis constitue une violation des dispositions de l’accord et de celles contenues dans le droit salvadorien. Bien que, dans sa décision finale, le tribunal se soit prononcé en faveur de l’État hôte,Footnote 58 cette affaire présente un intérêt capital pour la doctrine en ce qu’elle révèle l’interférence des tribunaux arbitraux du CIRDI dans les réglementations des États en développement, notamment en matière d’accès à l’eau potable.Footnote 59
Plus récemment, les tribunaux arbitraux ont confirmé l’idée selon laquelle, même lorsque l’action de l’État a un fondement raisonnable et légitime dans l’intérêt public, la norme de protection des investisseurs s’applique de manière inflexible. Par exemple, dans l’affaire Grenada Private Power Limited et WRB Enterprises c Grenade, le tribunal arbitral a refusé d’adopter une approche qui met en balance les intérêts concurrents de l’État d’accueil et des investisseurs.Footnote 60 Il a certes reconnu l’importance du secteur des énergies renouvelables pour le développement de la Grenade, mais a exonéré les investisseurs de leur responsabilité sociale d’entreprise dans le développement de ce secteur.Footnote 61
Enfin, il en va de même dans l’affaire British Telemedia c Belize, dans laquelle le tribunal arbitral a interprété la notion d’“objectif public,” dans le cadre d’une procédure d’expropriation, d’une manière qui ne permet pas de prendre en considération les intérêts légitimes du Belize.Footnote 62 Le tribunal arbitral a notamment estimé que les déclarations du Premier ministre concernant la nécessité de rééquilibrer les relations asymétriques entre l’investisseur et le Belize traduisaient une animosité personnelle à l’égard de l’investisseur.Footnote 63 Dans son raisonnement, il a complètement négligé les objectifs déclarés de l’acquisition des actions de l’investisseur, sans s’engager dans une analyse minutieuse des motifs pour lesquels les intérêts de l’État ne pouvaient pas être considérés comme démontrant un objectif public.Footnote 64
B. l’arbitrage d’investissement: une justice en crise de légitimité
Du fait de la prolifération de l’arbitrage en matière d’investissement et de ses conséquences potentiellement néfastes sur les domaines non essentiellement économiques, les États caribéens et latinoaméricains ont exprimé leurs préoccupations concernant le régime d’arbitrage international. L’Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) a été un véritable foyer de résistance face à l’arbitrage en matière d’investissement. Au sein de l’ALBA, comme en dehors, plusieurs États ont accusé le mécanisme RDIE de manque d’impartialité. Les critiques avancées touchent à la fois au double caractère structurel et fonctionnel du mécanisme RDIE.
S’agissant du caractère structurel du mécanisme RDIE, le jeu semblerait truqué d’avance par le fait que les standards de traitement sont imposés par les États puissants aux États plus faibles dans le cadre du bilatéralisme. Les États exportateurs de capitaux ont conçu un système fondé sur le désir de profit de leurs investisseurs.Footnote 65 Dans cette perspective, les profits des investisseurs étrangers ne doivent pas être diminués en raison du risque politique. Au contraire, ils sont très souvent privilégiés au détriment des problématiques non essentiellement économiques comme la santé publique, l’environnement et la sécurité.Footnote 66 En d’autres termes, comme l’admet la jurisprudence arbitrale, le régime de protection des investissements a été fondé pour garantir “aux investisseurs le type de climat hospitalier qui […] les met à l’abri des risques politiques ou des incidents de traitement inéquitable.”Footnote 67 Autrement dit, le régime du droit des investissements est essentiellement “destiné à renforcer et à accroître la sécurité et la confiance des investisseurs étrangers qui investissent dans les États membres.”Footnote 68
Ces considérations trouvent un écho dans l’approche de la “colonialité” du droit international de l’investissement.Footnote 69 Le concept de “colonialité” a été appliqué au droit international de l’investissement par David Schneiderman qui y voit le substrat idéologique et politique sur lequel reposent les standards de traitement des investisseurs étrangers.Footnote 70 Schneiderman s’est donné pour tâche de révéler la vraie nature des règles juridiques transnationales, donc de “découvrir les racines de l’arbitraire juridique associé aux mécanismes par lesquels la colonialité est rendue manifeste, en l’occurrence par les normes de protection du droit de l’investissement.”Footnote 71 L’émergence des standards de traitement des investisseurs étrangers a été présentée comme une question coloniale dissimulée par une expression normative universelle.Footnote 72 Selon Schneiderman, il existe un fil de continuité entre la mentalité coloniale et le régime juridique de protection de l’investissement étranger, que les juristes ont trop souvent négligé.Footnote 73 Comme d’autres commentateurs,Footnote 74 Schneiderman estime que le régime du droit de l’investissement a été institué pour sanctionner les pays anciennement colonisés qui n’acceptent pas de suivre les règles de la globalisation économique. Il conclut que “le droit international de l’investissement a été fondé sur la méfiance à l’égard des populations locales,” d’où la racine profonde de sa crise de légitimité.Footnote 75
La crise de légitimité du régime du droit international de l’investissement a été renforcée par le caractère structurellement déséquilibré du mécanisme RDIE. En effet, il s’agit d’un dispositif qui a été exclusivement conçu pour être à la disposition des investisseurs étrangers contre les États d’accueil. Ce déséquilibre crée un “investisseur roi”Footnote 76 qui n’a que des droits, et un État “partie faible”Footnote 77 qui n’a que des devoirs. En d’autres termes, tandis que l’État a des obligations envers l’investisseur étranger, ce dernier comme le colonisateur d’hier “refuse de se considérer comme un citoyen avec des droits et des responsabilités.”Footnote 78 Cet état de fait permet de mieux comprendre pourquoi le droit international de l’investissement peine à définir un cadre contraignant d’obligations imposables aux investisseurs étrangers. Étant en position de faiblesse, les demandes reconventionnelles des États contre le comportement néfaste des investisseurs étrangers sont rarement considérées par les tribunaux arbitraux.Footnote 79 De même, la participation des populations autochtones touchées par les activités d’investissement aux procédures d’arbitrage est rarement prise en consideration.Footnote 80
S’agissant de l’aspect fonctionnel du mécanisme RDIE, la doctrine a dénoncé une forme de mélanges de rôles, qui permettraient aux principaux acteurs de l’arbitrage d’agir parfois comme arbitres et parfois comme conseillers.Footnote 81 Cette double casquette peut entraîner un certain biais, voire constituer une source de conflits d’intérêts possibles de la part des arbitres.Footnote 82 La crise de l’arbitrage d’investissement a été consolidée par un manque de transparence entourant la plupart des procédures d’arbitrageFootnote 83 et de diversité dans la prise de décision.Footnote 84 Du fait de la confidentialité traditionnelle des procédures arbitrales, les citoyens ne sont pas vraiment informés de la tenue de ces procédures qui affectent le trésor public.Footnote 85
Il a été aussi souligné que l’arbitrage international est assailli par des décisions procédurales et substantielles incohérentes, y compris des méthodologies peu claires et arbitraires en matière d’interprétation des standards de traitement.Footnote 86 L’incohérence des sentences arbitrales concernant l’interprétation des standards les plus controversés, à savoir le traitement juste et équitable et la protection contre l’expropriation indirecte, a été bien documentée.Footnote 87 À défaut d’un régime juridique cohérent et rigide susceptible de guider l’interprétation stricte des accords, le système d’interprétation arbitrale est perçu comme inflationniste. De surcroît, les normes et méthodologies utilisées pour déterminer les dommages-intérêts sont susceptibles de conduire à des montants souvent excessifs.Footnote 88
Enfin, la critique a mis en évidence le caractère excessivement coûteux des procédures d’arbitrageFootnote 89 et l’absence d’un mécanisme d’appel pour remédier aux décisions erronées qui peuvent en résulter.Footnote 90 Le coût élevé des procédures a, semble-t-il, “exagéré l’effet de l’absence d’un mécanisme d’appel,”Footnote 91 sachant que les accords internationaux d’investissement ne renferment généralement pas de dispositions concernant la révision des sentences pour erreur.Footnote 92 Pour répondre à la crise de légitimité de l’arbitrage d’investissement, les États caribéens ont cherché à se réaffirmer en s’engageant dans des initiatives de réforme tant du point du fond que de la forme.
