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Questions de temps : entre historiographie et droit grecs

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Catherine Darbo-Peschanski*
Affiliation:
CNRS — Centre Louis Gernet

Extract

S'agissant de la Grèce ancienne, rapprocher l'historiographie du droit semble à maints égards s'imposer comme une évidence. Les œuvres des historiens se révèlent, en effet, saturées de références à la justice, divinisée ou non (Dike, dike), au juste (dikaion), aux textes normatifs (lois, décrets), aux institutions et procédures juridiques, aux contrats publics et privés. Inversement, les textes juridiques, qui nous sont parvenus sous forme d'inscriptions mentionnent à l'occasion, en de brefs récits, les circonstances qui justifient les décisions des instances officielles ou y président et, l'espace de quelques lignes, semblent ainsi rejoindre l'historiographie.

Summary

Summary

In Ancient Greece, both historiography and juridical norms gave a central place to a vision of justice as world-order (cosmic, social and political) and as a strict re-establishment of a continuously disrupted state of balance. In historiography, this vision serves to structure time and guarantee the authority of the historian; in the field of juridical norms and procedures, it both founds and transcends the law, preventing the establishment of a closed, self-referential System endowed with its own temporality. As a result of this common vision of justice, historiography and the juridical field were united into a single temporality and a constant movement of exchange in which each depended on the other to provide it with the closure that it could not provide for itself.

Type
Figures de Discours
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1992

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References

Notes

1. Nous laisserons de côté ici la distinction entre les deux figures divines et les deux notions de la justice que sont Themis et Dike, d'abord parce que de nombreux travaux en ont déjà traité: celui de R. Hirzel, Themis, Dike und Verwandtes, Leipzig, 1907, pour l'un des plus anciens, celui de Corsano, M., Themis. La norma e l'oracolo nella Grecia antica, Lecce 1988 Google Scholar, parmi les plus récents ; ensuite parce qu'à partir du ve siècle avant J.-C, que nous prendrons comme limite haute de notre étude, elle tend à perdre de sa fréquence et de sa pertinence dans les textes historiographiques et juridiques.

2. Le décret d'Archinos (401-400), n°100 M. N. Tod, Greek Historical Inscriptions, Chicago, 1985 (lre et 2e éditions, Oxford, 1933 et 1946-1948), dans la partie qui nous en reste, accorde le droit de cité aux métèques qui sont rentrés de Phylée aux côtés des démocrates athéniens et ont combattu avec eux à Mounychie pour mettre fin à la tyrannie des Trente. Ainsi se trouve évoqué brièvement un épisode crucial de l'histoire politique athénienne. On peut citer aussi certains décrets honorifiques dans lesquels les formules figées utilisées habituellement pour justifier l'attribution à un personnage ou à une cité de tel ou tel privilège laissent place à une évocation plus précise, bien que peu développée, des attendus d la décision et, par là, de son contexte événementiel (voir, par exemple, G. Dittenberger, Syll3 700 (décret d'une cité de Chersonnèse de Thrace autour de 117 avant J.-C), 1. 11 ss. ; ou 709 (décret pris par une cité macédonienne, autour de 107 avant J.-C, 1. 5. ss.).

3. Songeons, entre autres, au fameux décret dit «de Thémistocle” (n° 23, Meiggs, R., Lewis, D., A Sélection of Greek Historical Inscriptions., Oxford, 1968 Google Scholar) qui concurrence le récit d'Hérodote. Précisons toutefois que ce décret a suscité maints débats et que, si rares sont ceux qui le croient authentique et ancien (480 av. J.-C), certains, dont Meiggset Lewis, pensent qu'il ne s'agit pas d'un faux absolu, mais d'un texte du ive siècle composé à partir d'une source authentique.

4. Voir notamment Paoli, U.E.,.« Le fontideldiritto attico » Studi Senesi , 70, 1958, p. 163 ss.Google Scholar ; Studi sulprocesso attico, Padoue 1933, Milan, 1974, pp. 12-14; Biscardi, A., Profilo di diritto greco antico, Milan, 1974, pp. 1938 Google Scholar; Triant Aphyllopoulous, J., Das Rechtsdenken der Griechen, Munchen, 1985, pp. 23 et 42 ss.Google Scholar

5. Cet état de fait a suscité des études comme celle de Nouhaud, M., L'utilisation de l'histoire par les orateurs attiques, Paris, Les Belles Lettres, 1982.Google Scholar

6. Op. cit., notes 2 et 3.

7. On traduit parfois par «droit» le mot dikaia dont le sens est autrement plus vaste et plus flou en grec. Littéralement il désigne, en effet, «les choses» (institutions, normes, procédures? valeurs sociales, morales, religieuses?) «qui ont trait au juste” (le définissent? l'organisent? le dispensent ?). Aristote, Éthique à Nicomaque, 1129a 25 ss., relève, pour sa part, qu'une des difficultés qu'il y a à traiter de la justice tient à ce qu'elle prend plusieurs significations voisines masquées par l'homonymie.

