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« Sentirse negro »Empreintes du passé et mémoire collective au Chocó
Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Résumé
L’exploration ethnographique des registres culturels sur lesquels se construisent la narration, l’évocation, l’occultation et la transmission du passé dans les groupes noirs de la côte Pacifique colombienne ainsi que l’analyse de leur rôle dans la genèse des sociabilités noires mettent en cause l’imputation généralement acceptée d’une mémoire collective et d’une tradition unitaire à toute société non nationale. Mémoire et tradition unifiées apparaissent au contraire comme une construction savante délibérée, suscitée et médiatisée par la nouvelle définition multiculturelle de l’État colombien, emblèmes et légitimation du statut juridique et territorial de minorité ethnique. Mais cette nouvelle insertion juridique dans l’espace national s’accompagne, dans les territoires – auparavant isolés – de groupes noirs, de l’irruption brutale d’une violence multiforme, insurrectionnelle et contre-insurrectionnelle, expérience fondatrice qui sert de ciment identitaire et politique aux citoyens non ethniques de la nation. L’article examine leurs stratégies de survie et de reconstruction, en petits groupes et en réseaux, puis leur singularité historique en Colombie, fondées sur une « mémoire marron » qui, toujours, réactualise l’expérience fondatrice de la fuite et de la mise à distance de la contrainte et de la violence, et dessine les contours de ce nouveau régime de mémoire.
Abstract
The ethnographic exploration of cultural records out of which the narratives, the evocation, the obliteration and the transmission of the past among black groups of the Colombian Pacific coast are constructed and the analysis of their role in the building up of black sociabilities question the generally accepted attribution of a collective memory and unitary tradition to all nationless societies. On the contrary, unified memory and tradition appear as a purposeful scholarly construct, created and mediatized by the new multicultural definition of the Colombian state, an emblem and a legitimation for the legal and territorial status of ethnic minority. But this new juridical insertion into the national space is accompanied, in the territories hitherto isolated of black groups, by the brutal irruption of a multiform violence, both insurrectional and counter-insurrectional, which is the founding experience for the non-ethnic citizens of the nation, serving as their identitary and political bind. The article examines their strategies of survival and of reconstruction, in small groups and networks, and their historical singularity, based on a “maroon memory” always re-actualizing the founding experience of flight, and putting coercion and violence at a distance, and outlines the form of this new type of “régime de mémoire”.
- Type
- Après l'esclavage Terre, citoyenneté, mémoire
- Information
- Copyright
- Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2004
References
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2 - Voir ERIC WERNER, « Extracción de oro: encuentro de emberas, afro-americanos y europeos en la cuenca de Atrato durante el siglo XVIII », in P. VARGAS SARMIENTO (éd.), Construcción del territorio…, vol. I, op. cit., p. 65.
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4 - Témoignage recueilli par P. Vargas Sarmiento, ibid., p. 59.
5 - Témoignage recueilli par Anne-Marie Losonczy, notes de terrain, 1988.
6 - Cité par P. VARGAS SARMIENTO (éd.), Construcción del territorio…, vol. I, op. cit., p. 64.
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10 - Pour une analyse détaillée, voir ANNE-MARIE LOSONCZY, Les saints et la forêt. Rituel, société et figures de l’échange entre Noirs et Indiens Embera (Chocó, Colombie), Paris-Montréal, L’Harmattan, 1997.
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13 - Le premier récit a été publié par Squez, Rogelio Velá, « Leyendas y cuentos de la raza negra », Revista colombiana de folclore, II, 1950, pp. 111–143 Google Scholar, et le second recueilli par nous en 1982 à Bebarama et à Capá dans cette version.
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17 - Voir Agudelo, Carlos Efren, « Changement constitutionnel et organisation des mouvements noirs en Colombie », Problèmes d’Amérique latine, 32, 1999, pp. 43–52 Google Scholar.
18 - O. HOFFMANN, Communautés noires…, op. cit., p. 122.
19 - Ibid., p. 39.
20 - Une très abondante production de textes en témoigne. Une bonne illustration se trouve dans Grueso, Luis, Rosero, Carlos et Escobar, Arturo, « The process of Black community organizing in the Southern Pacific coast region of Colombia », in Lvarez, S.A?, Dagnino, E. et Escobar, A., Cultures of politics, politics of culture: re-visioning Latin American social movements, Boulder, Westview Press, 1998, pp. 196–219 Google Scholar.
21 - Une analyse de la prégnance de ce modèle dans les travaux anthropologiques sur les groupes noirs se trouve dans Restrepo, Eduardo, « Afro-colombianos, antropología y proyecto de modernidad en Colombia », in Uribe, V. et Restrepo, E., Antropología en la modernidad, Bogota, ICAN-Colcultura, 1997, pp. 279–319, ici pp. 245-246Google Scholar.
22 - La naissance de nouvelles pratiques festives et musicales noires à Salvador de Bahía au Brésil est décrite par Agier, Michel, « De la possession à la comédie rituelle », in Autrement, 207, « Danses latines, mutations », 2001, pp. 48–53 Google Scholar, et, à Cartagène, Mosquera, Claudia et Provansal, Marion, « Construcción de identidad caribeña popular en Cartagena de las Indias a través de la musica y el baile de Champeta », Aguaita, 3, (Cartagène) 2000, pp. 98–114 Google Scholar.
23 - O.HOFFMANN, « Jeux de parole et de mémoire… », art. cit., pp. 40-41.
24 - Cette approche est proposée et illustrée par divers exemples par Olzak, Susan, The dynamics of ethnic competition and conflict, Stanford, Stanford University Press, 1992 Google Scholar.
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27 - Selon l’heureuse expression de O. HOFFMANN, « Jeux de parole et de mémoire… », art. cit., p. 33.
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29 - Voir notamment El Espectador (quotidien de Bogota), en 1999.
30 - W. VILLA, « La sociedad negra… », art. cit., p. 229.
31 - Voir M. WOUTERS, « Derechos etnicos bajo fuego… », art. cit., p. 284.
32 - Ces jeux identitaires sont documentés dans une enquête portant sur les réseaux noirs dans certains quartiers de Bogota : voir C. MOSQUERA et M. PROVANSAL, « Construcción de identidad… », art. cit.
33 - Pour une première analyse de ces groupes, en termes de sociabilité métisse, voir Losonczy, Anne-Marie, « Marrons, colons, contrebandiers. Réseaux transversaux et configuration métisse sur la côte caraïbe colombienne (Dibulla) », Journal de la société des américanistes, 88, 2002, pp. 179–201 CrossRefGoogle Scholar.
34 - Voir l’introduction de Nora, Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, 1, La République, Paris, Gallimard, 1984 Google Scholar.
35 - Un régime mémoriel similaire semble caractériser de nombreuses sociétés amérindiennes, notamment quant à la mémoire du contact avec le monde « blanc » : voir l’introduction de PatrickMenget et Antoinette Molinié, dans Becquelin, Aurore et Molinié, Antoinette, Mémoire de la tradition, Nanterre, Société d’ethnologie, 1993, pp. 9–20 Google Scholar.
36 - Voir la distinction entre frontstage et backstage chez ERVIN GOFFMAN, « Les relations en public », in ID., La mise en scène de la vie quotidienne, tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 176.
37 - Voir W. VILLA, « La sociedad negra… », art. cit., p. 216.
38 - Un constat similaire est fait pour les Antilles françaises par Chivallon, Christine, « Mémoires antillaises de l’esclavage », Ethnologie française, XXXII, 2002, Paris, PUF, pp. 601–613, ici p. 610Google Scholar.
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- Cited by