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Trois idées directrices de la philosophie de Dilthey

Published online by Cambridge University Press:  04 March 2021

Jean-François Rioux*
Affiliation:
Université McGill
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Résumé

Dans cet article, je propose une interprétation de la philosophie de Wilhelm Dilthey qui repose sur trois idées directrices. La première idée identifie l'objet de sa philosophie : la vie. La deuxième idée établit sa méthode, soit l'autoréflexion. La troisième idée clarifie ce qui est révélé par l'autoréflexion, à savoir l'universalité et la variabilité de la vie. Dans un premier temps, je défends que la lecture épistémologique de la philosophie de Dilthey doit être abandonnée. Dans un deuxième temps, je présente mon interprétation de la philosophie de Dilthey.

Abstract

ABSTRACT

In this paper, I suggest an interpretation of Wilhelm Dilthey's philosophy that rests on three guiding ideas. The first idea identifies the object of his philosophy: life. The second one establishes its method, namely self-reflection. The third one clarifies what is revealed by self-reflection, that is the universality and the variability of life. First, I show that the epistemological reading of Dilthey's philosophy must be abandoned. Second, I detail my interpretation of Dilthey's philosophy.

Type
Special Issue: Canadian Philosophical Association 2020 Prize Winning Papers / Numéro spécial : gagnants des prix de l’essai 2020 de l’Association canadienne de philosophie
Copyright
Copyright © The Author(s), 2021. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/l’Association canadienne de philosophie

1. Introduction

La philosophie de Wilhelm Dilthey présente un assemblage peu commun de thèmes (l'autonomie des sciences de l'esprit, la réalité du monde extérieur, les visions du monde, etc.), de disciplines (la philosophie, la psychologie, l'herméneutique, l'esthétique, l’éthique, la théologie, la biologie, etc.) et de méthodes (philosophique, historique, biographique, etc.). Ce foisonnement théorique est lui-même le fruit d'une genèse complexe ponctuée de réflexions critiques (sur la métaphysique, l’école historique, la psychologie explicative, etc.), de travaux novateurs (sur Kant, le jeune Hegel, Hölderlin, etc.) et de dialogues (avec ses contemporains Windelband, le comte Yorck, Husserl, etc.). En plus des difficultés intrinsèques de l’œuvre de DiltheyFootnote 1, une série d'interprétations élaborées au XXe siècle au service de projets philosophiques divers (notamment la phénoménologie et l'herméneutique) ont entravé l'accès à son œuvre.

Dans ce contexte, il peut sembler difficile d'identifier aujourd'hui dans la philosophie de Dilthey des idées directrices qui éclaireraient son contenu et son développement. Un travail de synthèse de ce genre apparaît toutefois indispensable à la transmission de la pensée diltheyenne ainsi qu’à l’évaluation de son actualité. Bien sûr, une telle interprétation générale de l’œuvre de Dilthey, acquise au prix d'une inévitable reconstitution, ne manquerait pas d’être partielle et partiale, mais elle lui donnerait une intelligibilité qui lui fait parfois défaut en même temps qu'elle révélerait son intérêt potentiel pour la recherche contemporaine.

Le but de cet article est de proposer une interprétation de la philosophie de Dilthey qui repose sur trois idées directrices. Dans un premier temps, je présenterai la lecture de sa philosophie qui met l'accent sur son projet de «critique de la raison historique». Je rejetterai cette lecture, notamment parce qu'elle réduit cette philosophie à une seule de ses dimensions en plus de nier son intérêt intrinsèque. Dans un deuxième temps, j'esquisserai un portrait différent de la philosophie de Dilthey en identifiant trois de ses idées directrices. La première idée concerne l'objet de la philosophie diltheyenne, à savoir la vie. La deuxième clarifie sa méthode : l'autoréflexion. La troisième articule le rapport de l'objet à la méthode : l'autoréflexion révèle l'universalité et la variabilité de la vie.

2. La lecture épistémologique de la philosophie de Dilthey

À plusieurs moments importants de son itinéraire intellectuel, que ce soit dans l’Introduction à l’étude des sciences humaines Footnote 2 de 1883 ou, plus de vingt ans plus tard, dans Le projet d'une suite de L’édification du monde historique dans les sciences de l'esprit (GS VII, p. 191 [trad. Reference Dilthey and Remy2014, p. 15]), Dilthey entreprend ce qu'il appelle une «critique de la raison historique» : une «critique de la faculté que possède l'homme de se connaître lui-même, de connaître la société et l'histoire qui sont ses créations» (GS I, p. 116 [trad. 1942, p. 150]). La tâche de cette critique consisterait à développer une fondation épistémologique des sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften). Il s'agirait plus précisément de «déterminer les liens internes qui unissent les diverses sciences de l'esprit, les limites dans lesquelles une connaissance est possible dans ces sciences et les rapports qui lient entre elles les vérités qu'elles énoncent» (GS I, p. 116 [trad. 1942, p. 150, modifiée]). Jusqu'alors subordonnées aux sciences de la nature, les sciences de l'esprit obtiendraient l'autonomie qui leur est due.

Selon Hans-Georg Gadamer, le projet de critique de la raison historique est au cœur de la philosophie de DiltheyFootnote 3. Comme il l’écrit dans Vérité et méthode, «[la réflexion de Dilthey] était toujours vouée à un seul but, celui de légitimer […] la connaissance de ce qui est historiquement conditionné»Footnote 4. Gadamer replace ainsi toute la démarche de Dilthey dans l'horizon d'une fondation épistémologique des sciences de l'esprit. Une telle «lecture épistémologique» de la philosophie de Dilthey est en quelque sorte confortée par l'arrière-plan supposé de la critique de la raison historique : la Critique de la raison pure de Kant. En effet, pour Gadamer, «à côté de la réponse de Kant à la question de savoir comment la science pure de la nature était possible, Dilthey devait donc chercher une réponse à celle de savoir comment l'expérience historique pouvait devenir science»Footnote 5. Le corpus diltheyen contient plusieurs passages qui appuient l'interprétation de Gadamer. Tôt dans son œuvre, Dilthey affirme en effet que la tâche de sa philosophie est de «persévérer dans la voie critique de Kant, [de] fonder, en collaboration avec les chercheurs spécialisés dans d'autres domaines, une science expérimentale de l'esprit humain [qui étudie] les lois qui régissent les phénomènes sociaux, intellectuels et moraux» (GS V, p. 27 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 33]).

