Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Le thème de la représentation collective de l'histoire se situe au carrefour de plusieurs champs et pratiques qui relèvent aussi bien de l'histoire de l'imaginaire que de celle des idées politiques. S'agissant de l'URSS, cette dernière est particulièrement importante, et les récents débats, passionnés, sur les «taches blanches » de l'histoire nationale ont montré, une fois de plus, que le discours historique y était bien le langage, par excellence, des conflits politiques. Si la légitimité du régime soviétique s'est appuyée sur l'histoire, il est normal que sa délégitimation débute par une révision de la conception officielle de son passé.
Based on a sociological inquiry, this study aims at reconstructing the cult of those personalities which official Soviet history recognized as rounder-figures. It leads to a revision of the received conception of the Soviet personality-cult and of its perverse effects. The cult was not structured around lone individuals but around a full mythical pantheon, which had constituted itself on the basis of the coherence of the Soviet régime's nature, stakes, and evolution.
1. Cet article analyse quelques-uns des résultats d'un sondage d'opinion réalisé à Leningrad en juin 1990 à partir d'un échantillon représentatif de 1700 habitants de cette cité. Qu'il nous soit permis d'exprimer notre reconnaissance envers l'Académie Indépendante des Sciences Humaines qui nous aide financièrement, et le docteur Joseph Gurvitch dont le concours à la rédaction du questionnaire nous a permis d'éviter nombre de pièges.
2. Nous indiquerons ici les travaux récents qui ont directement influencé cette enquête : Goff, J. Le, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, 192 p.Google Scholar ; Nora, P., Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, t. 1–4, 1984-1986Google Scholar ; Ferro, M., L'histoire sous surveillance: science et conscience de l'histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1985, 216 p.Google Scholar ; Joutard, P., « L'histoire dans l'imaginaire collectif », L'Arc, n° 72, 1978, pp. 38–42 Google Scholar ; Amalvi, C., Les héros de l'histoire de France. Recherche iconographique sur le panthéon scolaire de la Troisième République, Paris, Phot'ceil, 1979, 315 p.Google Scholar ; Amalvi, C., De l'art et la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France. Essais de mythologie nationale, Paris, Albin Michel, 1988, 473 p.Google Scholar ; Rousso, H., Le syndrome de Vichy, 1944-198…, Paris, Le Seuil, 1987, 384 p.Google Scholar ; Kershaw, I., The « Hitler Myth ». Image andReality in the Third Reich, Oxford, Clarendon Press, 1990, 297 p.Google Scholar ; Passerini, L., Torino operaia e fascismo. Una storia orale, Rome-Bari, 1984.Google Scholar Nous avons aussi profité de la lecture des études sur les rites contemporains dont celle de Lane, C., The Rites ofRulers. Rituals in Industrial Society. The Soviet Case, Cambridge-Londres, Cambridge UP, 1981.Google Scholar
3. Davis, R. W., Soviet History in the Gorbachev Révolution, Londres, 1989 Google Scholar ; Nove, A., Glasnost’ in Action : Cultural Renaissance in Russia, Boston-Londres, 1989 Google Scholar; Scherrer, J., «L'érosion de l'image de Lénine », Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 85, 1990, pp. 54–69.Google Scholar
4. Pour l'analyse de ces images, voir Benn, D. W., Persuation and Soviet Politics, Oxford-New York, 1989, pp. 19 Google Scholar, 217 ; Chauvier, J. M., URSS, une société en mouvement, Paris, 1988 Google Scholar ; Ferro, M., Les origines de la perestroïka, Paris, Ramsay, 1990, 156 p.Google Scholar
5. Ce que semblent expliquer, d'une part le caractère irrégulier du développement idéologique propre aux périodes transitoires, et d'autre part la discordance très accusée dans l'idéologie soviétique entre les valeurs déclarées et les valeurs effectivement poursuivies.
6. Tumarkin, N., Lenin Livesl The Lenin Cuit in the Soviet Russia, Cambridge, Mass.- Londres, Cambridge UP, 1983 Google Scholar ; C. Lane, op. cit., pp. 210-219.
7. La question ouverte était formulée ainsi: «Nommez deux ou trois leaders du parti bolchevik de l'époque de la révolution ou des premières années de la période soviétique à l'égard desquels vous éprouvez la plus grande sympathie ». Chaque personne interrogée a donné en moyenne deux noms.