3. Une volonté de réforme ou un pluralisme incohérent?
Si les réactions des États caribéens les plus touchés par l’arbitrage d’investissement ont plus ou moins traduit l’intention de questionner les faiblesses de l’arbitrage international, elles n’ont pas été cohérentes et homogènes. Bien que dans la pratique la légitimité de l’arbitrage investisseur-État ait été remise en cause, la doctrine a observé que les États n’ont pas encore convergé sur les réformes à poursuivre.Footnote 93 À défaut d’une orientation régionale commune, les États caribéens ont adopté des positions diverses, plurielles et souvent contradictoires, allant de l’approche radicale à l’approche réformiste du régime de protection des investissements. La Caraïbe offre un panorama pluraliste et complexe qui est présenté de la façon suivante. D’abord, il y a eu un projet régional radical en guise d’alternative au CIRDI dont le Venezuela représente la véritable voix dans la Caraïbe. Étant l’un des pionniers de l’approche du retrait, le Venezuela a joué un rôle important dans le cadre de l’ALBA et de l’Union des nations sudaméricaines (UNASUR), en particulier dans les discussions sur la création d’un cadre régional alternatif de règlement des différends en matière d’investissement. Ensuite, plusieurs pays caribéens comme le Suriname, le Guyana ou le Mexique ont adopté le modèle d’accord de coopération et de facilitation du Brésil, qui remplace le mécanisme d’arbitrage investisseur-État par l’arbitrage État-État. En outre, il faut remarquer que, par le biais du Mexique, l’approche européenne pourrait également intégrer le monde Caraïbe. Dans le cadre de la modernisation de son accord de libre-échange avec l’Union européenne (UE), le Mexique a accepté l’idée de mettre en place un tribunal permanent pour le règlement des différends en matière d’investissement. De plus, une autre approche que l’on peut encore observer dans le cas du Mexique, notamment dans l’Accord entre le Canada, les États-Unis et le Mexique (ACÉUM), concerne l’option restrictive du mécanisme traditionnel de RDIE, selon laquelle l’arbitrage d’investissement est soumis à certaines conditions.Footnote 94 Une autre réaction consisterait à améliorer légèrement le mécanisme RDIE actuel, sans renoncer à ses principes, en intégrant dans l’arbitrage des principes de transparence et des règles éthiques susceptibles de renforcer la légitimité de ce régime.
Il faut donc remarquer qu’au-delà du projet de l’ALBA et de l’UNASUR ainsi que de l’approche conventionnelle brésilienne — qui pourraient donner un souffle nouveau aux efforts pour la construction d’un cadre normatif et institutionnel régional capable d’aider à résoudre les asymétries de pouvoir existantes, ces tentatives de solutions novatrices sont l’expression de la volonté des pays développés. En conséquence, les États caribéens occupent une position marginale dans le système global actuel de protection des investissements en acceptant d’adopter ces normes conçues par les pays développés et en participant à leur diffusion.
A. L’ALBA et l’UNASUR: la voie radicale
S’il est vrai que l’Équateur et la Bolivie se sont également retiré du CIRDI, le Venezuela représente l’unique État du Bassin caribéen à avoir emprunté cette voie radicale. Cela serait dû au fait que la République du Venezuela demeure aujourd’hui l’État caribéen le plus touché par l’arbitrage d’investissement. En réaction au système actuel d’arbitrage d’investissement, avec notamment le soutien de l’Équateur, le Venezuela a grandement contribué au projet de création d’un système régional alternatif de règlement des différends en matière d’investissement. Ainsi, au cours de la dernière décennie, deux projets de réforme régionale ont été initiés dans la Caraïbe, en l’occurrence l’ALBA et l’UNASUR. La perspective dégagée de ces deux initiatives demeure aujourd’hui très minoritaire, mais elle incarne le changement de paradigme en ce sens qu’elle rejette le système comme étant irrévocablement défectueux et nécessitant un remplacement.Footnote 95 Les partisans du changement de paradigme rejettent ainsi l’utilité des réclamations internationales des investisseurs étrangers contre les États, que ce soit devant des tribunaux arbitraux ou des tribunaux internationaux. En d’autres termes, les institutions d’arbitrage international devraient être remplacées par une variété d’alternatives comme les tribunaux nationaux, les médiateurs, l’arbitrage État-État ou un mécanisme régional alternatif.Footnote 96
C’est d’abord au sein de l’ALBA — organisation constituée en 2004 principalement de pays caribéensFootnote 97 — que le sentiment de méfiance vis-à-vis de l’arbitrage a été le plus vif. Cette alliance fondée sur un paradigme contre-hégémonique visait, entre autres, à instituer des organes régionaux alternatifs de résolution des différends en matière d’investissement pour remplacer le CIRDI.Footnote 98 Les hostilités étaient officiellement lancées en avril 2007 à l’occasion du sommet présidentiel de l’ALBA lorsque tous les États membres ont déclaré leur intention de quitter la Convention CIRDI. Footnote 99 Mais en réalité, seuls la Bolivie, le Venezuela et l’Équateur ont suivi la voie de la dénonciation radicale engagée contre l’arbitrage international, en particulier la Convention CIRDI. Un mois après la tenue du cinquième sommet de l’ALBA, la Bolivie est devenue le premier État à dénoncer ouvertement la Convention CIRDI. Footnote 100 Cette dénonciation a pris effet six mois plus tard, en novembre 2007, conformément à l’article 71 de la Convention CIRDI. Footnote 101
En juillet 2009, l’Équateur a suivi la Bolivie, en notifiant au CIRDIFootnote 102 conformément à l’article 25(4) de la Convention CIRDI Footnote 103 qu’il retirait son consentement à l’arbitrage pour les différends concernant le traitement des investissements découlant d’activités économiques liées à l’exploitation des ressources naturelles, comme le pétrole, le gaz et les minéraux.Footnote 104 Le Gouvernement équatorien a estimé qu’il était inconstitutionnel d’attribuer une compétence souveraine à un tribunal arbitral international, mettant ainsi fin à l’ensemble des TBI auxquels le pays était partie.Footnote 105
L’Équateur a été suivie en janvier 2012 par le Venezuela.Footnote 106 Pour exprimer très clairement l’hostilité vénézuélienne vis-à-vis de l’arbitrage international en matière d’investissement, le Tribunal suprême de justice du Venezuela a publié un communiqué de presse, soulignant son rejet radical de la structuration déséquilibrée du mécanisme RDIE.Footnote 107
Le retrait de la Convention CIRDI est intervenu à un moment où des mesures protectionnistes ont été adoptées en vue de contrôler les ressources naturelles. En d’autres termes, en cherchant à limiter la compétence du CIRDI, le Gouvernement du Venezuela voulait réaffirmer sa souveraineté dans le secteur des ressources naturelles, comme le pétrole et les minéraux. Ce retrait qui traduit un certain scepticisme à l’égard du mécanisme RDIE,Footnote 108 a été interprété “comme une déclaration de censure à l’égard du système international”Footnote 109 ou comme le rejet d’une institution particulière appartenant à la Banque mondiale.Footnote 110 Au sein de l’ALBA, les États ont dégagé une compréhension engagée de l’arbitrage d’investissement, affirmant qu’il pouvait déboucher sur une perte de contrôle des secteurs stratégiques.Footnote 111 D’autres projets de dénonciation du CIRDI ont été discutés au sein de l’ALBA, mais n’ont pas eu lieu.Footnote 112
Le projet de l’ALBA ne résidait pas dans un simple discours critique et contre-hégémonique, mais proposait également “l’établissement et la mise en œuvre d’organismes régionaux pour la résolution des différends en matière d’investissement.”Footnote 113 Ainsi, lors de la déclaration conjointe du sixième sommet extraordinaire tenu à Maracay, au Venezuela, le 24 juin 2009, les chefs d’État et de Gouvernement des pays membres de l’ALBA ont chargé le Conseil des ministres de l’ALBA de créer un groupe de travail pour discuter à propos de la mise en place d’instance régionale de règlement des différends.Footnote 114 Lors du sommet du 17 octobre 2009, à Cochabamba, en Bolivie, les États ont établi que l’investissement étranger doit être soumis aux lois nationales et que tout conflit entre un investisseur étranger et l’État doit être résolu comme s’il s’agissait d’un conflit avec un investisseur national.Footnote 115 Ce principe qui traduit bien ce qu’on appellerait aujourd’hui un retour de Calvo, a été essentiellement discuté lors du 11ème sommet de l’ALBA,Footnote 116 soulignant, néanmoins, la différence avec les ALE et les TBI “qui imposent un ensemble d’avantages et de sécurités en faveur des entreprises multinationales.”Footnote 117
Le 30 novembre 2009, le Groupe de travail formé par les membres de l’ALBA a rédigé et approuvé un projet d’accord-cadre, qui a été signé à la Havane le 15 décembre 2009. En cette occasion, il a été soutenu que l’instance régionale de règlement des différends de l’ALBA sera créée par un traité constitutif et disposera pleinement d’une personnalité juridique internationale et des privilèges et immunités nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions.Footnote 118 À l’occasion du sommet organisé par l’ALBA, le 30 juillet 2013, à Guayaquil, en Équateur, les États membres ont adopté une résolution spéciale dans laquelle ils ont énoncé plusieurs mesures essentielles. Il s’agissait, d’abord, de “coordonner des actions efficaces pour consolider les nouvelles instances d’arbitrage qui contribuent au renforcement d’un cadre juridique approprié pour garantir un processus juste et équilibré dans l’intérêt des investisseurs et des États.”Footnote 119 Ils ont ensuite exprimé leur intention de solidarité à l’égard “des pays affectés par des intérêts transnationaux en termes d’auto-défense contre les sentences émises par les instances arbitrales.”Footnote 120 Et enfin, ils ont insisté pour que “les jugements des systèmes judiciaires nationaux prévalent sur les décisions des organes arbitraux.”Footnote 121 Cependant, cette conférence n’a pas vraiment abouti à un projet commun. Tandis que les pays organisateurs comme la Bolivie, Cuba, l’Équateur, le Nicaragua, la République dominicaine, Saint-Vincent-et-les-Grenadines et le Venezuela ont approuvé la déclaration finale, les représentants d’autres États invités, comme l’Argentine, le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Mexique ont simplement pris note des conclusions et des déclarations pour les porter à l’attention de leurs Gouvernements respectifs.
