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Littérature et sous-développement: les « romans paysans » en Turquie
Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
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A la fin du XIXe siècle, un cri d'épouvante — que hurle l'idiot du village dans une nouvelle de Nabizade Nazim — nous annonce, alors que la « littérature du village » n'existe pas encore, ce qu'elle sera: détresse.
« O paysans, les chiennes épient le bétail, nous allons tous mourir! » Dans la bouche d'un innocent, c'est l'agonie des campagnes anatoliennes. à la base de notre connaissance de l'histoire des villages anatoliens. Elle enrichit, néanmoins, et complète les recherches de la jeune sociologie turque; en outre, elle permet une approche intéressante des faits ruraux: à travers la conscience qu'en prennent les intellectuels et les technocrates des villes.
- Type
- Livre et Société
- Information
- Copyright
- Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1973
References
* Karabibik, 1890.
1. Il faut citer les ouvrages de Xavier de Planhol, , De la plaine pamphylienne aux lacs pisidiens , Paris, 1958 Google Scholar; Wenzel, de Hermann, Forschungen in Inneranatolien. Die Steppe als Lebensraum , Kiel, 1937 Google Scholar ; de Wolf-Dieter HÙTteroth, Bergnomaden und Yaylabauern in mittleren Taurus, Marburg, 1959; du même, Lândliche Siedlungen im sûdlichen Inneranatohen in den letzten vierhundert Jahren, Gôttingen, 1968. Il existe également, pour des études de détail, une bibliographie en langue turque.
2. Historiens et sociologues turcs ont maintes fois signalé l'intérêt que pouvait présenter, dans le cadre de leurs disciplines respectives, l'étude de la « littérature du village ». Cf. à ce sujet Kemal Karpat, Tiirk Edebiyahnda Sosyal Konular (Les thèmes sociaux dans la littérature turque), Istanbul, 1962, et Muzaffer Sencer, « Turkiyede Kôye Yônelme Hareketleri » ( Les courants en direction du village en Turquie ), Sosyoloji dergisi, Istanbul, 1962-63, pp. 223-241.
3. Certes, les oeuvres antérieures au mouvement kémaliste ne manquent pas. On doit signaler en particulier Karabibik de Nabizade Nazim (1890). Le petit pacha (Kùçiik Pasa) d'Ebubekir Hazim Tepeyran (1910), Le brigand solitaire (Yalniz Efe) d'Orner Seyfettin (1919), Le roitelet (Çahkusu) de Resat Nuri Guntekin (1922). Mais il s'agit là de titres isolés, qui ne sauraient constituer un véritable point de départ.
4. On doit mentionner, pour mémoire, les historiettes de Memduh Çevket Esendal parues dans l'hebdomadaire Meslek en 1925. Très simples d'écriture, ces courts textes nous révèlent un grand artiste, un orfèvre de la langue quotidienne. Mais ils ne nous apprennent pas grand-chose sur la paysannerie turque, car Esendal, sans méconnaître le sous-développement anatolien, refuse d'en « prendre conscience » à l'échelle politique et sociale.
5. Sadri Ertem (1900-1943), Resat ENIS (né en 1909), Kenan Hulusi Koray (1906- 1943), Bekir Sitki Kunt (1905-1959) furent les principaux animateurs du supplément littéraire du Vakit.
6. Yakup Kadri Karaosmanoôlu (né en 1889) descend d'une importante famille patricienne d'Anatolie, les Karaosmanoglu. Il s'intéressa à la littérature dès 1909, année où il publia ses premiers articles dans la célèbre revue Servet-i Fûnun d'Istanbul. En 1916-17, nous le retrouvons professeur de littérature et de phislosophie au lycée d'Uskûdar. Au début des années vingt, il fait du journalisme. Il raconte dans ses mémoires, Vatan Yolunda (Vers ma patrie), Istanbul, 1958, comment il décida de se rallier à la cause des unités kémalistes à la suite des humiliations que les troupes d'occupation firent subir aux habitants turcs d'Istanbul. Il dirigeait alors le journal Ikdam. Il fit de cette feuille l'écho prudent de la résistance anatolienne. Quand le journal fut contraint de fermer, il passa en Anatolie (1921) et rejoignit Mustafa Kemal à Ankara. En 1932, l'auteur de Yaban est un haut dignitaire de la République, député de Manisa, après avoir siégé pendant huit ans comme député de Mardin. Par la suite il sera ambassadeur à Prague, puis à La Haye, à Berne, à Téhéran.
