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Enrica Asquer et Lucia Ceci (dir.) Scrivere alle autorità. Suppliche, petizioni, appelli, richieste di deroga in età contemporanea Rome, Viella, 2021, 210 p.

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Enrica Asquer et Lucia Ceci (dir.) Scrivere alle autorità. Suppliche, petizioni, appelli, richieste di deroga in età contemporanea Rome, Viella, 2021, 210 p.

Published online by Cambridge University Press:  20 September 2024

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Abstract

Type
Doléances : de la Révolution aux Gilets jaunes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Le livre dirigé par Enrica Asquer et Lucia Ceci énonce explicitement, dès son titre, son objet et son époque. Mais cette clarté n’est qu’apparente : tant l’objet que la chronologie s’avèrent en réalité immédiatement problématiques. Les sept essais rassemblés dans le volume couvrent des thèmes et des périodes historiques très disparates. Dans chacun d’eux, la nature formelle de la « supplique » (demandes, pétitions, recours, etc.), l’émetteur (individus, groupes, individus représentant des groupes, etc.) et le destinataire (souverain, administration publique, dirigeants politiques, etc.) varient. Le premier essai – de Simona Cerutti – est consacré à une analyse des suppliques individuelles envoyées au souverain de l’État savoyard au xviiie siècle. La recherche de Claire Zalc porte sur les recours administratifs des familles juives contestant les procédures de dénaturalisation pendant le régime de Vichy. Le troisième essai, signé par E. Asquer, propose une enquête comparative entre la France de Vichy et l’Italie fasciste en se concentrant sur les suppliques et les demandes de dérogation à la législation antisémite. Alain Blum et Emilia Koustova s’attachent quant à eux à l’examen et à l’interprétation des milliers de lettres envoyées par les déportés lituaniens et ukrainiens aux autorités soviétiques avant et après la mort de Staline en 1953. Simeone Del Prete se penche sur les lettres reçues par Palmiro Togliatti – secrétaire du Parti communiste italien – de certains anciens partisans faisant l’objet, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1950, de procédures pénales pour des épisodes de justice sommaire remontant à la période de la libération et de l’immédiat après-guerre. Le sixième essai, écrit cette fois-ci non par une historienne mais par la sociologue Emilia Schijman, analyse un corpus de lettres adressées au président de la République française entre 2013 et 2017 et s’intéresse autant à la qualité des demandes et des demandeurs qu’à la structure administrative chargée de répondre, éclairant ainsi une économie morale contemporaine spécifique et très peu connue. Enfin, l’essai de Silvia Haia Antonucci illustre, sur une large période chronologique (1582-1891), le fonds « suppliques » présent dans les Archives historiques de la communauté juive de Rome.

Plutôt que de discuter un par un les sept essais qui composent ce volume, je propose d’aborder – du point de vue de la philosophie et de l’histoire du droit – quatre questions qui me semblent communes à des recherches souvent très différentes en termes de méthodologie, de cadres épistémologiques et de chronologie, soit la comparaison, l’économie du pouvoir, la théorie politique et l’historiographie.

Revenons d’abord sur l’apparente évidence d’un objet au caractère intrinsèquement problématique. E. Asquer et L. Ceci s’efforcent, dans la brève mais dense introduction qui ouvre le volume, d’offrir une définition aussi synthétique et neutre que possible de leur objet d’étude : « l’écriture d’appels aux autorités » (p. 8). Le point de départ est le constat que ce type de source fait aujourd’hui l’objet d’une attention renouvelée sur des arcs temporels très étendus. L’hypothèse soutenue par les historiennes est qu’un éclairage résolument contemporain peut se révéler un excellent antidote à deux tentations connexes souvent rencontrées dans le traitement de telles sources : l’anachronisme et la moralisation. D’une part, une sorte de schéma évolutionniste implicite, si ce n’est purement téléologique, aurait dominé dans l’historiographie, inscrivant l’appel à l’autorité dans un processus de rationalisation et de « démocratisation » progressive de la relation entre gouvernants et gouvernés. La supplique représenterait le vestige d’une manière de revendiquer des droits inscrits dans la rhétorique de la déférence et du privilège, battue en brèche par la représentation moderne. D’autre part, la position rhétorique des autrices et des auteurs de ces appels – apparemment « minorisée » par rapport à l’éminence de l’autorité à laquelle elles et ils s’adressent – a principalement été analysée dans une perspective moralisatrice soit pour répéter une histoire romantique des classes populaires, soit pour étayer la sempiternelle histoire d’un pouvoir occulte et omniprésent capable de transformer en technologies disciplinaires les concessions apparentes accordées au « bas » de la société. Ces deux positions constituent les principales cibles des essais rassemblés ici.

