Introduction
En 1953, Gilles Deleuze publie un recueil de textes choisis intitulé Instincts et institutions (Deleuze, Reference Deleuze1953b). L'ouvrage compile soixante-six courts extraits consacrés à des questions de psychologie ou d’éthologie, du côté de la théorie de « l'instinct », et à des questions d'ethnologie ou de sociologie, du côté de « l'institution »Footnote 1. L'ensemble est relativement singulier dans la mesure où il tranche avec le caractère monographique d’Empirisme et subjectivité, publié la même année, mais également avec les textes d'inspiration phénoménologique, et notamment sartrienne, publiés depuis 1945, comme avec les textes plus spéculatifs et métaphysiques consacrés à Henri Bergson, Gilbert Simondon ou Emmanuel Kant. Quel est donc le statut de ce corpus ? Dans les pages qui suivent nous voudrions montrer que Deleuze tente en fait d'y élaborer une théorie de la « sensibilité différentielle » à partir d'un matériau psychologique, éthologique et sociologique relativement divers. Nous tenterons de montrer dans quelle mesure ces extraits éclairent la « sémiotique » ou la « théorie des signes » développée plus tard par Deleuze, dans ses intérêts comme dans ses limites. Nous avancerons alors l'hypothèse que l'idée d'une perception intrinsèquement sémiotisée, qui se déploie dans Instincts et institutions, constitue une sorte de « mauvaise conscience » dans l’œuvre de Deleuze, qui ne cesse d'y revenir sans parvenir à en proposer une analyse satisfaisante.
Méthode de lecture
Pourquoi choisir un recueil qui semble à première vue tout à fait secondaire et périphérique ? Deleuze ne rédige qu'une courte introduction — l'ouvrage n'est donc pas de lui ; et ni la question de l’« instinct » ni la question de l’« institution » ne semblent au cœur de ses travaux ultérieurs. La publication semble donc, à maints égards, anecdotiqueFootnote 2. Plus problématique encore : comment interpréter la pensée d'un auteur à travers un choix de textes qu'il n'a pas lui-même rédigés ? Peut-être, d'abord, en soulignant les principes qui semblent présider au choix lui-même. On s'attend en effet à trouver dans ces pages des références à Jakob von Uexküll, dont on connait (ou dont on croit connaitre) l'influence sur la pensée de Deleuze comme sur celle de Martin Heidegger ; on imagine qu'un ouvrage de philosophie, paru en 1953, et consacré pour moitié à des questions de psychologie et de physiologie, s'inscrit dans la lignée des travaux de Maurice Merleau-Ponty sur la réflexologie ou la gestaltpsychologie publiés dès les années 1940, et évoquera donc les apports d'un de ces ouvrages ; enfin, les deleuziens plus aguerris anticipent certainement des références à Geoffroy Saint-Hilaire voire à l'entomologiste Rémy Chauvin, régulièrement cités par la suite dans l’œuvre de Deleuze ou celle de Félix Guattari. Cependant, il n'en est rien : aucun de ces noms n'apparaît. À la place, on trouve plutôt des références au naturaliste Jean-Henri Fabre ou au psychologue André Tilquin. Or, d'où viennent ces références, pour Deleuze ? S'agit-il des références classiques et partagées par « l'air du temps » ou au contraire de références particulières qui indiqueraient un choix discursif ? Et si c'est le cas, à quelle orientation théorique ces références conduisent-elles ? Il s'agit là d'un premier enjeu analytique.
De même, aussi minimaliste que soit l'appareillage critique proposé par Deleuze pour commenter ces textes, il n'en est pas moins significatif. L'introduction cadre le problème général et avance des options théoriques étonnantes pour un non-spécialiste de physiologie : notamment l'idée selon laquelle « l'homme n'a pas d'instincts » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 11). D'où vient une telle orientation théorique ? Parallèlement, les textes renvoient à une table des matières où Deleuze présente en quelques mots la référence de l'extrait et parfois l'auteur lui-même. Ici aussi les choix sont parfois étonnants : quel est l'intérêt de préciser que l'entomologiste Robert W. G. Hingston « se réclame volontiers de Fabre » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 82) alors que rien n'est dit de Claude Lévi-Strauss ni de Mircea Eliade ou de Maurice Halbwachs ? Les seuls auteurs que Deleuze cherche à qualifier sont des naturalistes (psychologues ou zoologues) à propos desquels il semble engager des réelles questions théoriques. Enfin, le choix de textes est organisé : chaque texte est titré par Deleuze lui-même, indiquant de ce fait ce qu'il estime fondamental dans le passage, et les extraits sont organisés en parties et sous-parties elles-mêmes titrées — or, là encore, les titres sont autant signifiants que leur quantité (les passages sur l'instinct, dans la deuxième section, par exemple, sont organisés par une typologie particulièrement fine de parties et de sous-parties).
Datation et problématique
Cette lecture en forme de « palimpseste » n'a de sens qu'en resituant le corpus dans son contexte historique exact. Or, à cet égard, une précision chronologique est nécessaire : le texte est paru en 1953, et non en 1955, comme sa réédition récente l'affirme (Deleuze, Reference Deleuze1953/2002, p. 84). Il est donc contemporain de l'ouvrage sur David Hume paru la même année. Or, on trouve dans Empirisme et subjectivité la promotion d'une « psychologie des tendances », dont Deleuze affirme en passant qu'elle se déploie dans la psychologie et la sociologie contemporaine, mais ne le démontre pas (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 25). Or, les « tendances » dont il s'agit alors désignent justement la manière dont les instincts sont réorientés par les institutions et se transforment en habitudes et en mœurs. Tout le pan « psycho-social » d’Instincts et institutions constitue ainsi le volet empirique de la théorie humienne de l'institution. Il semble donc naturel de lire Instincts et institutions comme un prolongement d’Empirisme et subjectivité du côté de l’épistémologie des sciences humaines. De même, l'ouvrage est une commande de Georges Canguilhem, directeur de la collection, qui avait également codirigé, avec Jean Hyppolite, le Diplôme d’Études Supérieures que Deleuze avait consacré à Hume (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 18 ; Bianco, Reference Bianco and Leclercq2005). Canguilhem est l'auteur du premier numéro de la collection, Besoins et tendances, qui précède l'ouvrage de Deleuze (Canguilhem, Reference Canguilhem1952) ; or, là encore, les sections consacrées à « l'expression sociale du besoin chez l'homme » ou à « l'analyse philosophique de la tendance et du désir » dans l'ouvrage de Canguilhem sont très proches des problématiques abordées par Deleuze (Canguilhem, Reference Canguilhem1952, p. 21-28 et 43-53). Plus largement, les questions de biologie — les rapports entre mécanisme et finalisme, tels qu'ils sont présentés dans La Connaissance de la vie, ou le rôle de la norme sociale dans la définition de la santé, thématique déjà présente dans Le normal et le pathologique — occupent une place importante dans le texte de Deleuze. Néanmoins, ce rapprochement n'est pas suffisant pour expliquer l'importance du corpus « éthologique » et même « entomologique » de l'ouvrage, par exemple. Il n'explique pas non plus la place accordée aux « signaux » et aux « formes perçues » ainsi que la critique qui en est proposée. Nous tenterons donc de mettre en évidence la logique propre à ce corpus, en insistant sur la théorie sémiotique qui est esquissée afin d’évaluer dans quelle mesure elle éclaire les développements ultérieurs de l'auteur.
Plan de l’étude
[1] Pour cela, nous commencerons par rappeler le contexte de développement général du propos. Nous montrerons alors qu'il est conforme à la catégorisation qu'en donne Deleuze lui-même dans son projet de bibliographie lorsqu'il intitule cette partie « De Hume à Bergson » (Deleuze, Reference Deleuze2015, p. 11). Nous insisterons cependant sur le rôle ambigu que joue Jakob von Uexküll dans cette généalogie et sur la manière dont, progressivement, cette référence se greffe au projet général de Deleuze.
[2] Dans un deuxième temps, nous éclairerons ce qui nous semble constituer la thèse implicite de ce corpus : en soulignant la plasticité de l'instinct, et en critiquant à l'inverse les modèles fonctionnalistes et universalistes qui tentent d'en étudier les propriétés, Deleuze promeut une théorie du « conditionnement multiple » de l'expérience qui, elle-même, conduit à un modèle dynamique de la transformation des milieux perceptifs (ou Umwelts). En somme, l'idée qui émerge de ce choix de textes est que l’Umwelt d'un individu, d'un collectif ou d'une espèce se transforme au cours du temps.
[3] Dans un troisième temps, nous soulignerons ce qui nous apparaît cependant comme un problème en suspens, à savoir la théorie des « signes » susceptible de rendre compte de ce problème. Deleuze évoque à la fois les modèles idéomoteurs, sensorimoteurs, gestaltistes, la théorie des tropismes, etc., mais ne propose pas de théorie claire de la perception : il se contente de promouvoir une « sensibilité différentielle » qu'il élèvera ensuite au niveau d'une ontologie générale.