7. Yaban, 7e éd., 1965, p. 19.
8. Ibid., p. 41.
9. Ibid., pp. 15-16.
10. Loi du 17 février 1926.
11. Namik Kemal (1840-1888), un des plus grands écrivains turcs du xixe siècle, a participé avec passion aux combats politiques et sociaux de son époque. Ses articles d'Ibret, en 1872, dénoncent avec vigueur l'indifférence des élites citadines en face de la misère anatolienne.
12. Yaban, pp. 100-101.
13. Ibid., p. 14.
14. Ibid., p. 31.
15. Taxé d'antikémalisme, Sabahattin Ali (1906-1948) fait dès l'âge de vingt-cinq ans l'expérience des prisons républicaines. En 1935 il publie son premier recueil de nouvelles. Le moulin (Degirmen), inspiré en partie par ses rencontres de prison (assassins, réfractaires à l'impôt, voleurs, etc.). Le chariot (Kagni) et La voix (Ses) viennent, en 1936-37, confirmer sa maîtrise dans le domaine de la nouvelle réaliste et militante. En 1937, s o n premier essai romanesque, Yusuf de Kuyucak (Kuyucakh Yusuf) constitue une critique virulente des couches dominantes de l'Anatolie. Avec cet ouvrage et ceux qui suivent (deux romans, deux recueils de nouvelles et d'innombrables articles), Sabahattin Ali s'engage définitivement sur la voie de la contestation politique. Dans le contexte des années quarante, cette attitude lui sera néfaste. En 1944, le rédacteur en chef d'une revue d'extrême droite l'accuse, dans une lettre ouverte au Premier ministre, de menées subversives. Sabahattin Ali assigne l'auteur de la lettre devant le tribunal d'Ankara pour diffamation. Le procès se déroule dans une atmosphère tendue de manifestations et de contre-manifestations. L'année 1945 sera encore plus mouvementée : Sabahattin Ali doit démissionner de son poste à l'Éducation nationale. Il quitte Ankara et vient créer une affaire d'édition à Istanbul. En 1947, son dernier livre, Le palais de cristal (Strça Kôsk), est interdit par la censure. Dans le même temps l'écrivain est condamné à trois mois de prison ferme pour un article de critique littéraire écrit en 1945. Faut-il penser que cette condamnation et la mauvaise tournure prise par ses affaires le déterminèrent à quitter le pays ? Au printemps de 1948, à peine sorti de prison, Sabahattin Ah fait route, par camion, vers la Bulgarie. Il est assassiné à une trentaine de kilomètres de la frontière par son compagnon (sur les événements des dernières années de la vie de Sabahattin Ali, cf. Kemal Sùlker, Sabahattin Ali Dosyasi - Le dossier Sabahattin Ali, Istanbul, 1968).
16. Efendimiz Kôylil, slogan kémaliste bien connu.
17. Un scandale, une des nouvelles du Chariot. Citation d'après l'édition de 1965, Varhk, Istanbul, p. 120.
18. Gôl Insanlan, nouvelles publiées en 1941 dans le journal Tan.
19. Telli Kavak, Istanbul, 1941.
20. Toprak Kokusu, Istanbul, 1944.
21. Cf. à ce sujet Hasan Ali Yûcel, Davam (Mon procès), Ankara, 1947.
22. Né en 1930 dans un village de la région d'Aksaray, Mahmut Makal a fait ses études à l'Institut rural d'Ivriz dans le vilayet de Konya. Nommé en 1947 à une journée de marche de son pays natal, il représente le type même de l'instituteur rural voulu par Ismail Hakki Tonguç. Il traite dans ses « Notes villageoises » d'un milieu qu'il connaît de l'intérieur, ce qui confère à ses oeuvres, en particulier à ses premiers recueils (Notre village - Bizim Kôy, De mon village - Kôyûmden, Les maîtres du pays - Memleketin Sahipleri), une grande authenticité.