Une lignée d'interprètes importants ont adopté la lecture épistémologique de la philosophie de Dilthey développée par GadamerFootnote 6. Par exemple, pour Paul Ricœur, Dilthey voulait terminer le travail de Kant en dotant «les sciences de l'esprit d'une méthodologie et d'une épistémologie aussi respectables que celles des sciences de la nature»Footnote 7. Jean Grondin souligne quant à lui que Dilthey cherchait «les conditions d'objectivité des sciences humaines, exactement comme Kant a su dériver les paramètres des sciences pures de la nature»Footnote 8. Dans un volume récent d'essais sur Dilthey, Charles Bambach présente une lecture similaire : «Dilthey envisioned a ‘new critique of reason’ that would provide a way of securing for the newly developed historical sciences the same rigor and validity that Kant's original critique had achieved for the natural sciences»Footnote 9. De ce point de vue, la lecture épistémologique de la philosophie de Dilthey est encore dominante, et ce qu’écrivaient Christian Berner et Jean-Claude Gens en Reference Berner, Gens, Dilthey, Berner and Gens2014 est toujours d'actualité : «on a souvent tendance à voir en Dilthey un simple épistémologue postkantien […] dont l'exigence méthodologique est fondamentale»Footnote 10.

Les tenants de la lecture épistémologique apportent souvent une nuance importante : les ambitions épistémologiques de Dilthey se seraient atténuées dans la dernière décennie de sa vie pour laisser la place à une herméneutique dont les philosophes du XXe siècle tireraient plus tard les ultimes conséquences. Un article récent de Servanne Jollivet fournit un exemple particulièrement représentatif de la lecture épistémologique ainsi amendée. D'abord, de la même manière que les interprètes susmentionnés, Jollivet situe le sens de la philosophie de Dilthey dans le sillon de celle de Kant. Selon elle, «[le projet de critique de la raison historique] se déployant dès l'initiale sous la forme d'une refondation des sciences de l'esprit, c'est bien sous le signe d'une réappropriation et radicalisation du geste kantien qu'il est possible de relire l'intégralité de [l’œuvre de Dilthey]»Footnote 11. Ensuite, elle affirme que le «déplacement [dans l’œuvre de Dilthey] d'un projet initialement épistémologique […] au projet élargi d'une “critique de la conscience historique”» s'explique par une «rupture par rapport à Kant»Footnote 12. Enfin, elle conclut que seul ce deuxième projet, qualifié d’herméneutique, conserve de nos jours une légitimité, bien qu'il ait surtout porté fruit chez ses successeurs (Heidegger, Koselleck et Cassirer)Footnote 13.

De mon point de vue, la lecture épistémologique de la philosophie de Dilthey, qu'elle soit ou non amendée par une division de son œuvre en deux parties, doit être définitivement abandonnée. Premièrement, en considérant la philosophie de Dilthey comme un moment révolu d'une histoire de l'herméneutique téléologiquement unifiée (Schleiermacher, Dilthey, Heidegger, Gadamer), la lecture épistémologique supprime d'avance l'intérêt intrinsèque de la philosophie de Dilthey, laquelle perd d'ailleurs en intelligibilité dès qu'elle est reconstituée à l'aune d'enjeux et de critères qui ne sont pas forcément les siens. Deuxièmement, la lecture épistémologique ne reconnaît qu'une seule des dimensions de la philosophie de Dilthey : la dimension épistémologique. Les nombreux écrits de Dilthey sur l'esthétique, que Rudolf A. Makkreel avait, déjà en 1975, jugés primordiauxFootnote 14, sont alors complètement évacués. Le même sort est réservé aux écrits de Dilthey sur l’éthique (par exemple le tome X de ses Gesammelte Schriften). Mais la lecture épistémologique n'est jamais plus dommageable que lorsque son manque de vision périphérique l'empêche de saisir la spécificité de la dimension épistémologique chez Dilthey. D'une part, elle ignore le fait qu'en remontant en deçà de la scission entre la nature et l'histoire, la philosophie de Dilthey ne laisse pas intact le fondement des sciences de la nature. D'autre part, elle méconnaît le fait que, selon Dilthey, la théorie de la connaissance émerge sur le plan plus général d'une théorie du savoir qui n'est elle-même jamais coupée d'une théorie de l'agir et du sentir. J'aurai l'occasion de m'expliquer davantage à ce sujet plus loin. Troisièmement, la lecture épistémologique amendée n'explique que trop rarement ce qui reste de la première période dans la deuxième et ce qui dans la deuxième était déjà contenu dans la première. Sans entrer dans les détails, on peut se demander, par exemple, si Dilthey renie vraiment l'idée initiale d'une fondation psychologique des sciences de l'esprit et, par ailleurs, si les «thèses herméneutiques» de la fin de son œuvre — qu'il ne qualifie au demeurant jamais lui-même de la sorte — sont absolument inédites. Chez Dilthey, les divisions trop tranchées ne sont d'aucune utilité et le recours constant au texte est essentiel. Quant à la raison donnée pour justifier la division de l’œuvre de Dilthey en deux périodes, à savoir l'idée d'une rupture par rapport à Kant, elle semble beaucoup trop large et elle paraît ne concerner que l'un des résultats de la Critique de la raison pure : la fondation des sciences. L'influence de Kant sur Dilthey est certes complexe et changeante, mais elle n'en est pas moins constante. Pour toutes ces raisons, la philosophie de Dilthey doit être sauvée du «baiser de la mort»Footnote 15 que lui a donné Gadamer dans Vérité et méthode.