[4] Enfin, dans un quatrième et dernier temps, nous montrerons que Deleuze conclut son ouvrage en développant une psychologie des institutions, à même de rendre compte des phénomènes d’« apprentissage » et de « pédagogie » qui structurent nos habitudes ou nos tendances. Cependant, l'articulation de cette question avec la théorie de la sensibilité ou de la perception n'est pas clairement effectuée : nous tenterons donc de montrer que cette articulation concerne justement ce qui, par la suite, sera nommé « sémiotique » ou « théorie des signes », deux termes sur lesquels Deleuze ne cessera de revenir.
1. Contexte. Psychologie des tendances et philosophie vitaliste
L’« Introduction » de l'ouvrage est une réflexion sur la notion de « milieu » comme concept cardinal pour la physiologie et la sociologie, pour la théorie de l'instinct comme pour la théorie de l'institution. Deleuze affirme en effet que « toute expérience individuelle suppose, comme un a priori, la préexistence d'un milieu dans lequel est menée l'expérience, milieu spécifique ou institutionnel » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 8). D'où vient cet intérêt pour la notion de « milieu » ?
1.1 Un biais rétrospectif : l'influence de l’éthologie de Jakob von Uexküll
Il semble a priori qu'il provienne d'un intérêt pour l’éthologie. Deleuze affirme en effet qu’« en réagissant par nature à des stimuli externes, l'organisme tire du monde extérieur les éléments d'une satisfaction de ses tendances et de ses besoins ; ces éléments forment, pour les différents animaux, des mondes spécifiques » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 8). Cette définition apparaît aujourd'hui comme une transcription de la théorie de l’Umwelt de Jakob von Uexküll. Pour certains commentateurs, cet intérêt de Deleuze pour l’éthologie est une évidence, et ils renvoient généralement à l'influence de cet éthologue sur sa penséeFootnote 3. Ce rapprochement est justifié par les pages célèbres de Spinoza. Philosophie pratique, qui datent de 1981, où Deleuze compare la méthode philosophique de Baruch Spinoza et la méthode éthologique d'Uexküll, chacun cherchant à décrire les « affects » dont un individu est capable et le « monde » qui en résulteFootnote 4. Cette méthode conduirait donc à l'idée que chaque espèce vit dans un « monde spécifique » et confirmerait l'intérêt porté aux notions de « milieux » ou d’Umwelt. Cependant, ce rapprochement ne doit pas aboutir à l'illusion rétrospective selon laquelle les préoccupations éthologiques de Deleuze, en 1953, trouvent leur principe dans la théorie d'Uexküll. En effet, on l'a dit, aucune référence n'est faite d'Uexküll dans Instincts et institutions Footnote 5. L'explication relève, d'abord, de la chronologie éditoriale : ses textes datent du début du siècle ; son ouvrage de synthèse est publié en 1934 ; mais il n'est traduit en français qu'en 1965 (Uexküll, 1934/Reference von Uexküll1965). Deleuze, qui n’était pas germaniste, ne pouvait donc pas s'y référer directement. De même, le premier texte de Konrad Lorenz traduit en français parait également en 1953 — il est donc peu probable que Deleuze en ait eu directement connaissance (Lorenz, Reference Lorenz1953). Néanmoins, les positions d'Uexküll sont résumées par Louis Bounoure, qui reprend et détaille l'exemple de la tique dès 1949 (Bounoure, Reference Bounoure1949, p. 143). Surtout, Georges Canguilhem y consacre de longs développements dans sa conférence de 1946 au Collège philosophique, « Le Vivant et son milieu », qui donnera lieu, en 1952, au chapitre du même nom dans La connaissance de la vie (Canguilhem, Reference Canguilhem1989, p. 165-198). Plus largement, la question de savoir si l'animal réagit à des stimuli objectifs de l'environnement ou à des signes subjectifs de son milieu est une préoccupation de fond de l’éthologie du début du siècle, dont on ne trouve aucune trace fondamentale dans le corpus de Deleuze — il ne fait en effet aucune mention de Jacques Loeb, par exemple, pourtant traduit en français (Loeb, Reference Loeb1908), ni de Herbert S. Jennings ou d'Edward C. Tolmann, dans le contexte anglo-saxon (Jennings, Reference Jennings1904 ; Tolman, Reference Tolman1932 ; Feuerhahn, Reference Feuerhahn2009 ; Chamois, Reference Chamois2016). Seul Kurt Goldstein est citéFootnote 6. On peut ainsi supposer que le but théorique de Deleuze dans ce texte n'est pas de participer, comme l'a fait Uexküll, à une tentative de naturalisation du transcendantal kantien qui affirmerait la prééminence du milieu comme condition de l'expérience : la mention du milieu comme « a priori » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 8), dans l'introduction, ne doit donc pas être surévaluée. L'enjeu, pour Deleuze, n'est pas d'affirmer la pluralité des milieux : les textes choisis comme les commentaires qui les accompagnent évitent toute tonalité idéaliste. Dès lors, si on veut comprendre quel est le sens de l’éthologie pour Deleuze en 1953, il faut revenir plus précisément sur le corpus mobilisé et en présenter les grandes lignes.
1.2. Contexte n° 1 : de l'empirisme humien à la psychologie des tendances
En réalité, le projet général d’Instincts et institutions s'entend si on le rapporte à la psychologie des « tendances » que Deleuze a mise en évidence dans son mémoire sur Hume, Empirisme et subjectivité. Or, la différence importante avec la formule d'Uexküll est qu'il s'agit d'une psychologie (ou d'une physiologie fondamentalement génétique).
En effet, dans Empirisme et subjectivité, Deleuze accorde une place importante à l'associationnisme de Hume et à sa dimension ontogénétique. La subjectivité est définie, non pas comme une substance, mais comme un processus : « Le sujet se définit par et comme un mouvement, mouvement de se développer soi-même. Ce qui se développe est sujet. C'est là le seul contenu qu'on puisse donner à l'idée de subjectivité : la médiation, la transcendance » (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 90). C'est notamment la catégorie d’« habitude » qui sert à nommer ce processus d'acquisition. Ce qui est en jeu, ce n'est donc pas l'analyse des « conditions » de l'expérience communes à l'espèce (comme chez Uexküll), c'est plutôt l’étude du processus de transformation du sujet et d'acquisition de « tendances » plus ou moins durables (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 5). Sur ce point, cependant, Empirisme et subjectivité ne déborde pas le cadre de la monographie : si Deleuze affirme la nécessité d’étudier la formation d'habitudes, de tendances ou d'instincts, les termes demeurent relativement équivalents et ne font pas l'objet d'une analyse critique (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 7). Or, c'est à ce travail que se livre Instincts et institutions : l'ouvrage est une tentative pour préciser empiriquement ce qu'il faut entendre par « tendance ». D'où une série de textes concernant la définition du « besoin » (Claude Lévi-Strauss), du « réflexe » (Kurt Goldstein), de l’« habitude » (Paul Guillaume), des « mœurs » (Louis Antoine de Saint-Just), etc. Ce prolongement était déjà annoncé par Empirisme et subjectivité : Deleuze y affirme en effet que « tous les bons auteurs » s'accordent sur l'impossibilité d'une psychologie strictement universaliste et fonctionnaliste et sur la nécessité d'en passer par une psychologie fine des affections et de leur structuration sociale. Il est en cela conforme au modèle de Hume selon lequel « la psychologie de la nature humaine est une psychologie des tendances, plutôt même une anthropologie, une science de la pratique, et surtout de la morale, de la politique et de l'histoire » (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 9). Il évoque alors deux prolongements possibles à cette « psychologie des tendances » : la sociologie, d'une part, et la caractérologie, d'autre part (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 10). Dans Empirisme et subjectivité, le terme « sociologie » renvoie à Auguste Comte et Ferdinand Tönnies essentiellement (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 25). À cet égard, Instincts et institutions en constitue un prolongement direct, sur lequel nous reviendrons plus basFootnote 7. Cependant, l'idée d'une « caractérologie » est plus étonnante, notamment dans la mesure où elle ne trouve pas son pendant dans Instincts et institutions. À quoi renvoie alors cette notion ?
