Introduction
Avec l’avènement de la COVID-19, les préposées aux bénéficiaires (PAB) sont apparues au premier plan du paysage médiatique québécois. D’un côté, elles revendiquaient de meilleures conditions de vie pour les personnes ainées dont elles prennent soin (Séguin, Reference Séguin2020), et de l’autre, elles ont dénoncé des conditions de travail insoutenables et difficiles les empêchant d’exercer convenablement leur métier (Nguyen et Tremblay, Reference Nguyen and Tremblay2020). Effectivement, les contraintes organisationnelles en milieu d’hébergement pour aînés, présentes bien avant la pandémie mais exacerbées dans ce contexte de crise sanitaire, plongent les PAB dans une détresse qui les oblige, malgré elles, à véhiculer les effets délétères de certaines orientations politiques (Raizenne, Reference Raizenne, Aubry and Couturier2014). En se disant plus fatiguées, voire épuisées, les PAB suggèrent que les limites organisationnelles les éloignent de leur visée bientraitante. Or, loin d’être simple, la notion de bientraitance soulève des interrogations à la fois relationnelles, sociales et politiques et questionne en conséquence la maltraitance organisationnelle. D’une part, des prescriptions externes, légales, et des modes d’organisation du travail peu cohérents; et d’autre part, des écarts entre les principes et leurs possibles mises en œuvre. L’objet de l’article est de faire ressortir la dichotomie entre les définitions de la bientraitance et son opérationnalisation. Il s’agira plus précisément, dans la première partie, de réfléchir à la notion de bientraitance et son application dans le cadre de politiques gouvernementales québécoises : l’approche milieu de vie (2003), les deux Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2017–2022 et 2022–2027, le Plan d’action pour l’hébergement de longue durée 2021-2026, le projet de loi 101 de lutte à la maltraitance (2022) et le Cadre de référence pour favoriser la bientraitance (2023). Ensuite, il sera question du travail des PAB en tant que vectrices de cette bientraitance dans la pratique. La troisième partie présentera les résultats des entrevues semi-dirigées avec des PAB qui viendront soulever trois constats remettant en cause l’applicabilité des politiques publiques en cette matière : l’absence de reconnaissance d’un métier par définition bientraitant; les injonctions normatives à l’encontre du sens attribué à la bientraitance, et les obstacles organisationnels et sociopolitiques à la bientraitance. Ces constats sont revisités à la lumière des écrits dans la discussion, laquelle ouvre la voie à la notion de maltraitance organisationnelle.
La bientraitance envers les aînés dans les politiques publiques au Québec
La bientraitance, sans toujours être explicitement nommée, fait partie des politiques québécoises en matière de services aux aînés et de soutien à domicile depuis 2001 (Beaulieu et Crevier, Reference Beaulieu and Crevier2010). Toutefois, la promotion de la bientraitance n’apparaît explicitement que bien plus tard dans le Guide de référence pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées (Gouvernement du Québec, 2013). La première définition retenue de la bientraitance, qui figure dans le second Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées (PAM) 2017–2022, s’applique à tous les ainés, vulnérables ou non, et s’étend à tous les contextes et milieux de vie. Or, en ciblant spécifiquement les aspects relationnels, cette définition positionne la bientraitance essentiellement comme une posture professionnelle. Par ailleurs, la définition qui figure dans le troisième Plan d’action, bien qu’elle cible aussi les aspects relationnels, comporte une visée beaucoup plus large en mobilisant autant les individus, les organisations que les collectivités dans l’application d’une approche de bientraitance envers toute personne, non plus uniquement les aînés:
La bientraitance est une approche valorisant le respect de toute personne, ses besoins, ses demandes et ses choix, y compris ses refus. Elle s’exprime par des attentions et des attitudes, un savoir-être et un savoir‑faire collaboratif, respectueux des valeurs, de la culture, des croyances, du parcours de vie et des droits et libertés des personnes. Elle s’exerce par des individus, des organisations ou des collectivités qui, par leurs actions, placent le bien-être des personnes au cœur de leurs préoccupations. Elle se construit par des interactions et une recherche continue d’adaptation à l’autre et à son environnement. (MSSS, 2022, p. 26)
En 2023, le gouvernement québécois a mis en place un Cadre de référence Favoriser le bientraitance envers toute personne aînée, dans tous les milieux et tous les contextes qui reprend cette même définition (Gouvernement du Québec, 2023).