3. Trois idées directrices de la philosophie de Dilthey

Dans la suite de cet article, je propose une interprétation de la philosophie de Dilthey qui intègre la dimension épistémologique comme l'un de ses moments, sans toutefois lui accorder sur le plan conceptuel la même centralité que la lecture épistémologique. Plus précisément, au lieu de tenir pour acquise l'importance de la dimension épistémologique dans l’œuvre diltheyenne, mon interprétation fournit les raisons qui, aux yeux de Dilthey, font d'elle une dimension importante, mais toujours relative de l'expérience humaine. Trois idées guident mon interprétation. Elles sont «directrices» au sens où, d'une part, elles sont fondamentales tout en étant cohérentes et où, d'autre part, elles traversent sans interruption la philosophie de Dilthey. Mon but — je le rappelle — est de fournir une perspective sur la philosophie de Dilthey qui soit suffisamment juste pour en améliorer l'intelligibilité. La première idée porte sur l'objet de la philosophie de Dilthey, la deuxième sur sa méthode et la troisième sur le rapport de l'objet à la méthode. Certaines de ces idées ont bien sûr été reconnues par le passé, parfois par la lecture épistémologique elle-même. À ce que je sache, elles n'ont toutefois jamais été présentées de manière aussi systématique.

3.1. L'objet de la philosophie de Dilthey est la vie

La région d'objets autour de laquelle se rassemble le plus systématiquement la philosophie de Dilthey est la vie, à savoir «la totalité de ce qui nous apparaît dans l'expérience vécue et dans la compréhension»Footnote 16 (GS VII, p. 131 [trad. Reference Dilthey and Mesure1988, p. 86]). Pour Dilthey, la vie est temporelle, historique, signifiante et entièrement immanente. Rien ne la transcende. C'est pourquoi elle n'est pas un simple phénomène au sens kantien (GS V, p. 5 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 11]), qui suppose la chose en soi en tant qu'antécédent. Pour tout dire, la vie ne possède pas la structure d'un «objet» au sens strict du terme. Elle est d'abord et avant tout le point de départ de toute compréhension, y compris de la compréhension théorique qui l'explicite ensuite comme un objet d'investigation. Mais le risque est grand que la compréhension théorique mutile la plénitude de la vie en la remplaçant par ce qu'elle n'est pas au moment même où elle prétend détenir la clef de son mystère. La compréhension théorique est seconde par rapport à une vie qui ne l'appelle pas d'emblée. La moindre des choses, pour la compréhension théorique, est alors de reconnaître la responsabilité de préserver toute la richesse de la vie. Pour Dilthey, «la grande exigence méthodologique» est de ne jamais isoler «une portion du réel afin de la considérer en quelque sorte comme une préparation anatomique» (GS I, p. 48–49 [trad. 1942, p. 67]). Dilthey utilise d'ailleurs ce critère pour évaluer les conceptions philosophiques de son époque, qu'il est possible de diviser en trois groupes.

Les conceptions philosophiques du premier groupe partent d'un préjugé intellectualiste. Elles ne considèrent ainsi l'individu qu’à partir de sa faculté de connaître. C'est notamment le cas de l'empirisme, qui procède généralement à une reconstruction de l'individu à partir d'atomes psychiques et des règles de combinaison de ces atomes. Selon Dilthey, «la machine imaginée par ces empiristes», encore à cent lieues du monstre de Frankenstein, «n'aurait même pas la faculté de se maintenir un seul jour au milieu du monde» (GS I, p. 124 [trad. 1942, p. 160]). Dans le meilleur des cas, la machine en question pourrait lier des sensations et en tirer une relation causale. La philosophie théorique de Kant ne fait guère mieux que l'empirisme : le sujet transcendantal tient sa réalité de sa capacité à assurer l'unité de sa conscience. Dilthey conclut : «dans les veines du sujet connaissant, tel que nous le montrent les constructions de Locke, de Hume ou de Kant, ce n'est pas du sang véritable qui coule, mais une sève largement étendue de raison, conçue comme unique activité de pensée» (GS I, p. XVIII [trad. 1942, p. 4–5]).

Les conceptions philosophiques du second groupe font l'impasse sur l'individu. Par exemple, la philosophie de Hegel met en œuvre une méthode dialectique qui n'accorde une valeur à l'individu qu’à titre de «moment de l'ordre rationnel du monde»Footnote 17. Pour Dilthey, les formules «qui établissent des liens organiques entre l'individu et le tout historique […] se trouvent en contradiction avec le bon sens et la saine raison quand elles noient et fondent toutes les valeurs de la vie dans une entité métaphysique qui s’épanouirait sous forme d'histoire» (GS I, p. 100 [trad. 1942, p. 130]). Dilthey considère enfin qu'en figeant la vie comme elle le fait, la méthode dialectique a engendré les adversaires de la conceptualisation systématique (on pense à Schopenhauer, Nietzsche et Bergson), ceux qui «font se dissoudre la diversité de l'existence en une irreprésentable profondeur de la vie» (GS VII, p. 157 [trad. Reference Dilthey and Mesure1988, p. 110]).