Le mouvement théorique fondamental qui permet d’aborder sur de nouvelles bases la discussion autour des suppliques et des appels aux autorités consiste à prendre au sérieux leur « forme ». Un « type », pourrait-on dire en insistant sur le processus d’abstraction de cette pratique d’action par l’écriture, capable de neutraliser une série importante de contradictions dialectiques pourtant fortement ancrées dans l’historiographie précédente : communication/négociation ; agentivité/discipline ; privilèges/droits ; etc. Au contraire, les essais tentent de montrer comment le caractère opératoire de cette « forme » de contact entre gouvernants et gouvernés est à la fois la condition et l’effet d’une économie du pouvoir différente – ce que nous pourrions appeler « gouvernement». À rebours de l’image typique du pouvoir souverain pyramidal, avec au sommet le prince et à la base les sujets, gouverné par des mouvements à la fois descendants – le commandement – et ascendants – la demande de protection –, la forme-supplique se présente plutôt comme une ellipse. Gouvernants et gouvernés en sont les foyers : à des distances variables et non sans une asymétrie significative dans les ressources et les équipements, ils entretiennent cependant une réciprocité mutuelle. L’appel implique donc autant les gouvernants que les gouvernés et complexifie la scène de leur communication. Cette dernière perd les caractéristiques de l’univocité et de l’unilatéralité dictées par les grammaires de l’obligation ou – dans les cas exceptionnels – de la grâce pour être investie par celles de la coopération et de la négociation autour des cas.

Tenir compte de la nature « formelle » de l’appel et de la supplique permet de mesurer le caractère stéréotypé de ce genre particulier d’écriture. Plusieurs contributions soutiennent l’hypothèse selon laquelle c’est précisément à travers le prisme du stéréotype qu’il est possible de reconnaître l’idiosyncrasie des autrices et des auteurs des suppliques. Cela peut être vrai au sens strictement prosopographique et biographique (comme dans les cas étudiés par C. Zalc et E. Asquer) ou matérialiste et, pour ainsi dire, paléographique (comme dans la contribution d’A. Blum et E. Koustova où la supplique est lue comme un palimpseste). On pourrait ressusciter le vieux concept d’« essentialisme stratégique »Footnote 1 formulé il y a de nombreuses années par Gayatri C. Spivak pour illustrer ce mélange de contrainte et de créativité, de rhétorique et de politique rendu possible par la forme même de la supplique. En ce sens, la rhétorique de la minorité en tant que condition nécessaire d’accès à ce moyen de communication ainsi que la stéréotypie des formules utilisables dans cet ordre de discours transforment une économie du pouvoir qui a figé la mécanique sophistiquée entre l’exception et la norme, l’insolence et la déférence, la dérogation et la loi.

Voilà donc le cœur de la nouveauté théorique proposée par ce volume. Les autrices et les auteurs réalisent un travail de mise à jour du champ à partir d’un corpus de sources et d’une nouvelle perspective historiographique. L’article de S. Cerutti – seule exception aux bornes chronologiques que le volume s’est fixées – peut être lu comme une sorte de manifeste programmatique et théorique. Sa contribution n’est en effet rien de moins qu’une révision du paradigme paternaliste qui a encadré l’interprétation des rapports de pouvoir sous l’Ancien Régime, une révision qui doit beaucoup aux travaux d’E. P. Thompson. Mais procédons par étapes. Au concept de « gouvernement », S. Cerutti préfère celui de « juridiction », qui lui permet de décrire l’économie du pouvoir des sociétés qu’elle étudie en s’affranchissant des grammaires de la souveraineté. Il ne semble donc pas fortuit d’avoir choisi, en accord avec la critique de l’anachronisme qui traverse le volume, de commencer par un chapitre rédigé par une spécialiste de l’époque moderne. On pourrait même soutenir que le principe de composition du volume « illustre » certaines prises de position méthodologiques qui l’animent. L’article de S. Cerutti joue ici un rôle stratégique : il dresse à la fois un état de l’historiographie existante et annonce l’opération de révision à laquelle il convient de la soumettre; il s’engage dans la déconstruction minutieuse de toutes les dichotomies qui structurent cette historiographie (suppliques prémodernes vs suppliques modernes ; suppliques collectives vs suppliques individuelles) ; il montre que ces contradictions apparentes sont en réalité de véritables articulations, la matière même d’une économie du pouvoir différente.