Le terme « caractérologie » désigne la branche de la psychologie qui a pour objets des « caractères » ou des « personnalités ». La notion est certainement ancienne ; néanmoins, en 1953, elle résonne assez nettement avec des parutions contemporaines de l'ouvrage de Deleuze comme Les origines du caractère chez l'enfant, de Henri WallonFootnote 8, le Traité de caractérologie, de René Le SenneFootnote 9, le Traité pratique d'analyse du caractère, de Gaston Berger (Berger, Reference Berger1952) ou encore Le caractère d'Albert BurloudFootnote 10. Deleuze renvoie au travail de Gaston Berger dès les années 1950 : celui-ci a en effet publié une étude sur Hume et Edmund Husserl que Deleuze cite très favorablement dans ses cours sur Hume (Berger, Reference Berger1939 ; Deleuze, Reference Deleuze2015, p. 122). Il restera d'ailleurs une référence importante jusque dans Logique du sens : Deleuze le crédite en effet d'avoir précisé et développé la théorie intermonadique husserlienneFootnote 11. Berger a insisté sur le rôle de l’« intersubjectivité transcendantale »Footnote 12 dans la phénoménologie : sa « caractérologie » en découle, puisqu'il s'agit d’étudier des « caractères » ou des « personnalités » en les distinguant par rapport à la « largeur du champ de conscience » qu'elles possèdent. Cette piste de lecture est tout à fait compatible avec l'analyse de la sympathie humienne par Deleuze comme extension relative de sa communauté d'appartenance (Deleuze, Reference Deleuze1953a, p. 25). Pour ce qui est de René Le Senne, l'influence sur la pensée de Deleuze est évidemment moins directe ; cependant, Deleuze consacre en 1955 un compte-rendu à La découverte de Dieu (Le Senne, Reference Le Senne1955), ce qui laisse supposer que cette tradition non seulement ne lui est pas étrangère, mais l'intéresse. Il crédite alors René Le Senne et Louis Lavelle d'une réelle théorie axiologique, qu'il ne développe que très rapidement. Cependant, les critiques qu'il adresse à cette tradition sont également significatives : il reprend à son compte certaines remarques formulées par Émile Bréhier, mais il leur reproche surtout d'avoir laissé de côté la question des « normes biologiques ou normes sociales » (le texte de Bréhier montre en effet que ce qu'on nomme « valeur », en traduisant l'allemand Werte, renvoie concrètement au beau, au bien et à l'utile [Bréhier, Reference Bréhier1939 ; Deleuze, Reference Deleuze2015, p. 112]). Il cite alors, comme contrepoint d'une théorie axiologique à la fois biologique et sociale, Raymond PolinFootnote 13, Georges Canguilhem et Georges FriedmannFootnote 14. Le lien avec la théorie d'Albert Burloud est certainement plus décisif, bien qu'en un sens plus masqué. Dans Le caractère, Burloud décrit explicitement son projet de caractérologie comme une psychologie dispositionnelle ou psychologie des tendances où « il s'agit de montrer comment les tendances élémentaires ou schèmes se combinent pour former les dispositions psychiques » (Burloud, Reference Burloud1942, p. 9). Mais surtout, il appuie ces analyses sur une psychologie générale où figure notamment une synthèse sur la théorie de l'instinct : or, bien qu'il ne soit pas cité par Deleuze, les références mobilisées, et même la plupart des passages cités, sont identiques (notamment ceux sur Bergson, Louis Verlaine, Paul Marchal et Mathilde Hertz (Burloud, Reference Burloud1948, p. 46-54)). On peut donc faire l'hypothèse que Deleuze connait les travaux de Burloud alors qu'il ne les cite pas.
Il semble donc qu'au début des années 1950, Deleuze cherche des prolongements à la psychologie des tendances de Hume. Il s'intéresse un temps à la philosophie axiologique avant de l'abandonner, sous l'influence conjointe de Friedrich Nietzsche et de BergsonFootnote 15 ; et il se tourne du côté de la psychologie et de la sociologie psychologique inspirée de Canguilhem.
1.3. Contexte n° 2 : l'influence de la théorie bergsonienne de l'instinct
Reste que la première partie du corpus semble relativement éloignée de cette problématique générale : les textes évoquent bien la question de l'instinct, mais à partir de la théorie de l’évolution et du rôle du finalisme dans la définition du comportement du vivant.
Deleuze cite en effet un texte de l'anatomiste Georges Cuvier qui définit l'instinct comme « action idéo-motrice ». Le passage choisi par Deleuze affirme que les actions animales ne peuvent être expliquées ni par l'intelligence de leurs membres ni par l'imitation de leurs congénères, mais doivent renvoyer à l'idée d'instinct qu'il faut alors préciser : or, « on ne peut se faire d'idée claire de l'instinct qu'en admettant que ces animaux ont dans leur sensorium des images ou sensations innées et constantes, qui les déterminent à agir comme les sensations ordinaires et accidentelles déterminent communément »Footnote 16. Les textes de l'entomologiste Jean-Henri Fabre vont dans le même sens. Fabre décrit comment les hyménoptères (des insectes proches des guêpes) s'attaquent à leurs proies, les paralysent et pondent dans leur corps de manière à fournir à leur progéniture une nourriture immédiatement disponible lorsque celle-ci naîtraFootnote 17. L'argument de Fabre est alors que l'animal n'agit pas pour son intérêt personnel, mais bien pour l'intérêt de sa progéniture, ou de l'espèce. Un troisième texte, de Paul Marchal, lui aussi entomologiste, développe la même idée : il s'attache à décrire comment le Cerceris (une sorte de guêpe également) se nourrit de ses proies, mais en soulignant le rôle de la procréation dans ce mécanisme, c'est-à-dire comment le prédateur est animé par un instinct au service de sa progéniture et non pour son intérêt propreFootnote 18. Un quatrième texte, de Maurice Thomas, appuie également l'idée d'un instinct propre à la survie de l'espèce, en s'appuyant explicitement sur les acquis de Fabre et MarchalFootnote 19.
Ces références sont relativement étonnantes, car elles mobilisent un corpus essentiellement entomologique autour d'une problématique, non plus ontogénétique, mais phylogénétique : l'enjeu est en effet de savoir si l'instinct sert une utilité individuelle ou une utilité spécifique. Or, d'où viennent ces références ? Comment Deleuze est-il entré en contact avec la littérature entomologique et la problématique phylogénétique, absentes d’Empirisme et subjectivité ? C'est en réalité Henri Bergson qui, dans L’évolution créatrice, cite l'intégralité de ces questions que Deleuze ne fait que compiler ici. En effet, Bergson consacre de nombreuses pages à l'exemple des hyménoptères paralyseurs, car elles lui permettent de discuter la théorie de l'instinct impliquéeFootnote 20. Il cite alors tous les travaux de Cuvier et de Fabre auxquels Deleuze se réfère, y compris ceux de Louis Roule (Bergson, Reference Bergson1959, p. 601). Comment Bergson se sert-il de ces exemples ? Il les utilise pour étudier comment l'ordre ou l'organisation entre les individus est possible et développer une théorie propre de l'instinctFootnote 21. Le but, pour Deleuze, semble alors de prolonger la théorie bergsonienne de l'instinctFootnote 22. Pour ce faire, il insiste sur l'opposition entre une tradition darwinienne et une tradition néo-finaliste incarnée par Fabre en affirmant, dans la « Table des matières », que « Fabre est l'Anti-Darwin. Ses disciples n'ont pas de peine à montrer que l'ouvrage du maître vaut mieux que les critiques, souvent peu sérieuses, qu'on lui a faites » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 82). Il cite alors trois extraits de Fabre lui-même ; et souligne chaque fois qu'il le peut son influence en affirmant que « Thomas est un entomologiste belge, disciple de Fabre » ou que « Hingston […] se réclame volontiers de Fabre (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 82) ». Néanmoins, cette problématique, qui implique près d'une dizaine de textes dans Instincts et institutions, n'est pas développée par la suite : dès 1956, la question des rapports entre instinct et intelligence est marginalisée dans l'analyse deleuzienne de BergsonFootnote 23. Les raisons tiennent probablement à l’évolution de la notion d'instinct dans le contexte éthologique : le développement du béhaviorisme, les théories de la réaction conditionnée de Wilhelm Wundt et de Ian Pavlov ainsi que les théories du comportement de Charles O. Whitman et surtout de Konrad Lorenz se diffusent très rapidement dans les années 1950 et marginalisent la théorie bergsonienne de l'instinct (Lorenz, Reference Lorenz2009, p. 13-28).
Le rôle de cette évolution du champ des sciences de la vie sur la pensée de Deleuze est difficile à évaluer. Néanmoins, les références à la biologie de l'instinct sont évacuées par Deleuze au profit d'une strict psychologie des tendances qui fait le lien entre Hume et BergsonFootnote 24. Puis, cette psychologie conduit à un empirisme particulier, où le sujet est redéfini comme « tendances-sujets » et où le philosophe recherche des « conditions » de son expérience qui ne soient pas moins réelles et constituées elles-mêmesFootnote 25. Et très rapidement, dès 1954, c'est vers une « ontologie de la différence » que se dirige Deleuze : cette ontologie prend certes appui sur la psychologie des tendances pour appuyer l'idée d'une genèse ou d'une différence interne, mais elle s'en détache rapidement au profit d'une métaphysique de la « différence » elle-même, qui ne renvoie ni aux philosophies de la contradiction ni aux philosophies de l'altérité (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 21).
1.4. Conclusion : avec et contre la théorie de l'Umwelt
Or, parmi les thèses de Bergson qui intéresseront Deleuze, il y a l'idée d'une « sympathie » entre les êtres, et par exemple entre la proie et le prédateur, « sympathie avant la perception et la connaissance » et dont les étapes de complications apparaissent sous la forme d'un « thème musical » (Bergson, Reference Bergson1959, p. 641-643). C'est souvent pour illustrer cette idée d'un « accord musical » entre la guêpe et l'orchidée que Jakob von Uexküll sera lui-même mobilisé. La formulation du problème, dans Mille plateaux, intègre la référence à Uexküll dans une série de formules en réalité très proches de L’évolution créatrice :
Comment se fait-il, écrit encore Uexküll, que deux choses d'origine aussi différente, par exemple, que le bourdon et la gueule-de-loup soient constituées de telle façon que les caractéristiques de l'une s'accordent à ceux de l'autre ? C'est que les deux mélodies de développement exercent l'une sur l'autre une influence réciproque, que la mélodie de la gueule-de-loup intervient comme motif dans celle du bourdon et inversement. Ce qui s'applique à l'abeille s'applique également au bourdon ; si son corps n’était pas “pour la fleur”, il ne serait pas viable (Deleuze et Guattari, Reference Deleuze and Guattari1980, p. 167).