8. Il n'est pas question, ici, d'analyser la propagande récente consacrée aux nouveaux venus au panthéon soviétique, ni celle des années vingt et de l'époque stalinienne consacrée tant aux ennemis qu'aux amis de Staline, tels Zinoviev ou Molotov, exclus du panthéon sous Staline ou sous Khrouchtchev, pour la plupart définitivement. Autrement dit, nous n'allons parler que du « noyau constant » de ce panthéon.
9. Milo, D., « La bourse mondiale de la traduction : un baromètre culturel ? », Annales ESC, 1984, n° 1, pp. 92–115.Google Scholar Bien entendu, nous n'espérons que «saisir” le message propagandiste de l'État-parti, l'activité éditoriale en URSS ne témoignant d'aucune façon des goûts et des préférences du public. Pour estimer l'importance des diverses sources d'information concernant l'histoire, la question fermée fut incluse dans le questionnaire, les réponses étant réparties ainsi : 1) la fiction 68,1 % 2) le cinéma, la télévision, ou la radio 45,0 % 3) l'enseignement de l'histoire à l'école secondaire ou supérieure 42,0 °/o 4) les livres scientifiques ou de vulgarisation 37,1 % 5) les journaux ou les revues 36,8 °7o 6) les souvenirs des parents 12,4% On voit que la fiction, les livres scientifiques ou de vulgarisation et les journaux forment un ensemble dominant parmi les sources d'information historique. Si tout se passe comme cela en 1990, que penser du rôle de la propagande imprimée avant la diffusion triomphale de la télévision ? Étant donné que les oeuvres scientifiques ou littéraires sont principalement diffusées par les livres et non par les journaux, on peut croire que, pour les sujets interrogés, le rôle des livres dans la production éditoriale est en général plus important que celui des journaux. La liste des livres consacrés aux leaders bolcheviks a été élaborée à partir des catalogues de la Bibliothèque publique de Leningrad. Nous considérons l'ensemble des livres, des romans jusqu'aux comptes rendus de thèses.
10. Le cas de Lunatcharski est aussi un peu à part ; la moitié des livres qui lui sont consacrés sont des comptes rendus de thèses, dont le nombre est très imposant, mais dont le tirage est inexistant. On peut expliquer la popularité de ces deux personnages par le fait qu'ils incarnent pour les personnes interrogées l'image des intellectuels au service de l'État des travailleurs ; les intellectuels jouissent d'un prestige considérable auprès des habitants de Leningrad. D'autre part la popularité modeste de Kalinine ne correspond pas à sa place privilégiée dans le panthéon officiel. Il fut le seul demi-dieu dont l'image était entachée à l'époque de la perestroïka (avant notre sondage), par ses rapports avec Staline. Le nom de Kalinine fut même retiré à la ville de Tver. Kouibychev est à notre connaissance le seul personnage qui figure auprès des bolcheviks les plus célébrés par la propa- gande officielle mais n'occupe qu'un rang médiocre (le vingt-troisième) du point de vue de sa popularité actuelle (63 livres, dont le tirage total monte a 1 960 000 exemplaires ce qui correspond à un tirage annuel de 37 000 exemplaires. Ceci s'explique par la particularité de Leningrad : Kouïbychev semble représenter, sur le plan fonctionnel, un type de demi-dieu local analogue à celui de Kyrov, héros leningradien par excellence, qui l'a éclipsé par sa popularité extraordinaire (sur les fonctions des demi-dieux voir plus loin).
11. Remarquons que le culte de Lénine n'est pas à l'origine du panthéon soviétique: le rôle pionnier revient au culte de Sverdlov, dont Lénine, en personne, fut l'architecte. Le culte de ce dernier n'a fait que suivre le chemin déjà tracé, transformant une expérience limitée en politique soutenue de légitimation du régime. On sait que les leaders de l'opposition des années vingt, tels Trotski ou Zinoviev, avaient essayé, eux aussi, de transformer leur popularité en culte, et que certains, parmi les acolytes de Staline (Vorochilov par exemple) bénéficiaient de leur vivant, d'une gloire quasi mythologique, sans parler de la légion de menus héros de la révolution, du «travail créateur » et, plus tard, de la guerre patriotique.