L’approche milieu de vie (AMV) et Plan d’action pour l’hébergement de longue durée
Sans évoquer explicitement la notion de bientraitance, les orientations ministérielles intitulées Un milieu de vie de qualité pour les personnes hébergées en CHSLD (Centre d’hébergement de soins de longue durée) en partagent les principes et les valeurs (Belzile et al., Reference Belzile, Etheridge, Couturier, Beaulieu, Aubry and Boujdémaa2011). Implantée en 2003, ces orientations, aussi appelées « approche milieu de vie » ou AMV, promettaient d’améliorer la qualité de vie des ainés hébergés (MSSS, 2003). Plutôt que de suivre des impératifs organisationnels, l’AMV devait transformer les CHSLD en milieux accueillants et personnalisés (Ndjepel, Reference Ndjepel2014), perçus comme de véritables lieux de vie (Belzile et al., Reference Belzile, Etheridge, Couturier, Beaulieu, Aubry and Boujdémaa2011; Gagnon, Reference Gagnon2021) au sein desquels les personnes résidentes pourraient s’y sentir comme à la maison (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux [INESSS], 2018) dans le respect de leurs intérêts, leurs désirs, leurs valeurs et leur autonomie (Gagnon, Reference Gagnon2021). En bref, l’AMV devait se traduire par le passage d’un modèle organisationnel axé sur les services à dispenser à un modèle orienté vers les besoins des personnes résidentes (Belzile et al., Reference Belzile, Etheridge, Couturier, Beaulieu, Aubry and Boujdémaa2011; Couturier et Boudjémaa, Reference Couturier, Boudjémaa, Aubry and Couturier2014; Gagnon, Reference Gagnon2021). Ce qui n’a jamais été actualisé.
Suite à ces orientations ministérielles, il aura fallu 18 ans pour qu’arrive le premier Plan d’action pour l’hébergement de longue durée 2021–2026 Pour le mieux-être des personnes hébergées dont l”un des principes directeurs consiste justement à « Promouvoir et actualiser la bientraitance ». Le Plan comporte 25 mesures concrètes, réparties en 5 axes d’intervention et 12 orientations, et propose la vision suivante (2022, p. 9) :
Pour la personne, un parcours vers une ressource d’hébergement et un vécu au sein de ce nouveau milieu de vie doit s’inscrire le plus possible en continuité avec son histoire et son expérience de vie, ses valeurs, ses préférences, ses besoins, sa culture et sa langue. Le milieu de vie évolue et s’adapte aux divers besoins de la personne et lui permet de se sentir chez elle, de maintenir les liens avec ses proches, de poursuivre et de développer l’exercice de ses rôles sociaux tout en ayant accès aux soins de santé requis par son état.*
* (le caractère gras n’est pas de nous mais dans la définition gouvernementale)Le projet de loi 101
Bien que l’absence de maltraitance ne signifie pas en soi la présence de bientraitance, le projet de Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité (L-6.3) (première version en 2017 puis modifiée en 2022), est une initiative québécoise qui favorise l’adoption de comportements bientraitants. La loi prévoit des mesures de protection contre la maltraitance, notamment le signalement obligatoire des situations de maltraitance concernant des personnes vivant en CHSLD, RI, RTF ou RPAFootnote 1 et celles inaptes selon une évaluation médicale ou sous régime de protection, peu importe leur lieu de résidence (Éditeur officiel du Québec, 2022).
Avant d’être ratifiée, la loi avait soulevé des interrogations qui perdurent encore aujourd’hui. Les mesures de protection en vigueur contribuent à taire certaines formes de maltraitances organisationnelles, car
le projet de loi omet l’importance de la présence des facteurs de risque pouvant conduire à une situation de maltraitance. De ce fait, il limite les pistes d’actions préventives pouvant être mises en place dans l’environnement des personnes à risque et il complique les interventions spécifiques aux situations de maltraitance dont les facteurs de risque liés à l’environnement prédominent, telle la maltraitance de type organisationnelle. (Beaulieu, Lebœuf, et Thivierge, Reference Beaulieu, Lebœuf and Thivierge2017, p. 14)
Ainsi, les mesures disciplinaires laissent planer l’idée que la maltraitance organisationnelle trouve son origine uniquement dans des facteurs individuels, de la même manière que la définition de bientraitance cible les aspects relationnels.