Les références à Uexküll font alors systématiquement écho à l'idée d’évolutions convergentes ou parallèles entre les espèces, et les références à Rémy Chauvin s'intègrent également à cet argument, qui s’étend au-delà de la théorie de l’évolution au sens strictFootnote 26.
2. Thèse. La transformation circonstanciée des milieux perceptifs
Le deuxième enjeu qui traverse les textes mobilisés par Deleuze renvoie à l’élaboration d'une théorie dynamique des milieux comme cadre de l'expérience. On l'a dit, la référence à Uexküll est trompeuse : certes, celui-ci oppose clairement les stimuli auxquels l'individu réagit et les signes perceptifs qu'il constitueFootnote 27 ; cependant, une fois la pluralité des milieux animaux affirmée, chaque espèce est indexée à un milieu stable et fixe — de sorte qu'il exclut d'emblée toute approche dynamique de la transformation des milieux perceptifs. Or, ce que cherche manifestement à mettre en évidence Deleuze dans ces textes, c'est une théorie de la variation circonstancielle des milieux et sa stabilisation en tendances ou habitudes.
2.1. Les sources éthologiques et psychologiques de Deleuze
Pour apprécier le rôle de cette deuxième problématique, on peut d'abord partir du constat que tous les noms de naturalistes présents dans le corpus deleuzien ne sont pas cités par Bergson. Mathilde Hertz, Paul Guillaume, André Tilquin, etc., sont en effet des références plus récentes : la question se pose donc de savoir d'où viennent ces références et pourquoi Deleuze a choisi ces textes plutôt que d'autres. Or, sur ce point, deux corpus semblent fondamentaux. Il s'agit d'une part des textes de Georges Canguilhem lui-même. André Tilquin est en effet une référence importante de Canguilhem, notamment lorsqu'il s'agit de décrire le béhaviorisme de John WatsonFootnote 28. Tilquin est agrégé de philosophie et publie dès 1942 un ouvrage intitulé Le béhaviorisme. Origine et développement de la psychologie de réaction en Amérique qui initie un public français relativement large à la psychologie américaine. Il apparaît d'ailleurs dans une note de l'introduction à La structure du comportement de Maurice Merleau-Ponty, qui le découvre au moment des épreuvesFootnote 29. De même, Heini Hediger, également cité par Deleuze, est une référence de CanguilhemFootnote 30. C'est enfin le cas du zoologue Louis Roule et du psychologue Paul Guillaume, dont les travaux sur les poissons et sur la théorie des formes reviennent régulièrement sous la plume de Canguilhem (Canguilhem, Reference Canguilhem1989, p. 206). D'autre part, plusieurs auteurs, comme Mathilde Hertz, Paul Guillaume et André Tilquin ont participé à un ouvrage collectif intitulé Conduite, sentiments et pensée des animaux, paru en 1938 : c'est manifestement dans cette compilation que Deleuze choisit une partie importante de ses références en éthologie. Étienne Rabaud, Ignace Meyerson et Henri Piéron ont également participé au numéro. Aucun de ces trois auteurs n'est cité par Deleuze. Cependant, l'exposé du zoologue Étienne Rabaud est en partie consacré à « l'analyse des tropismes et de la sensibilité différentielle » chez Jacques Loeb : or, Deleuze reprend le sous-titre « Tropisme et sensibilité différentielle » pour l'intitulé d'une de ses partiesFootnote 31. On peut donc considérer qu'il a au moins parcouru l'ensemble de l'ouvrage. Sans surprise, les références abandonnées sont celles qui se présentent comme des critiques strictes de la théorie de l'instinct : c'est le cas d’Étienne Rabaud qui fait une critique acerbe des approches « finalistes » qui seraient celles de Jean-Henri Fabre, Henri Bergson, Frederik Buytendijk et René-Edouard Claparède (le préfacier de Buytendijk en français) — le même Claparède que Canguilhem cite favorablementFootnote 32 — ce qui explique peut-être pourquoi Rabaud n'est pas lui-même cité dans le corpus. Néanmoins, ses remarques sur l'idée d'adaptation résonnent nettement avec les pages de Simondon que Deleuze cite régulièrementFootnote 33. Au sein de ce corpus désormais restreint, on peut donc maintenant préciser les choix effectifs de Deleuze et tenter d'en cerner la cohérence thétique.
2.2. Pour un « conditionnement multipleFootnote 34 » de la sensibilité
Or, la première idée qui revient régulièrement dans ces passages est celle d'un conditionnement multiple de la sensibilité. En effet, à partir du moment où on affirme que les individus se transforment perpétuellement et que leurs milieux perceptifs se transforment corrélativement, on est inévitablement conduit à étudier la manière dont un signe apparaît puis disparaît. Or, cette problématique est abordée par Mathilde Hertz, que Deleuze cite deux fois, et qu'il présente comme « une psychologue de tendance gestaltiste » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 82) en charge, donc, de la théorie des « formes perçues » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 24). Or, la théorie qu'elle expose ne relève pas du modèle gestaltiste standard. En effet, on s'attendrait à lire dans ce passage des références équivalentes à celles développées par Merleau-Ponty, par exemple dans la Phénoménologie de la perception, à propos des analyses de Wolfgang Koehler ou Kurt Koffka, et notamment un rappel des lois gestaltistes, comme la structure figure-fond (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 54). Or, il n'en est rien.
Mathilde Hertz commence en effet par expliquer que, chez les Invertébrés, ce sont les sens qui ne fournissent que « des données absolues dans leur gradation quantitative » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 24) qui sont privilégiés. Elle donne alors des exemples tout à fait conformes à la tonalité des textes d'Uexküll, comme ces « signaux » mobilisés dans les tentatives d'accouplement des papillons. Lorsqu'un objet porte l'odeur d'une femelle, le papillon tente en effet de s'accoupler alors même que les formes visuelles ne correspondent pas ; il en est de même des objets colorés de manière intense qui déclenchent un réflexe de succion chez le papillon. La psychologue ouvre donc son article par le choix d'exemples réflexes, qui s'accommoderaient bien d'une théorie béhavioriste. Or, ce que souligne fortement Mathilde Hertz, c'est que ce genre de réaction, bien réel, ne peut être généralisé à l'ensemble du comportement animal au sens où ces réactions ne sont pas trans-contextuelles : en effet, « il appartient à la nature des processus sensoriels les plus simples, au moins dans le domaine optique, que l’état local présent soit influencé par les processus qui ont lieu dans son voisinage spatial et temporel ». Ce passage est décisif, car c'est le même argument qui est repris dans l'autre texte de la même autrice : dans les deux cas, Hertz souligne qu'on ne peut dériver la perception d'un signe visuel de conditions générales relatives à l'appareil perceptif de l'animal. Il faut au contraire faire intervenir « l’état de développement actuel » de l'animal, son « âge », son état physiologique global, etc. Bref, pour expliquer qu'un animal perçoit ceci plutôt que cela, il faut faire intervenir « les processus qui ont lieu dans son voisinage spatial et temporel », c'est-à-dire l'ensemble des « conditions optiques concomitantes »Footnote 35, ce qui conduit donc à une théorie du « conditionnement multiple »Footnote 36. Pour le dire dans des termes plus couramment mobilisés sous la plume de Deleuze : pour cerner les contours d'une expérience réelle quelconque, on ne peut se contenter de faire appel aux conditions de toute expérience possible mais on doit rendre compte de conditions locales et spécifiques dérivées de cette expérience réelle particulière.
2.3. Typologie des principes de conditionnement
L'idée d'un « conditionnement multiple » de la sensibilité une fois développée, il reste cependant à préciser ce qu'on entend par « condition », en présentant quelques grands principes structurants. C'est ce à quoi s'emploie Deleuze dans une sorte de casuistique générale, où il décrit les variations saisonnières, les variations hormonales, les habitudes acquises, l'apprentissage, etc. Les références alors mobilisées semblent toutes servir le même projet, à savoir illustrer ce principe de variation de l'expérience possible en le référant à la variation des conditions réelles de l'expérience.
Les variations naturelles
Un premier exemple est extrait du texte du zoologiste français Louis Roule consacré à la migration des saumons. Celui-ci insiste en effet sur les variations de besoins en oxygène des poissons en fonction des périodes de l'année : lors des périodes de reproduction, les besoins en oxygène des saumons augmentent, et ils développent donc une sensibilité au taux d'oxygène, de sorte que, dans cette période, et dans cette période seulement, « l'individu doit trouver dans le milieu qui l'entoure un taux d'oxygène dissous supérieur à celui dont il se contentait jusque-là » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 23). Ce qui est donc souligné, ce ne sont pas uniquement les conditions de perception des signes — c'est avant tout la variation (ici saisonnière) de ces conditions. Le deuxième exemple doit être lu comme un approfondissement de celui de Roule. Frank Beach développe en effet des considérations endocrinologiques sur les femelles papillon : il montre les impacts des variations hormonales sur leurs comportements ainsi que sur leurs « mécanismes sensoriels » :
Quand elle a faim, la femelle du papillon “Piéride du chou” réagit au rouge, au jaune, au bleu et au violet, couleurs des fleurs qui constituent son régime normal. Mais pendant la période de ponte, elle est entièrement insensible au jaune et au bleu, et réagit positivement à un objet de teinte verdâtre (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 23).