La philosophie de Dilthey, inauguratrice des conceptions philosophiques du troisième groupe, assume quant à elle la responsabilité évoquée plus haut de sauvegarder l'entièreté de la vie. Pour Dilthey, la philosophie doit «nous apprendre à saisir, par une expérience pure, la réalité et le réel» (GS I, p. 123 [trad. 1942, p. 159]). Or, poursuit-il, «on n'a encore jamais mis à la base de la philosophie une telle expérience totale, complète, sans mutilation» (GS I, p. 123 [trad. 1942, p. 160]). En ne rejetant aucune donnée, la philosophie deviendrait une «philosophie de l'expérience : empirie, et non empirisme» (GS XIX, p. 17)Footnote 18. Elle permettrait de «mettre en évidence» non pas une partie, mais «la totalité de la vie psychique, l'action de l'homme tout entier» (GS V, p. 11 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 17], je souligne). Pour ce faire, la pensée ne devrait toutefois jamais remonter plus loin que la vie (GS V, p. 5 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 11]). Chez Dilthey, ce principe est l'expression même de la responsabilité de ne pas mutiler la vie. En effet, comme il l'explique, «si [la pensée] veut construire derrière [la réalité où elle prend naissance], l'ultime qui nous soit donnée, un ensemble rationnel, celui-ci ne peut être composé que des contenus partiels qu'on trouve dans cette réalité elle-même» (GS V, p. 194 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 199]). Quand alors Dilthey s'aventure à la limite et s'interroge sur le sens de l'origine du sens, il se borne à nommer l'apparition du «visage énigmatique et insondable de la vie, avec sa bouche rieuse et ses yeux mélancoliques» (GS VI, p. 287 [trad. Reference Dilthey and Remy1947b, 289]).

La volonté de préserver la richesse de la vie dans son processus de conceptualisation explique ainsi la «tendance prépondérante» de la philosophie diltheyenne «qui s'efforce de comprendre la vie en partant d'elle-même» (GS V, p. 4 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 10]). Le pari de Dilthey est en quelque sorte de faire tenir ensemble «vie» et «concept» sans que l'un détruise l'autre, c'est-à-dire en ne niant pas le propre de la première et en n'annulant pas la possibilité du second.

3.2. La méthode de la philosophie de Dilthey est l'autoréflexion

L'autoréflexion (Selbstbesinnung) est la méthode développée par Dilthey pour accéder à la vie sans la mutiler. En première approximation, l'autoréflexion se compare à la réflexion (Überlegung), que Kant définit comme «l’état d'esprit où nous nous préparons d'abord à découvrir les conditions subjectives qui nous permettent d'arriver à des concepts»Footnote 19. Par rapport à l'autoréflexion, toutefois, la réflexion reste trop limitée et trop abstraite. En effet, la réflexion se restreint à identifier les conditions de possibilité des concepts, alors que l'autoréflexion élargit cette recherche à toutes les manifestations de la vie, «depuis les sciences jusqu’à la vie politique» (GS VIII, p. 179 [trad. Reference Dilthey1946, p. 225, modifiée]). De plus, la réflexion n'atteint jamais les conditions concrètes de production des concepts, contrairement à l'autoréflexion, qui est du début à la fin orientée vers la vie et ancrée en elle.

Qu'elle porte sur telle ou telle manifestation de la vie, l'autoréflexion analyse trois dimensions : l'agir, le savoir et le sentir. Dans les faits, de nombreuses variations des termes de la triade figurent dans le corpus diltheyen : parfois vouloir (Wollen), représenter (Vorstellen), sentir (Fühlen; GS I, p. XVIII [trad. 1942, p. 5]), parfois agir (Handeln), penser (Denken), la vie du sentiment (Leben des Gefühls; GS XIX, p. 79 [trad. angl. 1989, p. 268]), parfois l'action de la volonté (Willenshandlung), l'intelligence (Intelligenz), l'instinct et le sentiment (Trieb und Gefühl; GS V, p. 182–188 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 188–194]), et ainsi de suite. Il m'est apparu possible d'extraire de ces variations un ensemble déterminé de termes, à condition de comprendre chacun de ces termes comme le représentant d'un réseau notionnel souple et en partie indéfinissable. En français, agir, savoir et sentir semblent bien représenter leur réseau notionnel respectif. D'une part, le fait que ces termes soient des verbes empêche de concevoir la vie comme un composé de trois substances (ex. le corps, l’âme, le cœur). D'autre part, ces termes sont suffisamment généraux. Contrairement à volition, représentation et sentiment, dont l'application est limitée à la vie psychique, agir, savoir et sentir sont compatibles avec toutes les manifestations de la vie.

L'agir, le savoir et le sentir sont donc les dimensions fondamentales de la vie reconnues par l'autoréflexion. Chacune de ces dimensions est distincte. Aucune ne se laisse subsumer sous une autre. Dilthey se sert d'une variation imaginative pour établir conceptuellement cette tridimensionnalité de la vie. Selon lui, «on pourrait imaginer un être de pure représentation qui resterait, au milieu du tumulte d'une bataille, le spectateur indifférent et aboulique de sa propre destruction» (GS V, p. 213 [trad. Reference Dilthey and Remy1947a, p. 218]). Cette première possibilité implique que la représentation est irréductible aux sentiments et à la volonté. Dilthey poursuit : «on pourrait imaginer que l’être en question suive le combat environnant avec des sentiments de crainte et d'effroi sans que des mouvements de défense résultent pourtant de ces sentiments» (ibid.). Cette seconde possibilité révèle que les sentiments sont irréductibles à la volonté. Parmi l'agir, le savoir et le sentir, il n'y a donc aucun élément plus fondamental à partir duquel il serait permis de déduire les deux autres. D'ailleurs, la conversion ou la traduction d'une des dimensions dans l'autre ne se fait jamais sans reste. C'est ce qu'atteste l'insolubilité de leur jeu de langage : pour Dilthey, «une phrase qui est un jugement sur la réalité [ex. “cet individu est intéressant”] a une fonction complètement différente d'une phrase qui est l'expression d'un état émotionnel [ex. “je suis enthousiaste”] ou d'un acte de la volonté [ex. “je vais rester l’écouter davantage”]» (GS XIX, p. 78)Footnote 20. L'irréductibilité de l'agir, du savoir et du sentir est aussi confirmée par l'expérience quotidienne. Selon Dilthey, «chacun de nous sait ce qu'est un sentiment agréable, une impulsion ou une opération intellectuelle. Personne ne risque de les confondre» (GS V, p. 197 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 202]).

