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Les Pratiques Familiales, le Droit et la Construction des Différences (15e-19e Siècles)

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Bernard Derouet*
Affiliation:
CNRS-Centre de Recherches Historiques

Extract

Confronté à l'étonnante variété des comportements familiaux et successoraux, l'historien de la société d'Ancien Régime est conduit à s'interroger sur la pertinence des découpages et des regroupements à partir desquels il peut en aborder la lecture1. Il résiste souvent mal à la tentation de la mettre directement en rapport avec l'existence d'un cadre juridique marqué, lui aussi, par l'importance de ses contrastes régionaux. De ces deux diversités, l'une serait-elle en définitive le miroir ou même le fondement de l'autre ? Tout en admettant bien que des énoncés juridiques ne peuvent être lus comme un compte rendu ethnographique, certains restent attachés à l'idée qu'entre le droit et les pratiques de transmission d'une région donnée il pouvait exister un lien étroit sur le plan des logiques profondes, dans la conception même des liens familiaux et du rapport au patrimoine.

Summary

Summary

Should one look to the regional diversity in private law under the Old Regime to explain the variety of family practices in France during this period? These two forms of diversity, however, cannot be entirely superimposed, nor do they correspond term for term. In reality, the difference between law and social practices cannot simply be understood in terms of respect for or transgression of specific norms, but in terms of the categories which the law uses to formalize these practices, make sense of them and confer upon them a certain legitimacy. Several examples show that certain kinds of law, with the same basic principles, were able to serve in cases of strikingly different family practices. The relationship between these two levels is less a problem of direct reflexion or influence but that of translation.

Type
Le Droit et les Pratiques Familiales, 14e-19e Siècles
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1997

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References

1. Ce texte a pour origine une communication présentée dans le cadre des deuxièmes Journées du Centre de Recherches Historiques (26 et 27 octobre 1995), consacrées au thème de la « classification ». C'est dans cette perspective que doit se comprendre l'angle sous lequel le sujet est abordé. Les contraintes éditoriales conduisent à réduire ici au minimum les références et la bibliographie, qui seront amplement développées dans une publication ultérieure.

2. Cf. en particulier J. Hilaire, La vie du droit, 1994.

3. C'est à partir d'une telle position qu'on a pu justifier par exemple une comparaison entre la carte des pratiques successorales des années 1980 et la carte coutumière des 15e-16e siècles, considérée comme un reflet acceptable des pratiques de l'époque (P. Lamaison, « La diversité des modes de transmission : une géographie tenace », Études rurales, 1988, n° 110, pp. 119- 175).

4. Cf. en particulier R. Filhol, Le premier président Christofle de Thou et la réformation des coutumes, 1937; Carbasse, J.-M., «Contribution à l'étude du processus coutumier: la coutume de droit privé jusqu'à la Révolution », Droits, 3, 1986, pp. 2537 Google Scholar ; Hilaire, J., « Coutumes rédigées et gens des champs (Angoumois, Aunis, Saintonge) », Revue historique de Droit français et étranger, 65(4), 1987, pp. 545573.Google Scholar Bien d'autres contributions pourraient également être ici mentionnées.

5. Yver, J., Essai de géographie coutumière. Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés, Paris, 1966.Google Scholar

6. Sur ce sujet, à partir des apports de la pratique notariale, voir notamment J. Hilaire, « Éternel problème et nouvelles données : la diversité coutumière et les libertés », Recueil de Mémoires et travaux publiés par la Société d'Histoire du droit des anciens pays de droit écrit, 1988, pp. 189-195.

7. En cette circonstance, le critère pris en considération comme source de droits est la qualité de descendant de la personne qui a introduit le bien dans la famille. Le terme de « lignage », en ancien droit français, a un sens différent de celui que lui donnent les anthropologues à propos des sociétés où domine un principe d'unifiliation.

8. Cependant la notion de « maison » s'avère également pertinente dans certains cas de pratiques qui, en combinant l'existence d'une pluralité d'héritiers à des formules d'indivision, (endent aussi à la perpétuation sur le long terme d'une entité patrimoniale et/ou résidentielle (cas de certaines communautés familiales).