Avec l’affaiblissement du Venezuela comme source de financement de l’ALBA, l’initiative régionale fut abandonée.Footnote 122 Si elle n’a pas eu de véritables implications sur la pratique conventionnelle des pays caribéens, l’expérience de l’ALBA demeure néanmoins l’expression la plus radicale de la frustration des États touchés par l’arbitrage d’investissement.
Parallèlement à l’ALBA, l’UNASUR fut également une expérience régionale intéressante durant les quinze dernières années.Footnote 123 Tandis que le Venezuela fut le cœur de l’ALBA, l’Équateur représentait le moteur de l’UNASUR. Sous la direction de l’Équateur, les membres de l’UNASUR envisageaient la création d’un Centre régional de règlement des différends relatifs aux investissements.Footnote 124 L’idée d’un Centre d’arbitrage régional fut initialement proposée en 2010 par le Président équatorien Rafael Correa, qui cherchait à remplacer le CIRDI par un organisme alternatif plus légitime.Footnote 125 Une version finale a été présentée en 2016, dont les caractéristiques rappellent certains principes de la doctrine Calvo.Footnote 126 Par exemple, on peut énumérer l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes, l’exclusion de certains secteurs de l’arbitrage d’investissement et la création d’un mécanisme d’appel selon le modèle de l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
La règle de l’épuisement des voies de recours internes contribuerait à redorer l’image de la justice nationale, en faisant d’elle le juge de droit commun des investissements. Le Centre régional de l’UNASUR occuperait alors une fonction palliative ou subsidiaire comme c’est le cas dans plusieurs systèmes régionaux.Footnote 127 Si l’épuisement des voies de recours internes a l’avantage d’offrir la possibilité aux États hôtes de résoudre le différend au niveau local, les tribunaux nationaux devraient pouvoir “se conformer aux normes internationales actuelles en matière de rapidité, d’impartialité et de spécialisation technique”Footnote 128 pour être efficaces.
En outre, une innovation importante de l’UNASUR serait l’exclusion de certains secteurs de l’arbitrage d’investissement (la santé, l’environnement, l’énergie et ainsi du suite). On sait que l’arbitrage d’investissement a été beaucoup critiqué dans le contexte des Amériques du fait de ses conséquences néfastes sur la capacité de l’État à réglementer. Pour remédier à cette situation, le Règlement de l’UNASUR permettrait aux États membres de “notifier au Dépositaire du Traité les secteurs dans lesquels ils refusent de consentir à l’arbitrage. Toutefois, le Règlement établit que ces notifications ne prévaudront pas contre le consentement exprès de l’État à soumettre un différend à l’arbitrage, par exemple dans un traité en vigueur.”Footnote 129
S’agissant de la création d’un mécanisme d’appel, les membres de l’UNASUR estimaient qu’un tel mécanisme aurait permis une application plus cohérente des règles matérielles et un cadre jurisprudentiel plus prévisible pour les parties.Footnote 130 Pour répondre à l’une des critiques adressées à l’endroit de l’arbitrage d’investissement, les membres de l’UNASUR proposaient un mécanisme d’appel par lequel une partie peut faire appel en invoquant une erreur dans l’application ou l’interprétation du droit applicable au différend en matière d’investissement. Dans le délai de 120 jours à compter de la date du prononcé de la sentence, la Commission d’appel aurait le pouvoir de confirmer, modifier ou révoquer la sentence pour une erreur de fait. Compte tenu de ces différentes considérations, la doctrine a estimé que le Centre d’arbitrage de l’UNASUR offrirait un cadre plus transparent, plus légitime, plus accessible et plus équilibré pour les différends liés aux investissements qui surviennent dans les pays membres de l’UNASUR.Footnote 131
Par ailleurs, il semble que le véritable apport d’un Centre régional d’arbitrage en Amérique latine résiderait dans le respect de la souveraineté des États et la possibilité de révision substantielle des sentences. Un autre avantage important serait qu’un Centre d’arbitrage dans la région, probablement composé de juges latino-américains et caribéens, donnerait une perception de légitimité aux États de la région. Il faut rappeler que l’une des critiques contre le CIRDI concernait la perception fondée ou non d’un parti pris contre les intérêts des peuples latino-américains. Ainsi, selon les mots de Catharine Titi, le Centre de l’UNASUR pouvait représenter “une alternative régionale attrayante pour les États en développement.”Footnote 132
Bien que reprochées par certains universitaires,Footnote 133 les perspectives de l’ALBA et de l’UNASUR ont retenu l’attention de la doctrine critique pour diverses raisons.Footnote 134 Elles traduisent une contestation radicale de l’arbitrage international et rappellent l’attachement historique des pays de la région à la justice locale pour juger les différends relatifs aux investissements étrangers. Si elles parvenaient à s’appliquer, elles assureraient probablement une meilleure articulation entre les intérêts des États et ceux des investisseurs étrangers ainsi qu’une meilleure prise en considération de la législation nationale des États dans le contentieux de l’investissement.Footnote 135 Les différentes propositions de l’ALBA et de l’UNASUR expriment la nécessité d’un mécanisme de règlement des différends qui soit juste, équitable, impartial et capable d’apporter des réponses sérieuses aux problématiques sociales, économiques et politiques des pays de la région.
Ces tentatives, quoique minoritaires, sont instructives au sens où elles mettent en évidence d’autres possibilités dans un contexte néolibéral où la légalité transnationale positiviste est hégémonique. Ces possibilités alternatives peuvent générer des formes de résistance nouvelles en réaction aux schémas récurrents de domination.Footnote 136 L’exemple de la voie radicale latino-américaine illustre la logique du “champ disparate de possibilités,”Footnote 137 pour reprendre une formule foucaldienne. Selon le philosophe français, toute relation de pouvoir s’articule sur le fondement de deux éléments indispensables: “que ‘l’autre’ (celui sur lequel s’exerce le pouvoir) soit bien reconnu et maintenu jusqu’au bout comme une personne qui agit; et que, face à une relation de pouvoir, tout un champ de réponses, de réactions, de résultats, d’inventions possibles puisse s’ouvrir.”Footnote 138 La critique radicale des membres de l’ALBA et de l’UNASUR s’inscrit donc dans ce champ disparate de possibilités s’exerçant sur des structures globales comme le CIRDI. Cette critique radicale offre la possibilité à un paradigme hétérogène d’exister et d’opérer aux marges de l’hégémonie transnationale. À travers ces “rares possibilités” de résistance, l’Amérique latine pourrait donner lieu à un récit critique de la légalité transnationale, donc à de nouvelles possibilités d’action et de création.
Le récit critique de l’ordre juridique global trouve également une résonnance particulière dans les réflexions relatives à la colonialité du droit international de l’investissement,Footnote 139 qui mettent en évidence les lacunes d’un régime universel de protection des investissements étrangers et montrent la nécessité de s’ouvrir à d’autres voies possibles. Cette approche, qui écarte les récits universalistes triomphalistes au profit de la diversité des savoirs et des cultures subalternes,Footnote 140 est révélatrice des “origines arbitraires de l’universalité.”Footnote 141 La relecture critique de l’arbitrage d’investissement proposée par l’ALBA et l’UNASUR libérerait l’arbitre de la prison “des fictions universelles.”Footnote 142
En réalité, le Monde Caraïbe n’échappe pas aux différents aspects globaux de la colonialité qui se manifestent à l’époque contemporaine.Footnote 143 Si la zone Caraïbe peut représenter un lieu de production de la résistance critique, c’est en grande partie parce qu’elle est un monde “aux veines ouvertes”Footnote 144 car gravement touché par le régime global des investissements étrangers. L’affaire Metalclad c Mexique montre la vulnérabilité des campesinos résidant à proximité des sites nocifs d’installation de décharge.Footnote 145 De même, dans l’affaire Cosigo Resources c Colombie, les communautés locales ont été affectées par les activités d’extraction de l’or dans des parcs nationaux.Footnote 146 Dans l’affaire Bear Creek c Pérou, les peuples autochtones n’ont pas été consultés lorsque le Gouvernement péruvien a autorisé un investisseur canadien à accéder à leurs terres au détriment de la préservation de leur héritage culturel.Footnote 147 Ces exemples montrent que les expressions de résistance naissent généralement dans des endroits “au cœur brisé et torturé”Footnote 148 où les populations marginalisées ont très souvent pâti des effets de l’ordre global contemporain.
