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Dans l'ex-URSS : de la difficulté d'écrire l'histoire

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Véronique Garros*
Affiliation:
CNRS - IMSECO

Extract

Quantité d'articles et d'études consacrés à l'Union Soviétique de la perestroïka ont déjà mis en lumière le rôle des œuvres de fiction : comment celles-ci se substituaient à l'Histoire, devenant «historio-graphie” au sens strict; comment l'historien saluait l'écrivain comme collègue et précurseur. En URSS, les problèmes historiques tabous, — les héritages de la pratique stalinienne : collectivisation, terreur, etc.. — étaient posés non par les historiens mais par des écrivains ou des cinéastes, de Trifonov à Grossman, de Tarkovski à Abuladze. Ce phénomène, cependant, en présupposait un autre — jouant sur l'ambiguïté originelle du terme connotant à la fois la science et son objet — sur lequel on s'est peu interrogé : pourquoi en Histoire, l'histoire soviétique ne peut-elle s'écrire? S'il était en effet encore possible en 1987/88 de considérer que seul le recul présidait à l'avènement d'une historiographie renouvelée, force est de constater en 1992 que l'obstacle essentiel ne résidait pas dans le temps nécessaire pour réappréhender le passé mais dans le temps Présent, dans l'actualité. Notre propos n'est donc pas ici d'analyser ces œuvres littéraires qui se sont substituées à l'Histoire comme discours historique, mais plutôt de déceler la nature des obstacles s'opposant à l'écriture de l'histoire dans cette dernière discipline.

Summary

Summary

During the perestroika era proper, historical facts have been reconquered and repossessed, but not history itself. The survival of the “Soviet” paradox, a pairing of Clio 's silence with the loquaciousness of fiction in speaking history, is a witness to this phenomenon. The present article aims at inquiring after a few of the grounds which render the “historical operation” impossible as long as it is (still) viewed in a traditional fashion (chronological narratives aiming at the recovery of the “ Truth ”, “ what actually happened ”). Some of these causes are evident, especially those related to the concepts of temporality and historical subject. But it remains hard to distinguish what can be attributed to the present crisis given the current political process, which historiographical identity, or to a “historiographical crisis” encompassing much more than the former USSR.

Type
Retour Sur L'URSS
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Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1992

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References

Notes

* Version corrigée de la communication intitulée «History in the Perestroïka: Difficult to make, Impossible to Write », présentée à la Conférence on Germany and Russia in Comparative Perspective (Philadelphia, Sept. 19-22, 1991) organisée avec le concours du National Council for Soviet and East European Research, (Washington).

1. La liste des publications consacrées à l'analyse de ce phénomène serait trop longue pour être citée ici. Retenons ici quelques-unes d'entre elles, relativement synthétiques ; N. Ivanova, « Otcy i deti èpoxi », Voprosy literatury, 1987, n° 11 ; A. Berelowitch, « Des romans contre les tabous de l'histoire», A l'Est, la mémoire retrouvée (ouvrage collectif), Paris: La Découverte, 1990 (pp. 430-443) ainsi que la table ronde « Histoire et littérature », qui témoigne, comme le fait remarquer A. Berelowitch, de la symbiose entre écrivains et historiens, («Materialy nauCnoj konferencii », Voprosy istorii, 1988, n° 6), Garros, V., « Refaire l'histoire », l'État du monde, Paris, La Découverte, 1988.Google Scholar Considérées comme les oeuvres-phares de la perestroïka dans le sens où leur publication a initié et nourri le débat sur les « pages blanches » de l'histoire soviétique et surtout précédé la parole officielle dans ce domaine, ces oeuvres littéraires (toutes publiées en français) sont principalement les suivantes : A. Bek, La Nouvelle Affectation ; V. Doudintsev, Les vêtements blancs; M. Chatrov, La Dictature de la conscience, La paix de Brest-Litovsk. Plus loin, toujours plus loin; D. Granine, L'Aurochs; A. Pristavkine, Un nuage d'or sur le Caucase; A. Rybakov, Les Enfants de l'Arbat.

2. Ferro, Marc, L'Information en Uniforme : propagande, désinformation, censure et manipulation, Paris, Ramsay, 1991, pp. 6772.Google Scholar

3. Le gros plan d'arrêt sur image que nous opérons évacue certes une ou des dynamiques d'ensemble qui auraient, elles, donné à voir d'autres parcours. Ainsi en va-t-il du courant « slavophile- nationaliste » avec sa thèse originelle et prédominante du complot judéo-maçonnique qui rendrait cohérente toute l'histoire soviétique et lui épargne toute «crise historiographique».

4. Ainsi les deux oukazes présidentiels d'août 1990 ayant réhabilité les personnes réprimées au cours des années 20, 30, 40 et 50 et rendu la nationalité soviétique à ceux qui en avaient été privés pour fait de « dissidence » dans une période plus récente ont pu être qualifiés par un membre du Politburo en personne « d'actes de repentir » (A.N. Jakovlev, cf. Vecernjaja Moskva, 24/VIII- 1990). De même, le thème du «repentir” a-t-il été intégré comme tel au débat préparatoire au XXVIIIe Congrès du PCUS (voir le Bulletin de discussion n° 56, Pravda, 4/VIII-1990).

