Le livre de Waseskinokwe Eva Ottawa revêt une importance significative non seulement pour le peuple Atikamekw Nehirowisiwok de Manawan et les autres Premières Nations du Québec, mais aussi pour les autres peuples autochtones et l’ensemble du Canada. À l’occasion de l’entrée en vigueur de l’article 543.1 du Code civil du Québec, qui établit un processus de reconnaissance des lois autochtones en matière d’adoption d’enfants au Québec, l’auteure s’y applique à documenter les pratiques et à élaborer un cadre juridique complet des soins coutumiers à l’enfance de sa communauté. Elle le fait en utilisant des méthodologies d’analyse de la langue et des récits sur la circulation des enfants de son peuple, obtenus grâce à des entretiens avec les membres de sa communauté.
Le cadre juridique élaboré par Eva Ottawa comprend cinq éléments : les valeurs, les principes, les règles, les acteurs et le processus principal qui caractérisent la circulation des enfants parmi les Atikamekw Nehirowisiwok de Manawan. Tous ces concepts sont exprimés dans la langue atikamekw, que l’auteure traduit également en français, tout en notant que certaines notions ne peuvent être traduites de manière exacte. Les principaux acteurs de ce système juridique sont l’enfant, les grands-parents, le « cercle des kokoms » (les matriarches de la famille), les personnes qui assument un rôle maternel ou paternel à l’égard de l’enfant et les parents d’origine. Les sept valeurs principales identifiées sont le don (ou la compassion), le respect, l’entraide (ou la générosité), l’humilité, la vérité, l’estime de soi et la sagesse. L’auteure développe ensuite douze principes du cadre juridique, soit l’adoption comme un « don du créateur » plutôt qu’un abandon; la non-ingérence dans la vie privée des parents; la liberté individuelle de convenir d’un transfert de garde d’un enfant; la « dividualité » des enfants, qui reconnaît leurs volontés dans un contexte relationnel de proches; le respect et la dévotion envers les aînés; l’engagement envers le bien-être de l’enfant; l’égalité; l’entraide; la complémentarité des rôles; l’honneur; l’autonomisation de l’enfant; et l’équilibre et l’harmonie. L’auteure dégage en outre sept règles du système juridique coutumier de soin de l’enfant : le respect de la volonté de l’enfant; la non-confidentialité; le maintien du lien de filiation; le maintien des contacts; le transfert total ou partiel de la responsabilité parentale; l’oralité; et l’affiliation territoriale. Elle examine finalement deux démarches principales de ce système : des approbations à l’échelle familiale et, parfois, à l’échelle communautaire, par une cérémonie d’adoption coutumière.
Tous ces éléments composent un système juridique sophistiqué pour l’adoption coutumière qui fonctionne au sein de la nation Atikamekw Nehirowisiwok depuis d’innombrables générations et qui pourra désormais bénéficier d’une reconnaissance en vertu de l’article 543.1 du Code civil du Québec. Bien qu’elle ne soit pas nécessaire pour établir la validité de ce système, cette reconnaissance a des implications symboliques et pratiques importantes.
Cet ouvrage arrive à un moment crucial de l’évolution du Canada vers une véritable réconciliation. En 2015, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a souligné que la mise en œuvre de l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui reconnaît et confirme les « droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada »Footnote 1, ne permet pas encore une véritable réconciliation parce qu’elle reste « un moyen pour assujettir les peuples autochtones à une Couronne absolument souveraine »Footnote 2. Une véritable réconciliation consisterait plutôt « à établir et à maintenir une relation de respect réciproque entre les peuples autochtones et non autochtones dans ce pays »Footnote 3, ce qui requiert deux choses : premièrement, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (« la Déclaration ») doit devenir le cadre de la réconciliation au CanadaFootnote 4 et, deuxièmement, « les populations autochtones doivent être en mesure de se réapproprier, de connaître et de pratiquer leurs propres traditions juridiques distinctes »Footnote 5. Autrement dit, établir des relations réciproques et respectueuses exige de « revitaliser le droit et les traditions juridiques autochtones »Footnote 6. C’est aussi l’effet de la Déclaration, dont l’article 34 énonce que les peuples autochtones « ont le droit de promouvoir, de développer et de conserver leurs structures institutionnelles et leurs coutumes », y compris « leurs systèmes ou coutumes juridiques »Footnote 7. Cependant, les ordres juridiques de plusieurs peuples autochtones ont été endommagés par les lois et les politiques coloniales, ce qui nécessite des mesures proactives pour leur revitalisation.