La tridimensionnalité de la vie est la raison pour laquelle l'autoréflexion exige davantage que la théorie de la connaissance, qui ne vise traditionnellement qu’à assurer la possibilité de la connaissanceFootnote 21. En effet, pour Dilthey, l'autoréflexion «ne cherche pas seulement les conditions qui donnent leur certitude évidente aux énoncés sur le réel, mais aussi les conditions qui prêtent à la volonté et à ses règles une justesse (une expression significative) différente de celle de la vérité, sans parler de la vie du sentiment. Tout se tient sous ces conditions» (GS XIX, p. 79)Footnote 22. Au sens où l'entend Dilthey, l'autoréflexion implique donc une fondation du savoir, de l'agir et du sentir. En reconnaissant la spécificité de la dimension de l'agir, l'autoréflexion ouvre la voie aux sciences de l'esprit, qui sont pour Dilthey des «sciences de l'homme agissant» (GS XVIII, p. 19)Footnote 23. Du côté de la dimension du sentir, l'autoréflexion rend possible le développement d'une poétique. Enfin, l'autoréflexion articule la dimension du savoir en direction d'une fondation des sciences. Ainsi, chez Dilthey, la fondation du système des sciences ne se fait pas aux dépens de la pluridimensionnalité de l'expérience humaine. Au contraire, la pluridimensionnalité de l'expérience humaine est la condition de possibilité du système des sciences.

3.3. L'autoréflexion révèle l'universalité et la variabilité de la vie

Ainsi, l'autoréflexion distingue dans la vie trois dimensions irréductibles. Mais ces dimensions précèdent-elles la vie? Inaugurent-elles trois régions d'objets indépendantes? Existent-elles comme des ingrédients précèdent une réaction chimique complexe? Un tel point de vue correspondrait à celui de John Stuart Mill, pour qui toutes les manifestations de la vie mentale se développent à partir d’éléments simples (des représentations, des sentiments, des volitions, etc.) régis par des relations causales dans un espace psychique clos. Selon Dilthey, l'autoréflexion doit se détourner de cette «chimie psychique» (GS V, p. 161 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 167]) pour au moins deux raisons. Premièrement, la vie est première par rapport à la compréhension théorique (GS V, p. 144 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 150]). En effet, la vie possède plus de réalité que tous les matériaux que la pensée identifierait après coup comme étant à son fondement. L'idée d'après laquelle il serait possible de construire la vie à partir de concepts — des concepts qui, d'ailleurs, ne trouvent nulle part ailleurs qu'en elle leur origine et leur sens — est donc une illusion. Deuxièmement, la vie possède une cohérence intime des parties (ein innerer Zusammenhang der Teile; GS V, p. 176 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 182])Footnote 24 ou, autrement dit, une forme interne. Chacune des dimensions de la vie est rattachée en son propre cœur à une totalité structurée (Strukturzusammenhang; GS V, p. 176 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 181]) qui est immédiatement donnée comme telle (GS V, p. 173–174 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 179]). Des parties indépendantes n'existent pas indépendamment de l'ensemble qu'est la vie puisque les parties de la vie n'apparaissent jamais qu'au sein d'une vie déjà structurée comme totalité. La vie se distingue ainsi des ensembles d’éléments qui nécessitent un acte intellectuel de complétion pour être donnés en tant qu'ensemble (GS V, p. 173 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 179]), comme c'est le cas de la nature, dont l'unité provient de la représentation d'un ordre objectif hypothétique (GS V, p. 195 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 200]). Contrairement à la nature, dont l'unité est en quelque sorte imposée de l'extérieur, la vie est essentiellement unitaire, et seule une cohérence déjà inscrite dans chaque élément peut constituer la vie de cette manière. Par exemple, pour Dilthey, «[la vie psychique] n'est pas un résultat de la collaboration d'atomes sensibles ou affectifs : elle est toujours et originairement une unité» (GS V, p. 211 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 216, modifiée]). L'erreur de la doctrine associationniste, de Hume et Mill (GS V, p. 160 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 166]) jusqu’à KantFootnote 25 (GS V, p. 195 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 200–201]), se présente alors ainsi : puisque qu'elle considère la vie comme un phénomène naturel, elle déduit l'unité de la vie d'une synthèse de représentations, à l'instar de tout autre phénomène naturel.

Le fait que les dimensions de la vie existent dans une totalité structurée explique qu'elles soient toutes constamment actives. Pour Dilthey, la théorie des facultés de l’âme menait à des conclusions opposées parce qu'elle considérait «la conscience comme une scène où l'esprit, l'intelligence, les désirs apparaissent à un mot d'ordre donné et entrent en lutte; tantôt une faculté soutient l'autre, tantôt elle l'asservit; tantôt elles monologuent, tantôt elles dialoguent entre elles; puis elles rentrent dans les coulisses où elles attendent la réplique qui les rappelle sur scène» (GS VI, p. 59 [trad. Reference Dilthey and Remy1947b, p. 62]). Si la théorie des facultés de l’âme était adéquate, alors les facultés seraient indépendantes : elles agiraient seules par principe et certaines circonstances les amèneraient à travailler en commun. La description fournie par la théorie des facultés de l’âme ne rend donc pas compte de l'unité originaire de la vie. Selon Dilthey, au contraire, les trois dimensions de la vie — qui correspondent sur le plan formel aux trois facultés de l’âme — sont constamment mobilisées par la vieFootnote 26. Alors que l'autoréflexion ne doit jamais réduire une des trois dimensions de la vie à une autre, elle doit en même temps souligner à chaque moment leur action simultanée et interdépendante.