Cependant, cette lecture de la Caraïbe comme une mosaïque de résistance mérite d’être nuancée. S’il est vrai que le droit international de l’investissement continue de faire face à de vives protestations locales, les élites caribéennes autrefois hostiles ne choisissent pas toujours la voie de la résistance. La preuve en est que le projet de création du Centre régional de l’UNASUR est une idée dont le temps est passé. Plusieurs pays ont décidé de suspendre leur participation à l’UNASUR,Footnote 149 tandis que d’autres ont plus récemment annoncé leur retrait définitif.Footnote 150 Le Venezuela est le seul État de la région qui semble maintenir la voie radicale. À noter que, depuis son retrait de la Convention CIRDI, le Venezuela a signé un nouveau TBI avec la Colombie en 2023.Footnote 151 Ce nouveau TBI, qui reflète la dénonciation de la Convention CIRDI en 2012, prévoit que les différends entre les investisseurs et l’État d’accueil peuvent être résolus devant les tribunaux nationaux de l’État d’accueil ou soumis à l’arbitrage en vertu des Règles d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) de 1976.Footnote 152
Quant à la République d’Équateur, qui avait dénoncé la Convention CIRDI et qui portait le projet de création du Centre régional de règlement des différends, elle a fait volte-face: le 4 août 2021, elle a déposé auprès de la Banque mondiale son instrument de ratification de la Convention CIRDI. Footnote 153 Par conséquent, la perspective du Centre régional de l’UNASUR n’est plus à l’ordre du jour. En résumé, l’idée d’établir un organisme régional à travers l’ALBA ou l’UNASUR pour résoudre les différends en matière d’investissement n’a pas donné lieu à la construction d’une réelle alternative. En l’absence d’une action commune, les pays caribéens vont se tourner vers différents modèles de convention, dont l’approche brésilienne.
B. Vers une diffusion de l’approche brésilienne dans la Caraïbe
À défaut d’une politique commune en matière d’arbitrage, plusieurs pays caribéens ont suivi le modèle brésilien d’accord de coopération et de facilitation des investissements, initié en 2015, qui propose l’option de l’arbitrage interétatique.Footnote 154 Dans cette perspective, le Brésil rejoint les pays changeurs de paradigme puisqu’il rejette également le système d’arbitrage investisseur-État. Dans la Caraïbe, le Mexique, le Chili, la Colombie, le Suriname, le Guyana, et l’Équateur ont tous adopté cette approche dans leurs récents accords avec le Brésil.Footnote 155 Cette approche alternative préconisée par le Brésil et adoptée par ces États caribéens qui ont préalablement conclu d’autres conventions en matière de protection des investissements étrangers pourrait être considérée comme une voie révolutionnaire.
Le modèle brésilien d’accord de coopération et de facilitation des investissements est intéressant pour au moins deux raisons. Premièrement, il supprime la clause de traitement juste et équitable et l’obligation de protection et de sécurité pleine et entière, ainsi que la protection contre l’expropriation indirecte.Footnote 156 On rappelle que ces clauses ont été considérées comme gênantes pour une relation harmonieuse entre investisseurs et États. Deuxièmement, le modèle d’accord brésilien ne prévoit pas de clause d’arbitrage investisseur-État, mais la remplace par une clause d’arbitrage interétatique.Footnote 157 Seul le deuxième aspect fera ici l’objet de commentaires.
Le modèle d’accord brésilien renferme un mécanisme spécifique de règlement entre États. Ce modèle met l’emphase sur des mécanismes alternatifs de prévention comme des points de contact, des médiateurs (ombudsmen) et des comités conjoints de représentants des États parties dont le rôle inclut la prévention et le règlement des différends.Footnote 158 Il permet donc l’arbitrage État-État lorsque l’affaire n’a pas pu être réglée par le biais des modes alternatifs de règlement des différends, comme les procédures d’intervention précoce d’un médiateur ou d’un comité conjoint.Footnote 159
Les avantages du modèle d’accord brésilien ont été mis en évidence. Il semblerait que contrairement aux procédures d’arbitrage investisseur-État qui sont longues et coûteuses, l’arbitrage interétatique serait plus favorable aux parties. De plus, ce modèle pourrait plus facilement restaurer les relations investisseur-État que le mécanisme RDIE a contribué à détériorer. En outre, l’option d’arbitrage interétatique fait perdre à l’investisseur son statut privilégié, puisqu’il est dans une position de dépendance vis-à-vis de son État d’origine qui contrôle désormais l’initiative de la procédure. Enfin, le modèle d’accord brésilien pourrait garantir le respect de la souveraineté des deux États, en permettant aux parties affectées de contribuer au règlement des différends.Footnote 160
Étant donné que le Brésil occupe une position de leader au sein du Marché commun du sud (Mercosur), son approche conventionnelle représente évidemment un modèle pour plusieurs pays de l’Amérique latine. En effet, le Protocole de coopération et de facilitation des investissements intra – Mercosur reprend les principales dispositions contenues dans le modèle brésilien.Footnote 161 L’approche innovante et audacieuse du Brésil pourrait notamment inspirer les pays qui résistent au CIRDI ou à d’autres organismes similaires, comme le Venezuela.Footnote 162 Cela dit, s’il est vrai que quelques pays caribéens ont adopté l’approche brésilienne, il n’y a aucune garantie qu’elle deviendra l’option dominante dans la région. La politique du Brésil n’est pas toujours conforme à la politique de la plupart des États caribéens, qui préfèrent maintenir leur rapport avec le régime d’arbitrage international d’investissement du CIRDI. Donc, il peut toujours y avoir une acceptation du modèle brésilien, mais on ne peut pas parler à ce stade de sa normalisation dans le contexte caribéen. Cherchant à éviter des solutions radicales, les élites politiques des pays caribéens semblent se contenter des solutions de réforme venues des pays occidentaux.
C. L’approche de l’ACÉUM ou la restriction de l’arbitrage d’investissement
Un autre modèle d’approche que pourraient suivre les pays caribéens dans leur quête d’amélioration de l’arbitrage d’investissement se trouve dans l’ACÉUM, qui s’est substitué à l’ancien ALÉNA signé en 1994.Footnote 163 L’ACÉUM apporte une innovation importante, en ce qu’elle renferme une approche restrictive de l’arbitrage en matière d’investissement. Si dans l’ACÉUM le Canada a opté pour l’arbitrage interétatique, les États-Unis d’Amérique et le Mexique ont maintenu l’arbitrage d’investissement, en l’encadrant strictement. L’accord limite, d’une part, les moyens contentieux qui peuvent être soulevés devant un tribunal arbitral et accorde, d’autre part, une place importante à la justice locale, en prévoyant la possibilité de soumettre le litige à l’épuisement des recours internes.
S’agissant de la restriction des moyens contentieux, l’Annexe 14-D de l’ACÉUM prévoit trois moyens contentieux susceptibles d’être invoqués par un investisseur mexicain ou américain devant un tribunal arbitral, à savoir le traitement national, la clause de la nation la plus favorisée et l’expropriation directe.Footnote 164 En d’autres termes, le traitement juste et équitable et la protection contre l’expropriation indirecte qui sont les clauses les plus invoquées dans l’histoire de l’arbitrage d’investissement ont été visés par la restriction.Footnote 165 Il s’agit d’une réaction à la critique adressée à l’arbitrage international selon laquelle l’interprétation parfois extensive de ces clauses est potentiellement attentatoire au pouvoir souverain de l’État de réglementer dans l’intérêt public.
L’innovation la plus intéressante de l’ACÉUM concerne l’exigence d’épuisement des voies de recours internes. Ainsi, le mécanisme RDIE est disponible à condition que l’investisseur en litige ait d’abord recours aux voies de recours internes. En acceptant de soumettre la disponibilité d’un mécanisme international à l’épuisement des recours internes, les États opèrent ainsi ce que Sergio Puig et Gregory Shaffer appellent une réforme semi-paradigmatique.Footnote 166 Il s’agit d’une solution à mi-chemin entre le rejet du système et sa réforme. La référence à l’épuisement des voies de recours internes, qui rappelle l’esprit de Calvo, a été considérée par la doctrine comme une “innovation audacieuse.”Footnote 167 Mais, la préférence mexicaine déclarée pour la justice locale est enserrée dans certaines limites. Les juridictions nationales trancheront le litige dans les trente mois avant que l’investisseur étranger ne soit autorisé à saisir un tribunal arbitral.Footnote 168 En faisant du juge local le juge de droit commun des investissements, l’annexe 14-D a ainsi relégué l’arbitrage déterritorialisé à une fonction subsidiaire.Footnote 169 Cette approche restrictive comporte une double importance, en ce qu’elle permettrait d’une part de maintenir la fonction et le rôle du juge local dans le règlement des différends en matière d’investissement et d’autre part de donner aux investisseurs étrangers une certaine confiance dans le juge local.Footnote 170
Par le biais du Mexique, cette approche s’intègre dans la panoplie des options figurant dans le tableau caribéen. Étant donné que les pays caribéens sont en pratique des rule taker, ils seront probablement amenés, dans le futur, à suivre une telle approche.