Ces analyses n'ont en un sens rien de révolutionnaire : on trouve dès les travaux d'Aristote des considérations sur les effets de la castration sur le comportement du coq ; simplement, elles servent ici à illustrer l'essentielle variation des conditions de perception. L'influence d'André Tilquin sur Deleuze porte moins sur ses considérations sur le béhaviorisme que sur l'idée d'une variation des conditions de perception. Le texte cité est à cet égard explicite :
L’étude des activités animales a montré que les comportements instinctifs alimentaires, sexuels, maternels, par exemple, ne sont stimulés par des objets appropriés du milieu environnant (aliments, êtres de sexe opposé, petits) que sous des conditions organiques précises : appauvrissement du sang en substances nutritives, sécrétions des glandes sexuelles ou mammairesFootnote 37.
Ces trois premiers exemples forment une totalité cohérente : ils développent un propos globalement endocrinologique, qui renvoie à des conditions hormonales de perception qui ont leur régime de variabilité propre.
Les habitudes et l'apprentissage
Une deuxième série de textes choisis par Deleuze concerne la manière dont l'instinct se confronte à des circonstances peu favorables, tout en parvenant à les surmonter dans une certaine mesure, à la condition de se transformer lui-même. Là encore, les textes choisis développent tous une tonalité « transformiste ». C'est le cas du texte du psychologue Paul Guillaume, qui est lui-même un représentant français de la gestaltpsychologie, mais qui n'est justement pas cité à ce titre puisque Deleuze renvoie d'abord à ses études sur l'habitude comme principe de transformation de l'instinct. En effet, Guillaume accorde également un rôle décisif à l'environnement extérieur lorsqu'il affirme :
Il est désormais impossible de maintenir […] la notion de l'acte instinctif comme acte invariable, fatal, inconditionnel. […] Le destin du comportement dépend des conditions extérieures rencontrées : il est théoriquement contingentFootnote 38.
Cependant, le principe de variation alors évoqué ne concerne plus les variations hormonales naturelles, mais bien les habitudes acquises : ce sur quoi insiste Guillaume, c'est sur l'attribution progressive de sens à un objet B souvent perçu en lien avec un objet A possédant lui-même un sens instinctifFootnote 39. Plus généralement, cela le conduit à une théorie de la « plasticité » des instincts : il souligne ainsi toute l'importance des « conditions artificielles » pour participer à l’« éducation » ou à l’« apprentissage » du sens des signes et la constitution d'un « milieu » corrélatif (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 32-33).
Les obstacles et le problème du détour
Une troisième modalité de variation soulignée par Deleuze concerne l'impossibilité d'une satisfaction immédiate de l'instinct. C'est déjà ce que montre le texte d'André Tilquin à propos de l'obstacle : face à un obstacle, les individus doués de plasticité sont conduits à modifier leurs buts initiaux (par exemple, en faisant un détour) ; mais cette modification du but ne va pas sans une transformation de l’état interne de l'individu, qui se voit alors forcé d'anticiper et d'appréhender les effets médiatisés de son action :
Lorsque, par suite d'obstacles externes, les réactions innées échouent à résoudre la tension persistante produite par les états physiologiques, ce sont eux qui poussent les êtres supérieurs à varier leur comportement, à construire des réponses nouvelles, à contracter des habitudesFootnote 40.
C'est cet effet subjectif de l'obstacle qui est souligné dans le propos de Deleuze : le détour ne va pas sans une mobilisation de capacités discursives particulières, qui restaient latentes en l'absence d'obstacles. Les deux textes de Louis Verlaine cités par Deleuze servent alors à préciser le rôle de l'obstacle, et plus largement des circonstances, dans le détournement de l'instinct. Verlaine soumet en effet des insectes à une série de « problèmes » auxquels ils doivent faire face : par exemple, lorsqu'on détruit une « loge », c'est-à-dire une partie de son nid ; ou bien lorsqu'on ôte l’œuf qu'il pond dans chaque loge (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 40), etc. Verlaine décrit alors la manière dont l'animal contourne les problèmes et s'adapte à de nouvelles circonstances, en réparant, déplaçant… Deleuze cite alors le célèbre passage où Verlaine déclare que si tout est déterminé par les circonstances extérieures, autant affirmer que « l'instinct n'est rien »Footnote 41. Symétriquement au texte de Verlaine, celui de Robert W. G. Hingston décrit un cas de folie, c'est-à-dire un cas où, face à un problème, l'animal ne peut proposer de solution non-pathologique et est conduit à répéter sans cesse les mêmes actionsFootnote 42. Ces analyses prennent donc sens dans une section générale où Deleuze étudie les phénomènes d’« adaptation » de l'instinct aux circonstances : les titres des textes déroulent ainsi la casuistique annoncée (« Où l'instinct s'adapte à des circonstances nouvelles », « Où l'instinct ne s'adapte pas aux circonstances nouvelles », « Si tout dépend des circonstances et de l'apprentissage, l'instinct n'est plus rien », etc.). L'enjeu, pour Deleuze, n'est donc pas de suivre Verlaine dans ce primat absolu accordé aux circonstances chez tous les êtres vivants ; mais plutôt de souligner les degrés d'indépendance que l'individu est capable d'adopter vis-à-vis de ses instincts chaque fois qu'il est confronté à un problème particulierFootnote 43.
2.4. Conclusion : vers un empirisme transcendantal ?
On comprend donc mieux pourquoi Deleuze n'insiste pas sur la théorie de l’Umwelt : son ambition n'est pas de décrire des conditions fixes d'expérience mais au contraire la genèse dynamique qui permet d’élaborer progressivement un milieu « en instituant un monde original entre ses tendances et le milieu extérieur » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 8). L'enjeu est de montrer que « plus il [l'instinct] est perfectible, et donc imparfait, plus il est soumis à la variation, à l'indécision, plus il se laisse réduire au seul jeu des facteurs individuels internes et des circonstances extérieures, — plus il fait place à l'intelligence » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 11). Or, parmi les différents principes de variation, Deleuze insiste à plusieurs reprises sur la question des « problèmes » ou des « obstacles » : c'est parce que l'instinct rencontre un obstacle à sa réalisation immédiate qu'il se transforme. Cette question du « problème » ou du « problématique » sera importante pour Deleuze. Il cite dès 1955 et de façon particulièrement enthousiaste l'article synthétique qu’Émile Bréhier consacre à cette question (Bréhier, Reference Bréhier1955 ; Deleuze, Reference Deleuze2015, p. 112) ; mais les actes de la conférence de Lund de 1947, consacrée au « problème du problème », sont publiés dès 1949 et il est probable que Deleuze les connaisse et aborde cette dimension éthologique avec en tête les enjeux philosophiques de la question (Bayer, Reference Bayer1949). Quoi qu'il en soit, cette question sera nettement développée par la suite, à partir de Bergson d'abord, et de Simondon ensuiteFootnote 44. Or, dans Instincts et institutions, la notion de « problème » est articulée à celle de « signe » : les signes apparaissent à la fois comme la réponse à un problème et comme l’émergence d'un nouveau problème. L'idée d'un conditionnement multiple de l'expérience constitue ainsi une source inattendue de l’« empirisme transcendantal » revendiqué par Deleuze (Deleuze, Reference Deleuze1968, p. 187 ; Sauvagnargues, Reference Sauvagnargues2010). Il désigne en effet sous cette expression l’étude de l'ensemble des conditions d'une expérience réelle particulière. Dans Instincts et institutions, ces conditions renvoient explicitement à l'appareillage psycho-physiologique des individus ou des espèces, ainsi qu’à leur structuration sociale ou institutionnelle ; mais elles renvoient aussi à l'ensemble des expériences passées qui permettent de contracter de nouvelles habitudes et donc de percevoir ce qui était jusque-là imperceptible. Pour le dire autrement, il s'agit de « devenir apte à percevoir ce qui ne se laissait pas percevoir d'abord » (Deleuze, Reference Deleuze1983b). Les expériences passées (c'est l'aspect « empirique ») sont ainsi élevées au rang de conditions de l'expérience présente (c'est l'aspect « transcendantal »).
3. Problème. La théorie de la perception et la définition des signes perçus
Si la variation des conditions de l'expérience désigne le versant objectif de l'analyse, celui-ci est en effet couplé, sur son versant subjectif, à la variation des signes « perçus » ou « sentis » par l'individu. Or, quelles sont les théories de la sensibilité et de la perception mobilisées pour rendre compte de ces phénomènes ? Comment Deleuze décrit-il la variation des signes perçus ou perceptibles à l’échelle (pré)individuelle ?