Le plus souvent, l'action commune des trois dimensions dans la vie est facilement retraçable. Dilthey donne l'exemple suivant : «quand je vois et que j’évite un couteau dégainé, dans cet acte est contenu une interprétation de l'image perceptive, une peur et un se-tourner intentionnel. L'image de la réalité persiste dans l’âme durant la peur et l’évitement, tout comme la peur persiste durant l’évitement» (GS XIX, p. 113)Footnote 27. Cette description illustre bien, d'une part, l'irréductibilité de la vie à l'une de ses dimensions et, d'autre part, l'interdépendance de ces mêmes dimensions. À première vue, quelques situations apparaissent toutefois dépourvues d'une ou de plusieurs dimensions. Une autoréflexion plus complète révèle au contraire l'action continue de l'agir, du savoir et du sentir. Par exemple, l'opération logique prend certes l'apparence d'une simple idéalité intellectuelle. Dans les faits, elle se produit toujours sous l'influence d'un intérêt et d'une intention (GS V, p. 202–203 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 207–208]). La blessure, quant à elle, se présente de manière brute sous la forme d'un sentiment de douleur. Pourtant, elle est toujours représentée spatialement. De plus, elle dirige l'attention vers le site de la douleur (GS V, p. 202 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 207]). L'institution, enfin, semble n’être qu'un moyen en vue d'une fin. Or, elle réalise toujours des valeurs et s'appuie à chaque fois sur un contenu conceptuel. L'action combinée de l'agir, du savoir et du sentir dans la vie peut très bien ne pas être remarquée par l’œil quotidien ou scientifique. Elle n'en demeure pas moins constamment effective.

Dans la mesure où l'autoréflexion distingue dans toute réalité vivante les dimensions de l'agir, du savoir et du sentir, elle accède à la plénitude de la vie. Mais la diversité de la vie n'a-t-elle pas été perdue du même coup? L'autoréflexion semble mener à la conclusion que la vie est une totalité homogène. Or, une telle conclusion, qui souligne l'universalité de la structure de la vie, apparaît simplement formelle. L'autoréflexion doit rendre compte de la concrétude de la vie, c'est-à-dire de la manière particulière dont les trois dimensions sont structurées dans chaque type de réalité vivante. Par exemple, selon Dilthey, «le rapport intime [des] diverses faces de mon comportement, la structure, en quelque sorte, de la connexion [des] divers éléments n'est pas la même dans l’état affectif que dans l’état volontaire, où elle n'est pas la même non plus que dans le comportement intellectuel» (GS V, p. 204 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 209]). Pour Dilthey, donc, la vie présente une variabilité structurelle : une dimension prédomine sur les deux autres dans chaque type de réalité vivante, bien que les trois dimensions soient constamment mobilisées. Comme l'explique Rudolf A. Makkreel du point de vue de la vie psychique, «every act involves at least some activity of representation, feeling and willing. It is the peculiar proportion of these three aspects that characterizes the nature of the act. Only if representation is dominant, is the act to be treated as representational»Footnote 28. Par exemple, pour Dilthey, «dans la perception d'un beau paysage c'est la représentation qui domine» (GS V, p. 203 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 209]). Le dépôt d'un projet de loi, quant à lui, relève avant tout de l'agir. Pour sa part, le deuil appartient d'abord au domaine du sentir. L'autoréflexion doit tenir compte de la variabilité structurelle de la vie. Pour commencer, elle doit identifier la dimension qui prédomine. Afin d’éviter tout réductionnisme, elle doit ensuite souligner les relations internes qui lient cette dimension aux deux autres. Dans le cas de la perception du beau paysage, par exemple, Dilthey ajoute que «seul un examen plus minutieux me montre qu'un état d'attention (donc un comportement volontaire) y est associé et que l'ensemble est pénétré d'un profond sentiment de bonheur» (GS V, p. 203 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 209]). D'ailleurs, pour Dilthey, l'autoréflexion ne se résume pas à déterminer un rapport quantitatif entre les trois dimensions. Elle doit plutôt montrer, toujours dans le cas de la perception du beau paysage, que «les activités d'attention et la conscience qui s'y rattache sont […] entièrement au service de la représentation en formation; les impulsions volontaires disparaissent complètement dans ces processus génétiques de nature représentative; elles s'y perdent; d'où l'apparence d'une activité purement représentative et où la volonté n'intervient pas» (GS V, p. 203 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 209]).

Outre la variabilité structurelle, l'autoréflexion doit aussi considérer la variabilité développementale de la vie. Par exemple, selon Dilthey, «si la structure de la vie psychique s’étend en quelque sorte dans le sens de sa largeur, son développement est orienté dans le sens de sa longueur» (GS V, p. 213 [trad. Reference Dilthey and Sauzin1947a, p. 218]). Structure et développement se conditionnent ainsi réciproquement. Ici, l’œuvre de Dilthey ouvre des avenues de recherche fascinantes dans trois directions, qui correspondent respectivement au développement des trois dimensions de la vie. Par exemple, le sentir se déploie initialement sous la forme de sentiments, qui forment ensemble un sentiment général de la vie. Ce sentiment est intensifié par la poésie, qui est créée par une transformation affective des représentations et qui est rendue possible par un ensemble d'institutions artistiques. Quant à la dimension de l'agir, elle s'ouvre par l'expérience de l'entrave de l'intention. Cette expérience constitue la réalité du soi, du monde, du corps, des autres et des institutions. L'action proprement humaine émerge sur le fond de la constitution de la réalité, en plus d'y participer. Sur la base de leur expérience et de leur imagination, certaines personnes se révèlent capables de créer du nouveau dans l'histoire. Enfin, le développement de la dimension du savoir débute par la perception, qui attribue implicitement une existence aux faits de conscience. Toujours déjà structurée par des opérations logiques élémentaires comme la comparaison, la perception se voit ensuite reproduite sous la forme de la représentation. La connaissance en tant que telle n'arrive qu'au stade de la pensée discursive. Pour que la connaissance s'organise en science, le rapport entre le soi et le monde doit être restructuré par une tonalité affective scientifique. Ce n'est qu'ici que la question du fondement des sciences de l'esprit peut émerger. En somme, chaque dimension de la vie est le lieu d'un développement non téléologiquement déterminé d’éléments qui entrent dans des rapports dynamiques avec d'autres éléments et qui engendrent ainsi des arrangements inédits de la structure de la vie.