8. U. E. Paoli, par exemple, Studi sul processo attico p. 23 ss, montre le fossé qui, en la matière, sépare l'appareil juridique athénien du droit italien contemporain et, plus généralement, des droits européens modernes.

9. Cela vaut par exemple, pour les œuvres de Thucydide, qui reprend le récit là où l'abandonne Hérodote, ou de Xénophon, qui ouvre le sien par un meta de tauta (ensuite) directement articulé sur les dernières lignes du texte de Thucydide. Théopompe, lui aussi, suit Thucydide ; Polybe dit reprendre là où se sont arrêtés Timée ou Aratos de Sicyone ; quant à Démophilos, fils d'Ephore, il aurait poursuivi le récit inauguré par son père, en une sorte de filiation redoublée.

10. Ainsi en est-il des «histoires universelles» (koinai historiai) d'Ephore, de Polybe ou de Diodore de Sicile.

11. Voir P. Vidal-Naquet, «Temps des dieux et temps des hommes», Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, pp. 69-94, article dont V. Goldschmidtdisait, (Temps physique et temps tragique chez Aristote, Paris, 1982, p. 281 note 137), qu'il contribuait à « désencombrer » l'enquête sur l'histoire selon les Grecs « du lieu commun selon lesquels les Anciens n'auraient connu qu'un temps cyclique ».

12. Frankel, H., «Die Zeitauffassung in der frùgriechischen Literatur», Wege undFormen fruhgriechischen Denkens, Munich, 1960, pp. 122.Google Scholar

13. Ainsi, par exemple, dans l'article précédemment cité (n.12), H. Frankelne fait pas le départ entre le temps de l'énoncé (récit, poème), la thématisation du temps dans l'énoncé, la perception du temps qu'ont les acteurs de celui-ci, le temps de renonciation, le sentiment ou la conception que le sujet de renonciation a du temps, autant de facettes de la question.

14. « Le mythe hésiodique des races », Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, pp. 42-79.

15. Voir, par exemple, Goldschmidt, V., «Temps historique et temps logique dans l'interprétation des systèmes philosophiques», Actes du xie Congrès international de philosophie, t. XII, 1953, repris dans Questions platoniciennes, Paris, 1970, pp. 1321 Google Scholar ; Le système stoïcien et l'idée de temps, Paris, 1979; Temps physique et temps tragique chez Aristote, (cf. note 13); ou encore J.-P. Vernant, notamment dans deux articles plus spécialement consacrés à la mémoire : « Aspects mythiques de la mémoire et du temps », Mythe et pensée chez les Grecs, pp. 80-107 ; « Le fleuve amélès et la mélètè thanatou», ibid., pp. 80-123. Toutefois, nombreux sont, disséminés dans l'œuvre de cet helléniste, les remarques ou développements consacrés au temps, thème sur lequel, par divers biais, il n'a cessé de revenir.

16. Op. cit., note 13, p. 281, n. 137.

17. Op. cit., note 4.

18. Voir « Le temps dans les formes archaïques du droit », Journal de psychologie normale et path. LUI, juillet-septembre 1956, pp. 379-406, repris dans Droit et institutions en Grèce antique, Paris, 1982 ; « La notion du jugement en droit grec », Droit et Société en Grèce ancienne, Paris, 1955, pp. 61-81.

19. Ce dernier trait intéresse au premier chef l'historiographie: le mot historia a la même rac:ne *wid que le verbe qui signifie « voir » (idein en grec, videre en latin).

20. République, I, 332c ss ; Éthique à Nicomaque, 1132b 21 ss.

21. Alors qu'il tente de faire la distinction entre le malheur (atychia) et l'injustice (adikia), l'auteur de la Bibliothèque historique déclare (XXVII, 18) : « Il y a une grande différence, selon moi, entre le malheur et l'injustice et l'on doit adopter face à chacun une conduite appropriée, cor ime il sied à des gens de bon conseil. Ainsi, un homme qui a trébuché sans avoir commis aucune fauve grave peut, avec justice (dikaios), trouver refuge dans la compassion qui revient à tous les infortunés. Mais celui qui a fait preuve d'une très grande cruauté (…) se place lui-même hors de portée d'une telle humanité (philanthropia). Car il est impossible que celui qui s'est montré cruel envers les autres puisse rencontrer la pitié quand, à son tour il lui arrive de trébucher ou que celui qui s'est efforcé de détruire la compassion des hommes puisse trouver refuge dans la clémence des autres. C'est justice, en effet, (dikaion gar estî) d'appliquer à chacun la loi (nomos) qu'il a établie pour d'autres».

