En 2018-2019, la médiatisation des cahiers de doléances dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes est entrée en résonance avec tout un champ d’étude qui, depuis une vingtaine d’années, étudie le rôle des requêtes et complaintes dans les rapports entre gouvernants et gouvernés, la prise de décision politique, de même que la formation de l’opinion publiqueFootnote 1. S’inscrivant pleinement dans ces débats, le livre de Julien Fretel et Michel Offerlé propose d’étudier une forme particulière d’interpellation du pouvoir, qui n’avait jusqu’ici guère suscité l’intérêt de la recherche en sciences sociales : le courrier présidentiel. Chaque année, en effet, des milliers de lettres et courriels sont adressés au président de la République par des Français qui lui réclament son aide ou cherchent à lui faire connaître leur opinion. Le Service de la correspondance présidentielle (SCP), devenu sous Emmanuel Macron le Service de la communication directe (SCD), est chargé de réceptionner et trier cet abondant courrier avant d’y apporter une réponse et, le cas échéant, réorienter la demande vers les services compétents (préfecture, gendarmerie, services sociaux, etc.). À partir de ce matériau d’une très grande richesse,
J. Fretel et M. Offerlé proposent de mener une enquête, au croisement de la sociologie et des sciences politiques, sur les façons dont les Français écrivent à leur président et sur les formes de politisation que traduisent ces pratiques d’écriture. Il s’agit aussi, au travers de l’analyse de ce courrier, d’« interroger l’institution présidentielle, donc la représentation du pouvoir et les formes de son incarnation » (p. 15).
Pour mener à bien ce programme de recherche, les deux chercheurs ont d’abord dû se confronter à une masse documentaire considérable. Leur étude repose principalement sur l’analyse d’une dizaine de milliers de lettres adressées à François Hollande durant sa présidence, sélectionnées parmi les plus de 800 000 reçues et que les auteurs ont pu consulter en se rendant directement au SCP durant les derniers mois du quinquennat. S’ajoutent une consultation beaucoup plus ponctuelle du courrier de Nicolas Sarkozy et d’Emmanuel Macron ainsi que plusieurs entretiens menés avec des anciens chefs du service du courrier, quelques auteurs de lettres et deux anciens présidents (N. Sarkozy et F. Hollande).
Conscients des lacunes inévitables de ce corpus abondant mais sélectionné au gré des circonstances, les auteurs reconnaissent volontiers les « bricolages contraints » (p. 27) de leur enquête. Celle-ci a connu de multiples obstacles et restrictions, avec entre autres les risques d’attentat, la crise du Covid-19 ou bien encore l’inaccessibilité temporaire du courrier de Jacques Chirac en raison de son transfert et reclassement aux archives. Ce sont là des circonstances incontrôlables avec lesquelles il faut inévitablement composer. Plus surprenante en revanche est cette explication des auteurs qui racontent avoir peiné à accéder à la correspondance de N. Sarkozy : visiblement peu habitués à « la difficulté de travailler aux Archives nationales » (sic), ils s’étonnent des erreurs occasionnelles dans la communication de certains cartons d’archives, de l’interdiction de photographier le courrier presidential – restriction courante pour les archives publiques de moins de 50 ans touchant à la vie privée –, et même de « l’utilisation, aux heures de pointe, de la ligne de métro Châtillon-Saint-Denis » (p. 19). Les chercheuses et chercheurs familiers des aléas du travail en archives apprécieront!
De ces contraintes dans la collecte des données résulte la décision des auteurs de privilégier avant tout l’analyse qualitative de leur corpus car, écrivent-ils, « toute tentative d’objectivation statistique était vouée à produire des artefacts» (p. 25). S’il s’agit là d’un choix méthodologique parfaitement défendable, nous verrons qu’il n’est pas sans limites, qui amènent parfois à regretter que les auteurs n’aient pas eu davantage recours au quantitatif, quand bien même celui-ci porterait sur un ensemble documentaire épars – problème auquel les historiennes et historiens travaillant sur des sources parcellaires sont souvent confrontés.
