Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Comme on a pu le lire récemment dans l'un des éditoriaux des Annales: « l'héritage des Annales appartient à tout le monde : libre à chacun d'en faire une lecture particulière… ». La justesse de cette affirmation ne fait aucun doute. J'irais même plus loin : au-delà du seul « héritage », on pourrait dire la même chose du phénomène «Annales» dans son ensemble, y compris l'interprétation qu'on peut donner de l'évolution de la revue pendant les dernières années. A propos de cette évolution, Carlo Ginzburg écrivait en janvier 1990 : « …dans les dix, dans les quinze dernières années, les Annales sont devenues l'unique revue d'histoire qui se développe vraiment — par le choix de ses thèmes comme par celui de ses collaborateurs — dans une optique mondiale ».
The paper deals with three principal aspects, the first of which is a characterisation of certain variant of understanding of the paradigm of Les Annales within the millieu of Russian historians representing different trends and generations, while the second refers to the comprehension of the phenomenon of subjectivity of each historian's vision of the past times. The author of the paper holds that 1989-1991 saw new shades and hues in the interpretation of the phenomenon by the Annales editors. Discussing these new features, the author attemts to investigate the ways and elements which make the historian's creative “ego” and to see the extent to which, on the one hand, it is produced by the historian's individuality, and to which — by attendant circumstances.
The third aspect the paper deals with is the specifie character of historical knowledge brought about by the relativity of our knowledge of the part. Thinking of the ways Les Annales represent this specific character of historical knowledge, the author of the paper suggests a few hypotheses on whose basis it might be possible, as he surmises, to reduce the said relativity to some extent and come nearer to the solution of the problem of historical synthesis.
1. «Tentons l'expérience», Annales ESC, 1989, p. 1317.
2. Le Monde, 19.1.90, p. 22.
3. Ibidem.
4. Voir par exemple Coutau-Bégarie, Hervé, Le Phénomène Nouvelle Histoire, Paris, 1983 Google Scholar ; Dosse, François, L'Histoire en miettes. Des «Annales» à la «nouvelle histoire», Paris, 1987.Google Scholar
5. Cf. Bessmertny, Y.L., «Pour un bilan du colloque “L'école des Annales hier et aujourd'hui” », Histoire moderne et contemporaine, 1990, n°6;Google Scholar «L'école des Annales: printemps 1989», Almanach Européen 1990, Moscou, 1991 (en russe).
6. Cette analyse est déjà commencée ; voir Goff, Jacques Le, La Nouvelle Histoire, préface à la nouvelle édition, Paris, 1988, pp. 10–15.Google Scholar
7. Ce refus de l'histoire par une large partie du public est le drame de nombreux chercheurs soviétiques de premier ordre. La fidélité aux plus hauts principes moraux était pour eux en contradiction flagrante avec la possibilité d'exercer leur profession, cette activité n'étant possible que si le chercheur se soumettait entièrement aux diktats des idéologues staliniens. Certains historiens ont ainsi été contraints d'émigrer, d'autres durent, pour longtemps, renoncer à s'exprimer, d'autres enfin y perdirent leur âme. Seuls quelques-uns, très peu nombreux, purent trouver un « créneau » et poursuivre leurs recherches. (Pour plus de détails, voir Y. Bessmertny, « La vision du monde et l'histoire démographique en France aux ixe-xve siècles», Travaux du Collège de France, 1991, 4e leçon).
8. Cette tendance est apparue très clairement à l'occasion du colloque international sur « L'école des Annales hier et aujourd'hui », qui s'est tenu à Moscou en octobre 1989. Pour plus de détails, se reporter au livre que je m'apprête à faire paraître : Sur un point crucial. Débat autour des «Annales», ou comment écrire l'histoire aujourd'hui et demain, Moscou, Ed. « Naouka ».
9. Des articles et des livres lui ont été consacrés dans notre pays, par des chercheurs de tendances aussi diverses que A.I. Gourévitch, M.N. Sokolova, I.N. Afanassiev, N. Avtonomova, O.M. Médouchevskaïa, G.G. Diliguenski, Y.L. Bessmertny.