5. A. Kiva, «Nuzno li nam pokajanie? », Izvestija, 15/IX-1990. Suivant le contenu que l'on donne au problème, la période de repentir se situe soit dans le passé (les « 70 ans » de pouvoir soviétique), soit dans le présent (la perestroïka). Pour S. Averincev, cf. «Vzascitu kul'tury styda », Kur'er Junesko, sent'jabr’ 1990, p. 4. Pour N. Edelman, voir sa préface à la dernière édition du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou (Moskva : Kniga, 1990).

6. Nase nasledie, 1989, p. 531.

7. Car il y a toujours, selon elle, information et circulation de l'information. Pour ses thèses, cf. « Silences et résistances », communication au colloque « Pouvoir du langage et langage du pouvoir », Trakaj, URSS, avril 1991 (à paraître aux éditions du Progrès, Moscou).

8. Ou plutôt oubli, car justement le silence n'est jamais oubli.

9. Ces « oeuvres-phares » (cf. note 1.) ont en effet été toutes écrites ou conçues dans les années 50/70.

10. Nase nasledie, op. cit.

11. Qui n'a, bien sûr, rien à voir avec l'organisation nationaliste du même nom. Cette revue d'histoire a été publiée en Occident (à partir de 1978) par Khronika Press, sous le titre Pamjat: istorideskij sbornik.

12. Moskovskij Komsomolec, 8/IV-1990.

13. Komsomol'skaja Pravda, 20/V-1990.

14. Rétablis l'année suivante, les questions élaborées par les autorités compétentes ayant cependant un « caractère facultatif » ou bien, autre fait symptomatique, pouvant être remplacé par un examen de littérature.

15. Moskovskie novosti, 14/X-1990.

16. Tel celui du nouveau Manuel d'histoire politique de l'URSS, écrit sous la rédaction de V. Sostakovskij et « mis au placard » par le comité d'Etat à l'Instruction Publique car contenant «une vision nihiliste de l'activité du PCUS — la force politique la plus importante de notre société » (Cf. Komsomol'skaja Pravda, 23/IX-1990).

17. Izvestija, 28/VII-1988.

18. Sovetskaja kul'tura, 13/V-1989.

19. Et sans doute davantage partagée, ce que souligne à sa manière la sociologue T. Zaslavskaja qui analyse les causes de « l'état de dépression » dans lequel se trouve plongée la société soviétique, et déclare : « Si les gens n'avaient pas non plus la vie rose, nombre d'entre eux cependant tiraient fierté de ce qu'ils remplissaient une mission historique des plus importantes : ils ouvraient la voie au développement futur de l'humanité toute entière » ﹛Komsomol'skaja Pravda, 30/X- 1990).

20. « Questions sans réponse », tel est précisément et symboliquement le titre qu'ont donné les Izvestija du 17/IX-1990 à cette lettre de lecteur : « Je me pose des questions auxquelles je n'arrive pas à trouver de réponse. Pourquoi ai-je peiné toute ma vie ? Pourquoi ai-je fait la guerre ? Qu'aije défendu? Qu'ai-je construit? Pour qui ai-je construit? »…

21. « Du noeud initial que sont les années 30, par un mouvement en spirale, on a assisté à une remontée vers un passé plus lointain : la collectivisation, la NEP et, plus récemment, 1917 ; mais aussi vers le présent : progression non linéaire à la période 1956-1964, celle des premières réformes, est longtemps demeurée tache blanche (” Figures de la mémoire : Mémorial et pamj'at’ » dans A l'Est, la mémoire retrouvée, Paris, La Découverte, 1990, p. 365).

22. Pollack, M., L'Expérience concentrationnaire: Essai sur le maintien de l'identité sociale, Paris, Métaillé, 1990, p. 7.Google Scholar

23. Notons que nous n'avons pas pris en compte les dénominations données par les « nostalgiques de la période stalinienne » (que l'on ne saurait, par ailleurs, tous qualifier de « staliniens »).

24. Notons que le Parti est, en tant que tel, singulièrement — significativement ? — absent.

25. Gefter, Mikhail, IZ texi ètix let, Moskva : Progress, 1990, p. 436 Google Scholar (Fond imeni N. I. Buxarina).

26. Ce que dit bien à sa manière Mikhaïl Epstein : « Au cours de l'année dernière (1989/1990) notre passé et notre futur ont échangé leur place. Le principal problème posé par les récents événements n'est plus d'ordre (dérivatif) social ou politique, il est d'ordre eschatologique : comment vivre après son propre futur ou, si vous voulez, après sa propre mort » (” After the Future : On the New Consciousness in Literature», Perestroïka: Perspectives on Modernization, The South Atlantic Quarterly, Duke University Press, Spring 1991, Volume 90, Number 2, p. 409).

27. « Mesto v istorii, mesto v politike », Pravda, 6/XI-1990.