Les préposées aux bénéficiaires : vectrices de bientraitance
Ces documents ministériels centrent clairement la bientraitance sur les personnes soignantes par le biais de leurs attitudes, leur travail, leurs responsabilités. Or qui sont-elles? En milieu d’hébergement québécois, les PAB, dont 82 % sont des femmes (MSSS, 2020), offrent des soins de base et assurent une présence auprès des personnes résidentes, majoritairement ainées. Leurs principales fonctions s’articulent autour de trois axes : la prise des repas, les soins personnels (l’hygiène, l’habillement et les soins de santé) et les déplacements. L’aspect relationnel est au cœur de leur pratique (Voyer, Savoie et Lafrenière, Reference Voyer, Savoie and Lafrenière2020). Leur singularité se situe dans le contact humain ; dans le sentiment de faire une différence ; de venir en aide ; et de participer au bonheur et au plus grand bien-être des personnes résidentes (Anchisi et Gagnon, Reference Anchisi and Gagnon2017). Le ministère de la Santé et des Services sociaux les positionne effectivement comme des actrices de choix dans le respect de la dignité, de l’intégrité et du mieux-être des personnes ainées (INESSS, 2018). Or, « s’intéresser à la promotion de la bientraitance invite à poser un regard global permettant de considérer l’ensemble des conditions qui impactent directement sur la capacité des acteurs à mieux faire » (Belzile et al., Reference Belzile, Etheridge, Couturier, Beaulieu, Aubry and Boujdémaa2011).
En ce sens, le gouvernement québécois semble avoir récemment reconnu que la bientraitance des personnes hébergées passe par la bientraitance de celles qui en prennent soin. Effectivement, la mesure 12 du Plan d’action pour l’hébergement de longue durée 2021–2026 vise à renforcer le rôle des PAB en CHSLD, notamment par l’ajout de milliers de PAB qui se sentiront soutenues, encadrées et accueillies « convenablement ». On reconnait explicitement leur rôle « crucial » dans l’équipe de soins car elles contribuent à
renforcer la prévention et le traitement du déconditionnement ; repérer des problématiques de santé lorsqu’un changement dans l’état d’une personne survient ; soutenir une approche de bientraitance ; offrir des soins d’assistance en cohérence avec les besoins de la personne. (p.24)
Ceci apparaît un excellent pas dans la bonne direction. Reste à voir son actualisation dans la pratique. C’est précisément à cela que notre recherche s’est intéressée.
Notre recherche sur les pratiques bientraitantes des préposées aux bénéficiaires
Comme démontré plus haut dans la brève analyse des politiques publiques, le gouvernement du Québec a endossé la notion de bientraitance pour améliorer les conditions de vie et prévenir la maltraitance des personnes aînées. Dans cette perspective, en 2018, il lançait un appel à projet de recherche afin de documenter cette question en milieu d’hébergement. C’est notre proposition qui a été retenue et financée par le programme Action concertée du Fonds de recherche du Québec – Société et culture.Footnote 2 Utilisant la méthode d’étude de cas multiples, elle a mobilisé trois milieux : un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), une ressource intermédiaire (RI) et une résidence privée pour aînés (RPA). Notre démarche était double : une réflexion collective sur la notion de bientraitance (par le biais de world café) suivie d’une appropriation et d’une mise en valeur des pratiques bientraitantes (au sein de cercles de bientraitance) (Éthier et al., Reference Éthier, Smele, Andrianova, Myrand, Couture and Gagnon2022). Un des objectifs spécifiques de la recherche consistait à identifier les conditions gagnantes et les obstacles au développement des pratiques bientraitantes à l’aide d’entrevues individuelles semi-dirigées auprès des PAB (Myrand, Reference Myrand2021). Une partie de ces résultats sont présentés ici.
Notre recherche a permis de saisir la bientraitance au quotidien de dix PAB (dont les prénoms sont ici fictifs), âgées entre 22 et 63 ans, ayant une expérience de travail variant de deux à 23 ans dans trois milieux d’hébergement québécois différents (Myrand, Reference Myrand2021). Pour parvenir à saisir le sens qu’elles donnent à la bientraitance et ce qu’elles considèrent comme les obstacles à son implantation, l’entrevue individuelle semi-dirigée a servi de méthode de collecte de données (Mayer, Ouellet, Saint-Jacques, et Turcotte, Reference Mayer, Ouellet, Saint-Jacques and Turcotte2000) suivant un processus d’analyse qualitative inductive (Blais et Martineau, Reference Blais and Martineau2006). L’analyse des propose a amené la formulation de trois principaux constats.