23. Bizim Kôy, dont il existe une traduction française sous le titre Un village anatolien.
24. Talip Apaydin (né en 1926) a fait ses études secondaires à l'Institut rural de Çifteler et à Hasanoglan. Il publie ses premiers poèmes à l'âge de vingt ans. On lui doit plusieurs romans paysans : Le tracteur jaune (San Traktôr), 1958; Le neveu (Emmioglu), 1961; Les métayers (Ortahçilar), 1964. Son oeuvre la plus attachante, Les journées dans la steppe (Bozhirda Gùnler), a d'abord paru, comme Notre village de Mahmut Makal, sous la forme d'une « correspondance villageoise », dans la revue Varhk en 1949-50. Il s'agit d'un ensemble de textes consacrés à la région de Polath. Talip Apaydin y dépeint avec sensibilité les paysages de la steppe, les saisons, les climats; il raconte les travaux de la terre et la vie quotidienne des paysans; enfin, il évoque longuement le village de son enfance.
25. Fakir Baykurt (né en 1929), originaire d'un village de Burdur, a fait ses études à l'Institut rural de Gônen. Ses débuts littéraires furent précoces : ses premiers poèmes parurent en 1946. Contrairement à Talip Apaydin, qui révéla un tempérament essentiellement poétique, on peut dire que Fakir Baykurt s'épanouit surtout dans le roman. Après avoir, pendant de nombreuses années, écrit des nouvelles et des notes villageoises pour diverses revues, il obtint en 1958 le prix Yunus Nadi (important en Turquie) pour son roman La vengeance des serpents (Yilanlann Ocù). Ce livre attira sur lui les foudres du conseil de discipline du ministère de l'Éducation nationale. Peu de temps après, ses articles du Cumhuriyet lui valurent d'être suspendu de ses fonctions. En conséquence, il lui faudra attendre le coup d'État du 27 mai 1960 pour être réintégré. L'année 1960 marque dans la vie de Fakir Baykurt un tournant capital : l'écrivain se consacre désormais au syndicalisme enseignant. En 1961 il est un des fondateurs de la revue des instituteurs turcs (Imece), presque exclusivement dédiée à la littérature du village, et dans les années qui suivent il participe à toutes les luttes syndicales. Toutefois ces activités ne l'empêchent pas d'écrire : Le dixième village (Onuncu Kôy), Le mal de ventre (Karin AgWisi), Muhammet le nain (Ciice Muhammet) paraissent après 1960.
26. Je renvoie, pour tout ce qui touche à l'histoire de la pédagogie rurale et à l'oeuvre de Tonguç, à la thèse de Fay Kirby, Les Instituts ruraux en Turquie (Tùrkiyede Kôy Enstitùleri), Ankara, 1962, et au Livre offert à Tonguç (Tonguç'a Kitap), Istanbul, 1961. On lira également Le village à ressusciter (Canlandmlacak Kôy), Istanbul, 1939, d'I. H. Tonguç.
27. En 1933-34 il n'y avait que 4 999 écoles rurales (d'après le Livre offert à Tonguç, op. cit., p. 265). En 1923, 10,6 % seulement de la population sait lire et écrire et les écoles ne comptent que 350 000 élèves; en 1930 ces chiffres s'élèvent respectivement à 19,2 % et 540 000; en 1940 à 22,4 % et 1 110 000; en 1950 à 33,6 % et 1 780 000; en 1960 à 40,1 % et 3 340000 (d'après le Plan quinquennal, Ankara, 1963, tableau 2, p. 8).
28. Pour Tonguç, le grade militaire est un critère qui permet de sélectionner les hommes aptes au commandement dont il a besoin. Par ailleurs, la réussite à l'armée implique et garantit un certain niveau d'instruction.
29. D'après Isa Ozturk, « Le rendement des Instituts ruraux » (Kôy Enstitùlerinin Verimi), dans Livre offert à Tonguç (Tonguç'a Kitap), p. 293.