22. Pour Hérodote, à l'époque des guerres médiques, emprunter des règles de conduite à d'autres peuples constitue un indice de perversité. Désormais, en effet, les Grecs regardent les Barbares comme des naïfs (I, 60) incapables de les instruire comme ils ont pu le faire dans le passé (II, 49, 50, 51, 58, 109, 167, 189; V, 56…), tandis que les Égyptiens, comme les Scythes refusent d'imiter I mœurs helléniques (II, 91 ; IV, 76). Dans l'ensemble bien cloisonné de la terre habitée, on ne s'cu,iinera donc pas que les Perses, ces fauteurs de guerre et de désordre, soient présentés comme le peuple « qui adopte le plus volontiers les usages étrangers » (I, 135).

23. C'est un des sens du débat qui oppose Cléon et Diodore à propos du sort qu'il convient de réserver aux Mytiléniens qui ont voulu échapper à l'emprise d'Athènes. Cléon prône le strict respect des nomoi (III, 37, 4) qu'il veut intangibles. Diodore, au contraire, montre qu'il faut faire preuve de prévoyance (III, 46, 5) dans la conduite des affaires de la cité afin d'éviter de réprimer au nom de la loi, ce qui s'avère finalement inefficace (III, 45, 3).

24. On peut interpréter ainsi l'aloge de Périclès (II, 65, 8-9), tout à fait incorruptible (adorotatos) et pourfendeur de la démesure (hybris), ainsi que la phrase fameuse par laquelle Thucydide caractérise le régime athénien lorsque celui-ci était aux affaires : « Sous le nom de démocratie, c'était en fait le premier citoyen qui gouvernait ».

25. Le différend des Thébains et des Platéens (III, 52-69) met en conflit ces deux formes du juste qui précisément devraient se compléter : les Thébains ont transgressé une loi des Grecs en attaquant les Platéens de nuit pendant une trêve sacrée : les Platéens ont prêté main forte à Athènes dans ses menées impérialistes contre les autres cités grecques.

26. Échanges offenses-réparations (Philippe V de Macédoine et les Étoliens, livre V, 9-11 ; châtiment de l'Égyptien Agathoclès XV, 25a-36).

27. XV, 20, 4-8.

28. I, 3, 6-7 et I, 4, 1.

29. Voir, par exemple, I, 14, 3 : Isis et Déméter « ont établi des lois (nomous) selon lesquelles les hommes se rendent justice ».

30. « Elle dispose ensemble, dans un rapport commun, l'ordonnance des astres qu'on voit et les natures des hommes, fait tourner continûment toute l'éternité, distribuant à chacun la part de destinée qui lui échoit » (I, 1, 3).

31. 1,2,7-8.

32. Ainsi, tout le récit du procès des stratèges des Arginuses (Helléniques I, 7, 5) et de la prise de pouvoir des Trente (Helléniques H, 3, 11), dresse la liste des irrégularités de procédure et des manoeuvres illégales qui ont mené à la condamnation des stratèges comme à l'instauration de la tyrannie et à la mort de Théramène.

33. V, 26-27 : «Toute la Grèce ou presque s'était trouvée rassemblée et affrontée : il n'y avait donc personne qui ne pensât que, s'il y avait une bataille, les vainqueurs seraient les maîtres et les vaincus deviendraient les sujets; néanmoins la divinité fit si bien les choses que chacun des deux partis éleva un trophée, comme s'il avait remporté la victoire, sans qu'aucun des deux empêchât ceux qui le dressaient ; que chacun rendit les morts après convention, comme s'il avait remporté la victoire, que chacun les reçut par convention comme s'il avait subi une défaite ; que, malgré la victoire que chacun prétendait avoir remporté, chacun ne fut visiblement ni plus riche en cités, ni en territoire, ni en autorité, qu'avant la bataille ; et l'incertitude et la confusion furent plus grandes après qu'avant dans toute la Grèce. Pour moi, mon œuvre s'arrêtera ici ; la suite un autre se chargera peut-être de la traiter ».

