Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Réclamée à plusieurs reprises au cours du XVIIIe siècle, placée au rang des tâches prioritaires durant l'été 1789 et effectuée en quelques mois au cours de l'hiver suivant, la réorganisation du territoire français et son partage en départements réunissent dans un même débat des projets d'aménagement concret et des idéaux politiques, sociaux ou économiques. La réflexion rencontre alors le problème majeur du rapport entre la société et son espace, et le postulat selon lequel l'agencement de celui-ci détermine le fonctionnement de celle-là.
The cutting up of France into “departments”, begun in Fall 1789, led to social and political unity and equality. Controversy arose in the National Assembly when the project was proposed, setting deputies hostile to dismembering the provinces off against constitution committee members promoting uniformization. The weight of the dominant ideology (and, most importantly, of the unitary doctrine) impeded those favoring “particularist” policies from expressing themselves freely. Arguments favoring the provinces’ autonomy were based on geographic and philosophical considerations which dissimulated true political stakes. Parliamentary unanimity formed around a determinism which viewed the rational organization of space as the key to an ideal society, but there was no cognizance of the territory's real organization or of its actors. On a local level, however, the notables’ clamoring manifested the French 's serious dissatisfaction with the disruption of the spatial orientation of their political, social and economic relationships and of urban infrastructure in particular. Revindications were rampant, and their arguments revealed both the importance of the stakes and the nature of the elites’ mental tools. The elites, usually wanting solidarity and established power relations to be respected, also seized the occasion to modify these relations to further their own interests. In this way they deflected the aims of the initial project.
1. Ce dialogue est l'élément le plus difficile à saisir de manière globale et à l'échelon du territoire tout entier, en raison des sources. En effet, si l'on peut aisément prendre connaissance à la fois des débats parlementaires et de la correspondance envoyée à l'Assemblée par l'opinion locale, ces documents ayant été conservés et regroupés, il est beaucoup plus délicat de faire avec précision l'histoire de l'accueil réservé par les organes de décision, l'Assemblée et son comité de constitution, à ces manifestations d'opinion locale. Les procès-verbaux de l'Assemblée et du comité font état des décisions finales, mais ne mentionnent qu'exceptionnellement les discussions qui les précèdent, de sorte qu'il n'est pas possible à partir de ces seuls documents, de savoir quels arguments l'ont emporté dans tel ou tel différend, et comment, dans le détail, se sont articulées les volontés locales et les règles observées au plan général. Les archives et les monographies locales ou départementales nous viennent en aide lorsqu'elles contiennent les témoignages des personnalités et des députés ayant participé aux opérations.
2. Mavidal, J. et Laurent, E. (sous la direction de), Archives parlementaires de 1787 à 1860… Première série (1789 à 1799), Paris, Dupont, P., 1888, t. 29, p. 301.Google Scholar
3. Sieyès, E.-J., « Délibérations à prendre dans les Assemblées de bailliages », Instructions envoyées par M. le duc d'Orléans pour les personnes chargées de sa procuration aux Assemblées de bailliages, relatives aux États généraux, s. 1., 1789, pp. 42–44.Google Scholar
4. Le projet de partage en départements, dans sa forme officielle du 29 septembre 1789, trouve sa première formulation dans les Quelques idées de constitutions applicables à la ville de Paris, Versailles, Baudoin, juillet 1789, et dans les Vues sur les moyens d'exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789, s. L, 1789.
5. L'expression est utilisée par Bureaux de Pusy dans un discours du 27 août (Mavidal et Laurent, op. cit., 1875, t. 8, p. 492).
6. Ibid., p. 597.
7. Voyer, R.-L., d'Aroenson, marquis, Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1764, pp. 30–31 Google Scholar. Sur l'histoire de la production du territoire comme appareil d'État, on pourra lire Alliés, P., L'invention du territoire, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980.Google Scholar
8. Le rapport contenant la présentation du projet de découpage en départements, prononcé par Thouret le 29 septembre 1789, porte le titre de « Rapport sur les bases de la représentation proportionnelle ». Il prévoyait la création de 81 départements carrés, de 18 lieues de côté ; chaque département aurait compris 9 communes (ou districts), de 6 lieues sur 16 chacune, et chaque commune devait être divisée en 9 cantons de 2 lieues sur 2. On procéderait en partant de Paris et en s'éloignant progressivement vers les frontières.
9. La discussion sur les mandats impératifs précède de peu celle qui porte sur la réforme territoriale et administrative.
10. Mavidal et Laurent, op. cit., 1877, t. 9, p. 460.
11. Les racines de cette philosophie naturaliste et les conditions de son développement ont été mises en évidence par Ehrard, J. dans son ouvrage, L'idée de Nature en France clans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1963.Google Scholar Le lien avec la pensée de Montesquieu est manifeste.