12. Le mythe de Kalinine, cultivé avec scrupules de son vivant, a atteint son apogée après sa mort en 1946. Il a subsisté modestement au cours des époques khrouchtchevienne et brejnevienne, et a reculé devant l'assaut antistalinien de la perestroïka. Le cheminement du mythe de Kouïbychev est assez proche de celui de Dzerjinski. Les autres mythes possèdent en commun l'inconstance et l'arythmie de leur comportement, caractères qui les éloignent encore plus du noyau privilégié du panthéon que les taux de la propagande. Les points culminants, parfois très importants, y voisinent avec de longues périodes d'oubli souvent absolu.
13. Pour la comparaison avec le panthéon grec, voir Vernant, J.-P., Mythes et société en Grèce ancienne, Paris, 1974, pp. 106–118.Google Scholar
14. C'est le cas de Kouibychev, qui est finalement devenu l'une des divinités locales, et de Lunatcharski, dont le mythe affiche un rythme perturbé, propre aux divinités mineures.
15. Prenons à titre d'exemple la filiation des héros de guerre dépendants de Frunze qui était à la tête du « département militaire » du panthéon, et dont les effectifs, en comparaison avec les autres départements, étaient gonflés. La deuxième place dans cette hiérarchie fut occupée par Vorochilov, « le premier maréchal » et « commissaire du peuple à la défense » à l'époque de Staline, la troisième par Boudiennyï, l'un des fondateurs de la «cavalerie rouge», puis venaient le commandant de la division Tchapaev et le brigadier Kotovski, morts tous les deux pendant la guerre civile. Les degrés de perfection prêtés à ces héros se reflétaient, avec une minutie byzantine, dans les épithètes qui leur étaient attribuées, par leurs biographes, avec une intuition infaillible, et qui ont plus d'éloquence encore que les chiffres des tirages. Frunze, « le grand capitaine de la révolution », est glorifié, seul parmi les militaires, comme un « philosophe » et « théoricien » militaire ; Vorochilov, «soldat de la révolution», ne partage avec lui que le titre d'« organisateur » de l'Armée Rouge. Quant à leur activité avant 1917, la place de Frunze est prévue «à la tête des masses révolutionnaires », tandis que celle de Vorochilov se trouve « à la tête du prolétariat de Lugansk ». Pour les trois autres, leurs mythes tendent à se confondre dans un mythe générique de capitaine-modèle, héros ordinaire, ce qu'exprime la qualification stéréotype « légendaire + degré militaire ». Pour eux, il n'est jamais question d'autre fonction que celle de commander sur le champ de bataille. Leurs images se conforment plus à l'archétype du chevalier-aventurier qu'à celui de saint. Si Frunze et Vorochilov sont, tous deux, « les fils dévoués du parti », Tchapaev n'est que « l'élève du parti », tandis que Kotovski occupe le rang inférieur du « fils dévoué du peuple », plus éloigné encore du parti, source de toute perfection. A l'exception du mythe de Frunze, tous les autres mythes partagent ce caractère d'arythmie propre aux divinités mineures. Les fluctuations du mythe de Vorochilov, qui, jusqu'à l'époque de Khrouchtchev, resta membre du Politbureau, étaient très particulières parce qu'elles suivaient les péripéties de sa carrière politique. Honoré d'un culte, de son vivant, il se compromit en participant à la conspiration stalinienne de 1957, et fut partiellement « réhabilité » sous Brejnev. Les mythes de Boudiennyï et Tchapaev n'étaient utilisés qu'à certaines occasions, sans soin pour leur conservation, tandis que. celui de Kotovski n'était cultivé, quoique soigneusement, que dans le cadre limité de la Moldavie, dont il fut le héros local. Le premier point culminant, d'une extrême ampleur, des mythes militaires, particulièrement celui de Boudiennyï, avait eu lieu en 1937, juste au moment du procès du maréchal Toukhatchevski (dont Boudiennyï était considéré, depuis l'époque de la guerre civile, comme l'ennemi juré). Le tirage des livres consacrés à Boudiennyï a atteint, cette année, 1 750 000 exemplaires. On cherchait à opposer la gloire de simples comman- dants, « fils du peuple », aux prétendus exploits d'ambitieux généraux devenus des traîtres. Le deuxième point culminant de tous les mythes militaires, y compris celui de Frunze, correspond à la période de la guerre d'Afghanistan.
