Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Pour Bogumil Jewsiewicki, le grand défi en vue d’une véritable ouverture des sciences sociales est de recourir au pluralisme épistémologique qui mettrait en relation non seulement les différentes règles du savoir scientifique entre elles, mais aussi le «regard scolastique» de la science et les «savoirs pratiques». Au lieu de prétendre à l’exclusivité ou d’afficher la tolérance, le savoir scientifique se plierait à l’autonomie de ces savoirs. L’une des voies par lesquelles B. Jewsiewicki explore les possibilités d’appliquer le pluralisme est celle tracée par les études sur la sorcellerie et la guérison. C’est en prenant appui sur mes recherches qui portent justement sur la «sorcellerie» et la «modernité» en Afrique post-coloniale que je discuterai ces propositions. C’est un domaine d’études où l’urgence du pluralisme épistémologique se dégage de façon particulière —non seulement pour des raisons éthiques (par exemple, le droit au respect de ceux qui construisent une réalité que le regard scolastique ignore), mais surtout parce qu’il devient clair que le regard scolastique risque de masquer des ambivalences décisives.
1. Geschiere, Peter, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995 Google Scholar (réécrit en anglais: The Modernity of Witchcraft, Politics and the Occult in Postcolonial Africa, Charlottesville, The University Press of Virginia, 1997).
2. P. Geschiere, Sorcellerie et politique…, op. cit., et Geschiere, Peter, «Sorcellerie et modernité. Les enjeux des nouveaux procès de sorcellerie au Cameroun. Approches anthropologiques et historiques», Annales ESC, 53-6, 1998, pp. 1251-108Google Scholar; voir également Comaroff, Jean et Comaroff, John (éds), Modernity and Its Malcontents: Ritual and Power in Postcolonial Africa, Chicago, University of Chicago Press, 1993 Google Scholar.
3. Voir à ce sujet, pour la France, Favret-Saada, Jeanne, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1977 Google Scholar; et, pour l’Ecosse, La Fontaine, Joan, Speak of the Devil, Tales of Satanic Abuse in Contemporary England, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 CrossRefGoogle Scholar.
4. Comaroff, Jean, «Consuming Passions: Child Abuse, Fetishism, and the “New World Order”», Culture, 17, 1997, pp. 7-108 Google Scholar.
5. Geschiere, Peter, «Of Witch-Doctors and Spin-Doctors: The Role of “Experts” in African and American Politics», in Meyer, B. et Pels, P., Magic and Modernity, Stanford, Stanford University Press Google Scholar, à paraître.
6. Appadurai, Arjun, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minnea-polis, University of Minnesota Press, 1996.Google Scholar
7. Evans-Pritchard, Edward E., Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande, Oxford, Clarendon Press, 1937, p. 418 Google Scholar. Se basant sur ses recherches chez les Azande du sud du Soudan, Evans-Pritchard pouvait catégoriquement nier l’existence de witchcraft parce qu’il faisait une distinction radicale entre witches (supposés être capables de se dédoubler et donc sans existence réelle) et sorcerers (qui utilisaient des outils magiques dont les effets pouvaient être «réels»). Des recherches ultérieures ont montré que, même chez les Azande, cette distinction était hautement précaire et sujette à des ré-interprétations constantes. C’est justement en raison de la fluidité de toutes les conceptions dans le domaine de la sorcellerie qu’il est si difficile de distinguer entre des éléments qui sont jugés réels par le regard scolastique et ceux qui ne le seraient pas.
8. Voir la critique récente de Purkiss, Diane, The Witch in History. Early Modern and Twentieth-Century Representations, Londres-New York, Routledge, 1996 Google Scholar, concernant de semblables «rituels de distanciation» chez les historiens de la sorcellerie travaillant sur le début de l’époque moderne en Europe. Selon elle, ces travaux ont surtout insisté sur le caractère imaginaire des représentations afin de garder leur distance et de contourner ainsi la difficulté que constitue la force persistante de ses représentations. Ainsi plutôt que d’en revenir toujours à la question «Why, oh why?», aurait-il fallu se pencher sur le contenu de ces représentations (cf. aussi Geschiere, Peter, «Sorcellerie et modernité, retour sur une étrange complicité», Politique africaine, 79, 2000, pp. 17-108 CrossRefGoogle Scholar.
9. Taussig, Michael, Shamanism, Colonialism and the Wild Man. A Study of Terror and Healing, Chicago, University of Chicago Press, 1987 CrossRefGoogle Scholar; id., The Magic of the State, Londres, Routledge, 1997.
10. Benjamin, Walter, «Theses on the Philosophy of History», in Arendt, H. (éd.), Illuminations, New York, Schocken, 1969, pp. 253-108Google Scholar.
11. «En relation directe et constante à Douala avec les victimes, et parfois les accusés, j’estime qu’il existe des sorciers maléfiques en chair et en os, sans doute infiniment moins nombreux que mes interlocuteurs affolés ne l’affirment, mais tout de même bien réels. Ce sont soit les manipulateurs à leur profit de la croyance des autres (jusqu’à l’usage du poison), soit des personnes inconscientes de leur perversité. […] N’existe-t-il pas dans toute société […] certaines personnes perverses qui rendent malade un proche, le vidant de son énergie vitale, le dépersonnalisant, sans même s’en douter? En d’autres termes, qui les “mangent”?» ( de Rosny, Eric, L’Afrique des guérisons, Paris, Karthala, 1992, pp. 112-108Google Scholar); voir aussi, du même, Les yeux de ma chèvre: sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala, Paris, Pion, 1981.
12. P. Geschiere, Sorcellerie et politique…, op. cit.
13. Stengers, Isabelle, «Pour en finir avec la tolérance», Cosmopolitiques, 7, Paris, La Découverte, 1997, p. 148.Google Scholar
14. P. Geschiere, Sorcellerie et politique…, op. cit., et Basile Ndjio, «Sorcellerie, pouvoir et accumulation en pays bamiléké: cas du Ngru», texte inédit, Yaounde, Cameroun, 1995.
15. À cet égard, il est caractéristique que, au cours des années quatre-vingt-dix, le renouveau des études de sorcellerie, cette fois observée en rapport direct avec la modernité vient des anthropologues qui ont été influencés par un courant nord-américain qu’on appelle souvent «anthropologie post-moderne», à cause de l’accent qu’il met sur le caractère provisoire de la réalité anthropologique, «négociée» entre le chercheur et ses interlocuteurs. Apparemment, ce relâchement des canons scientifiques s’imposait pour permettre aux anthropologues de confronter les glissements conceptuels et les ambivalences qui jouent un rôle clef dans la dynamique moderne de la sorcellerie (voir, par exemple J. Comaroff et J. Comaroff (éds), Modernity…, op. cit.).