Premier constat : l’absence de reconnaissance d’un métier par définition bientraitant
C’est par l’intermédiaire des activités du careFootnote 3 que les PAB de notre recherche définissent la notion de bientraitance. Elles la présentent comme une série de gestes et d’attitudes qui se manifestent quotidiennement aux contacts des personnes résidentes. Mise en valeur comme un idéal professionnel et une norme sociale partagée, la bientraitance justifie à la fois l’intention, la visée et la finalité de leur pratique. Les PAB s’organisent « autour de » et « avec » ce souci de bientraitance. Dans un emploi qu’elles qualifient d’emblée « bientraitant », s’éloigner de cette norme est fortement désapprouvé. Elles associent leurs qualités professionnelles à des aptitudes « naturelles ». Elles ont ce métier « en elles », dans leur « cœur » ; évoquant une « vocation », une « passion ». Enfin, le discours des PAB semble fortement influencé par des représentations culturelles dominantes qui tendent à individualiser la responsabilité de la bientraitance :
Ça devrait venir naturellement pour toutes les PAB, de bien s’occuper des résidents, de leur donner de l’attention […]. Quand on les aime, qu’on a de l’empathie et qu’on prend du temps pour eux, c’est ça le petit plus de la bientraitance. (Marie-Ève)
Au-delà de la reconnaissance qu’elles perçoivent chez les personnes résidentes et dans leur entourage, la plupart des PAB dénoncent l’absence de valorisation publique associée à leur métier:
[Les gens disent] : ça ne doit pas être si dur que ça changer des couches ! (Amélie)
Je vais aller placer des bouteilles de vin à la Société des Alcools du Québec, je vais gagner plus cher ! (Catherine)
Deuxième constat : les injonctions normatives à l’encontre du sens attribué à la bientraitance
Dans un métier où la bientraitance est présentée comme un enjeu central, imposer des lois ou des réglementations rigides renvoie à un paradoxe pour celles qui l’exercent au quotidien, créant une tension chez les PAB. En vérité, certaines politiques publiques, comme le respect de la distanciation professionnelle (vouvoiement, détachement affectif et absence de familiarité) et la présence de normes alimentaires rigoureuses (interdiction d’offrir de la nourriture comme du chocolat ou préparer des rôties plutôt que servir le repas prévu) entrent en contradiction avec le sens qu’elles attribuent à la notion de bientraitance.
C’est ça que les ministères ne comprennent pas : quand ça fait des années et des années [que tu prends soin d’un résident], tu deviens familier avec lui. Parce que le milieu de vie, c’est bien beau sur papier, mais le milieu de vie humain, il est où ? Il faut mettre des barrières, des uniformes, vouvoyer et rester professionnelle, même s’ils sont chez eux [dans un milieu de vie]! Il y a une cliente que ça fait des années que je m’occupe, elle m’appelle « mon bébé » [mais] moi, il faudrait que je la vouvoie. (Catherine)
Toutefois, confiantes de leur savoir-être et de leur savoir-faire, les PAB adoptent de « petites attentions clandestines » qui font passer l’intérêt des personnes résidentes avant les leurs. En outre, la plupart d’entre elles dépasseraient même leur simple rôle d’employée : elles s’investiraient pleinement et n’hésiteraient à se dédier aux personnes résidentes, même durant leur temps libre :
À chaque fois que je travaille, j’arrive toujours une heure d’avance. Si quelqu’un dans le corridor m’agrippe pour me raconter quelque chose, je ne vais pas dire : je m’excuse, je n’ai pas commencé à travailler. […] Si j’ai trois journées de congé d’affilée, je vais aller voir qu’est-ce qui s’est passé. Je m’intéresse à eux. Ma job fait partie de ma vie, ce n’est pas juste ma job. Je paie mon loyer, c’est sûr qu’il y a ça, on ne va pas le négliger non plus, mais d’être ici, c’est aussi mes amis, mon activité, mon loisir. (Audrey)
Généralement, ce contact s’établit en effectuant une tâche connexe (par exemple en ouvrant les rideaux, lors des déplacements, pendant la toilette ou les bains, etc.). La discussion informelle est amorcée lors d’une activité formelle et le temps de l’échange dépend de la durée de cette activité. L’emploi de ces situations d’arrangement (Aubry, Reference Aubry2016) met en évidence le manque de considération pour la dimension qualitative et relationnelle de leur métier, déjà soulevé par Gonin, Grenier et Lapierre (Reference Gonin, Grenier and Lapierre2013). Ainsi, ces stratégies font de la bientraitance une responsabilité individuelle, presque obtenue à l’arraché.