3.1. La tendance et le statut perceptif de son corrélat
La question de la perception apparaît en effet comme un problème dans la discussion de la théorie de l'instinct. C'est explicite chez Canguilhem lorsqu'il affirme que « le milieu propre de l'homme c'est le monde de sa perception, c'est-à-dire le champ de son expérience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés » (Canguilhem, Reference Canguilhem1989, p. 195). En effet, si on affirme que l'instinct est un comportement orienté ou dirigé vers un objectif, il faut alors expliquer vers quoi il est orientéFootnote 45. Or, cette question du corrélat objectif de l'instinct est centrale dans le corpus sélectionné — notons d'ailleurs que cette problématique est déjà au cœur du corpus de Canguilhem, la section centrale de l'ouvrage, « Analyse philosophique de la tendance et du désir », portant notamment sur l'objet du désir (Canguilhem, Reference Canguilhem1952, p. 43-53).
La théorie idéo-motrice au niveau spécifique
Deleuze tente d'abord de l'aborder à travers la théorie « idéo-motrice » de Georges Cuvier. Selon ce dernier :
On ne peut se faire d'idée claire de l'instinct qu'en admettant que ces animaux [les abeilles] ont dans leur sensorium des images ou sensations innées et constantes, qui les déterminent à agir comme les sensations ordinaires et accidentelles déterminent communément. C'est une sorte de rêve ou de vision qui les poursuit toujours ; et dans tout ce qui a rapport à leur instinct on peut les regarder comme des espèces de somnambules (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 18).
Or, cette théorie d'une « image » ou d'une « vision » qui oriente l'action est bien l'enjeu problématique auquel se heurte l'analyse bergsonienne : à quel type de faculté fait-elle référence ? On l'a dit, pour Bergson, il s'agit d'un sentiment de « sympathie »Footnote 46 (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 62) ; mais il ajoute que ce sentiment « pourrait ne rien devoir à la perception extérieure » et qu'il faut plutôt postuler l'existence d'une « sympathie avant la perception et la connaissance ». Or, formulée ainsi, la notion demeure énigmatique. Lorsqu'on affirme en effet que « le Sphex ammophile sait où porter son aiguillon », deux précisions sont nécessaires. D'une part, il faut ajouter qu'il s'agit là d'un réel savoir, et non pas simplement d'un pouvoir d'agir (Riquier, Reference Riquier and François2010, p. 160). D'autre part, il faut certainement expliquer aussi comment la guêpe s'oriente pour frapper au bon endroit : est-ce qu'elle se le représente, est-ce qu'elle le perçoit, est-ce qu'elle dispose d'une orientation kinesthésique, etc. ? Or, comme l'a noté Raymond Ruyer, il est peu probable que l'instinct se passe de toute donnée perceptive extérieure pour s'orienter et que cela ait un sens de parler de sympathie « avant » la perceptionFootnote 47. Selon Ruyer, c'est la théorie de la perception développée dans Matière et mémoire, et rappelée dans les pages de Bergson concernant l'instinct, qui l'empêche ici de prendre en charge cette question : Bergson a en effet développé l'idée selon laquelle les appareils sensoriels ne produisent pas l'image mais la sélectionnent ; or, un tel objet ne peut être sélectionné à proprement parler, il doit donc relever d'une autre faculté que la perception. Selon Ruyer, c'est cette théorie de la perception qui empêche Bergson d'expliquer la diversité des « schémas expressifs », « stimuli-signaux », « stimuli-orienteurs », « thèmes formatifs », etc. Deleuze écrit cependant six ans avant Ruyer : comment traite-t-il alors cette question du corrélat de la tendance ?
La théorie sensori-motrice au niveau individuel
Il semble osciller sur le statut à donner à la perception, n'accordant de primat à aucun modèle théorique. L'enjeu est pourtant clairement posé dès l'introduction de l'ouvrage : « comment se fait la synthèse de la tendance et de l'objet qui la satisfait ? L'eau que je bois, en effet, ne ressemble pas aux hydrates dont mon organisme manque » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 10). La question de la constitution de l'eau comme ensemble de qualités sensibles vers laquelle tend le désir est donc explicite. La problématique n'est d'ailleurs pas nouvelle chez Deleuze puisque l'exemple du rapport entre l'eau, en tant que qualité sensible, et ses composants chimiques, est déjà présent dans le texte de 1946 consacré à la mathèse de MalfattiFootnote 48. L'idée d'une psychologie des tendances s'articule donc au problème chronologiquement antérieur de l’émergence de signes empiriques comme détournement d'instincts premiers. Dans Instincts et institutions, la question est même prolongée à travers le thème de l'institution, entendue comme moyen de synthétiser un instinct premier (la faim) et un objet empirique contingent (le pain) à travers la plasticité initiale du désir humain : « l'urgence de la faim devient chez l'homme revendication d'avoir du pain ». (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 11).
Nous n'apprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi. Nos seuls maîtres sont ceux qui nous disent “fais avec moi”, et qui, au lieu de nous proposer des gestes à reproduire, surent émettre des signes à développer dans l'hétérogène. En d'autres termes, il n'y a pas d'idéo-motricité, mais seulement de la sensori-motricité. Quand le corps conjugue ses points remarquables avec ceux de la vague, il noue le principe d'une répétition qui n'est plus celle du Même, mais qui comprend l'Autre, qui comprend la différence, d'une vague et d'un geste à l'autre, et qui transporte cette différence dans l'espace répétitif ainsi constitué. Apprendre, c'est bien constituer cet espace de la rencontre avec des signes, où les points remarquables se reprennent les uns dans les autres, et où la répétition se forme en même temps qu'elle se déguise (Deleuze, Reference Deleuze1968, p. 35).
Deleuze a donc indéniablement conçu le problème et l'a formulé explicitement ; néanmoins, il n'est pas sûr qu'il se soit donné les moyens théoriques d'y répondre, notamment parce que, conformément à son ascendance bergsonienne, le statut de la perception dans ses exemples demeure ambigu. On peut s'en rendre compte en évoquant plus précisément les textes qui abordent la question des « formes perçues » et les types de « signaux » alors analysés.
3.2. La sensibilité différentielle et les niveaux dynamiques
Là encore, la situation par rapport à l'approche d'Uexküll peut permettre de cerner le sens général du problème. La thèse est célèbre : Uexküll affirme explicitement que chaque espèce perçoit des « signes » différents. Mais que faut-il entendre par « signe » ?
La perception des variations et des contrastes
Les expériences concrètes menées par l’éthologue prussien engagent plutôt vers un paradigme binaire : on expose un animal à une situation (par exemple, on expose un criquet à une femelle criquet qu'il peut voir mais ne peut pas entendre) et on évalue si, oui ou non, il réagit au signe visuel. Cela conduit Uexküll à une série de déclarations qui ne sont pas nécessairement liées à ce contexte expérimental mais qui semblent en dériver naturellement : à savoir que tel animal réagit face à tel signe, et non tel autre. Aussi bien, le paradigme implicite pour expliquer le comportement de l'animal est la dichotomie présence/absence du signe : pour un animal donné, lorsque le signe est présent, il y réagit (bien que tel autre animal ne le perçoive pas) et, évidemment, lorsque le signe est absent, il n'y réagit pas. Or, c'est ce modèle binaire de la présence/absence qui est rejeté dans les quelques textes que Deleuze choisit pour illustrer la question du signal perceptif. Il s'appuie en effet sur Bergson pour avancer l'idée d'une pluralité des « niveaux » ou des « strates » de signes, depuis l'instinct le plus automatique et aveugle jusqu’à l'intelligence la plus pure, en passant par tous les niveaux d'organisation intermédiaire. L'extrait de Bergson qui ouvre la section est à cet égard évocateur :
Quand nous accomplissons machinalement une action habituelle, quand le somnambule joue automatiquement son rêve, l'inconscience peut être absolue ; mais elle tient […] à ce que la représentation de l'acte est tenue en échec par l'exécution de l'acte lui-même, lequel est si parfaitement semblable à la représentation et s'y insère si exactement qu'aucune conscience ne peut plus déborder. La représentation est bouchée par l'action. La preuve en est que, si l'accomplissement de l'acte est arrêté ou entravé par un obstacle, la conscience peut surgir. Elle était donc là, mais neutralisée par l'action qui remplissait la représentation (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 28-29).