Arrêtons-nous quelques instants sur ce point crucial. On parlait de la façon dont s’articule le chapitre de S. Cerutti avec les textes des historiens et des historiennes contemporanéistes qui composent la suite du volume. De ce point de vue, il est possible d’en conclure que l’objet du livre constitue une critique de la représentation moderne comme schème influent de description et d’explication de l’économie du pouvoir occidental. Si la formule peut sembler excessive, il n’y a en réalité pas d’autre façon de dire que le livre – dans son positionnement historiographique – occupe une place décisive dans un débat aussi bien scientifique que politique. La révision des paradigmes influents ayant décrit et expliqué la modernité politique se niche au cœur de chaque article, avec comme objectif polémique, nous l’avons déjà dit, le lien étroit entre souveraineté et représentation. Cependant, les outils critiques qui permettent de réviser ce lien ne sont pas de la même nature que ceux de la théorie de la souveraineté. Cette dernière est « déconstruite » à travers des sources et des cas qui font émerger les traits d’une forme politique matériellement et théoriquement alternative. L’échange supposé entre protection et obéissance qui est au cœur de la théorie politique moderne (et qui, comme le pensent parfois les philosophes, en donnerait même une description fidèle) se révèle n’être rien d’autre qu’un mythe.

Pendant une très longue période de l’histoire politique et sociale de l’Occident, l’action politique contenue dans les suppliques adressées par écrit aux autorités nécessitait de recourir à une rhétorique de la minorité et de la déférence. Mais il y a plus encore : cette action est en fin de compte toujours une interaction. La forme même de la supplique implique donc la responsabilité de gouvernants littéralement « mis en cause » par ce dispositif, qui – bien que sous la forme d’une rhétorique de la soumission – les apostrophe et les prend à partie. Il est important d’insister sur l’aspect résolument rhétorique de cette scène de pouvoir. Il ne s’agit pas, en effet, de faire oublier la matérialité par une structure de contraintes qui toucherait d’abord la rédaction de ces documents ; au contraire, c’est précisément leur matérialité scripturale – presque tous les articles du volume utilisent d’ailleurs le terme « grammaire » – qui, au-delà d’illustrer, organise le diagramme des forces de cette conversation stéréotypée qui ouvre pourtant la voie à des marges de manœuvre. Ce n’est donc pas un hasard si les chapitres du livre se réfèrent à la linguistique et à la force du texte. La contrainte habilitante de la forme écrite s’apparente à celle de la procédure, l’une et l’autre fonctionnant comme des dispositifs qui nécessitent l’utilisation d’une grammaire, mais non pas celle d’un vocabulaire. Elles correspondent ainsi à ce que G. C. Spivak nomme une « enabling violation »Footnote 2 (« transgression capacitante »). Si c’est la forme qui contraint, la substance – le contenu – n’est rien d’autre que le résultat d’une négociation.

Insistons désormais sur la façon dont une source aussi spécifique peut contribuer à réviser les modèles de représentation conventionnels de l’historiographie. Résumons les points saillants. L’encadrement de la supplique dans une économie du pouvoir que nous appelons « juridiction » ou « gouvernement » permet d’émanciper celle-ci du répertoire limité des techniques du clientélisme. Loin d’être un simple outil parmi d’autres au travers duquel s’exprimerait le paternalisme naturel du pouvoir souverain, la supplique contredit les mécanismes mêmes de ce fonctionnement. La remise en question de l’opposition entre suppliques collectives et individuelles ébranle l’idée selon laquelle les premières auraient été l’expression d’une opinion publique en gestation, quand les secondes auraient été un instrument de contrôle et de discipline. Cette double déconstruction politise de part en part la supplique pour en faire le moteur d’une économie du pouvoir concurrente à celle de la souveraineté– à tel point que l’on pourrait suggérer que la souveraineté n’est guère plus qu’une légende philosophique. Quoi qu’il en soit, deux modèles émergent de manière incontestable. Au modèle du contrat s’oppose celui du pacte (un autre terme qui circule dans de nombreux essais du volume et surtout dans la formule heureuse de « pacte épistolaire » qu’on trouve dans l’essai de E. Schijman [p. 166 sq.]) ; à l’idée d’une asymétrie absolue des parties celle d’une dépendance réciproque ; à la faveur gracieuse le droit et la revendication.