Troisième constat : les obstacles à la bientraitance sont organisationnels et sociopolitiques
Abordant les conditions nécessaires à la bientraitance, les PAB évoquent la responsabilité institutionnelle dans le manque de ressource ; la peur de déroger aux tâches prescrites ; les pressions quotidiennes ; l’épuisement professionnel; et abordent la nécessité d’agir pour éviter que la maltraitance devienne la norme:
Le travail en institution enlève facilement cet aspect [humain] et tu peux espérer qu’il y ait des [organisations] qui s’occupent de ramasser ça, parce que c’est là où la maltraitance peut devenir tout à fait normale. (Élizabeth)
Exprimant une inadéquation entre l’objectif gouvernemental de bientraitance dans les politiques publiques et les réalités rencontrées sur le terrain, les difficultés abordées par les PAB signalent une fracture dans leur condition de travail. Cette cassure ne leur permet pas de respecter le rythme des personnes résidentes et influence négativement leur capacité à être bientraitantes. Comme Riendeau (Reference Riendeau2006) le suggérait, les PAB de notre recherche remarquent que les personnes résidentes sont les premières à être pénalisées par leur surcharge de travail. Afin de mieux situer l’influence des contraintes organisationnelles sur la bientraitance, cet extrait illustre les difficultés relationnelles évoquées par les courts délais de soins imposés et le faible ratio de PAB par personnes résidentes:
Tu as 15 minutes pour faire la toilette partielleFootnote 4. [Si] la personne est très demandante physiquement […] tu n’as pas le temps de parler, il faut juste que tu fasses le travail le plus vite possible, pour aller à l’autre [résident], parce que tu en as trop à faire. Tu n’as pas le temps de développer un lien avec eux. Ce n’est pas agréable pour nous [les PAB] et ce n’est pas agréable pour eux [les résidents]. (Florence)
Contraintes de délaisser l’aspect relationnel au profit des tâches techniques, les rythmes imposés ne leur permettent pas de s’intéresser convenablement aux personnes résidentes, comme le soulevait aussi Allaire (Reference Allaire2017). Dans notre recherche, ce sentiment les anime même lorsqu’elles reconnaissent que les limites à la bientraitance sont occasionnées par un défaut de structure :
Je suis déçue de moi-même, je suis déçue du système. J’ai des bonnes intentions et par rapport au manque de temps, au manque de préposées. Si ça [la bientraitance] ne peut pas arriver, si ça ne fonctionne pas, je trouve ça désolant. C’est dommage parce que les intentions sont là, mais des fois, ils nous manquent du temps ou de moyens. (Marie-Ève)
En somme, alors que la bientraitance fut d’abord définie par les PAB comme une attitude intrinsèque, lorsque questionnées sur ses limites, elles nomment quatre obstacles qui renvoient au contexte organisationnel(voir la figure 1) soit la coordination des ressources (embauche, congédiement, sélection des équipes), l’organisation du travail (priorisation du travail technique, baisse de la qualité des soins), la pression du collectif de travail (tensions au sein de l’équipe, réorganisation de la charge de travail collective) et les conséquences individuelles (retard, stress, déception, fatigue). À noter que certains de ces éléments relevant du contexte organisationnel peuvent également constituer des facteurs facilitant la bientraitance (comme le travail d’équipe), mais ne sont pas abordés dans cet article (consulter le mémoire de l’auteur [2021] pour plus d’informations).
Ces obstacles s’influencent et sont interdépendants des enjeux du travail en milieu d’hébergement : le temps ; la gestion de l’absence et du manque d’employés ; l’augmentation de la charge de travail ; l’intériorisation de la conscience collectiveFootnote 5; et la pression vécue. Dans la figure 1, ces obstacles sont représentés par un cercle qui symbolise leur interdépendance. Le temps, qui constitue l’enjeu central, est illustré par un instrument de mesure qui rappelle la prédominance de la régulation des temporalités en milieu d’hébergement et son impact sur la bientraitance.