Après un chapitre dressant un bref historique du fonctionnement du service du courrier présidentiel depuis sa création en 1959, la première partie du livre porte sur les lettres et ce qu’elles nous disent de leurs auteurs et autrices, notamment concernant leur motivation et leurs représentations politiques. Comme nous l’expliquent J. Fretel et M. Offerlé, le courrier présidentiel est classé par les agents du SCP selon trois catégories : le « courrier réservé », émanant de personnalités connues (grands patrons, politiques, journalistes, etc.) ; le courrier d’opinion, qui vise avant tout à exprimer un avis ; et enfin les requêtes qui formulent une demande au président (telle que son assistance pour trouver un travail, bénéficier d’une réduction d’impôt, ou résoudre un dossier de surendettement).
S’appuyant sur la riche littérature relative aux requêtes et plus largement aux écritures ordinaires, J. Fretel et M. Offerlé mettent en évidence la grande variété des « ficelles rhétoriques » (p. 138) employées par les scripteurs, soulignant au passage un paradoxe certain du fonctionnement du courrier présidentiel : étant donné que le SCP ne met à disposition des citoyens ni manuel ni formulaire type, les scripteurs peuvent laisser libre cours à leur imagination lorsqu’ils s’adressent au chef de l’État. Certains manient savamment les formules de politesse, tandis que d’autres profitent de cet espace de liberté pour interpeller moins formellement le président, y compris au travers d’insultes plus ou moins en lien avec l’actualité (à l’exemple du « Casse-toi, pauv’ con » de N. Sarkozy, repris par certains scripteurs à son égard).
Or, malgré cette très grande liberté de ton, les quelques « belles lettres » susceptibles d’être sélectionnées par des agents du SCP pour être transmises au président obéissent en réalité à des codes bien établis: dactylographiées, elles doivent être d’une forme et d’un style irréprochable, dépourvues d’insultes et éventuellement porteuses d’une certaine charge émotionnelle. Cette sélection, comme l’expliquent plus loin dans le livre les auteurs, favorise naturellement les scripteurs « disposant d’un niveau de maîtrise de la langue qui les place objectivement parmi les populations dotées d’un capital culturel relativement important » (p. 193), sans que le critère soit pour autant strictement formalisé.
Certaines tendances ou stratégies d’écriture se dégagent clairement de la masse du courrier présidentiel, à l’instar de ces lettres écrites par des scripteurs qui se décrivent comme des « Français moyens », des socialistes déçus du hollandisme, ou bien encore des « sans-dents » – reprenant à leur compte une expression employée par F. Hollande pour marquer leur opposition à celui-ci. La description de soi, un élément essentiel du geste d’écrire au président, conduit les Français à produire des discours plus ou moins conscients sur eux-mêmes afin de maximiser leurs chances d’attirer l’attention du chef de l’État – ce que les auteurs appellent des « identités stratégiques » (p. 84).
Ce faisant, comme le relèvent J. Fretel et M. Offerlé, le fait d’écrire au président pour lui transmettre son opinion ou lui demander de l’aide traduit aussi une forme de respect pour sa fonction. Même les lettres les plus véhémentes ne remettent pas en question l’institution présidentielle mais celui qui en assure la charge, exprimant ainsi leur vision de ce que devrait être ou faire le chef de l’État. Ce constat, au travers du geste épistolaire, d’une reconnaissance implicite de la légitimité du pouvoir, combinée à la production d’un discours de soi sur soi, rejoint largement les observations de la littérature consacrée aux requêtes quant aux processus de « subjectivation » et d’« assujettissement » des requérants vis-à-vis de l’autorité à laquelle ils s’adressentFootnote 2, en particulier lorsque celle-ci occupe les plus hautes fonctions.
La seconde partie du livre, qui relève davantage d’une sociologie des institutions, porte sur le fonctionnement du service du courrier présidentiel et sur son utilisation par les occupants successifs de l’Élysée. Ainsi, si F. Hollande affirme en entretien n’avoir jamais pris de décision politique en fonction de ce que lui écrivaient les Français, le courrier présidentiel constitue pour lui une façon de rester en contact avec ses concitoyens et de se faire une idée de leur opinion – là où N. Sarkozy avait plutôt recours aux sondages. Il en résulte une innovation importante sous le président socialiste : la création d’un « Bureau d’analyse » chargé de collecter des données et d’établir des statistiques sur l’état de l’opinion publique à partir du courrier présidentiel.