9. Le groupe le plus important de coutumes préciputaires se situait en effet à proximité de la zone de droit écrit, dans les provinces du Centre et de l'Est (Marche, Auvergne, Berry. Bourbonnais, Nivernais, Bourgogne et une partie de la Lorraine).

10. Augustins, G., Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, 1989.Google Scholar

11. Voir notamment, outre les travaux de P. Ourliac, la synthèse de J. Poumarède, Les successions dans le Sud-Ouest de la France au Moyen Age, 1972.

12. Coutumes basques de la Navarre, de la Soute et du Lavedan, coutumes des Landes méridionales, Béarn, partie de la Bigorre.

13. Zink, A., L'héritier de la maison. Géographie coutumière du Sud-Ouest de la France sous l'Ancien Régime, Paris, 1993.Google Scholar

14. A. Zink, op. cit., a particulièrement bien souligné cette distinction essentielle.

15. Sur le rôle qu'a joué la maxime coutumière d'instantanéité et d'automaticité de la succession (” Le mort saisit le vif ») pour la consolidation de la continuité dynastique et une conception de moins en moins « patrimoniale » de la fonction royale, cf. J. Krynen, L'empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIIF-XY siècle, 1993, pp. 125-160.

16. De ce point de vue, on soulignera bien sûr l'étonnant paradoxe qu'a constitué l'usage des substitutions fidéicommissaires : issues de la réutilisation de techniques romaines, actes de liberté et de volonté qui témoignaient plus que tout autre du pouvoir de l'individu sur ses biens, leur effet était inversement, pour les personnes à qui l'une après l'autre étaient transmis ces biens grevés de restitution, de les assujettir entièrement au respect d'une véritable loi de succession ; celle-ci, en immobilisant complètement un patrimoine ainsi transformé en bien de quasi-mainmorte, l'institutionnalisait et lui faisait perdre tous les caractères dont il jouissait en principe à l'intérieur du droit privé.

17. Cf. Goody, J., Production and Reproduction. A Comparative Study of the Domestic Domain, Cambridge, 1976.Google Scholar A l'intérieur de la perspective adoptée par Goody, qui oppose les sociétés lignagères de type africain et les sociétés euro-asiatiques sur la base d'un contraste entre unifiliation et bilatéralité, il est impossible de rendre compte des systèmes à maisons, qui se sont pourtant largement développés dans l'Europe médiévale et moderne. Pour les caractériser, les notions de diverging dévolution et de bilatéralité sont en fait inadéquates, parce que de tels systèmes sont au contraire fondés sur un principe de transmission « d'un seul côté », mais sans que cette notion de « côté » renvoie en l'occurrence à une question de filiation, de transmission à l'intérieur d'une seule ligne de la parenté. C'est pourquoi il serait plus pertinent de les définir au moyen d'un concept qui pourrait être celui d'uni-latéralité : il présenterait au moins l'avantage de permettre d'échapper aux ambiguïtés et à la fausse symétrie de l'alternative entre umfiliation et bilatéralité — une dichotomie à l'intérieur de laquelle les systèmes à maisons ne réussissent pas à trouver leur place (sur ce sujet, cf. B. Derouet, « Dot et héritage : les enjeux de la chronologie de la transmission », dans Hommages à E. Le Roy Ladurie, 1997).

18. Ce chevauchement de deux problématiques n'était certes pas sans raison à l'intérieur de la démarche d'Yver. En fait, la question de la dot-exclusion était moins évoquée pour ellemême que parce qu'elle offrait un angle à partir duquel il était possible de rendre compte de la genèse du groupe des coutumes d'option-rapport, qui se comprennent comme une voie de conciliation entre les solutions d'exclusion et celles de rapport obligatoire.

19. Ainsi maintes régions du nord de la France, qui sur la carte de Jean Yver apparaissent comme relevant d'un vaste « groupe préciputaire du nord », ne semblent pas du point de vue des pratiques de transmission paysannes avoir adopté des solutions radicalement différentes de celles que l'on observait, par exemple, dans l'ensemble du Bassin parisien.