À ces contraintes organisationnelles s’ajoutent le contexte sociopolitique qui influence l’avènement de la bientraitance. À titre illustratif, bien que les PAB reconnaissent que l’AMV présentée dans les politiques publiques depuis 2003 ait de nobles intentions, plusieurs restrictions, même gouvernementales, semblent la contredire en limitant sa pleine réalisation, comme le ratio de personnes résidentes/employées trop élevé, notamment engendré par la pénurie de main d’œuvre qui est surtout causé par les faibles salaires et le peu de reconnaissance de leur travail dans la structure organisationnelle.
En résumé, considérée premièrement comme une qualité personnelle intrinsèque et une affaire de relation interpersonnelle (sur laquelle elles ont un certain contrôle), la bientraitance provoque une tension chez les PAB de notre recherche, car elle se heurte rapidement à des obstacles organisationnels, des enjeux structurels et un contexte sociopolitique, hors de leur portée, qui empêchent sa pleine réalisation.
Discussion
Comme l’ont déjà démontré plusieurs auteurs avant nous, les PAB de notre recherche associent leurs compétences à des savoir-faire naturels et féminin ne requérant que peu ou pas d’aptitudes professionnelles, ce qui contribue à dévaluer leur travail (Bourgault et Perreault, Reference Bourgault and Perreault2015; Molinier, Reference Molinier2013; Paperman, Reference Paperman2015; Tronto, Reference Tronto2009). Abordée par Laurence-Ruel (Reference Laurence-Ruel2019), bien qu’elle contribue à perpétrer un mécanisme de dévalorisation, d’invisibilisation et à naturaliser leurs compétences réelles, la rhétorique de vocation utilisée par nos PAB sert avant tout de défense face au manque de reconnaissance généralisé à l’égard de leur travail. Et ce, en dépit de l’importance de ce travail pour actualiser la bientraitance prônée par les politiques publiques.
Les PAB qui s’engagent dans un processus de bientraitance en plaçant l’intérêt des personnes résidentes au-delà des tâches, y trouvent, certes, un sens à un travail parfois difficile ; en revanche, selon Laurence-Ruel (Reference Laurence-Ruel2019), cet engagement nuirait à la reconnaissance de leurs véritables compétences. Ces stratégies qu’Aubry (Reference Aubry2016) nomme des situations d’arrangement leur permettent d’entretenir une relation avec les personnes résidentes tout en respectant les tâches prescrites.
Selon Gonin et ses collaborateurs (2013), cette situation induit un écart entre le travail qu’elles effectuent et ce qu’elles jugent être un travail de qualité, créant chez elles de la souffrance psychologique, dont la fatigue de compassion (Tremblay, Reference Tremblay2017). Ce décalage, comme étant la principale critique que les PAB adressent par rapport à leur travail dans les écrits a été nommé « rythmes contradictoires de l’aide-soignante » par Aubry en 2012 (Aubry et Couturier, Reference Aubry, Couturier, Anchisi and Gagnon2017). D’après ces auteurs, face à l’altération de leur pratique, les PAB développent un sentiment de culpabilité et de déception.
Pourtant, le cœur de la difficulté d’actualiser la bientraitance semble se situer ailleurs. Confrontée à d’importantes limitations organisationnelles, la bientraitance pour nos PAB est apparue comme peu opératoire, voire purement rhétorique, dans certains cas, ce que confirment Couturier and Boudjémaa (Reference Couturier, Boudjémaa, Aubry and Couturier2014). Comme les PAB de notre recherche, plusieurs auteurs signalent également des difficultés relatives aux conditions et la charge de travail ; aux contraintes temporelles et à l’insuffisance de personnel (Allaire, Reference Allaire2017 ; Aubry et Couturier, Reference Aubry and Couturier2018 ; INESSS, 2018 ; Tremblay, Reference Tremblay2017). En outre, selon Aubry and Couturier (Reference Aubry and Couturier2018) en misant sur la formation des PAB pour la faire appliquer, le gouvernement laisse sous-entendre que l’écart entre les principes de l’AMV et leur réalisation clinique est un « défaut de compétence, voire d’attitude, des préposés » (p.87). Alors que dans les faits, la formation ne règle en rien la question des contraintes organisationnelles soulevées plus haut pour Ndjepel (Reference Ndjepel2014). La bientraitance doit donc être envisagée dans une perspective plus large qui implique une prise en compte, et une remise en question, de facteurs organisationnels (Amyot, Reference Amyot2010 ; ANESM, 2008 ; Casagrande, Reference Casagrande2016 ; Compagnon et Ghadi, Reference Compagnon and Ghadi2009).