Sous sa forme la plus concrète, l'autoréflexion vise aussi à saisir les facteurs historiques et individuels du développement de la vie. Certaines époques peuvent ainsi être dites plus politiques, plus scientifiques ou plus romantiques. Au sein d'une époque, on compte aussi des individus qui présentent des différences considérables par rapport à leurs semblables. Enfin, un individu change considérablement au cours de sa vie. Les recherches historiques et biographiques de Dilthey trouvent une partie de leur motivation dans une autoréflexion qui désire recueillir toute la concrétude de la vie. Goethe et l'imagination poétique (1910) illustre bien ce pan de l’œuvre de Dilthey. Ainsi, comme ce dernier le raconte, Goethe vécut à l’époque de l’éclosion de la poésie allemandeFootnote 29. Il reçut sa beauté, sa forte vitalité et son génie créateur de la nature. Durant sa jeunesse, il fut en proie à une épouvantable agitation. Rien n'arrivait à le retenir, bien qu'il aspirât à la tranquillitéFootnote 30. En Italie, on le vit appréhender «chaque objet dans le sentiment du plaisir que son observation lui procur[ait] et dans la conscience du progrès qu'il représent[ait] pour lui»Footnote 31. Dans la seconde moitié de sa vie, il atteignit l’état d'apaisement qu'il avait longtemps recherché, diminuant du même coup l'intensité de ses expériencesFootnote 32.

Comme la biographie de Goethe en témoigne, la vie ne suit jamais une trajectoire logiquement organisée. Elle se structure plutôt d'une infinité de manières et se développe de façon dynamique. Toute réalité émerge ainsi de la vie et doit y être reconduite. Livrée à la facticité de son objet, qui est aussi le seul milieu de son exercice, l'autoréflexion n'a d'autre choix que de considérer la vie à partir d'elle-même.

4. Conclusion

Pour récapituler, mon interprétation de la philosophie de Ditlhey est guidée par trois idées directrices. Premièrement, l'objet de sa philosophie est la vie. Deuxièmement, sa méthode, l'autoréflexion, reconnaît dans la vie les dimensions de l'agir, du savoir et du sentir. Troisièmement, l'autoréflexion révèle que ces dimensions sont toujours liées dans un ensemble vivant dont la structure et le développement sont variables.

Je ne prétends pas que mon interprétation de la philosophie de Dilthey soit parfaite ni exhaustive. Sans doute brosse-t-elle de sa philosophie un portrait trop lisse, trop statique, un portrait d'ailleurs incapable d'expliquer les changements qui s'opèrent à travers son développement. En outre, elle ne mentionne pas certains des concepts importants de l’œuvre tardive de Dilthey (ex. Erlebnis, Ausdruck, Verstehen, etc.) et ne donne pas suffisamment de place aux écrits qui débordent du cadre de la psychologie. Néanmoins, mon interprétation fournit à mes yeux une perspective suffisamment adéquate pour préparer le dialogue qui mérite de s'ouvrir autour de cette philosophie. Ce dialogue pourrait prendre plusieurs formes, notamment celle d'une appropriation positive de la philosophie de Dilthey, d'une critique de certains de ses résultats ou même d'un rejet total de ses idées directrices. De mon point de vue, quelle que soit sa forme, un dialogue qui aurait pour arrière-plan l'interprétation proposée dans cet article serait toujours plus fructueux que le monologue initié et entretenu par la lecture épistémologiqueFootnote 33. Au fond, il s'agit peut-être surtout d'interpréter l’œuvre de Dilthey comme elle nous enseigne à interpréter la vie : en préservant la richesse de sa diversité. En délogeant l’épistémologie du centre de la philosophie de Dilthey, mon interprétation nous rend l'unité de cette diversité de nouveau accessible.

Remerciements

Je remercie les évaluateurs et les évaluatrices anonymes de la revue Dialogue pour leurs commentaires précis. Je remercie aussi Jean-Christophe Anderson pour ses remarques clairvoyantes. Je remercie enfin Sophie-Jan Arrien, Luc Langlois et Philip Knee d'avoir su prendre au sérieux la première version de cet article.

Footnotes

1 Déjà en 1925, Martin Heidegger se demandait «quelle est l'unité interne de cette production aux visages si divers» (Heidegger, Les conférences de Cassel (1925), Reference Heidegger and Gens2003, p. 157).

2 Wilhelm Dilthey, Gesammelte Schriften I, p. 116 [pour la traduction française, voir Dilthey, Reference Dilthey and Sauzin1942, p. 150]. Toutes les références aux Gesammelte Schriften sont désormais désignées dans le corps du texte par l'abréviation GS suivi du numéro de tome. Les tomes I à XXVI ont été publiés à Göttingen par Vandenhoeck & Ruprecht (voir Dilthey, Reference Dilthey1914-2006). J'indique après chaque référence aux GS, entre crochets, l'année de parution et la pagination de la traduction française utilisée. Les adresses bibliographiques complètes des traductions se trouvent dans la section «Références bibliographiques». Pour les tomes XVIII et XIX, qui ne sont pas traduits en français, j'ai choisi d'indiquer la référence et la pagination de l’édition anglaise de référence.

3 Pour une analyse plus complète de la lecture gadamérienne de Dilthey, cf. Johann Michel, «Gadamer lecteur de Dilthey» (Reference Michel2018).