Ce sont largement sur ces chiffres que J. Fretel et M. Offerlé se basent pour avoir un aperçu général du contenu du courrier présidentiel, au risque, comme ils le soulignent, de demeurer à la merci des méthodes de classement et de catégorisation employées par les agents. Les auteurs relèvent par exemple cette tendance du Bureau d’analyse, sous F. Hollande, à établir des notes de synthèse en ne tenant compte que du courrier d’opinion, et donc en ignorant volontairement les requêtes, au motif que les demandes directes des citoyens n’exprimeraient pas d’opinion politique – une aberration aux yeux des sciences sociales, évidemment. Malgré ces mises en garde méthodologiques, on peut néanmoins regretter que les auteurs n’approfondissent pas davantage la critique des chiffres produits par le SCP, par exemple lorsqu’ils reproduisent, sans guère les commenter, deux graphiques élaborés par les agents du service.
Si compter l’opinion fait partie des nouvelles attributions du SCP depuis le quinquennat de F. Hollande, la mission première du « guichet de l’Élysée » reste de réceptionner le courrier adressé au chef de l’État et d’y apporter une réponse écrite. Chacune de ces lettres de réponse est rédigée, selon des protocoles préétablis, par un agent du SCP en fonction des compétences et des centres d’intérêt de ce dernier, mais aussi de l’idée qu’il se fait de la politique et de la personnalité du président. Conscients de la charge symbolique qu’une telle lettre de réponse peut porter, les agents se montrent particulièrement attentifs à éviter que la parole du chef de l’État ne puisse ensuite être instrumentalisée politiquement, médiatiquement ou même commercialement par le destinataire, ce qui pourrait nuire à l’image présidentielle.
Comme le montrent J. Fretel et M. Offerlé, cette vision du SCP comme institution chargée de protéger la personne du président contre les aléas de l’opinion se joue aussi dans la sélection du courrier qui est présentée au chef de l’État. Les « belles lettres » qui sont transmises au président – faisant l’objet de débats passionnés entre agents, désireux chacun de défendre « leur » lettre – ne peuvent jamais être trop véhémentes, ni même difficiles à lire. Ainsi, tout comme les chiffres produits par le Bureau d’analyse relèvent d’une forme de « fabrique de l’opinion épistolaire » (p. 180), le filtre opéré dans la sélection du courrier au président ne donne à ce dernier qu’une image très limitée de la réalité des centaines de lettres reçues quotidiennement.
Le dernier chapitre du livre revient sur les réformes du service du courrier mises en place durant le premier quinquennat d’E. Macron, et visiblement inspirées des pratiques étasuniennes, telles que l’introduction des big data et de l’intelligence artificielle. Mais l’innovation la plus importante est sans conteste ce changement de paradigme dans le traitement du courrier des Français, qui est désormais enrôlé au service de la communication présidentielle.
Pour les auteurs, ces bouleversements s’expliquent, d’une part, par l’échec du gouvernement français à prévoir la crise des Gilets jaunes et donc à saisir convenablement l’opinion et, d’autre part, par la particularité de la trajectoire politique d’E. Macron. Contrairement à F. Hollande ou à N. Sarkozy, le locataire actuel de l’Élysée n’a jamais été l’élu d’une quelconque circonscription et, malgré ses origines provinciales, a toujours travaillé dans un cadre parisien. De la même manière, son parti, La République en marche (LREM, aujourd’hui Renaissance), dont les membres sont pour la plupart issus du secteur privé, n’est jamais parvenu à un ancrage territorial local. De ce qui est perçu comme un manque de contact avec la population résulte l’intérêt d’E. Macron pour le courrier présidentiel, afin de mieux apprendre à connaître ses concitoyens et leurs aspirations.