30. Cf. à ce sujet le témoignage de Mahmut Makal (Un village anatolien, par exemple).
31. Mutations, assignations à des postes administratifs, incarcérations parfois : c'est le « hachoir »; cf. à ce sujet Mahmut Makal, par exemple, La machine à torture (Zulum Makinesi), Istanbul, 1969.
32. Cf. en particulier Mahmut Makal, xy Avril (xy Nisan), Istanbul, 1959.
33. Onuncu Kôy, Istanbul, 1961.
34. Le village à ressusciter (Canlandtnlacak Kôy), cité dans le Livre offert à Tonguç, P-99- 35. San Traktôr, Istanbul, 1958.
36. Notre village (Bizim Kôy), 8e éd., Istanbul, 1967, p. 8.
37. Le catalogue des superstitions dressé par Makal, Les maîtres du pays (Memleketin Sahipleri), 1954, nous montre une population rurale enchaînée à sa peur. La crainte des esprits domine le quotidien. Les tabous, profitables aux puissants, figent le village. L'étrange histoire que nous conte Fakir Baykurt dans Le dixième village donne au thème de la peur sa dimension surnaturelle : une fois l'an, des oiseaux venus de loin, nuée menaçante au fond du ciel, soumettent la population d'un village à un horrible supplice. Ils se posent sur les épaules des paysans rassemblés sur la place publique et, à coups de bec, creusent oreilles, yeux, nez, joues, lèvres. Personne n'ose résister à cette malédiction. La moindre opposition à la volonté divine ne sera-t-elle pas punie d'une pluie de calamités encore plus terribles ?
38. Parmi les auteurs les plus intéressants, il nous faut citer Samim Kocagôz, Kemal Tahir, Yasar Kemal, Orhan Kemal, Necati Cumah.
39. En particulier Varhk; après 1961, Imece, la revue du syndicat des instituteurs.
40. Dans l'optique kémaliste, le héros « positif » — instituteur, fonctionnaire éclairé — figure avec assez d'exactitude la tâche révolutionnaire impartie aux élites. Qu'on songe à ces milliers d'instituteurs formés par Tonguç pour servir de guides aux masses rurales; à ces milliers d'idéalistes, parfois un peu ridicules, qui ont milité au sein des Maisons du Peuple ! Au cours du demi-siècle républicain ces élites ont eu la charge des trois missions les plus importantes pour l'avenir de la nation : l'alphabétisation, l'éducation politique des masses, la divulgation des techniques. La littérature du village exalte leur rôle en les opposant aux forces réactionnaires comme l'unique alternative.
41. On le voit, la littérature du village se rattache, désormais, à l'esthétique du réalisme socialiste. C'est de ce point de vue que les critiques bulgares Ibrahim Tatarli et Riza Mollof l'ont étudiée dans leur ouvrage sur Le roman turc du point de vue marxiste (Marksist Açidan Tùrk Romani), Istanbul, 1969. Si on est exigeant en matière d'art, on ne peut que reprendre au sujet de ce genre de littérature les critiques adressées par Robbe-Grillet à toute littérature signifiante (Pour un nouveau roman).
42. Çevket Siïreyya Aydemir (né en 1897) a fortement subi, dans sa jeunesse, l'influence communiste. Fin 1923 il publie des articles de propagande marxiste dans la revue Aydmhk, ce qui lui vaut, en 1925, d'être arrêté et condamné à dix ans de prison. Amnistié en 1926, il sort de prison presque rallié au kémalisme. Il peut désormais commencer une carrière de haut fonctionnaire (1928), occupant dans le secteur économique de l'État divers postes de direction. En 1932 il expose sa doctrine dans un livre intitulé La révolution nationale et les cadres (Inkilâp ve Kadro) et fonde la revue Kadro. A michemin entre le marxisme, le nationalisme et le corporatisme, Aydemir conçoit la révolution turque comme étant essentiellement dirigée contre le capitalisme et l'impérialisme, mais il nie la lutte des classes; il estime que les « cadres » doivent guider le peuple, contribuant ainsi à jeter les bases de l'unité nationale; il reconnaît enfin à l'État, maître des moyens technologiques, des pouvoirs considérables en matière d'organisation économique et sociale.