D. L’approche européenne d’arbitrage d’investissement: bientôt dans le monde Caraïbe?
Aujourd’hui, l’UE est apparue comme l’un des acteurs les plus actifs dans l’évolution et la réforme du régime international des investissements et de l’arbitrage international.Footnote 171 L’UE a conclu une nouvelle génération d’ALE comportant des chapitres sur l’investissement, dans lesquels elle a envisagé un système juridictionnel des investissements. Par ailleurs, par le biais des travaux du Groupe de travail III de la CNUDCI relatifs à la réforme du mécanisme RDIE, elle a cherché à développer une cour multilatérale d’investissements. L’approche européenne s’inscrit dans la réforme systémique en ce qu’elle maintient le droit des investisseurs à déposer des réclamations contre les États d’accueil directement au niveau international, mais en considérant le mécanisme d’arbitrage investisseur-État actuel comme étant défectueux et incapable de traiter de telles réclamations.Footnote 172 L’existence d’une cour multilatérale d’investissements viendrait donc corriger les lacunes du système actuel.
Dans le cadre de la modernisation de son ALE avec l’UE, le Mexique pourrait accepter cette option, ce qui permettrait à cette dernière de faire son entrée dans le monde Caraïbe pour devenir une option concurrente. Des négociations ont été lancées en 2018 en vue de moderniser l’ancien ALE conclu avec l’UE. En principe, le nouvel accord UE-Mexique devrait inclure l’approche européenne en matière de règlement des différends relatifs aux investissements. Si le Mexique accepte l’approche européenne, il deviendra ainsi le premier pays caribéen à inclure une telle option dans son portefeuille. Ce dispositif a été conçu dans le cadre de la nouvelle politique de contrôle des investissements directs étrangers de l’UE, visant à remplacer le mécanisme traditionnel RDIE Investment Court System. Footnote 173 Il a été inséré dans l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne Footnote 174 et dans les ALE conclus avec le Vietnam,Footnote 175 SingapourFootnote 176 et plus récemment dans les traités en cours de renégociation avec le Chili et le Mexique. Ce nouveau dispositif, qui s’inscrit dans le contexte d’une société civile européenne de plus en plus revendicatrice, a été envisagé dans l’idée d’apporter une réponse à la crise de confiance dont souffrait le mécanisme traditionnel d’arbitrage investisseur-État. Il y a clairement eu une volonté de rupture telle qu’exprimée dans la décision Achmea de 2018 de la Cour de Justice de l’Union européenne, qui a exigé que tous les États membres de l’UE mettent un terme aux TBI qu’ils ont conclus entre eux (c’est-à-dire tous les TBI intra-UE).Footnote 177
Selon la nouvelle approche européenne, les investisseurs peuvent toujours déposer des requêtes contre les États, mais ces derniers détiennent la compétence exclusive pour nommer les arbitres. Ainsi, en réaction à la nature ad hoc du mécanisme traditionnel d’arbitrage investisseur-État, la Commission européenne propose la création d’un tribunal multilatéral qui maintiendrait une liste permanente d’arbitres et remplacerait le mécanisme ad hoc par un tribunal d’appel permanent. Ce projet de réforme en réaction à la crise de légitimité de l’arbitrage d’investissement investisseur-État suscite un certain optimisme. Face à la demande constante d’un changement de paradigme, il est fort probable que le régime actuel soit remplacé par quelque chose d’entièrement nouveau dans la décennie à venir. Si le modèle européen parvenait à s’étendre et faire son entrée dans la Caraïbe, il y aurait de fortes possibilités qu’il se propage. Le Mexique pourrait être amené à utiliser le modèle européen dans ses futurs accords avec des pays de la région, ce qui aboutirait à une forme de “contagion normative.”Footnote 178 L’exportation du modèle normatif européen se produirait donc à l’échelle caribéenne.
Mais rien ne garantit que l’opérationnalisation de ce modèle dans le contexte caribéen sera exempte de faiblesses et de crises. La transplantation du modèle européen dans la région caribéenne pourrait être perçue comme le prolongement d’un certain sentiment de peuples supérieurs, autrement dit une nouvelle forme de colonialité qui caractériserait les les relations entre États occidentaux et États caribéens. Sachant que d’un point de vue historico-critique le régime de protection internationale des investissements “a été façonné à un niveau fondamental par la rencontre coloniale,”Footnote 179 les citoyens caribéens pourraient aujourd’hui appréhender le nouveau modèle européen comme “l’émissaire déguisé d’un régime colonialiste exploitateur.”Footnote 180
Plus concrètement, au sujet du modèle européen, on pourrait se demander quel serait le profil sociologique des arbitres reconnus dans la liste permanente. La question du choix des arbitres est essentielle dans la mesure où l’arbitrage d’investissement repose surtout sur la confiance que les parties placent dans un tribunal arbitral. Cette question renvoie non seulement à des critères de compétence, d’indépendance et d’impartialité mais aussi à la diversité sociologique du profil de l’arbitre. On sait que les critiques émises par les membres de l’ALBA concernaient également le fait que l’arbitrage d’investissement était constitué d’un champ restreint d’arbitres issus majoritairement des universités occidentales. Donc, sachant que le manque de diversité sociologique et ethnique des arbitres a été perçu comme un facteur de crise de légitimité de l’arbitrage,Footnote 181 le système juridictionnel d’investissement européen, pourra-t-il constituer un projet inclusif en se démarquant de la présomption impérialiste qui pèse sur l’ordre économique global?
E. Maintenir le mécanisme rdie: une politique d’ajustement inadaptée?
Comme cela a été déjà souligné, depuis la crise de l’arbitrage d’investissement, les réactions caribéennes vis-à-vis de l’arbitrage sont remarquablement hétérogènes. Malgré le ton virulent de l’ALBA, très peu d’États ont manifesté leur volonté de quitter le système CIRDI. Parmi les pays caribéens, seul le Venezuela est resté à l’écart de l’arbitrage CIRDI, la grande majorité des États acceptant malgré tout de maintenir ce mécanisme. Cependant, dans certains cas, l’arbitrage investisseur-État est maintenu mais il est soutenu par des éléments de réforme qui concernent tant les aspects de fond comme la réécriture des règles substantielles de protection des investisseurs que les aspects de procédure comme la nomination, l’indépendance et l’impartialité des arbitres.
En réalité, cette approche s’inscrit dans le schéma de pensée incrémentaliste, qui préconise le maintien du statu quo en le modifiant légèrement à l’aide d’ajustements.Footnote 182 En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un changement structurel, car en fait pour les incrémentalistes les critiques du système actuel sont exagérées et l’arbitrage investisseur-État demeure la meilleure option possible.Footnote 183 L’idée serait donc d’instaurer des réformes modestes qui répondraient à des préoccupations spécifiques, en restant favorable au maintien du mécanisme RDIE.
i. Les réformes substantielles
Concernant les règles substantielles, plusieurs accords internationaux d’investissement récemment conclus ont clarifié certaines dispositions dont les termes étaient sources de controverses. En particulier, les termes d’“investissement,” de “traitement juste et équitable” et d’“expropriation indirecte” ont fait l’objet d’efforts de clarification.
(a) La clarification de la notion d’“investissement”
Il est possible de constater un effort de redéfinition “plus stricte de l’investisseur afin de garantir que seuls les véritables investisseurs (et non les ressortissants déguisés) qui ont pris ou prennent un engagement mesurable envers l’économie de l’État hôte et qui n’ont pas établi leur investissement de manière corrompue, sont protégés.”Footnote 184 Dans cette perspective, le TBI entre le Venezuela et la Colombie renferme une définition étroite du terme “investissement.” Il prévoit une exigence supplémentaire selon laquelle un investissement doit contribuer au développement économique de l’État d’accueil pour être considéré comme un investissement et bénéficier de la protection du traité.Footnote 185 Ce critère a été souvent utilisé par les tribunaux arbitraux pour déterminer ce qui constitue un investissement, mais tous les tribunaux ne l’ont pas appliqué de manière uniforme.Footnote 186 Par conséquent, son inclusion expresse dans le TBI est pertinente, car elle le rapproche de l’interprétation la plus restrictive du terme “investissement.”