Plus encore, le chef de l’État semble régulièrement appuyer sa communication sur le courrier présidentiel, voire adosser certaines décisions politiques aux lettres qui lui sont adressées – à l’exemple de cette annonce, en mars 2021, des repas universitaires à 1 euro et du retour à un jour d’enseignement présentiel par semaine dans le contexte de la crise du Covid-19, qui fait suite à une lettre ouverte très médiatisée adressée au président par une étudiante sur Facebook. J. Fretel et M. Offerlé voient dans cette nouvelle utilisation du courrier présidentiel un avatar de la gouvernance macroniste, qui cherche à établir une sorte de dialogue direct avec les Français en sapant les corps intermédiaires tout en maintenant un cadre très hiérarchisé qui place la fonction présidentielle en situation de majesté. Ainsi, pour résumer, les lettres adressées au président seraient mises au service d’une vision quasi monarchiste d’une présidence jupitérienne – ce que rappelle d’ailleurs une citation d’E. Macron en ouverture des conclusions de l’ouvrage.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que met en évidence le livre de J. Fretel et M. Offerlé. Au travers du courrier adressé au chef de l’État, il apparaît que la fonction présidentielle « [est] d’autant plus sollicitée qu’on lui prête un pouvoir exorbitant » (p. 296), celle d’un « juge suprême institutionnel » (p. 125). En pratique, elle est pourtant souvent incapable, en vertu de la séparation des pouvoirs, de répondre à la plupart des demandes d’interventions qui lui sont adressées. Héritage d’un imaginaire monarchiste hantant le régime de la Ve République ?
Pour les historiens et historiennes de l’Ancien Régime, les caractéristiques et le contenu du courrier présidentiel rappellent assurément les suppliques adressées au roi de France aux époques médiévale et moderne. On pourrait s’interroger par exemple sur la recherche, chez de nombreux scripteurs, de l’assistance du président comme dernier recours face à la pauvreté, sorte de survivance de l’idéal de la caritas des monarques médiévauxFootnote 3. Conscients de cet héritage – ou, à tout le moins, apparentement – historique, J. Fretel et M. Offerlé esquissent un bref rapprochement entre les lettres adressées au président et les placets destinés à Louis XIV, mais il y a assurément matière à pousser plus avant la comparaison. Le livre d’Yves-Marie Bercé, qui vise justement à étudier, sur la longue durée, les fonctions et caractéristiques des requêtes, aurait d’ailleurs été ici d’une aide précieuseFootnote 4.
Un autre point qu’il nous semble intéressant de soulever est celui du rôle du courrier présidentiel dans l’établissement d’un lien – imaginaire – entre les Français et le chef de l’État. On apprend au deuxième chapitre qu’environ 38 % des lettres tirées d’un échantillon d’octobre 2013 analysé par les auteurs sont écrites par des individus résidant dans des villes de 3 à 10000 habitants. Nous n’en saurons pas beaucoup plus sur ces données démographiques, mais comme le souligne un ancien conseiller de F. Hollande interrogé par les auteurs, « la plupart des courriers des particuliers venaient souvent de portions du pays assez peu représentées par les institutions politiques classiques et assez peu présentes dans les médias» (p. 199). Plus loin dans le livre, J. Fretel et M. Offerlé paraphrasent des propos tenus par M. Sarkozy lors d’un entretien avec eux : « ce que les gens qui écrivent souhaitent n’est pas qu’on règle leur problème mais qu’on les écoute et leur réponde » (p. 222). Cette affirmation est d’autant plus intéressante qu’elle offre peut-être une autre clef de compréhension sur la signification du geste d’écrire au président comme moyen d’affirmation de soi pour des scripteurs en détresse, se sentant invisibles aux yeux des médias et du monde politique, et qui interpellent le chef de l’État pour mieux lui signaler leur propre existence.
En guise de conclusion, ces quelques remarques soulignent bien l’intérêt et le caractère très stimulant de l’ouvrage de J. Fretel et M. Offerlé, par ailleurs très bien écrit et fort agréable à lire. Les résultats de cette première enquête sur le guichet de l’Élysée invitent à prolonger les discussions, notamment sur le plan de la comparaison avec d’autres époques et d’autres espaces géographiques. Incontestablement, le courrier présidentiel constitue une source inestimable pour la recherche en sciences humaines et sociales, et on ne peut que souhaiter que de nouveaux travaux s’en saisissent à l’avenir.