20. Il est question ici bien sûr des successions roturières, le problème s'étant posé différemment pour le préciput de l'aîné dans les successions nobles.

21. Je remercie Francine Rolley de m'autoriser à faire ainsi état de ses recherches en cours. Il faut souligner que ces pratiques contrastées prenaient place dans le cadre d'une seule et même coutume, celle de Bourgogne.

22. Il s'agissait notamment de régions occidentales de la province (actuel département de la Haute-Saône), qui pourtant relevaient de la même coutume.

23. Sans cela, la question du rapport (de l'avantage) n'aurait pas eu un caractère aussi ubsolument central dans la réflexion sur la compatibilité des qualités d'héritier et de donataire. Tout laisse penser que l'autre sorte de cumul possible — celui associant un legs testamentaire à une part dans le partage — fut une solution admise plus tardivement, et en tout cas ne fut pas directement à l'origine de l'émergence juridique de la notion de préciput.

24. On sait qu'elle est calculée comme une proportion de ce que l'enfant aurait reçu ab intestat.

25. Certes la formule ne doit pas être prise au sens strict, puisque le futur successeur reçoit. à l'occasion notamment de son mariage, la garantie d'être plus tard le repreneur de la maison. Mais le plus souvent cette donation concerne l'avenir, avec réserve d'usufruit pour les parents. et ne constitue pas l'équivalent d'une délivrance de biens comparable à la dot que reçoivent les non-successeurs.

26. L'enfant qui sortait de ce cercle de la patria potestas, soit pour tomber sous la puissance d'une autre personne (ainsi la femme mariée cum manu), soit par l'émancipation, perdait cette qualité et devenait comme « étranger » à son père à l'égard de la « parenté civile » ; inversement de tels droits pouvaient s'acquérir, hors de tout lien de filiation au sens biologique, grâce à l'adoption et à l'adrogation, dont les effets étaient ceux d'une entrée à l'intérieur de la puissance du père, avec les droits successoraux qui accompagnaient logiquement cette position.

27. Gaius, 2, 157 : Sed sui quidem heredes ideo appellantur, quia domestici heredes surit et vivo quoque pâtre quodammodo domini existimantur. Dans le même sens, Paul, D., 28, 2, De lib. et post., 11 : In suis heredibus evidentius apparet continuationem dominii eo rem perducere, ut nulla videatur hereditas fuisse, quasi olim hi domini essent, qui etiam vivo pâtre quodammodo domini existimantur (…) Itaque post mortem pat ris non hereditatem percipere videntur, sed magis liberam bonorum administrationem consequuntur.

28. L'habitation sous un même toit (la corésidence) a bien sûr joué un rôle d'identification essentiel, mais il faut rester conscient que l'importance qu'on lui a donnée au Moyen Age et au début de l'époque moderne tient aussi surtout à ce que ce critère, qui se prêtait à des constatations faciles, a pu être utilisé comme marqueur et même comme preuve pour présumer l'existence de liens contractuels, à l'intérieur d'un système juridique qui ne pouvait pas s'appuyer sur des formes écrites de l'engagement, absentes des sociétés paysannes de cette époque. C'est toute la question de la « taisibilité » des anciennes communautés tacites, à laquelle l'ordonnance de Moulins en 1566 portera un premier coup.

29. Pour la zadruga, cf. Demelic, Fedor, Le droit coutumier des Slaves méridionaux…, Paris, 1876, p. 133 Google Scholar ; Sicard, Emile, La zadruga sud-slave dans l'évolution du groupe domestique, Paris, 1943, pp. 106110 Google Scholar et 129-132.

30. Par ailleurs il ne faut pas oublier que l'héritage juridique romain recueilli ou retrouve était celui de la période justinienne, et que par rapport aux époques archaïque et classique ce droit avait subi nombre de transformations, qui témoignaient de changements sensibles dans les conceptions de la parenté, de la famille et de la transmission (comme l'atténuation des effets de la puissance paternelle, l'égalité successorale ab intestat établie par la Novelle 118, ou l'introduction de la notion de légitime, qui limitait la possibilité de priver un enfant de droits conçus à présent comme lui appartenant par sa naissance, c'est-à-dire par « nature »).