(b) La notion de traitement juste et équitable saisie comme un standard coutumier
De même, la notion de traitement juste et équitable a été circonscrite au standard minimum de traitement du droit international coutumier, c’est-à-dire le droit résultant “d’une pratique générale et constante des États qu’ils suivent par sens de l’obligation juridique.”Footnote 187 Il est généralement précisé que le standard minimum de traitement des étrangers en droit international des investissements renvoie “à tous les principes de droit international coutumier qui protègent les investissements des étrangers.”Footnote 188 Cette approche normative n’est pas tellement nouvelle, puisqu’elle a fait son entrée dans la région caribéenne en 2004 par le biais de l’ALÉAC-RD. Footnote 189 Selon l’ALÉAC-RD, le traitement juste et équitable ne requiert pas un traitement au-delà de celui requis par cette norme et ne crée pas de droits substantiels supplémentaires.Footnote 190
Cependant, il est possible de se demander si la référence au droit international coutumier est vraiment efficace pour réduire le risque d’une interprétation expansive du traitement juste et équitable.Footnote 191 Pour justifier l’élasticité du standard de traitement juste et équitable, plusieurs tribunaux arbitraux ont observé que la source coutumière est un droit en évolution constante, qui n’est plus référencée par l’approche Neer de 1927 (c’est-à-dire un comportement équivalant à un outrage, une mauvaise foi, un manquement délibéré au devoir ou une insuffisance d’action).Footnote 192 Ainsi, dans Railroad Development Corporation c Guatemala, le tribunal arbitral a estimé que le standard minimum de traitement du droit international coutumier est “en constante évolution” et que, dans son acception contemporaine, il interdit les comportements qui sont arbitraires, injustes, discriminatoires ou qui “impliquent l’absence de procédure régulière conduisant à un résultat qui heurte la bienséance judiciaire.”Footnote 193 Un raisonnement similaire a été exprimé dans l’affaire TECO Guatemala Holdings LLC c Guatemala. Footnote 194 Plus récemment, dans l’affaire Eco Oro, le tribunal arbitral a indiqué que le sens du standard minimum de traitement “devait pouvoir évoluer, tout comme le droit international coutumier évolue également.”Footnote 195 Sur la base de cette définition, le tribunal est parvenu à déduire une violation des attentes légitimes de l’investisseur par la Colombie, notamment du fait de son manquement à garantir un environnement réglementaire stable et prévisible.Footnote 196
(c) La clause “à des fins de clarification”
L’ALÉAC-RD renferme également une clause dite “à des fins de clarification,” soulignant que le traitement juste et équitable est limité, entre autres, à l’obligation “de ne pas refuser la justice dans les procédures juridictionnelles pénales, civiles ou administratives, conformément au principe de l’application régulière de la loi consacrée par les principaux systèmes juridiques du monde.”Footnote 197 Cette clause a été incorporée dans les récents accords d’investissement en vue d’une réaffirmation de l’État dans l’arbitrage d’investissement. Tandis que les anciennes dispositions du traitement juste et équitable étaient vagues et indéterminées, les États cherchent aujourd’hui à inscrire des limites spécifiques qui circonscrivent la liberté d’interprétation des arbitres. Il a été précisément souligné qu’une telle clause constitue “la plus nette manifestation de la volonté des Parties de ne pas laisser à la plus extrême libre appréciation de l’arbitre le soin de déterminer l’ampleur des engagements étatiques.”Footnote 198 Un tel procédé consisterait à éviter que le sens des termes utilisés dans l’instrument conventionnel “ne soit laissé à une trop grande liberté des arbitres qui pourraient, à l’issue du processus interprétatif, être accusés de dénaturer l’intention des parties.”Footnote 199 En d’autres termes, selon un commentateur de la doctrine, “l’insertion de telles dispositions vient nécessairement mettre des bornes à l’interprète de bonne foi.”Footnote 200 Cela dit, les États souhaiteraient devenir “plus précis quant au contenu de l’obligation du traitement juste et équitable et plus prévisible dans sa mise en œuvre et son interprétation ultérieure.”Footnote 201 Mais en quoi une telle démarche représente-t-elle le signe évident d’une recherche de prévisibilité?
Dans sa décision C-252 rendue en date du 6 juin 2019, au moyen de laquelle elle vérifiait que le TBI entre la Colombie et la France était conforme à la Constitution colombienne, la Cour constitutionnelle colombienne a montré les limites de cette approche de clarification. Elle a souligné que l’expression “entre autres” utilisée dans la disposition du traitement juste et équitable ne comportait pas d’indications claires permettant de discerner les obligations qui relèvent d’un traitement juste et équitable.Footnote 202 La Cour constitutionnelle de la Colombie a mis en évidence le manque de sécurité juridique de l’expression “entre autres”: L’expression normative “entre autres,” dans les termes prévus à l’article 4 du traité, ne répond pas au principe de sécurité juridique. En effet, si elle est interprétée de manière large, elle rend indéterminable le contenu de la clause du traitement juste et équitable et les obligations que l’État assume, … pouvant ainsi engager sa responsabilité de manière illimitée. Elle ne contient même pas les paramètres de base pour rendre son champ d’application prévisible et, par conséquent, ce seront les tribunaux d’arbitrage qui détermineront complètement son contenu ex post. L’inclusion de cette expression dans la clause du traitement juste et équitable génère une incertitude invincible pour les autorités nationales qui, dans l’exercice de leurs compétences, se trouveraient dans l’impossibilité de déterminer si une décision ou une mesure législative, judiciaire, administrative ou de contrôle représente un préjudice international qui donnerait lieu à la déclaration de la responsabilité internationale de l’État colombien dans le cadre d’un arbitrage d’investissement international.”Footnote 203
La volonté de clarifier le traitement juste et équitable représente une réaction légitime vis-à-vis d’une série d’incertitudes que pourrait occasionner un standard dont les termes offrent beaucoup moins de protection aux États d’accueil, mais les limites d’une telle réforme sont également évidentes.Footnote 204 C’est très probablement dans l’objectif de ne pas se laisser affaiblir par la portée du traitement juste et équitable que certains pays caribéens du Commonwealth ont choisi plus radicalement d’éliminer ce standard de protection dans leurs récents accords.Footnote 205
(d) La clarification de la clause d’expropriation indirecte
Comme il a été déjà souligné, la méthode utilisée pour examiner la clause d’expropriation indirecte a été floue, malléable, vague et souvent contradictoire.Footnote 206 Cela a rendu la tâche difficile pour les pays caribéens “qui sont soucieux d’avoir une certaine prévisibilité quant aux conséquences de leur action réglementaire susceptible d’affecter les investisseurs étrangers.”Footnote 207 L’insatisfaction des pays en développement explique pourquoi les TBI de nouvelle génération excluent ou clarifient toute référence à l’expropriation indirecte. Si très rarement la pratique conventionnelle révèle que certains TBI caribéens excluent la référence à l’expropriation indirecte, la grande majorité des accords d’investissement caribéens de nouvelle génération clarifient la portée de la protection contre l’expropriation indirecte, par exemple en limitant l’application de la clause d’expropriation indirecte lorsque des mesures réglementaires relatives à l’environnement, la sécurité et la santé publique sont impliquées.Footnote 208
Cette approche réformiste a d’abord trouvé son expression dans la pratique arbitrale. Plusieurs tribunaux d’investissement adoptant la police power doctrine acceptent que les mesures non discriminatoires adoptées dans l’objectif légitime de bien-être public, telles que des mesures sanitaires, environnementales ou sécuritaires, ne constituent pas une expropriation indirecte.Footnote 209 En ce sens, les tribunaux arbitraux ont annoncé les éléments de réforme qui seront plus tard insérés dans les traités de nouvelle generation.Footnote 210
Certains accords contiennent une clause d’expropriation indirecte encore plus clarifiée, apportant une nuance importante à la police power doctrine. Footnote 211 Dans le contexte caribéen, c’est principalement le cas des récents TBI colombiens. Par exemple, l’article IX(3)(c) de l’Accord entre l’Union économique Belgique-Luxembourg, d’une part, et la République de Colombie, d’autre part contient une clause dite “sauf sans de rares circonstances” qui prévoit ceci: “Sauf dans de rares circonstances, par exemple lorsqu’une mesure ou une série de mesures sont si sévères au regard de leur objectif qu’elles ne peuvent être raisonnablement considérées comme ayant été adoptées et appliquées de bonne foi, les mesures non discriminatoires d’une partie qui sont conçues et appliquées à des fins publiques ou avec des objectifs tels que la santé publique, la sécurité et la protection de l’environnement, ne constituent pas une expropriation indirecte.”Footnote 212
Dans d’autres accords comme le récent Accord entre la République de Colombie et le Royaume d’Espagne pour la promotion et la protection réciproques des investissements, il y a un langage légèrement différent. Ce dernier interprète les circonstances rares comme incluant le cas “où l’impact d’une mesure ou d’un ensemble de mesures est si grave par rapport à son objectif qu’il est manifestement excessif.”Footnote 213 De façon similaire, l’ Accord entre le Gouvernement de la République de Corée et le Gouvernement de la République de Colombie pour la promotion et la protection des investissements mentionne de circonstances comme “lorsqu’une action ou une série d’actions est extrêmement grave ou disproportionnée au regard de son but ou de son effet.”Footnote 214 Cette technique dite de proportionnalité est jusqu’à date la plus avancée dans la pratique conventionnelle, mais n’est pas exempte de considérations critiques. Évaluant la conformité de ces dispositions avec la Constitution colombienne, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il est nécessaire: “De sauvegarder la compétence des autorités publiques pour adopter les mesures qu’elles estiment raisonnables et appropriées pour contribuer à garantir l’ordre public. Ceci, dans la mesure où les autorités publiques nationales, à la lumière de la Constitution politique, sont libres de déterminer le degré de satisfaction de l’ordre public indépendamment de l’impact sur les investisseurs, tant que le degré de faveur de l’ordre public n’est pas déraisonnable par rapport au degré d’impact sur les investisseurs.”Footnote 215
Le juge constitutionnel colombien a estimé que les termes “nécessaires et proportionnées” comportent un risque d’atteinte potentielle à la sécurité juridique de l’État colombien et a demandé aux gouvernements français et colombien de préciser la signification et la portée de l’expropriation indirecte. Pour éviter tout flou dans l’interprétation, la Cour a souhaité que cette expression soit clarifiée par les parties, de manière à respecter la liberté de configuration et l’autonomie des autorités nationales aux fins de garantir l’ordre public.