4 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode (Reference Gadamer, Fruchon, Grondin and Merlio1996, p. 251).

5 Footnote Ibid., p. 241.

6 J'exclus à dessein Sylvie Mesure qui, de mon point de vue, propose dans Dilthey et la fondation des sciences historiques une lecture épistémologique qui n'hérite pas de Gadamer. D'une part, contrairement à celle de Gadamer, la lecture de Mesure est ancrée à l'intérieur du problème épistémologique tel qu'a pu le concevoir Dilthey. D'autre part, même en prenant pour fil directeur de son interprétation le projet de critique de la raison historique, Mesure rejette formellement l'idée que Dilthey ait souhaité répéter Kant (Mesure, Reference Mesure1990, p. 16), ce qui l'empêche aussi de l'y réduire. De ce point de vue, la lecture de Mesure est peut-être limitée, mais elle ne manque certainement pas d'intégrité.

7 Paul Ricœur, Du texte à l'action : Essais d'herméneutique, II (Reference Ricœur1986, p. 82).

8 Jean Grondin, L'universalité de l'herméneutique (Reference Grondin1993, p. 117).

9 Charles Bambach, «Hermeneutics and Facticity: Dilthey's Critique of Historical Reason» (Reference Bambach and Nelson2019, p. 83).

10 Christian Berner et Jean-Claude Gens, «Présentation», dans Wilhelm Dilthey, La vie historique. Manuscrits relatifs à une suite de L’édification du monde historique dans les sciences de l'esprit (Berner et Gens, Reference Dilthey, Berner and Gens2014, p. 9).

11 Servanne Jollivet, «Dilthey et la “critique de la raison historique”» (Reference Jollivet, Fagniez and Camilleri2016, p. 28). Bien que je sois très critique de la lecture épistémologique à l’œuvre dans l'article de Jollivet, je reconnais les mérites de celui-ci, notamment son analyse des conséquences de l'historicisation du geste critique.

12 Footnote Ibid., p. 29.

13 Footnote Ibid., p. 40.

14 Rudolf A. Makkreel, Dilthey: Philosopher of the Human Studies (Reference Makkreel1992, p. ix).

15 L'expression est de Guillaume Fagniez («Introduction», dans G. Fagniez et S. Camilleri, dir., Dilthey et l'histoire, Reference Fagniez, Fagniez and Camilleri2016, p. 8).

16 Pour une analyse beaucoup plus détaillée du concept de vie chez Dilthey, qui anticipe toutefois certains aspects de mon article, cf. Jean-Claude Gens, «L'herméneutique diltheyenne des mondes de la vie» (Reference Gens2011).

17 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La raison dans l'histoire (Reference Hegel and Papaioannou1965, p. 132).

18 Ma traduction : «Philosophie der Erfahrung: Empirie, nicht Empirismus».

19 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (Reference Kant, Tremesaygues and Pacaud2012, p. 232).

20 Ma traduction : «der Satz, der ein Urteil über Wirklichkeit ist, eine ganz andere Funktion hat, als ein Satz, der ein Ausdruck eines Gemütszustandes oder eines Willensaktes ist». Pour la traduction anglaise, voir Dilthey, Reference Dilthey, Makkreel and Rodi1989, p. 267.

21 Pour Guillaume Fagniez, «c'est l'un des axes principaux de la pensée diltheyenne que de rejeter toute théorie de la connaissance qui, aveugle à [l'unité] du vécu, ne se conçoit que comme “l’étude unilatérale et exclusive des fonctions intellectuelles”» (Comprendre l'historicité. Heidegger et Dilthey, Reference Fagniez2019, p. 88).

22 Ma traduction : «[die Selbstbesinnung] sucht nach den Bedingungen, welche den Aussagen über Wirkliches Evidenz geben, aber ebenso nach denen, welche dem Willen und seinen Regeln Richtigkeit (ein bezeichnender Ausdruck) im Unterschied von Wahrheit verleihen, von dem Leben des Gefühls noch nicht zu reden. Unter diesen Bedingungen steht alles». Pour la traduction anglaise, voir Dilthey, Reference Dilthey, Makkreel and Rodi1989, p. 268.

23 Ma traduction : «Die Wissenschaften vom handelnden Menschen». Je souligne.

24 Pour Guillaume Fagniez, «l'unité de la vie psychique, bien qu'indivise, contient originairement une pluralité articulée de dimensions» (Reference Fagniez2019, p. 215).

25 Dilthey ne semble toutefois jamais considérer le fait que, chez Kant, l’être humain est essentiellement duel : nature et raison, phénomène et noumène.

26 Par exemple, comme le rappelle Rudolf A. Makkreel, «no psychic act can be simply of one kind» (1992, p. 100).

27 Ma traduction : «wenn ich ein gezücktes Messer sehe und ausweiche, so ist darin eine Deutung des Wahrnehmungsbildes enthalten, ein Schrecken und eine absichtliche Wendung. Und zwar dauert das Wirklichkeitsbild in der Seele während des Schreckens wie während des Ausweichens fort, ebenso der Schreck während des Ausweichens». Pour la traduction anglaise, voir Dilthey, Reference Dilthey, Makkreel and Rodi1989, p. 299.

28 Rudolf A. Makkreel (Reference Makkreel1992, p. 100).

29 Dilthey, Das Erlebnis und die Dichtung (Reference Dilthey1919, p. 224 [trad. 1987, p. 258]).

30 Footnote Ibid., p. 226–227 [trad. 1987, p. 260–261].

31 Footnote Ibid., p. 229 [trad. 1987, p. 262].

32 Footnote Ibid., p. 242 [trad. 1987, p. 271].

33 Des interprètes comme Makkreel, Gens, Fagniez et Nelson m'apparaissent suffisamment proches de l'interprétation que je présente dans cet article pour avoir déjà entamé ce dialogue.

References

Références bibliographiques

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