28. Mikhaïl Gefter, entretien inédit, Moscou, 1989.

29. Cf. «Evtusenko xoronit Stalina», Vecernjaja Moskva, 26/XI-1990.

30. Voir à ce propos « K kakomu xramu vedet doroga », Izvestija, 22/111-1991.

31. Plus significatif encore est le titre de la Moskovskaja Pravda du 31/X-1990, relatant dans ses colonnes les préparatifs aux fêtes d'Octobre : « L'histoire ne doit pas être abrogée, même si elle contient des choses très déplaisantes ».

32. A. Arxangel'skij, « Umeret', ctoby voskresnut’ », Literaturnaja gazeta, 19/XII-1990.

33. Pravda, 6/XI-1990.

34. « Nado li voro§it’ prosloe ? », Sel'skaja zizn', 13/IV-1989.

35. Sel'skaja zizn', op. cit. « La mémoire historique ne doit pas nous tuer » — tel est précisément le propos du film récent de V. Ogorodnikov (Bumaznye glaza Prisvina) dont le héros, luimême metteur en scène voulant comprendre « ce » passé, joue le rôle d'un officier du MGB en 1949 et finit… par se tuer, « n'ayant pas pu s'élever au-dessus de l'immoralité du passé. Il lui manquait pour cela connaissance de l'histoire et assurance en l'avenir » (” Pod znakom ‘Pokajanie’ : Stalin i stalinscina v zerkale èkrana», Pravda, 6/IX-1990). Et la même Pravda n'écrivait-elle pas un an plus tôt : « L'époque de la terreur de la guerre contre son propre peuple n'a pas seulement moulu les os d'innombrables victimes sur une avant-ligne invisible, elle a également enterré des mines qui n'explosent qu'aujourd'hui — trente-cinq ans après la mort du «Père des peuples». Elles explosent, provoquant de nouvelles tragédies, brisant de nouveaux destins » (Pravda, 4/III- 1989).

36. Sel'skajazizn', op. cit.

37. M. deCerteau, op. cit., pp. 117-118.

38. Il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience (…). Nous avions donc bien affaire à l'une de ces réalités qui font dire qu'elles dépassent l'imagination. Il était clair désormais que c'était seulement par le choix, c'est-à-dire par l'imagination que nous pouvions essayer d'en dire quelque chose. ( Antelme, R., L'espèce humaine, Paris, Gallimard, p. 9 Google Scholar). Le problème du genre pour dire «ça» (i.e., « comment dire l'indicible ») s'est posé de façon particulièrement crue pour ceux qui avaient connu l'Expérience extrême — c'est-à-dire les rescapés des camps nazis. Ce fut également vrai, mais en d'autres termes, pour les rescapés des camps staliniens:« Qu'est-ce que j'écris ? Un témoignage? (le terme signifie également «déposition » V. G.) C'est ce que je pensais quand j'ai commencé à écrire (…). Mais très vite, j'ai compris que ce n'était pas ça. Des dépositions doivent être des réponses claires à des questions claires (…). Alors des Mémoires? (…). Ce serait plutôt la poursuite de la réflexion sur le thème : « Comment caractériser ça ? Comment tout cela est arrivé ? (…). Sans doute, aujourd'hui encore, n'ai-je pas le droit de dire — y compris à moi-même — que je connais la réponse à ces questions : « Comment caractériser ça ? Comment tout cela est arrivé?») (Lev Razgon, Nepridumannoe, Moskva: Kniga, 1989, p. 36). L'auteur devait donner ainsi pour sous-titre à son livre — dont le titre lui-même pourrait être traduit par « Ce n'était pas de la fiction» —: «Nouvelle sous-forme de récit». Il faudrait comparer les différentes façons dont les anciens détenus, revenus «à la vie ordinaire», sont parvenus (ou non), en tant qu'individus, à gérer leur passé indicible à celles qu'utilise aujourd'hui la société soviétique après cet autre type d'« expérience extrême » que fut le « stalinisme ».

39. L'influence de la censure n'étant évidemment pas niée mais perçue comme un des éléments ayant concouru à forger et maintenir la tradition.

40. Cf. sa note de lecture dans Revue d'Études Slaves, 1,1992, consacrée au livre de Rrr- Tersporn, G.T., Simplifications staliniennes et complications soviétiques: tensions sociales et conflits politiques en URSS 1933-1953, Paris : Ed. des Archives contemporaines, 1988.Google Scholar

41. Conférence (inédite) donnée à l'Institut polytechnique de Moscou (1988).

42. « Ce n'est pas vraiment un hasard si notre perception traditionnelle de l'histoire a été marquée par le genre de V istoriceskoepovestvovanie. Entre l'enchaînement des événements réels (…) et l'enchaînement des épisodes du povestvovanie, organisés selon les lois du langage et du récit logique, il semble y avoir un rapport de parenté” (Ju. Lotman, op. cit., p. 2).

43. Nous renvoyons ici à notre article « Perestroïka et sciences humaines » dans Y Homme et la société. Revue Internationale de Recherches et de synthèses en sciences sociales, n° 2/3, 1988.