Il est probable que cette restitution des résultats des enquêtes souffre de reproduire une opposition dialectique que les auteurs et les autrices cherchent précisément à affaiblir et à remettre en question. Mais il me semble intéressant de passer outre la juste prudence des historiens et des historiennes de ce volume pour tenter d’extraire un jus théorique destiné à irriguer de nombreux autres champs disciplinaires. On l’a dit, les thèmes fondamentaux sont au nombre de quatre : après la question de l’économie du pouvoir et celle de la théorie politique restent donc à aborder celles de l’historiographie et de la comparaison. À ce titre, l’ombre tutélaire qui plane sur ce volume est bien celle d’E. P. Thompson, tant ses auteurs et ses autrices s’inscrivent dans le sillage de cet historien qui, sans doute plus que tout autre, a cherché à décrire à quel point la déférence peut être politique. La distinction tenace entre droit et privilège est ici compromise par une archéologie qui nous fait voir des droits là où il semble y avoir paternalisme et déférence. Mais il y a plus : si E. P. Thompson avait décrit les sociétés de l’Ancien Régime comme le théâtre d’une lutte des classes sans classes, l’hypothèse proposée dans cet ouvrage est celle de sociétés où se joue une lutte des classes sans « lutte », soit où les formes de la politique ne « correspondent» pas à l’idée de politique véhiculée par la philosophie moderne. Un tel argument est d’une portée épistémologique d’ampleur, en ce qu’il implique une discussion autour de la « politicité » des actrices, des acteurs et des actions et sur la possibilité de distribuer ce prédicat selon des logiques que la « nature » moderne de la politique semble empêcher.

Cet apport ethnographique et historiographique se voit doublé d’une interrogation sur la possibilité de comparer. Nous l’avons dit d’entrée de jeu, l’objet du volume est une compréhension de la « forme » supplique. La possibilité d’une comparaison qui parviendrait à sauvegarder le contexte pourrait ainsi s’ouvrir en suivant cette hypothèse morphologique. Si cette question épineuse mérite plus d’espace, les essais réunis dans le volume font penser au récent ouvrage de Franco Moretti dans lequel ce dernier, dressant le constat d’un échec de l’approche quantitative dans les études littéraires, se demande s’il est possible de traiter n’importe quelle donnée en l’absence de théorie (ou, ce qui revient au même, s’il est possible de faire de la recherche sans théorie)Footnote 3. La question, qui concerne ici la relation entre certaines données (les sources) et le traitement théorique auquel elles sont soumises, est doublement intéressante. Car, d’une part, elle expose la nécessité d’une théorie – provisoire, hypothétique – qui permet d’ordonner le traitement des sources, et, d’autre part, cette opération – foncièrement polémique – soustrait le même corpus à une interprétation concurrente. Il s’agit ici de mettre en évidence le caractère éminemment politique d’une source dont le statut était, jusqu’ici, relégué à celui de simple support. L’opération est donc celle d’un antinaturalisme sophistiqué qui associe une sensibilité particulière à la matérialité de la source (support, palimpseste, texte, etc.) avec une manière différente d’envisager la comparaison (en fonction des contextes). Cet élément processuel, dynamique et, en fin de compte, constructiviste permet de mettre en lumière rien de moins qu’une économie du pouvoir différente et donc une possibilité nouvelle de décrire et de faire de la politique.

References

1. Gayatri C. Spivak, « Subaltern Studies : Deconstructing Historiography » [1985], in The Spivak Reader : Selected Works of Gayati Chakravorty Spivak, éd. par D. Landry et G. MacLean, Londres, Routledge, 1996, p. 203-236, ici p. 214.

2. Gayatri C. Spivak, « Righting Wrongs », South Atlantic Quarterly, 103-2/3, 2004, p. 523-581.

3. Franco Moretti, Falso movimento. La svolta quantitativa nello studio della letteratura, Milan, nottetempo, 2022.