10. Je considère ici plus particulièrement la position des Annales de ces toutes dernières années. On le sait, c'est à partir de 1988 que le Comité de Direction a fait paraître dans les colonnes de la revue des articles consacrés aux problèmes clés de l'épistémologie historique, débats auxquels prirent une part active les directeurs eux-mêmes. « Les Annales vues de Moscou » de l'année 1962. Cf. dans l'article de G.G. Diliguenski, Annales ESC, 1963, n.l, pp. 103-113.
11. Cf. à ce propos Burke, Peter, The French Historical Révolution. The Annales School, 1929-1989. Stanford, 1990 Google Scholar; Gourévitch, A.I., La synthèse historique et l'école des «Annales». Moscou Google Scholar, à paraître.
12. Cf. J. LE Goff, op.cit. p. 63 ; Goff, J. Le, Histoire et Mémoire, Paris, 1988, p. 294 Google Scholar et suivantes ; « Tentons l'expérience », p. 1321 ; voir aussi Grenier, J.-Y. et Lepetit, B., « L'expérience historique. A propos de CE. Labrousse», Annales ESC, 1989, n°6, p. 1344–1353.Google Scholar
13. Burguière, André, «De la compréhension en histoire», Annales ESC, 1990, n°l, p. 125.Google Scholar
14. «Tentons l'expérience», p. 1321.
15. Ibid., p. 1320.
16. A. Burguière, op. cit. p. 124.
17. Georges Duby, Guy Lardreau. Dialogues, Paris, 1980, p. 49.
18. Ibid., p. 38.
19. Cf. L'article de M. Morineau critiquant la position d'un des directeurs des Annales, E. Le Roy Ladurie, publié dans Annales ESC, 1981, n°4.
20. Voir « Tentons l'expérience », p. 1321 ; A. Burguière, op. cit., p. 124-125. En discutant la position épistémologique des Annales d'aujourd'hui, je m'efforce de ne me reporter qu'aux citations des membres du comité de rédaction, et non à des articles dus à d'autres auteurs dont les opinions ne correspondent pas forcément avec celles des directeurs de la revue.
21. Bibler, V.S., «Dialogue. Conscience. Culture». (L'idée de culture dans l'oeuvre de M. Bakhtine), in Odysseus. L'homme et l'histoire, Moscou, 1989, pp. 34 Google Scholar et suivantes.
22. Cf. Milo, Daniel S., « Pour une histoire expérimentale, ou la gaie histoire », Annales ESC, 1990, n°3, pp. 719–720.Google Scholar
23. Si je ne me trompe, les directeurs des Annales ne sont pas tout à fait d'accord sur cette question. Ainsi, A. Burguière souligne avec vigueur qu'on ne saurait envisager la position des Annales comme la «version française du subjectivisme de Benedetto Croce” (op. cit., p. 124); selon lui, la conception scientifique de l'historien est « étayée à la fois par la cohésion interne de l'analyse et par les procédures de validation de la tradition savante » ( Burguière, A., « Annales », dans Dictionnaire des sciences historiques, Paris, 1986, p. 51 Google Scholar). Jacques LE Goff, dans son Histoire et Mémoire, p. 196, a exprimé une opinion tout aussi tranchée, quant à l'objectivité du savoir historique. D'un autre côté, les auteurs de « Tentons l'expérience », même s'ils reconnaissent que la construction par l'historien de l'objet de son étude ne doit pas contredire « les données disponibles et répondre à des principes de cohérence interne », supposent qu'en créant cette « construction », l'historien est en droit de « partir de principes d'intelligibilité différents ou de méthodes nouvelles » (p. 1321). N'y aurait-il pas là un désir de libérer l'historien de la nécessité de tenir compte des spécificités de son métier?
24. La conception de « Tentons l'expérience » suppose la négation des possibilités cumulatives de l'histoire (voir plus bas).
25. A. Burguière, De la compréhension…, p. 124.
26. G. Duby, G. Lardreau, op. cit., p. 49, J. LE Goff, Histoire et Mémoire, p. 195.
27. «Tentons l'expérience», p. 1322: «…les résultats ne seraient pas… cumulables». Cf. J. LE Goff, préface…, p. 13 : « l'histoire… est aussi pour une part cumulative » ; J. LE Goff, Histoire et Mémoire, pp. 306-325.