Deleuze admet certainement cette dynamique, car les autres extraits tendent plutôt à l'illustrer et non à la discuter. Ce sont notamment les deux textes de Mathilde Hertz qui sont importants. Là encore, les analyses de Deleuze et le choix de ses références s'avèrent étonnamment proches de ceux de Burloud qui mentionne également Mathilde Hertz pour critiquer une approche trop stricte de la gestaltpsychologie (Burloud, Reference Burloud1948, p. 54). Après avoir montré que la perception dépendait de conditions multiples, Hertz en conclut que les conditions pour la perception d'un phénomène quelconque ne sont jamais ou présentes intégralement ou absolument absentes : les « conditions optiques » sont relativement nombreuses, et impliquent la luminosité, les contrastes, la distance, etc. Or, cette variation n'est pas préjudiciable à la perception car la perception est elle-même sensible à ces variations. En effet, Hertz cite plusieurs expériences menées sur des papillons qui montrent que, face à deux formes de même couleur, ils s'orientent systématiquement vers la plus petite : cela signifie donc qu'ils prennent en compte la taille mais, plus fondamentalement, la taille relative des objets les uns par rapport aux autres. De même, lorsqu'ils sont posés sur une surface colorée, ils choisissent préférentiellement les contours et non le centre de la surface en question ; ils réagissent particulièrement aux variations de lumière et aux contrastes chromatiques, etc. Bref, ce que montre le texte de Hertz, c'est l'importance de la perception des « contrastes », des « variations » et des « changements ». Au-delà des théories du « signal », de l’« objet » ou de la « forme », qui semblent impliquer que l'objet soit ou présent ou absent, ce que Deleuze semble privilégier chez Hertz, c'est l'idée d'une perception qui a pour corrélat une différence et non une choseFootnote 49. Dans le même article — mais dans un passage non cité dans Instincts et institutions —, le propos de Hertz est encore plus clair : les animaux ne s'orientent pas dans l'espace à partir des « qualités » inhérentes aux objets (« la clarté, la couleur, les qualités matérielles de la région de l'espace »), mais uniquement en fonction de la « différence de profondeur » entre les régions de l'espace (Hertz, dans Rabaud, dir., Reference Rabaud1938, p. 22). Ce qui ressort donc de ces analyses, et que Deleuze a tenté de souligner, c'est une définition de la perception comme perception des contrastes et des variations — ou ce qu'on pourrait appeler une théorie différentielle de la perception. Le texte de Louis Roule sélectionné s'inscrit également dans cette dynamique, que Deleuze intitule « sensibilité différentielle »Footnote 50 : il montre en effet qu'au moment où les saumons deviennent sensibles au taux d'oxygène de leur milieu, ils s'orientent, non pas vers des eaux douces en soi mais simplement vers des eaux plus douces, c'est-à-dire à partir d'un différentiel de sensations, conformément à la théorie des « tropismes » mobilisée par l'auteurFootnote 51.
On peut donc lire ces textes comme une précision de ce qu'on doit entendre par « signe » lorsqu'on dit que l’Umwelt d'un animal est composé de signes perçus ou perceptibles : les signes décrits relèvent avant tout de différences dans des domaines divers — chromatique, thermique, etc.
Vers une théorie objectivement et subjectivement différentielle
Cependant, à ce stade, on s'attendrait à ce que Deleuze développe une théorie générale des signes, qui prenne en charge certains acquis des psychologies de la forme, et notamment de la psychologie « dynamique » de la forme initiée par Mathilde Hertz, et les intègre à une psychologie des tendances, telle qu'il cherche à la développer. On serait alors tenté de dire de Deleuze ce que Pierre Poumier dit d'Albert Burloud :
Outre qu[’il] n'accepte pas la métaphysique matérialiste des gestaltistes, il diffère encore d'eux parce qu'il croit que l'histoire du sujet compte dans la manière de percevoir. […] Le passé ne laisse pas seulement des souvenirs, il laisse aussi des habitudes et ce sont les habitudes qui modifient la manière de percevoir (Poumier, Reference Poumier1955, p. 9).
Cependant, il n'en est rien. Deleuze ne développe pas résolument de théorie de la perception, et les analyses qui vont dans ce sens sont rapidement supplantées par une étude de la « différence » en tant que telleFootnote 52. Le pivot s'opère autour de la notion de « sensibilité différentielle », que Deleuze reprend à Étienne Rabaud : mais au lieu de préciser ce qu'il faut entendre par « sensibilité », il insiste plutôt sur l'idée de « différence ».
Cette notion joue en effet à un double niveau. D'une part, au niveau subjectif, elle conduit à affirmer que le corrélat de la perception ne se définit ni comme un « objet » ni comme une « forme » mais comme une « différence », dont les notions de « forme » et d’« objet » ne désigneraient que des seuils, logiquement seconds. Par exemple, une figure ne se détache d'un fond qu’à partir d'un certain seuil de discrimination entre l'intensité chromatique de la figure et celle du fond — une figure blanche sur fond (quasi)blanc pouvant passer inaperçue. D'autre part, les théories objectives de la variation des conditions de l'expérience sont elles-mêmes redéfinies comme des variations intensives de degrés. En effet, le texte de Louis Roule se clôt sur l'idée que les variations de tendances perceptives ne dépendent pas ultimement des « contextes » ou de « moments » que traverse l'individu — ce qui exclut le modèle d'une sorte de « transcendantal interspécifique », comme chez von Uexküll — mais du « taux d'oxygène » présent dans l'eau et des « seuils » atteints par ses besoins qui se règlent eux-mêmes sur des « variations différentielles » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 23). En ce sens, ce qui intéresse essentiellement Deleuze, c'est d'affirmer une double théorie « différentielle », des conditions de perception et des contenus perçusFootnote 53. En somme, Deleuze semble trouver là une théorie physiologique où l'individu diffère de lui-même en s'adaptant aux différences de son environnement, ces différences étant elles-mêmes rendues perceptibles en fonction des variations internes de l'individu. Ce modèle est sans doute intéressant, mais il conduit directement Deleuze vers la théorie ontologique de la différence, et la capacité qu'ont la science et la métaphysique à la penser « en elle-même », c'est-à-dire sans la rabattre sur une théorie de la différence de degrés ou d'intensitéFootnote 54. Mais ce qui est alors perdu, ou laissé de côté, c'est une description concrète des types de corrélats auxquels renvoie chaque type de tendance, et le rôle que joue la perception dans ces différentes modalités.
De l'opposition figure-fond aux différences de contraste
On peut s'en convaincre en parcourant rapidement ce qui apparaît comme un prolongement de cette problématique dans l’œuvre de Deleuze. En effet, à partir de l'idée d'une « sensibilité différentielle », il va s'employer à critiquer toutes les théories perceptives qui se focalisent sur des seuils de différenciation logiquement seconds. Ce sont notamment les théoriciens de la gestaltpsychologie qui sont alors ciblés, même si la confrontation n'est jamais directe. En effet, dans son compte-rendu de la thèse de Gilbert Simondon, Deleuze considère que les plus belles pages de L'individu et sa genèse physico-biologique sont :
Celles où Simondon montre comment la disparité, comme premier moment de l’être, comme moment singulier, est effectivement supposée par tous les autres états, qu'ils soient d'unification, d'intégration, de tension, d'opposition, de résolution des oppositions… (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 121-122).
C'est la théorie gestaltiste de Kurt Lewin que Deleuze rejette alors, et notamment l'importance accordée à l’« opposition de la forme et du fond ». Selon lui, le concept d’« opposition » (comme ceux de « contradiction », d’ « hétérogénéité », etc.) est trop radical et doit être repensé comme un certain seuil de différence : une figure n'apparaît pas lorsqu'elle s’« oppose » au fond mais lorsqu'en en diffère jusqu’à un certain pointFootnote 55. L'opposition ou l'hétérogénéité apparaissent plutôt comme un degré particulièrement accentué de différence. Deleuze trouve ici une intuition qu'il élève au statut de théorie générale ; cependant, contrairement à Simondon, il ne s'intéresse pas à la distinction des modalités de perception des formes, aux modalités de perception des contrastes, aux effets des contextes et de la motivation sur la perception, aux effets des transformations technologiques, etc. (Simondon, Reference Simondon2014, p. 144-148). Bref, il ne s'intéresse qu’à la portée métaphysique du concept de « différence » et non à l'effectivité concrète de son application. Or, une telle ligne d'analyse pouvait s'avérer fructueuse : elle aurait probablement conduit Deleuze au développement d'une sémiotique psychologique ou d'une sémiotique cognitive. En effet, l'idée selon laquelle la « qualité sensible » n’émerge qu’à partir d'un effort de différenciation a été récemment développée par Jean-Marie Klinkenberg. Conformément à la théorie simondonienne, Klinkenberg rappelle que la forme perçue ne se détache d'un fond perceptuel qu’à partir d'un phénomène de « seuillage » :
La feuille sur laquelle s’étale une tache bleue est une entité qui a sa qualité. On voit donc que la notion même d'entité présuppose celle d'interaction : on ne peut en effet distinguer des entités que grâce à une relation de contraste entre deux qualités. L'aspect le plus important dans ce mécanisme de différenciation est le seuillage. On veut dire par là que les variations du stimulus inférieures à une certaine intensité, dite seuil, ne sont pas prises en considération : elles sont toutes lissées, et les qualités qui eussent ainsi été discernables sont ramenées à une seule et même qualité translocale. Par contre, celles qui dépassent ce seuil d'intensité seront réputées constituer une autre qualité. Il faut souligner que ces seuils n'existent pas comme tels dans la nature, mais procèdent de la dialectique entre les stimuli et l'organisme récepteur (on dirait donc mieux : constructeur) (Klinkenberg, Reference Klinkenberg2001, p. 140)Footnote 56.