43. Il fallait choisir. Je me suis résigné à laisser de côté les romans de Yasar Kemal, qui constituent pourtant un des sommets de la littérature turque contemporaine. Il m'a semblé que Memed le mince (Ince Memed), Le pilier (Ortadirek), Terre de fer ciel de cuivre (Yer Demir Gôk Baktr), etc. nous apprennent moins sur le village anatolien que les ouvrages dont il sera question.
44. Yilan Hikâyesi, Istanbul, 1954. Samim Kocagôz (né en 1916) est issu d'une importante famille de propriétaires terriens du district de Sôke dans la vallée du Méandre. Il a publié plus d'une dizaine de livres (romans et recueils de nouvelles). Presque toutes ses oeuvres se rattachent, de près ou de loin, à la « littérature du village ».
45. Trois recueils réunissent les meilleures nouvelles de Samim Kocagôz: L'Oncle Sam (Sam Amca), Istanbul, 1951; Le chauffeur (Cihan Sofôrù), Istanbul, 1954 ; Les moutons d'Ahmet (Ahmedin Kuzulan), Istanbul, 1958.
46. Kôyiin Kamburu, 2e éd., Ankara 1970 ( i r e éd. : 1959).
47. Né à Istanbul en 1910, Kemal Tahir est un des romanciers contemporains les plus en vue. Il a commencé sa carrière d'écrivain vers 1930 comme traducteur et reporter dans les quotidiens Vakit, Haber, Son Posta, etc. En 1938 il était directeur de rédaction au journal Tan. Cette même année il devait être condamné — en même temps que Nazim Hikmet — à quinze ans de prison ferme pour activités subversives au sein de l'armée. Pendant sa détention il réussit à publier plusieurs ouvrages sous des noms d'emprunt. Son oeuvre romanesque est considérable. Citons en particulier : Sagirdere, Istanbul, 1955; Brouillard (Kôrdutnan), Istanbul, 1957; La prairie aux sept platanes (Yediçinar Yaylasi), Istanbul, 1958.
48. Cinq romanciers parlent du roman paysan (Bes Romanci Kôy Romani Ûzerinde Tartisiyor), Istanbul, 1960, p. 43.
49. Dans son roman intitulé Terres en friche (Ekilmemis Topraklar), Istanbul, 1954, Orhan Hançerlioôlu décrit la même période en des termes quasi identiques.
50. Bereketli Topraklar Uzerinde, Istanbul, 1954.
51. Orhan Kemal est né en 1914 à Ceyhan dans le vilayet d'Adana. Son père, politicien local, ayant pris en 1930 position contre le parti unique et ayant fondé son propre parti, dut s'enfuir en Syrie, contraignant ainsi son fils à abandonner ses études secondaires. De retour à Adana en 1932, Orhan Kemal dut travailler dans les usines textiles pour gagner sa vie. Il tirera plus tard de cette période de son existence les sujets d'une partie de ses romans (Murtaza, 1952; Cemile, 1952; La grève, 1954 ‘; Un crime à la une - Vukuat Var, 1958). Les mésaventures de son père avaient sans doute préparé Orhan Kemal à l'action politique : pour avoir écrit un poème antimilitariste, il sera condamné à quatre ans de prison (ce qui lui donnera l'occasion d'y rencontrer Nâzim Hikmet) et sera sans cesse, par la suite, poursuivi pour délits d'opinion. Ses expériences de prison lui inspireront, comme à Sabahattin Ali, une multitude de récits sur la vie des condamnés, en particulier la grande nouvelle Le dortoir n° 72 (72. Kogus), 1954 et 1958. Sa première oeuvre imprimée, justement un poème de prison, date de 1939. Ce sont les éditions Varhk qui le feront découvrir au grand public. Dans les années cinquante, il devient un des écrivains turcs les plus lus. Sa production est considérable : une vingtaine de romans, une dizaine de recueils de nouvelles (sans compter les romans, nouvelles, reportages, etc., destinés aux journaux et inédits en librairie).