28. Ibid.,p. 1320.
29. Ibid., pp. 1320-1321 : « L'histoire ne progresse que par adéquation de plus en plus étroite aux processus passés… Le savoir historique ne progresse pas par totalisation, mais, pour user de méthodes photographiques, par déplacement de l'objectif et par variation de la focale… La synthèse historique passe par la constitution nouveaux objets… ».
30. Il convient de se demander ici si la vision que j'ai de cet éditorial de 1989 ne pèche pas par la subjectivité même à laquelle sont soumises toutes les visions des phénomènes historiques. Il est impossible de l'exclure, mais il serait à mon sens par trop subjectif d'attribuer toutes mes prises de position à ma seule subjectivité.
31. En faisant ainsi part de mes réflexions sur les Annales d'aujourd'hui, je ne puis toutefois partager le point de vue exposé récemment dans un article par Iouri Afanassiev, historien estimé et combattant respecté par la démocratie en URSS (” Tendances principales de l'historiographie française », dans le recueil L'historiographie étrangère contemporaine non-marxiste, Moscou, 1989, pp. 136-160). Je ne suis pas d'accord avec l'auteur de cet article, entre autres, quant à l'interprétation qu'il donne des rapports entre étude historique et passé, dans la place qu'il attribue à l'analyse diachronique et dans son analyse des divergences entre les Annales et le marxisme.
32. Les auteurs de « Tentons l'expérience » soulignent aussi que les sociétés étudiées dans l'histoire sont en fait des systèmes interdépendants, et qu'elles doivent être envisagées en tant que telles (p. 1320).
33. François Furet. L'atelier de l'histoire, Paris, 1982, pp. 5-8, 76-77, 80-85, 88. Sur la différence de points de vue entre François Furet et certains auteurs de la même école, voir également : I. Afanassiev, op. cit., pp. 146, 156.
34. Cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, T. 2, Les jeux de l'échange, chapitre 5.
35. P. Toubert et J. LE Goff, « Une histoire totale du Moyen Age est-elle possible ? » (Actes du Centième Congrès National de Sociétés Savantes, Paris, 1977) ; J. LE Goff, Préface…, pp. 11- 12.
36. Est-il suffisant, pour comprendre cette position, de constater que « la synthèse historique passe par la constitution de nouveaux objets », et que « les modèles historiques doivent préférer la complexification » ? (” Tentons l'expérience », p. 1321).
37. Cf. Y.L. Bessmertny, « La mentalité et l'histoire démographique », dans Recueil des travaux offerts à Georges Duby (en préparation).
38. Cf. Gurevich, Aaron, «Marc Bloch and Historical Anthropology», dans Marc Bloch aujourd'hui: Histoire comparée et sciences sociales, Paris, 1990 Google Scholar; Farge, Ariette, Le goût de l'archive. Paris, 1989 Google Scholar et compte rendu de Corbin, A. dans Annales ESC, 1991, n°3, p. 596-97.Google Scholar
39. Voir à ce propos J. LE Goff, Histoire et Mémoire, p. 200 et suivantes ; Boureau, Alain, «Propositions pour une histoire restreinte des mentalités», Annales ESC, 1986, n° 6, surtout les pages 1491–1495 Google Scholar ; Ophir, Adi, « Des ordres dans l'archive », Annales ESC, 1990, n° 3, surtout les pages 743–750 Google Scholar. En URSS, ces difficultés ont retenu l'attention de L.M. Batkine (” Deux moyens d'étudier l'histoire de la culture », dans Questions de philosophie, 1986, n° 12) et de G.S. Knabbe (Cf. « La connaissance historique dans la deuxième moitié du xxe, ses obstacles et les moyens de les franchir», Odysseus, à paraître).
40. C'est en particulier le point de vue du professeur S. Kaplan, de l'Université Cornwell aux États-Unis (voir Questions d'histoire, Moscou, 1989, n° 4, pp. 115-116). I. Wallerstein, dans son rapport « Beyond Annales » lu au Colloque de Moscou en 1989, soutient à peu près la même opinion.
41. Cf. J. LE Goff, préface…, p. 12.