(e) La préservation du droit de l’État de réglementer
Dans plusieurs accords récents, il y a également une limitation des protections qui pourraient interférer avec le droit de l’État de réglementer, par le biais des clauses protectrices des objectifs environnementaux, sanitaires et autres objectifs règlementaires.Footnote 216 De surcroît, d’autres dispositions se rapportent plus spécifiquement à la responsabilité sociétale des investisseurs et refusent la protection aux investisseurs qui pourraient s’être livrés à la corruption.Footnote 217 Ces dispositions que l’on trouve dans le modèle canadien se diffusent dans la pratique caribéenne, notamment dans les récents traités colombiens.Footnote 218 Cela confirme l’idée selon laquelle, dans le cadre des négociations bilatérales, les pays caribéens cherchent à adapter leurs régimes de protection et d’arbitrage d’investissement en s’inspirant des dynamiques novatrices des pays plus puissants. Mais là encore, cette politique novatrice appelle un examen critique.
Comme l’a montré le tribunal arbitral dans l’affaire Eco Oro, les exceptions générales relatives à l’environnement ou à la santé ne sont pas toujours considérées comme pertinentes dans l’arbitrage d’investissement.Footnote 219 Le tribunal arbitral rejeta l’argument de la Colombie selon lequel l’article 2201 de l’ALE entre la Colombie et le Canada renfermait une exception environnementale pour les mesures “nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux” et à “la conservation des ressources naturelles épuisables, qu’elles soient biologiques ou non biologiques” qui s’appliquait de manière à exclure sa responsabilité de payer une indemnisation. La majorité du tribunal arbitral a écarté l’exception soutenue, décidant que même si l’exception s’appliquait à la mesure, “cela n’empêche pas un investisseur d’arguer […] qu’une telle mesure le rend éligible au versement d’une réparation.”Footnote 220 Le tribunal arbitral a ajouté que ces dispositions étaient permissives du fait qu’elles autorisaient la Colombie à adopter ou appliquer des mesures aux fins de la conservation de l’environnement, à condition que ces mesures ne soient pas arbitraires, discriminatoires sans justification, ou ne constituent pas une restriction déguisée à l’investissement international.Footnote 221 Mais selon le tribunal arbitral, “s’il est vrai qu’il n’est pas interdit à l’État d’adopter ou d’appliquer une mesure environnementale conformément à l’article 2201(3), on ne peut accepter […] qu’en de telles circonstances, le versement d’une réparation ne soit pas requis.”Footnote 222 Le tribunal arbitral a étendu son raisonnement aux dispositions relatives à l’expropriation indirecte qui reconnaissent “expressément que dans certaines circonstances, une mesure adoptée pour protéger l’environnement peut constituer une expropriation indirecte.”Footnote 223
Il résulte du raisonnement du tribunal que ces dispositions — dépourvues d’efficacité et d’utilité — se réduisent à un simple artifice. Dit autrement, même en cherchant à encombrer leurs traités d’investissement de telles dispositions novatrices, les États faibles ne peuvent pas éviter les défis fondamentaux qui se posent aujourd’hui à l’arbitrage international d’investissement. En conséquence, l’approche réformiste inspirée des États développés ne permet pas nécessairement de réorienter le système. Si les États caribéens souhaitent réaffirmer leur pouvoir souverain dans l’arbitrage d’investissement pour garantir une meilleure articulation entre la protection de l’investisseur et des objectifs d’intérêt public comme la gestion de l’environnement et la santé publique, ils doivent cesser de jouer à la marge et repenser la structure sous-jacente des réseaux de traités d’investissement. Ces remarques sont aussi valables pour les réformes procédurales, qui n’apportent pas de véritable changement à la structure du mécanisme RDIE.
ii. Les réformes procédurales
S’agissant des réformes procédurales, plusieurs accords d’investissement renferment des clauses novatrices concernant, entre autres, la sélection des arbitres, l’acceptation des mémoires de la part d’amicus curiae et la transparence des procédures d’arbitrage.Footnote 224
(a) La réforme de la fonction de l’arbitre
C’est précisément en ce qui concerne la fonction de l’arbitre que certains accords semblent être novateurs. Ils abordent le problème de légitimité qui survient lorsque le mécanisme d’arbitrage permet à l’arbitre d’agir en tant qu’arbitre dans une affaire et en tant que conseiller dans une autre. Par exemple, l’ACÉUM prévoit que les arbitres nommés “ne peuvent, pendant la durée de la procédure, agir en qualité de conseil ou d’expert ou de témoin désigné par une partie dans un arbitrage en cours en vertu des annexes du présent chapitre.”Footnote 225 De même, l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste tente de résoudre la question de la dualité de rôles à travers un Code de conduite relatif aux procédures de règlement des différends entre investisseurs et États.Footnote 226 Le 19 janvier 2019, la Commission a établi ce Code de conduite.Footnote 227 Selon le Code de conduite, qui représente une stratégie de riposte face au double chapeau, un arbitre doit, dès sa sélection, “s’abstenir, pendant la durée de la procédure, d’agir en tant que conseil ou expert ou témoin désigné par une partie dans tout autre différend en cours ou nouveau en matière d’investissement, au titre du chapitre sur l’investissement de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste ou de tout autre accord international.”Footnote 228 En cas de violation présumée du Code de conduite, les règles régissant l’arbitrage s’appliquent à toute récusation, disqualification ou remplacement d’un arbitre.Footnote 229
Ces éléments qui caractérisent certains traités dits de nouvelle génération, sont absents dans la grande majorité des traités conclus par les pays caribéens. Par le biais du Mexique et de la Colombie qui s’engagent dans plusieurs dynamiques de réforme récentes, cette pratique pourrait faire son entrée dans la région.
(b) Un mécanisme d’arbitrage plus ouvert?
Il existe également une volonté de permettre à toute partie non contestante de présenter au tribunal arbitral des observations orales et écrites concernant l’interprétation de l’accord en question. L’ALÉAC-RD est l’un des premiers instruments conventionnels à avoir inclus de telles dispositions. En son article 10.20 intitulé Conduct of arbitration, il prévoit ceci: “A non-disputing Party may make oral and written submissions to the tribunal regarding the interpretation of this Agreement. The tribunal shall have the authority to accept and consider amicus curiae submissions from a person or entity that is not a disputing party.”Footnote 230 Il est important de préciser que malgré l’existence d’une telle disposition les tribunaux arbitraux n’ont pas toujours pris en considération la voix des intervenants. C’est le cas, par exemple, dans l’affaire Pac Rim c Salvador, fondé à la fois sur l’ALÉAC-RD et sur la loi salvadorienne relative à l’investissement.Footnote 231 Cette affaire qui oppose une entreprise canadienne et le Salvador dans un conflit minier a eu une grande importance médiatique. Elle a provoqué une véritable controverse sur la question du droit de l’État de règlementer dans l’intérêt public, et plus précisément du droit des États économiquement plus faibles de règlementer le secteur important des ressources naturelles. Le litige est né du refus du gouvernement du Salvador d’accorder une concession minière en réaction aux inquiétudes de la population qui craignait que l’exploitation de la mine ne contamine une source importante d’eau potable.