Par ailleurs, c’est dans la définition de maltraitance que nous trouvons des éléments de réponses à nos résultats. Dans les politiques publiques au Québec, on parle de maltraitance organisationnelle quand les causes de la maltraitance résultent d’un fonctionnement institutionnel qui prime sur l’intérêt et le bien-être d’un usager (Compagnon et Ghadi, Reference Compagnon and Ghadi2009) et quand « l’établissement crée lui-même les conditions de la maltraitance par les professionnels en ne leur laissant pas le choix de travailler autrement » (Amyot, Reference Amyot2010, p. 105). La maltraitance organisationnelle se décline en deux formes dans les politiques québécoises. Lorsque les pratiques du milieu entrainent le non-respect des choix ou des droits d’un ainé, elle est une « violence », tandis qu’elle est une « négligence » lorsque cette personne est traitée avec moins de soins qu’il ne lui en faut (Amyot, Reference Amyot2010; Ministère de la Famille et Secrétariat aux aînés [MF-SA], 2017). Notre recherche qui ciblait les conditions gagnantes et les obstacles aux pratiques bientraitantes des PAB, a donc notamment permis de mettre en lumière des exemples de maltraitance organisationnelle.
Conclusion
La nouvelle gestion publique a une incidence déterminante sur la quantité et sur la qualité des services offerts aux ainés (Aubry, Reference Aubry2016 ; INESSS, 2018). En s’orientant sur des principes managériaux de rationalisation, d’optimisation et de performance (Gaudreault, Reference Gaudreault2017), les tâches de soins les plus quantifiables sont privilégiées au détriment de celles, moins tangibles, comprenant un aspect plus relationnel (Loriol, Reference Loriol2012). Ainsi, la présence de contraintes organisationnelles en milieu d’hébergement plonge les PAB dans une détresse qui les oblige, malgré elles, à véhiculer les effets délétères de certaines orientations politiques (Raizenne, Reference Raizenne, Aubry and Couturier2014). Non seulement les contraintes organisationnelles causent du tort et des préjudices à ces travailleuses et aux personnes résidentes, mais insidieusement, elles leur font porter le blâme d’un « système maltraitant » (Belzile, Pelletier, et Beaulieu, Reference Belzile, Pelletier, Beaulieu, Aubry and Couturier2014). Malheureusement, la priorité est donnée au fonctionnement de l’organisation : dispenser efficacement des services et répondre à un maximum de besoins avec les ressources disponibles, dans le respect des règles de sécurité, de qualité, d’équité. C’est l’atteinte des objectifs de l’organisation qui est visée, mesurée et contrôlée, tout en cherchant en même temps à humaniser les relations et les soins – non sans tensions ou contradictions (Gagnon, Reference Gagnon2021).
Pourtant, les PAB, au même titre que les personnes résidentes, doivent être traitées avec dignité et respect, car le bien-être des personnes résidentes dépend largement du bien-être des membres du personnel (INESSS, 2018). De fait, « il n’y aura pas non plus de bientraitance de la part d’une personne « accompagnante » si elle n’est pas, elle aussi, respectée et reconnue, dans son rôle, professionnel ou familial, d’accompagnant » (HCFEA – CNCPH Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance, 2019, p. 7). Cette notion de double bientraitance (bien traiter le personnel afin qu’il traite bien les personnes résidentes à son tour) proposée par Casagrande (Reference Casagrande2016) apparaît ainsi comme un élément central dans la promotion de la bientraitance en milieu d’hébergement. Ceci semble avoir été reconnue en 2022 dans le Plan d’action pour l’hébergement de longue durée 2021–2026, confirmant notre vision selon laquelle une réorganisation structurelle des milieux d’hébergement est impérative car les PAB ne peuvent, et ne doivent pas, être les principales porteuses de cette culture de bientraitance.
D’ailleurs, notre recherche plus large effectuée entre 2018 et 2021, de laquelle sont tirés les résultats présentés dans cet article, a permis de concevoir une Démarche de mise en valeur des pratiques de bientraitance « ordinaire » en milieu d’hébergement au Québec, laquelle est promue dans le Cadre de référence sur la bientraitance du gouvernement québécois depuis 2023 comme façon de créer des environnements favorables à la bientraitance en milieu de vie alternatif (p. 27). Comme quoi la recherche peut avoir une influence sur les politiques publiques.