Depuis près de vingt ans, un nombre croissant de juristes plaident en faveur de la légitimité des ordres juridiques autochtones et de leur mise sur un pied d’égalité avec le droit civil et la common law Footnote 8. Ces travaux éclairent les sources, la nature et le contenu de ces ordres juridiquesFootnote 9. Plus important encore, certains de ces travaux – et le livre d’Eva Ottawa en est un bon exemple – proposent des méthodologies permettant d’extraire et de travailler avec le droit autochtone à partir des différentes ressources dont disposent les communautés, telles que leurs histoires, leur langue, leur relation à la terre, et bien d’autres choses encoreFootnote 10.
Le droit canadien commence enfin à rattraper cette « renaissance » du droit autochtoneFootnote 11. Le Québec, ainsi que d’autres provinces et territoiresFootnote 12, a adopté des lois visant à reconnaître et à faciliter l’exercice du droit autochtone en matière d’adoption coutumière, en harmonie avec les lois de l’État. Sur le plan fédéral, la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (« Loi C-92 ») reconnaît le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, y compris en matière de services à l’enfance et à la famille, et fournit un cadre pour la mise en œuvre de ces droits par les corps dirigeants autochtonesFootnote 13. La Cour suprême du Canada a qualifié ces lois d’actes de « réconciliation par voie législative » conformes à la DéclarationFootnote 14. Dans le récent Renvoi relatif à la Loi C-92, la Cour a également reconnu que, grâce à la Loi sur la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2021Footnote 15, la Déclaration « est consacrée dans le droit positif du pays » et que le préambule de la loi reconnaît la Déclaration comme un « cadre de réconciliation »Footnote 16. La Cour a également suggéré que ce cadre encourage une forme particulière de pluralisme juridique (appelé « tressage ») entre le droit étatique, le droit international et le droit autochtoneFootnote 17. Bien qu’il reste encore beaucoup à faire pour atteindre les objectifs de la Déclaration, ce sont des étapes importantes.
Ces développements soulignent l’importance des travaux tels que Wactenamakanicic e opikihakaniwitc. Nous sommes enfin prêts à faire plus que de belles déclarations sur le fait que le Canada est un pays multijuridique. Cependant, pour surmonter les dommages causés par le colonialisme aux ordres juridiques autochtones, les groupes autochtones ont besoin d’outils pratiques et accessibles, développés en collaboration avec eux par des personnes de confiance, pour comprendre comment leurs lois persistent et peuvent être extraites d’une variété de ressources culturelles afin de relever les défis auxquels ils sont confrontés aujourd’hui. C’est exactement ce que fait Eva Ottawa dans son livre en travaillant à la fois avec les récits et la langue de son peuple.
L’une des contributions les plus importantes de cet ouvrage consiste à reprendre le cadre des cinq caractéristiques générales des ordres juridiques (valeurs, principes, règles, acteurs et processus), élaboré par le professeur Ghislain OtisFootnote 18, et à le faire vivre dans le contexte de l’ordre juridique des Atikamekw Nehirowisiwok de Manawan. L’adaptation de ce cadre par l’auteure démontre l’étendue, la complexité et l’utilité contemporaine du droit autochtone d’une manière accessible, non seulement pour sa communauté, mais aussi pour d’autres; dans mes propres recherches et présentations, par exemple, je l’utilise désormais pour expliquer le droit autochtone, à des publics autochtones ou nonFootnote 19. Le livre présente ainsi une méthodologie susceptible d’être reprise par d’autres communautés. Alors que de plus en plus de juristes autochtones commencent à rédiger des thèses sur les lois de leur peuple, peu d’entre elles sont encore publiéesFootnote 20. Le travail de l’auteure est d’autant plus remarquable qu’il s’agit du premier ouvrage de ce type publié en français sur une partie de l’ordre juridique d’une Première Nation au Québec. Ma seule critique est que le livre devrait également être disponible en anglais afin que davantage de communautés autochtones au Canada puissent s’en inspirer.