12. Mavidal et Laurent, op. cit., p. 740.
13. B. Guenée évoque notamment les occurrences de cet argument à propos de l'établissement progressif des frontières de la France (« Les limites », La France et les Français, sous la direction de M. François, Paris, Gallimard, « Le Pléiade », 1972, pp. 50-69). Le discours de Danton à la Convention nationale (31 janvier 1793), portait sur la réunion de la Belgique à la France, Le Moniteur universel, n° 32, Réimpression de l'Ancien Moniteur, Paris, Pion, 1847, t. XV, p. 323.
14. Soucieux de repérer un morcellement de la surface de la terre qui reposerait sur des critères physiques (hydrographie pour Buache, topographie, géologie ou botanique pour d'autres), ils opposent volontiers les divisions naturelles aux divisions historiques et administratives, jugées arbitraires, inaugurant ainsi la démarche géographique du XIXe siècle et du début du xxe siècle.
15. Mavidal et Laurent, op. cit., p. 691. Barrère de Vieuzac fait référence à la règle d'égalité de surface des futures circonscriptions prévues par les constituants.
16. Outre que l'affirmation de l'homogénéité interne des provinces est douteuse, voire inexacte, ce discours s'appuie sur un postulat abusif : il suppose que la province pédologique coïncide dans ses limites avec la province linguistique, la province démographique, etc., l'ensemble se superposant à la province historique dont on néglige les fluctuations. On voit comment la pensée glisse sur la question de l'échelle de l'inscription dans l'espace des différents phénomènes, et du degré de précision des critères invoqués.
17. Selon P. Robert : territoire relativement étendu, possédant des caractères physiques et humains particuliers qui en font une unité distincte des régions voisines ou au sein d'un ensemble qui l'englobe. (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Société du nouveau Littré, 1967). A propos de l'émergence de la notion de région dans la représentation de l'espace français à cette époque, on se reportera aux travaux de Perrot, J.-Cl., L'âge d'or de la statistique régionale française (an IV-1804), Paris, Société des Études robespierristes, 1977 Google Scholar, et à ceux de Bourguet, M.-N., Déchiffrer la France, la statistique départementale à l'époque napoléonienne, thèse de 3e cycle, dactylog., Paris I, 1983.Google Scholar
18. Mavidal et Laurent, op. cit., p. 656.
20. Rabaud De Saint-étienne, Ibid., 1877, t. 9, p. 667. Le début du discours donne le principe général : « En effet, il en est du mouvement au moral comme au physique. C'est l'égalité des forces distribuées dans les divers corps d'une armée qui la fait mouvoir simultanément à la volonté d'un seul homme […]. Dans un vaste empire, […] le législateur doit penser à composer la force générale d'un nombre déterminé de forces particulières ; chacune de celles-ci doit être composée à son tour d'un certain nombre de forces égales ; et celles-ci composées enfin de la force entière de chaque individu.” Ce critère de mécanique dynamique trouvait une expression concrète avec la formulation de l'impératif d'accessibilité : il s'agissait de calculer le rayon d'un département de telle sorte que des points les plus éloignés, on puisse se rendre au chef-lieu central et retourner chez soi en une journée de voyage à cheval.
21. Ibid., p. 701.
22. Ibid., pp. 734-735.
23. Ibid., p. 757.
24. Pour toute cette question du lien entre territoire et centralisation (ou décentralisation), on se reportera à Ozouf-marionier, M.-V., La représentation du territoire français à la fin du XVIIIe siècle, d'après les travaux sur la formation des départements, thèse de doctorat de 3e cycle sous la direction de Roncayolo, M., Paris, EHESS, 1983, 1 128 p.Google Scholar dactylog.
25. On se souvient des 75 roquets opposés aux 32 dogues par Bouche. Par ailleurs, Bengy de Puyvallée, député du Berry, affirme qu'« on diminue la surveillance du gouvernement en la fixant sur un trop grand nombre d'objets », Mavidal et Laurent, op. cit., pp. 682-683.
26. Ce lien est à la fois rigide tel qu'il est énoncé par les participants au débat, et peu pertinent en raison des expressions contradictoires auxquelles il donne lieu. L'histoire devait démentir la coïncidence d'un type de maillage territorial avec un degré de centralisation. Ainsi, le département a-t-il été successivement le support territorial du fédéralisme de 1793, de la centralisation montagnarde, puis napoléonienne.
27. Rabaud de Saint-Étienne manifeste son optimisme en affirmant que « de même que Louis XIV disait un jour, d'un simple pacte de famille : “Il n'y a plus de Pyrénées”, nous pourrons dire du pacte solennel qu'ont juré douze cents représentants de la nation : “Il n'y a plus de provinces” », Mavidal et Laurent, op. cit., p. 669.
