Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
Les aveux de Rousseau sur la pratique de la masturbation frappent par leur discrétion. Jacques Derrida a analysé ce que ce « dangereux supplément » représente pour Rousseau, dans la chaîne des actes ou des choses qui suppléent à une absence originaire, à un manque inscrit dans la nature. Mais il n'a pu le faire qu'en rassemblant un petit nombre de textes épars et souvent très brefs, et en rapprochant ensuite l'emploi qui y est fait du mot « supplément » des autres emplois de ce mot dans l'oeuvre de Rousseau : lui-même supplée ainsi à un manque évident dans l'oeuvre autobiographique. Dans les Confessions, Rousseau garde une attitude allusive et fuyante, qui semble en contradiction à la fois avec le courage, presque la provocation, mise en oeuvre dans les autres aveux sexuels, mais aussi avec l'importance dramatique que lui-même accorde à cette funeste habitude dans les textes non autobiographiques.
1. Dans une précédente étude (” La punition des enfants », Littérature, 1973, n° 10), j'ai analysé les aveux de Rousseau touchant sa perversion masochiste. Pour le texte des Confessions les références sont celles de l'édition des OEuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade (t. I, 1959).
2. Derrida, Jacques, De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, pp. 203–234.Google Scholar
3. Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, pp. 662-663.
4. Ibid., t. II, pp. 236-237 (La Nouvelle Héloïse, Seconde partie, lettre XV). Cf. aussi la note de Bernard Guyon sur ce passage pp. 1481-1482, et, portant non sur le point particulier de la masturbation mais sur le problème plus général de la chasteté, la lettre VI de la Sixième partie, pp. 664 ss.
5. Jacques Derrida, op. cit., p. 220.
6. Dans ses lettres des années 1770-1772 Rousseau emploie en général la formule discrète « des vices qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi » (Lettre à M. de Saint-Germain, 26 février 1770), formule reprise dans les Dialogues (Pléiade, t. I, p. 855). Le passage des Dialogues (p. 822) cité par les éditeurs du tome I de la Pléiade, p. 1282, ne se rapporte pas à la masturbation, mais à la rêverie. C'est seulement en coupant la phrase et en ajoutant des points de suspension qu'ils ont pu la faire se rapporter à la masturbation : ils ont naturellement raison de souligner la ressemblance, mais tort de faire prendre en charge l'aveu par Rousseau lui-même.
7. Van Ussel, Jos, Histoire de la répression sexuelle, Laffont, 1972, pp. 191–232.Google Scholar
8. J. L. Flandrin, « Mariage tardif et vie sexuelle », Annales E.S.C., 1972, n° 6.
9. Cf. la bibliographie dressée par Jos Van Ussel, op. cit., pp. 335-337.
10. La dernière édition date de 1905, chez Garnier, mais d'autres ouvrages analogues ont pris le relais, comme Le Vice solitaire, du Dr Surbled (1905, réédité en 1929 et en 1935).
11. Tissot, OEuvres complètes, publiées par le Dr Halle, Paris, 1809, p. 496.
12. Julien Blanc, Seule la Vie, I, Confusion des peines, Éditions du Pré-aux-Clercs, 1947, pp. 56-58. Voir aussi sur ce sujet Jos Van Ussel, op. cit., pp. 227-228.
13. Céline, Voyage au bout de la nuit, Livre de Poche, 1952, p. 245.
14. Roger Nimier, Les Épies, Livre de Poche, 1967, pp. 9-10. Dans un registre non littéraire, cf. témoignages analogues dans les récits recueillis par Roger-Pol Droit et Antoine Gallien, La Réalité sexuelle, Laffont, 1974 (p. 94, sur la terreur semée par le Larousse médical).
15. Tissot, L'Onanisme, Lausanne, 1760, pp. 101-102.
16. Ibid., pp. 190-191.
17. Diderot, Le Rêve de d'Alembert, Éditions Sociales, 1962, pp. 96-99.
18. Serge Lebovici et Michel Soulé, La Connaissance de l'enfant par la psychanalyse, P.U.F., 1970, p. 472. Pour avoir une idée des différentes attitudes des psychologues et pédagogues actuels sur ce problème, voir, du côté des psychanalystes, dans l'ouvrage mentionné ci-dessus pp. 471-486 ; du côté des pédagogues chrétiens, l'attitude sévère de Maxime Petitmangin (La Masturbation, études clinique, morale, pastorale, Éditions du Levain, 1967), ou l'attitude ouverte d'André Alsteens (La Masturbation chez l'adolescent, les données psychologiques du problème et ses implications pédagogiques et psychothérapiques, Desclée de Brouwer, Bibliothèque d'études psycho-religieuses, 1967, ouvrage bien documenté qui comporte une importante bibliographie pp. 213-225) ; et du côté du Planning familial, Jean-René Verdier, L'Onanisme ou le droit au plaisir, Balland, Bibliothèque du Planning familial, 1973.
19. Jos Van Ussel, op. cit., p. 191.
20. Sartre, Jean-Paul, Saint Genêt, comédien et martyr, Gallimard, 1952, p. 212.Google Scholar
21. Les aveux de Gide sur le problème de la masturbation sont aussi fuyants et honteux que ceux de Rousseau. Cf. sur ce point mon essai, Exercices d'ambiguïté, lectures de « Si le grain ne meurt », Lettres modernes, 1974, p. 28.
22. Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse, Pierre Belfond, 1972.
23. En 1972, dans le cadre d'un colloque sur Artaud, Pierre Guyotat fit publiquement le récit lyrique et minutieux du rituel qui présidait à ses masturbations d'adolescent. Le public du colloque, provoqué par ce récit autobiographique qui n'avait rien d'un « aveu » honteux, semble avoir eu une réaction plutôt houleuse (” Langage du corps », dans Artaud, colloque de Cerizy dirigé par Philippe Sollers, collection 10 × 18, 1973, pp. 163-181).
24. Sur l'état actuel des moeurs et des mentalités, voir le Rapport Simon sur le comportement sexuel des Français, P. Charron et R. Julliard, 1972, ou les témoignages recueillis par Roger-Pol Droit et Antoine Gallien, La Réalité sexuelle, Lafîont, 1974.
25. Les théories de Bekker étaient connues en France bien aVant le livre de Tissot. Cf. l'article « Mastupratio » du Dictionnaire universel de médecine de James, traduit en 1747 par Diderot, Eidous et Toussaint.
26. Correspondance complète de J.-J. Rousseau, édition critique de R. A. Leigh, t. XI, 1970, lettre n° 1966.
27. Ibid., t. XII, lettre n° 2022.
28. Starobinski, Jean, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, Gallimard, 1971, pp. 430–444.Google Scholar
29. Cf. Jean Starobinski, L'Œil Vivant, Gallimard, 1961, p. 119.
30. Ibid. p. 117.