34. C'est le cas aussi chez Diodore(I, 1, 3).

35. Studi sulprocesso attico, p. 19 ss.

36. Le Contre Leptine emploie le verbe graphesthai.

37. Ce mot assimile les lois aux magistrats athéniens qui, tirés au sort ou élus, n'entraient en charge qu'après avoir été soumis à un examen. Mais, alors qu'auparavant la dokimasia était du ressort du Conseil, à partir du ive siècle, elle se déroule devant un tribunal et peut déboucher sur un véritable procès. Elle s'inscrit donc, elle aussi, dans une logique judiciaire.

38. Contre Timocrate, 149.

39. A. Steinwenter, Die Streibeendigung durch Urteil, Schiedsspruch und Vergleich nacft griechischen Rechte, Munich, 1925 (p. 207) ; Wolffnotamment, H. J. dans « Die Grundlagen des griechschen Vertragsrechts», Zeitscchrift der Savigny Stifung fur Rechtgeschichte 1A et Meyer-Laurin, A., dans un essai intitulé Gesetz und Billigkeit im attischen Prozess, Weimar, 1965 Google Scholar, se sont fait les tenants de cette position, face au concert des autres juristes parmi lesquels R. Hirzel(1900), P. Vinogradoff(1922), P. Stoffels(1934), E. Weiss(1923), U. E. Paoli(1933), L. Gernet(1955), J.W. Jones(1956), E. Ruschenbusch(1957), qui donnaient à la dikaiotate gnome un champ d'exercice beaucoup plus large. Pour un résumé des débats voir Biscardi, A., «La gnome dikaiotate et l'interprétation des lois en Grèce ancienne», Revue internationale des Droits de l'Antiquité (Rida) 17, 1970 Google Scholar et Meinecke, J., « Gesetzesinterpretation und Gesetzesanwendung im Attischen Zivilprozess», Rida, 18, 1971, pp. 275360.Google Scholar

40. Voir par exemple Polybe, I, 1,6; I, 35, 7 ; DiodoreI, 1, 4.

41. M. N. Tod, n° 191,1,85-90.

42. Quelques exemples : un décret honorifique émanant des clérouques de Salamine (131/130 av. J.-C.) justifie notamment les dispositions prises en faveur du gymnasiarque Théodotos fils d'Eustrophos en signalant qu'il a exercé sa charge « justement » (dikaios) et « selon les lois » (kata tous nomous), ce qui laisse à penser que les deux expressions ne se recouvrent pas et que la première renvoie à un au-delà de la législation, à un domaine plus large du juste (G. Dittenberger, Syll3 691, 1, 14 ss); voir aussi n°547 (décret postérieur à 211/210 av. J.C.), 1. 15 ss; O. Kern, I. Magn. 36 et Syl l3 559 (décret d'Ithaque, datant de 207/206 environ) 1. 35 ; décret des Halasarnitins (204/201 av. J.-C), Syl l3 1. 9 ss. etc.

43. Proposition de Dioclès, Contre Timocrate42: « …Les lois portées après Euclide, ou qui le seront à l'avenir, seront exécutoires à partir du jour où chacune aura été portée, sauf mention spéciale de la date d'entrée en vigueur. Le secrétaire du Conseil devra, dans un délai de trente jours, ajouter aux lois actuellement existantes ladite clause. Et à l'avenir, tout secrétaire insérera immédiatement dans le texte de chaque loi qu'elle est exécutoire du jour où elle a été portée ».

44. Contre Timocrate, 20.

45. Voir, par exemple un décret de Magnésie du Méandre postérieur à 129 avant J.-C, Syl l3 695, I. 95 ss, ou un décret des Amphictyon de Delphes aux alentours de 130 avant J.-C, Syl l3 692…

46. Contre Timocrate, 33.

47. Paragraphe, 29.

48. 111,82,2.

49. En matière de rapports « internationaux », ces normes sont rares.

50. Aristote, Politique, VII, 1326a 30 ss.

51. Démosthène, Contre Timocrate, 2.

52. Lycurgue, Contre Léocrate, 79-80.

53. Polybe, I, 4, 1: «…il faut, par moyen de l'histoire, concentrer dans une seule vue d'ensemble (Hypo mian synopsiri) pour les lecteurs le plan que la Fortune a appliqué pour la réalisation d'une série universelle d'événements ».

54. I, 1,3;I, 3, 6.

55. L'être de Parménide est l'illustration parfaite de celle-ci : il est « d'un seul tenant » (synechés) (Fragment 8, 6).