28. Cf. les analyses de Dockès, P., L'espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1969, 461 p.Google Scholar
29. Sur la question de la représentation des villes dans ce débat, on se reportera à Ozouf-marignier, M.-V., « Territoire géométrique et centralité urbaine, le découpage de la France en départements, 1789-1790 », Les Annales de la Recherche urbaine, n° 22, avril 1984, pp. 58–70.CrossRefGoogle Scholar
30. Sur ce dernier point, l'unanimité est réalisée au sein de l'Assemblée, puisque les provincialistes, de même que les auteurs du projet, reproduisent le parti pris anti-urbain et condamnent l'aristocratie des villes. Il faut y voir le même processus de représentation que celui qui était utilize à propos des provinces. Lorsque le stéréotype anti-urbain apparaît, c'est comme moyen de légitimation d'une volonté réformatrice donnée, au regard de la norme révolutionnaire de l'égalité.
31. Deux listes étaient établies sous les dénominations suivantes : « Tableau des provinces qui sont invitées à se réunir plusieurs ensemble, pour s'accorder sur la division du royaume » (par exemple : Anjou, Maine et Touraine, ou Nivernais, Berry et Bourbonnais), et « Tableau des provinces qui peuvent s'arranger dans leurs propres limites » (par exemple : Bretagne ou Languedoc).
32. Archives nationales, série DIV bis 5/178-2.
33. A. N., DIV bis 14/258-2.
34. A. N., DIV bis 17/284-11.
35. Les gens de loi attachés aux tribunaux sont particulièrement nombreux : avocats, juges, procureurs, huissiers, greffiers. C'est une véritable société qui se regroupe là au sein de la ville. Avesnes prétend que son siège royal de justice occupe soixante familles, tandis que sa population ne dépasse pas trois mille âmes. Le passage du réseau des sièges administratifs d'Ancien Régime à la grille des nouveaux chefs-lieux a été étudiée, à travers le cas des subdélégations, par Arbellot, G., « Deux exemples de circonscriptions intermédiaires à la jonction de l'Ancien Régime et de la Révolution. La subdélégation et le district », communication à la Table ronde sur la cartographie des subdélégations françaises à la veille de la Révolution, 22 avril 1982.Google Scholar
36. Le terme d'affaire désigne ici, comme presque toujours à l'époque, les affaires juridiques.
37. Pour plus de détails sur ce point et sur la représentation des relations entre villes et campagnes et du réseau urbain, on se reportera à M.-V. Ozouf-marignier, op. cit., 1983 et 1984. Par ailleurs, des recherches sont en cours autour de T. Margadant (Université de Davis, Californie, USA), concernant l'évolution des villes françaises pendant la Révolution, au travers des modifications de la répartition des chefs-lieux administratifs.
38. A. N., DIV bis 8/203-3.
39. A. N., DIV bis 5/167-18.
40. Il s'agit des marchands et fabricants de toiles, des cuisiniers, rôtisseurs, pâtissiers, cabaretiers, aubergistes, vinaigriers, cafetiers, limonadiers, marchands de cidre et de bière, cordonniers, tapissiers, fripiers, vendeurs de meubles, drapiers, quincailliers, épiciers, confiseurs, ciriers et chandeliers, serruriers, marchands et fabricants de draps, selliers, bourreliers, marchands taillandiers, ferblantiers, ferrailleurs, tanneurs et apprêteurs, chapeliers, fourreurs, boulangers, passementiers, boutonniers, orfèvres, joailliers, horlogers, menuisiers, perruquiers.
41. A. N., DIV bis 4/161-5.
42. A. N., DIV bis 9/436-27.
43. Dans le détail, ces intérêts sont extrêmement variés ; l'étude, qui nécessite presque une collection de monographies, ne peut en être présentée ici.
44. Aix utilise conjointement, comme c'est le cas de nombreuses localités, plusieurs systèmes d'argumentation : elle demande la conservation de ses attributions anciennes (conformisme à l'ordre administratif établi), en même temps qu'elle réclame une compensation pour son absence de ressources économiques (” Aix n'a ni terroir fertile, ni commerce, ni industrie, ni entrepôt », A. N., DIV bis 5/167-15).
45. A. N., DIV bis 9/221-19.
46. Il faut songer, par exemple, à toutes les petites villes qui réclament un district et un tribunal, tandis qu'elles ne possédaient qu'une justice seigneuriale.
47. Nous employons le terme de conservateur, non dans son sens politique, mais dans son sens le plus littéral.
48. Il faut noter que la correspondance locale utilise dans une très large mesure les thèmes développés à l'Assemblée. Dans bon nombre de lettres, on retrouve la référence à l'ordre naturel, au principe des limites naturelles, de l'homogénéité spatiale, tout autant qu'à la règle de régularité géométrique.
49. Cette possibilité n'enlève rien à la réalité harassante du travail auquel les commissaires du comité de constitution chargés du traitement de cette correspondance et des entretiens avec les députés extraordinaires furent confrontés. L'un d'entre eux, Gossin, faillit, dit-on, y perdre la vie.