16. Voir la note précédente.
17. La brochure était, à l'époque, le genre propagandiste par excellence. Elle était souvent destinée à l'usage des cadres propagandistes locaux qui avaient pour mission de transformer le discours écrit de l'État-parti en parole orale au cours de leurs « causeries » obligatoires avec la population.
18. Durkheim, É., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1960.Google Scholar
19. Ainsi, vers 1938, deux villes et onze régions étaient nommées en hommage à Kalinine (encore vivant) ; six villes et sept régions en hommage à Ordjonikidze ; à Frunze, une ville et deux régions ; à Dzerjinski, cinq villes et cinq régions ; à Sverdlov, trois villes et cinq régions ; à Kyrov, six villes et huit régions (d'ailleurs le centre de son culte se trouvait toujours à Leningrad) ; à Kouï bychev, six villes et douze régions. Quelques-unes de ces villes étaient très importantes (Sverdlovskï, Kalinine, Kouïbychev). D'autres, dont les noms n'avaient pas changé (ou subirent d'autres choix) furent néanmoins de grands foyers mythologiques, telle la ville d'Ivanovo pour le culte de Frunze, ou Bakou pour celui de Kyrov. Voir, Administrativno-territorial’ noie delenie SSSR, Moscou, 1938.
20. Sur les rites soviétiques, voir C. Lane, op. cit.
21. Il y avait les « zones d'influence » prépondérantes de tel demi-dieu ; le Moyen Orient soviétique fut ainsi l'apanage de Frunze qui l'avait conquis à l'issue de la guerre civile ; à l'Ouest, c'était sur les anciens territoires de la Pologne que régnait Dzerjinski, Polonais d'origine. Il y avait d'autres régions, comme le Caucase, où se croisaient les influences de plusieurs demi-dieux. Enfin, il y avait des cultes répartis d'une façon plus équitable dans toutes les régions importantes, comme celui de Kalinine, « syndic de toute l'Union », que sa spécialité vouait à une mission « intégrante ».
22. Remarquons que sa croissance à l'époque de la perestroïka semble refléter la contreattaque des communistes réactionnaires dont la province était le bastion.
23. On peut remarquer les particularités des cheminements géographiques de divers mythes, dont le plus original était celui de Dzerjinski, toujours extrêmement centralisé conformément au caractère de l'institution qu'il dirigeait.
24. 56,2 “Vo de la littérature mythologique publiée à Leningrad est consacrée à Kyrov.
25. Pour avoir une idée de la version moderne de ce mythe il suffit de parcourir un livre de Robert Conquest, Staline and Kyrov's Murder (Londres, 1989), qui reprend, sans la moindre critique, le discours mythologique d'auteurs soviétiques récents, en particulier celui de l'écrivain Anatoliï Rybakov, dont le roman, Les enfants de l'Arbat, a joui d'une popularité remarquable en URSS, en 1987. C'est un curieux exemple de contribution (qu'on peut soupçonner d'avoir toujours été importante) de la mythologie soviétique à celle de l'Occident qui ajoute une page de plus à l'histoire, tracée par Marc FERRO (L'Occident devant la révolution soviétique. L'histoire et ses mythes, Bruxelles, 1980), de la mythologisation occidentale de l'histoire soviétique. C'est en suivant cette version du mythe de Kyrov, qui s'est avérée par ailleurs en concordance parfaite avec les idées exprimées par la plupart des sujets au cours des interviews, que nous avons formulé les questions incluses dans le questionnaire. Les partisans de la perestroïka idéologique ont fait beaucoup d'efforts pour enraciner, dans les représentations collectives, le mythe renouvelé de Kyrov (non plus au titre de compagnon d'armes, comme dans les années trente, mais de victime de Staline), symbolisant l'alternative socialiste au stalinisme, l'assassinat d'un dieu bon par un dieu mauvais constituant l'élément central de ce mythe. Parmi les écrits élucidant la fonction de ce mythe, le plus important serait celui d'Alexandre Yakovlev (Pravda, le 28 janvier 1991), où l'auteur considéré souvent comme le principal théoricien de la perestroïka, explique aux communistes intransigeants comment exploiter l'accusation de Staline pour défendre les idéaux socialistes.