Dans cette affaire, le Center for International Environmental Law (CIEL) ainsi que plusieurs communautés et organisations locales ont soumis un mémoire d’amicus curiae au tribunal arbitral dans lequel ils ont soutenu la décision du Salvador — État économiquement faible cherchant à préserver son droit souverain sur les ressources naturelles — de refuser la concession minière. Ils ont avancé que les mesures prises par le Salvador trouvent un appui dans les obligations internationales du pays en matière de droits de l’homme et de protection de l’environnement. Dans ce mémoire, qui visait à introduire la perspective de la communauté locale dans l’arbitrage d’investissement, les intervenants ont souligné l’importance du droit à un environnement sain et ont insisté sur les risques de l’activité minière sur la population locale et l’environnement. Du point de vue de ces différents organismes, la participation de la communauté locale se justifiait par rapport au contexte de l’activité d’investissement liée à l’exploitation des ressources naturelles. En s’appuyant sur le fait que la question de la souveraineté permanente de l’État sur les ressources naturelles est une question légitime dont les limites se trouvent dans l’intérêt public et que la participation communautaire constitue un élément crucial du développement durable et donc fait partie intégrante du droit international, les organismes de protection de l’environnement ont défendu le droit des personnes de participer aux décisions qui les concernent. Mais le tribunal arbitral a fait la sourde oreille, estimant que les parties en litige n’avaient pas consenti à divulguer des preuves importantes de l’arbitrage et que, donc, pour trancher l’affaire, les arguments avancés par CIEL et les autres organismes n’étaient pas nécessaires. Le tribunal a ainsi refusé de considérer le mémoire de l’amicus curiae. Footnote 232
(c) Un mécanisme d’arbitrage plus transparent?
Plusieurs accords internationaux d’investissement renferment des dispositions relatives à la transparence des procédures d’arbitrage, obligeant le défendeur à transmettre aux parties non contestantes et à rendre accessibles au public les documents suivants: l’avis d’intention, l’avis d’arbitrage, les plaidoiries, et mémoires soumis au tribunal par une partie contestante; les procès-verbaux ou transcriptions des audiences du tribunal, s’ils sont disponibles; et enfin les ordonnances, sentences et décisions du tribunal.Footnote 233 Ainsi, conformément aux dispositions de l’article 10.21(2) de l’ALÉAC-RD, l’audience tenue le 10 octobre 2008 dans l’affaire Railroad Development c Guatemala, dans laquelle une entreprise américaine de gestion de chemins de fer alléguait que la République du Guatemala s’était immiscée de manière illicite dans sa gestion des concessions ferroviaires, était ouverte au public.Footnote 234
iii. Une réforme limitée
L’approche réformiste s’inscrit dans une logique de modernisation de l’arbitrage d’investissement, dans la mesure où elle maintient le régime actuel des traités d’investissement en apportant certaines améliorations. Cependant, ces améliorations résultent en réalité d’une dynamique plus globale de changement initiée par des pays puissants comme les pays européens, les États-Unis d’Amérique et le Canada. En effet, les ajustements apportés au système actuel d’arbitrage investisseur-État ne répondent pas à la gravité des problèmes posés par ce système. Par exemple, malgré la perception que la durée des procédures d’arbitrage est excessive, les propositions de réforme conçues ne permettent pas de remédier à cette situation.Footnote 235 De même, malgré la préoccupation de la doctrine relative au manque de diversité des arbitres dans l’arbitrage, aucune solution n’a été proposée.Footnote 236 De plus, la plupart des éléments de réforme ne prennent pas en compte la question du mécanisme d’appel.Footnote 237 Les États peuvent toujours essayer de clarifier certaines normes dans leurs traités d’investissement, mais la problématique de la cohérence et de la prévisibilité risque de persister.
La raison de la nature persistante de ce problème est que la vocation de ces réformes ne consiste pas à engendrer un modèle de développement durable. Les partisans de ces réformes comme le Chili soutiennent que les critiques soulevées sont plutôt des questions de perception que de réalité,Footnote 238 préférant mettre en garde contre l’adoption de politiques qui risqueraient de compromettre certains des principaux avantages de l’arbitrage investisseur-État.Footnote 239 Cependant, il n’est pas justifié d’écarter l’importance de la perception dans l’arbitrage investisseur-État, car sa légitimité en dépend fortement: les perceptions sont tout aussi importantes que les faits. Les États devraient se préoccuper de maintenir une licence sociale pour le règlement des différends entre investisseurs et États, du fait qu’ils sont tous responsables devant les populations.Footnote 240 Ainsi, comme l’ont souligné l’Île Maurice et l’Afrique du Sud, les perceptions du public sont fondamentalement pertinentes pour la discussion de la légitimité de l’arbitrage investisseur-État.Footnote 241
Par conséquent, si les réformes sus-indiquées peuvent apporter certaines améliorations allant dans le sens d’une modernisation plus démocratique de l’arbitrage, l’analyse révèle que l’approche réformise ne permet pas de répondre aux problématiques fondamentalement liées à la nature de l’arbitrage.
4. Conclusion: Où va la Caraïbe?
Cet article a dressé un panorama critique de l’expérience caribéenne en matière d’arbitrage d’investissement au cours des trente dernières années. Il constate qu’après une longue période de résistance, les pays caribéens se sont lentement adaptés au régime de protection internationale des investissements. Du fait de leur volonté d’attirer des investissements étrangers pour renforcer leurs économies, les élites gouvernementales caribéennes ont accepté — souvent tête baissée — les standards internationaux de protection des investisseurs étrangers. En raison de leur participation limitée à l’élaboration de ces standards, les pays de la Grande Caraïbe se positionnent comme rule-takers. Leur position marginale dans l’ordre global économique actuel confirme qu’ils existent pour répondre aux besoins des investisseurs étrangers, parfois au détriment de leur capacité souveraine à réglementer leur propre espace économique et politique.
À défaut d’un régime caribéen ordonné de protection des investissements, les pays de la région sont soumis aux standards conventionnels des pays plus forts. L’analyse du paysage normatif de l’arbitrage d’investissement dans la sphère caribéenne permet d’observer un pluralisme désordonné, constitué d’un tableau complexe d’initiatives allant du rejet catégorique de l’arbitrage d’investissement aux éléments de réforme orchestrés par les États plus puissants. Au niveau régional, le mouvement le plus marquant fut le projet de l’ALBA de créer un Centre d’arbitrage régional alternatif, mais le Venezuela qui incarnait la voie de la dissidence dans l’espace Caraïbe n’est finalement pas allé au bout de ce projet de réforme. L’option régionale demeure au point mort. Une autre tendance novatrice est l’approche brésilienne, qui rejette systématiquement le mécanisme RDIE. Quelques pays caribéens ont adopté cette option, mais rien ne peut garantir qu’elle sera à l’avenir la perspective dominante. Par ailleurs, il semble que l’approche admise par le Mexique dans l’ACÉUM représente une solution raisonnable, en exigeant le recours à la justice locale. La préférence mexicaine pour le règlement interne des litiges concernant les investissements étrangers traduirait un retour souple de la doctrine Calvo. En maintenant le rôle des organes judiciaires dans la résolution des litiges en matière d’investissement,Footnote 242 une telle innovation permettrait que les juridictions nationales deviennent le juge de droit commun des investissements. En d’autres termes, les tribunaux arbitraux occuperaient une fonction palliative ou subsidiaire. Cette approche, qui peut être jugée étrangère à la logique dominante de l’arbitrage transnational, répond à certaines idées selon lesquelles “un souci de plus grande légitimité imposerait d’associer mode arbitral et mode étatique de règlement des différends.”Footnote 243
La référence à la justice locale demeure néanmoins aujourd’hui une approche minoritaire, car la plupart des élites caribéennes ne semblent pas souhaiter s’opposer au régime actuel de l’arbitrage d’investissement. La majorité des pays caribéens cherchent à réformer de façon souple le récit conventionnel de la protection des investissements, en s’appuyant sur des solutions de réforme dégagées au niveau mondial. Certes, ces solutions adoptées par les États caribéens peuvent permettre de questionner le pouvoir discrétionnaire des arbitres d’investissement et leur attitude à interpréter les standards de traitement dans une perspective extensive, mais il faut garder à l’esprit que ces normes imposées par les pays développés aux pays en développement s’inscrivent dans un continuum de rapports de pouvoir déséquilibrés qui façonnent la participation marginale de ces derniers au régime global du droit international de l’investissement.
Il faut donc conclure que le pluralisme normatif désordonné observé dans le contexte caribéen n’offre pas la possibilité d’une réforme significative de l’arbitrage international d’investissement allant dans le sens des États faibles, car il ne permet pas de s’attaquer aux fondements des inégalités de pouvoir dans les négociations des standards de protection des investissements. L’expérience troublante de plusieurs pays caribéens dans l’arbitrage d’investissement n’a pas conduit à une véritable réaffirmation politique. La conclusion révèle que, dans le contexte du bilatéralisme hégémonique, les États caribéens s’inclinent devant le standard conventionnel des pays plus forts et seraient incapables d’innover et de créer leur propre voie institutionnelle face à la dynamique globale. Mais pour combien de temps?