52. Les migrations saisonnières des paysans pauvres du plateau anatolien ou du pays kurde vers la Cilicie remontent à un passé relativement lointain. Déjà en 1861, Victor Langlois pouvait écrire dans son Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurus : « Les récoltes se font en juin. Alors viennent en assez grand nombre des étrangers au pachalik, pour être employés aux travaux de la moisson; ils reçoivent huit piastres par jour (un franc soixante centimes environ) outre la nourriture, salaire considérable pour ces contrées » (p. 40). En 1911-12 Georges Tsalapos et Pierre Walter, dans un Rapport sur le domaine impérial de Tchoucour-Ova, précisent qu'ils sont 100 000 ouvriers mobiles à descendre de Kars, Sis, Diarbekir pour faire la moisson. Dans son ouvrage sur La Cilicie et le problème ottoman, Paris, 1921, Pierre Redan note qu'une partie de cette population mobile finit par se fixer en Cilicie. Les romans d'Orhan Kemal illustrent une phase ultérieure : la transformation des travailleurs agricoles en ouvriers d'industrie.
53. Pour une profession de foi des écrivains du village, cf. Cinq romanciers parlent du roman paysan (Bes Romanci Kôy Romani Ozerinde Tartisiyor), Istanbul, 1960.
54. Après 1960, cependant, la sociologie rurale turque insiste plutôt sur le changement. Cf. en particulier Rus en Keles et Orhan Tûrkay, Kôylû Gôziiyle Tiirk Kôylerinde Iktisadi ve Toplumsal Degisme (Le changement social et économique vu par les paysans), Ankara, 1962; cf. surtout les travaux de Miibeccel Kiray : Eregli, Ankara, 1964, et Social Stratification as an Obstacle toDevelopment (en collaboration avec J. Hinderink), New York, 1970.
55. Un des plus grands noms de la littérature turque contemporaine. Yasar Kemal est né en 1922 d'une famille pauvre, dans un petit village du district d'Osmaniye. Autodidacte, il fréquente la Maison du Peuple d'Adana où on l'encourage dans ses recherches sur le folklore régional. Il publie en 1943 un recueil de Chants funèbres (Agitlar). En 1951, il décide de quitter la province d'Adana où il vient de subir une détention préventive de cinq mois pour s'être livré à des activités subversives dans les milieux ouvriers. Il a la chance de trouver à Istanbul une place de rédacteur dans un des plus grands quotidiens du pays, le Cumhuriyet, où il écrit des reportages et de courtes nouvelles. En 1952, il publie un recueil de nouvelles, Canicule jaune (San Steak), qui retracent certains épisodes de sa vie mouvementée. 1955 est une bonne année : coup sur coup, il publie plusieurs volumes de reportages, un petit roman, Fer-blanc (Teneke), et surtout Memed le mince (Ince Memed). Ce dernier livre le confirmera dans sa vocation de romancier. Les grands romans se suivent : Le pilier (Ortadirek), 1960; Terre de fer ciel de cuivre (YerDemir GôkBaktr), 1963; L'immortelle (Olmez Otu), 1968. En 1969, une suite de Memed le mince prolonge de près de six cents pages le récit épique de 1955 56. Dans le cadre restreint de cet article, il a fallu sacrifier ces auteurs dont les oeuvres, pourtant, ne manquent pas d'intérêt. Citons en particulier les Nouvelles du village (Kôyden Haber), 1950, et les Histoires d'Anatolie (Anadolu Hikâyeleri), 1954, de Muhtar KôRuKçt) (né en 1915); d'Orhan Hançerlioôlu (né en 1916), deux romans, Le monde obscur (Karanlik Diinya), 1951, et Terres incultes (Ekilmemis Topraklar), 1954; d'Ilhan Tarus, le roman Le procureur de Yesilkaya ( Yesilkaya Savctsi), 1955 ! enfin les Lettres à un instituteur rural (Kôy ôgretmenine Mektuplar), 1960, de Ceyhun Atuf Kansu (né en 1919).
57. Giindiiz Akinci, Tiirk Romaninda Kôye Dogru (Le roman turc à l'approche du village), Ankara, 1961, p. 34.