26. Tel Mikhaïl Chatrov dont les écrits sont analysés par Jutta Scherrer, op. cit., pp. 56-57.
27. Le «culte de la personnalité»étant un thème majeur des études soviétiques, il n'y a que très peu de recherches où la mémoire de Staline soit traitée spécialement: V. Zaslavsky, «The Rebirth of the Stalin Cuit in the USSR », dans Zaslavsky, V., The Neo-Stalinist State, New York, 1982, pp. 3–21.Google Scholar
28. Ainsi, il n'y a que 8,4 % des personnes interrogées qui aient donné du rôle historique de Staline une estimation « positive » ou « plutôt positive », et 54,7 % une estimation « négative » ou «plutôt négative». Sur les résultats d'autres sondages, voir R. W. Davis, op. cit., p. 194. Quant au stalinisme, 63,9 % des personnes interrogées l'assimilaient au fascisme. Certaines d'entre elles (12,2 % précisément) admettent-elles la possibilité du «bon fascisme»? Pas obligatoirement, il existe un mécanisme psychologique qui, semble-t-il, pousse l'opinion publique à se montrer toujours plus favorable aux hommes qu'aux courants politiques. Selon notre sondage, on est beaucoup moins indulgent à l'égard du parti bolchevik que de Lénine et de ses demi-dieux (36 % seulement des personnes interrogées se sont déclarées sympathisantes du parti bolchevik de l'année 1917). Il en serait de même pour Hitler, Mussolini ou Pétain, tant de leur vivant qu'après leur décès. Ce mécanisme est sans doute lié à la nature du leadership charismatique. Voir les ouvrages cités de I. Kershaw, L. Passerini et H. Rousso, aussi bien que celui de Melograni, P., « The Cuit of the Duce in Mussolini's Italy», dans Journal of Contemporary History, vol. 11, n. 4, 1976, pp. 221–237.CrossRefGoogle Scholar
29. Tandis que le rôle historique de Staline est considéré comme «négatif»ou «plutôt négatif” par 54,7 % des personnes interrogées, 32,4 % seulement donne une estimation négative du rôle qu'il joua pendant la guerre, et 27,8 Vo des sujets partagent, semble-t-il, l'estimation positive, qui, à l'époque brejnevienne, était l'élément prépondérant de l'image officielle de Staline exprimée en premier par les films populaires tels que Ovsobojdenie (Libération) ou Blocada (Blocus). Quant à la modestie personnelle, 29,4 Vo des sujets sont prêts à l'accorder à Staline, tandis que 28,4 % seulement lui refusent. Peut-on interpréter ici (et partout où il s'agit de Staline) le nombre important de réponses indéterminées comme autant de marques de sympathie dissimulées, par conformisme, à son égard ?
30. Seulement 3,2 % des sondés reconnaissent éprouver un sentiment de fierté vis-à-vis des acquis de l'économie nationale et 15,5 °/o pensent que l'Union soviétique s'est déjà révélé, par le passé, être un pays développé.
31. Peut-on voir, dans cet accent sur les valeurs de travail, un parallèle à la représentation de soi, propre à la classe ouvrière de Turin, pendant la période fasciste? Voir L. Passerini, op. cit.
32. Sur l'unité du mythe dans toutes ses versions, voir C. LÉVI-Strauss, Mythologiques, t. 1, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 21 ; J.-P. Vernant, op. cit., p. 215.
33. Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques, Paris, Éditions de Minuit, 1972, t. 2.Google Scholar
34. La formation de la mythologie grecque a précédé la naissance de la philosophie morale. Par conséquent ce ne sont pas les dieux qui ont été placés en dehors des estimations éthiques, mais ce sont les normes éthiques qui n'ont pas modelé les personnages mythologiques.
35. A l'époque de Brejnev, le modèle païen de l'image de Staline fut particulièrement le symbole d'un petit groupe de l'intelligentsia qui, non sans inconséquence, tendait vers l'opposition et qui traversait une longue crise d'identité.
36. « A leader cuit was a permanent élément in Nazi Germany, but has arisen only episodically in the Soviet Union», C Lane, op. cit., p. 277.
37. Ibid., pp. 35-42, 253-254.
38. Ibid., pp. 22,31,250.
39. Bellah, R. N., BeyondBelief. Essays on Religion in a Post-Traditional World, New York- San Francisco-Londres, 1976, pp. 64–73 Google Scholar, 168-189. Scharf, B. R., The Sociological Study of Religion, Londres, 1970, p. 161.Google Scholar C. Lane, op. cit., p. 280. Soboul, A., «Sentiment religieux et cultes populaires pendant la Révolution. Saints patriotiques et martyrs de la liberté», Annales historiques de la Révolution française, t. 29, 1957, pp. 193–297.Google Scholar M. Ozouf, op. cit. Vovelle, M., La Révolution contre l'Église. De la Raison à l'Etre suprême, Paris, 1988, p. 175.Google Scholar
40. Évidemment il y a d'autres éléments des religions politiques contemporaines, les rites de passage en premier lieu, dont la parenté avec les religions traditionnelles est beaucoup plus proche. Une fois de plus, gardons-nous d'envisager la religion politique en bloc.
41. Bloch, M., Les rois thaumaturges, Strasbourg, 1924.Google Scholar Kantorowicz, E. H., The King's Two Bodies: A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, 1957.Google Scholar Id., «Oriens Augusti. Lever du roi», dans Dumberton Oaks Papers, vol. 17, 1963, pp. 119-177. Giesey, R. E., The Royal Funeral Ceremony in Renaissance France, Genève, 1960.Google Scholar R. A. Jackson, Vive le Roy ! His- tory of the French Coronation from Charles V to Charles X, Chapell Hill-Londres, 1984. Folz, R., Le souvenir et la légende de Charlemagne, Paris, 1950.Google Scholar Boureau, A., Le simple corps du roi. L'impossible sacralité des souverains français, XVe-XVIIIe siècles, Paris, Éditions de Paris, 1988, 155 p.Google Scholar Diakonov, M. A., Vlast’ moskovskikh gosudareï, Saint-Pétersbourg, 1889.Google Scholar Cherniavsky, M., Tsar and People. Studîes in Russian Myths, New Haven-Londres, 1961.Google Scholar
42. Très souvent on peut tracer, à travers le xixe siècle, les voies menant directement des cultes monarchiques de l'époque moderne à ceux des leaders charismatiques du xxe siècle, voir Blessing, W. K., «The Cuit of Monarchy, Political Loyalty and the Workers’ Mouvement in Impérial Germany», dans Journal of Contemporary History, 1978, vol. 13, n. 2, pp. 357–375.Google Scholar E. Fehrenbach, «Images of Kaiserdom: German Attitudes to Kaiser Wilhelm II», dans Rohl, J. C. G. et Sombart, N. éds, Kaiser Wilhelm II. New Interprétations, Cambridge, 1982, pp. 269–285.Google Scholar Id., Wandlungen des deutschen Kaiserdankens, 1871-1918, Munich-Vienne, 1969. I. Kershaw, The Hitler Myth ; N. Tumarkin, op. cit. White, S., Political Culture and Soviet Russia, Londres, 1979.Google Scholar Id., «Soviet Political Culture Reassessed», dans Brown, A. éd., Political Culture and Communist Studies, Oxford, 1984, pp. 62–99.Google Scholar D'autre part, on peut citer le cas anglais caractérisé par l'interruption du culte monarchique, ce qui montre que la distance chronologique de deux ou trois siècles n'est pas insurmontable pour la mémoire historique. Voir Hobsbawm, E. et Ranger, T. éds, The invention of Tradition, Cambridge, 1983.Google Scholar D'ailleurs la comparaison de l'Angleterre avec la Russie et l'Allemagne souligne aussi le rôle important dans le succès des cultes des leaders charismatiques du xxe siècle, de la tradition ininterrompue de la mémoire historique « naturelle », et l'insuffisance de la mémoire « historisée ». Le cas allemand, plus proche, semble-t-il, du russe que de l'anglais, révèle néanmoins, à la fin du xixe siècle, les éléments de construction artificielle de la religion monarchique qui correspondait au type anglais : le culte du Kaiser s'avère ainsi une tradition inventée et, quoique pénétrée de l'atmosphère inaltérée des anciens cultes monarchiques locaux, assez proche de la modernité ; cela pourrait expliquer en partie le caractère plus artificiel des cultes fascistes comparés aux cultes soviétiques. 43. Scheller, M., Le saint, le génie, le héros, Fribourg, 1944, p. 80.Google Scholar
44. Ne citons qu'un exemple : celui des rois thaumaturges.
45. Voir n. 42.
46. Williams, R. C., « Collective Immortality : The Syndicalist Origins of Proletarian Culture, 1905-1910», dans Slavic Review, 1980, vol. 39, n. 3, pp. 389–402.CrossRefGoogle Scholar Sur l'impact de ces traditions marxistes, aussi bien que de celle de saints du mouvement populiste, voir N. Tumarkin, op. cit., p. 12, 181,200.
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48. Sur le rôle capital du culte des morts pour l'apparition de celui des saints, voir Brown, P., The Cuit ofthe Saints, Chicago, 1981 Google Scholar, et pour les religions politiques contemporaines : A. Soboul, op. cit. M. Ozouf, op. cit., pp. 81-82. C. Lane, op. cit., pp. 210, 267. J. W. Baird, TheMythical World ofNazi War Propaganda, 1939-1945, Minneapolis, 1974, pp. 13-14. Koon, T. H., Political Socialization of Youth in Fascist Italy, 1922-1943, Chapel Hill-Londres, 1985, pp. 27–30.Google Scholar La vénération des leaders vivants semble avoir subi l'influence de celle des héros disparus.
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54. D. W. Benn, op. cit., pp. 217-221. Benn accentue en premier lieu le rôle de la contrainte. A notre avis, il sous-estime la « sagesse » des propagandistes qui, issus du peuple, partagent ses façons de penser, ce qui a permis au régime soviétique de transmettre son message aux sujets avec quelque efficacité.
55. D. Welchéd., op. cit.
56. I. Kershaw, « How Effective was Nazi Propaganga? », p. 200.
57. Stern, J. P., Hitler. The Fùhrer and the People, Londres, 1975, p. 111.Google Scholar I. Kershaw, The Hitler Myth, p. 4.
58. J. W. Baird, op. cit., p. 49.
59. I. Kershaw, The Hitler Myth, pp. 257-264. Id., « Le mythe du Fùhrer et la dynamique de l'État nazi», Annales ESC, 1988, n° 3, pp. 593-614, a montré le rôle pragmatique du culte de Hitler pour le régime nazi. L'absence de projet préconçu pour le panthéon bolchevique est mis en lumière dans l'histoire détaillée du culte de Lénine écrite par Nina Tumarkin, op. cit., et par l'étude de David Benn, op. cit., sur les conceptions de la propagande soviétique. Rappelons que la même différence, bien que moins prononcée, semble avoir caractérisé les traditions des religions monarchiques russe et allemande au xixe siècle (voir n. 53).
60. P. Melograni, op. cit., pp. 227-228. R. N. Bellah, op. cit., pp. 172-182.
61. Getty, A., Origins of the Great Purges, Cambridge, 1985.CrossRefGoogle Scholar
62. M. Ferro, Les origines de la perestroïka, p. 81.
63. P. Nora, Entre mémoire et histoire, dans Les lieux de mémoire, t. I, pp. XVII-XLII.
64. Sur l'importance des cadres sociaux de la mémoire, voir M. Halbwachs, op. cit.,
65. Sur la destruction des cadres sociaux de la mémoire en Urss, voir Baczko, B., Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, 1984, p. 178.Google Scholar
66. Parmi les victimes des représailles, les habitants de Leningrad semblent avoir été surreprésentés, en partie du fait de la composition sociale de l'ancienne capitale, en partie à cause des rivalités entre les dirigeants de la ville et Staline, puis, après la guerre, Beria et Malenkov. La guerre, l'évacuation massive des habitants, le blocus de Leningrad, ont tour à tour contribué à sa dépopulation. Dans les années cinquante, la ville était presque entièrement repeuplée. Aujourd'hui, un quart des habitants — à peu près exclusivement la jeunesse — appartient à une famille vivant à Leningrad depuis trois générations ; la moitié des grands-parents des personnes interrogées étaient des paysans.