Ce modèle de sémiotique cognitive constitue, selon nous, la version empirique de l'ontologie de la différence développée par Deleuze dans son article sur Simondon. Le même constat vaut pour Différence et répétition, puisque l'argument anti-gestaltiste mobilisé est identique : « jamais la loi de la forme et du fond ne vaudrait, pour un objet se détachant sur fond neutre » si l'objet n’était lui-même intégré à une logique de la différence première, qui prend alors le nom de « profondeur » (Deleuze, Reference Deleuze1968, p. 296). Les objets diffèrent donc en eux-mêmes avant de s'opposer (ou plutôt qu'ils ne s'opposent). Dans l'ouvrage de 1968, la référence fondamentale pour Deleuze est alors Jacques Paliard. Ce dernier a cherché à mettre en évidence les signes de la distance ou du sentiment de relief dans différents objets, et par exemple dans les objets prochesFootnote 57. Et, dans ce cas, il souligne que deux dimensions sont fondamentales : la disparation, c'est-à-dire le recouvrement partiel des deux images d'un objet qu'apportent les deux yeux ; et les contrastes chromatiques, c'est-à-dire les nuances de couleurs qui affectent l'ombre d'un objet. Là encore, Deleuze mobilise ces références mais ne s'intéresse pas à la diversité des signes perceptifs en fonction des contextes ou des modalités d'engagementFootnote 58 mais à la portée spéculative de la notion de « différence » : progressivement, la psychologie sociologique des tendances est abandonnée au profit d'une ontologie générale de la différence. Dans tous ces prolongements, Deleuze évacue la question des types de signes perceptifs auxquels renvoient les types de tendances étudiées, au profit d'une théorie de la perception pure comme dimension non-recouverte par la mémoire, qu'il hérite de Bergson. Le projet est donc tout autre que celui annoncé initialement : à l'analyse des types de signes perceptivement impurs, mêlés d'anticipation et de gestalts partielles, à l'analyse en somme des « schèmes de perception », il substitue une théorie de la perception pure.
Or, il semble que cette bifurcation initiale soit en permanence contrecarrée par Deleuze lui-même, qui ne cesse tout au long de son œuvre de revenir à l'analyse des « types de signes » : nous allons, pour conclure, rappeler la persistance du thème de la sémiotique perceptive tout au long de son œuvre.
4. Ouverture. Vers une « pédagogie de la perception » qui reste à définir
À lire cependant certains passages d’Instincts et institutions, l'idée d'une socialisation de la perception semble être l'horizon naturel de développement du propos deleuzien. La moitié des textes de l'ouvrage concerne en effet la théorie des institutions et les enjeux sociologiques qui y sont liés. Nous allons montrer que ce thème pointe vers une théorie de l'apprentissage — et en l'occurrence de l'apprentissage perceptif ou sémiotique — qui n'est pas abordé en tant que tel par Deleuze mais revient régulièrement sous sa plume.
4.1. Une philosophie des institutions ?
La notion d’« institution » traverse l'ensemble de l'ouvrage : Deleuze insiste systématiquement pour en faire le concept fondamental d'analyse de la société ou de la culture. Selon lui, c'est autour de la notion d’« institution » qu'une théorie sociale doit s'articuler, et non autour de la notion de « loi » :
L'institution se présente toujours comme un système organisé de moyens. C'est bien là, d'ailleurs, la différence entre l'institution et la loi : celle-ci est une limitation des actions, celle-là, un modèle positif d'action. Contrairement aux théories de la loi qui mettent le positif hors du social (droits naturels), et le social dans le négatif (limitation contractuelle), la théorie de l'institution met le négatif hors du social (besoins), pour présenter la société comme essentiellement positive, inventive (moyens originaux de satisfaction). Une telle théorie nous donnera enfin des critères politiques : la tyrannie est un régime où il y a beaucoup de lois et peu d'institutions, la démocratie, un régime où il y a beaucoup d'institutions, très peu de lois (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 9).
L'opposition entre « loi » et « institution » est fondamentale chez Deleuze : tout le deuxième chapitre d’Empirisme et subjectivité y est consacré. Deleuze y oppose fortement les théories de la loi, de l'obligation et du contrat, d'une part, et les théories de l'institution, de la convention et de l'utilité, d'autre partFootnote 59. Et lorsqu'en 1962 Deleuze consacre un article à Rousseau, il revient également sur cette opposition (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 78)Footnote 60. Dans Instincts et institutions, Deleuze s'appuie alors sur un texte de Louis Antoine de Saint-Just pour là encore opposer la norme et la loi, l'obligation et la conventionFootnote 61 ; et il se réfère à Malinowski ou Lévi-Strauss pour illustrer concrètement ce qu'il entend par « institution ». Que signifie une telle opposition ?
Il s'agit de souligner que ce qui organise et structure une société humaine, ce ne sont pas d'abord les lois qui la régissent mais « toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité » ; de sorte que « la sociologie peut être alors définie comme la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » (Durkheim, 1894/Reference Durkheim2007, p. 20). En somme, Deleuze cherche à attirer l'attention sur l'importance des « normes », des « techniques du corps » ou des « schèmes de pensée » acquis et partagés par une communauté sociale. Il souligne en effet que « toute institution impose à notre corps, même dans ses structures involontaires, une série de modèles, et donne à notre intelligence un savoir, une possibilité de prévision comme de projet » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 9). L'institution est ce qui oriente et cadre l'instinct : la culture est à la fois ce qui permet de satisfaire les besoins naturels mais aussi, et dans le même temps, ce qui contribue à diversifier l'espèce humaine en des « modalités infinies » (Deleuze, Reference Deleuze1953b, p. 2). On se situe donc déjà « par-delà nature et culture », c'est-à-dire au-delà du motif de l’état de nature et de sa sortie (Deleuze, Reference Deleuze1959, p. 8-12). Une référence importante est à cet égard le passage de Samuel Butler où il affirme que « les hommes ne sont pas seulement les enfants de leurs père et mère, mais ils sont aussi les produits des institutions », passage que Deleuze reprend à de nombreuses reprisesFootnote 62. Cette théorie des institutions possède un versant normatif — au sens où le but de l'action politique est alors d’« instaurer des situations telles que les gens ne puissent plus être méchants » (Deleuze, Reference Deleuze1959, p. 4). Mais elle possède aussi un versant plus directement descriptif — au sens où elle cherche à rendre compte des habitudes acquises à travers l’« éducation » ou l’« apprentissage »Footnote 63.
4.2. Institution, pédagogie et apprentissage : vers une « image de la pensée » ?
La théorie de l'institution conduit en effet naturellement à une analyse des modalités d'apprentissage, ou d'incorporation, des « structures involontaires » ou des « modèles » de pensée. L'agent « apprend » progressivement et forme de nouvelles « habitudes » d'action. Deleuze revient à plusieurs reprises sur l'importance de l'apprentissage, de l’éducation ou de la pédagogie comme formes fondamentales de (la transformation de) l'expérience (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 21)Footnote 64. Les textes de Paul Guillaume ou de George John Romanes renvoient explicitement aux modalités concrètes de l'apprentissage. Romanes cherche à décrire « la transformation d'habitudes originellement intelligentes en actes automatiques, grâce à la répétition »Footnote 65 : il cherche ainsi à prouver que « la pratique rend parfait » au sens où des activités quelconques, « lorsqu'elles sont souvent répétées, deviennent automatiques chez l'individu ». Selon Romanes, c'est dans le dressage et la domestication qu'on voit le mieux apparaître cette « seconde nature » qui double l'expérience des agents socialisés. Le texte d'Alfred Espinas, sociologue français, est plus riche encoreFootnote 66. Il aborde en effet la question d'un apprentissage inter-espèces : selon lui, dans la domestication, l'homme doit d'abord se confronter à la volonté animale pour la faire plier ; mais il doit par la suite l’éduquer à proprement parler en organisant son environnement — c'est-à-dire l'ensemble des signes auxquels il doit apprendre à réagir. Espinas n'est, à cet égard, pas très loin de l'idée d'Uexküll lorsqu'il affirme que « la difficulté du dressage réside en ce qu'il faut faire entrer dans le milieu du chien certains caractères perceptifs qui ne présentent d'intérêt que pour l'aveugle et non pour le chien »Footnote 67 (Uexküll, Reference von Uexküll2010, p. 117). Cependant, l'intérêt de son texte est de pointer le mécanisme inverse : la domestication passe également par l'introduction, dans le milieu perceptif humain, de signes qui sont initialement saillants pour les animaux Footnote 68. Espinas développe ainsi une approche résolument mutualiste de l'apprentissage au sens où l'homme « a réussi à gouverner leur société [aux animaux], déjà existante à côté de la sienne, […] à condition d'y entrer lui-même comme membre prépondérant »Footnote 69. Si l'animal apprend à percevoir des signes (initialement) humains, l'homme apprend à percevoir des signes (initialement) animauxFootnote 70.
Deleuze développe donc bien une section consacrée à l'apprentissage des signes perceptifs, voire à une contamination des Umwelts, qui anticipe sur les développements ultérieurs consacrés au devenir-animal (Deleuze et Guattari, Reference Deleuze and Guattari1975, p. 65). En ce sens, il nous semble indéniable que dès les années 1950, l'image d'une pensée entendue comme « apprentissage » est prégnante chez Deleuze ; cependant, à notre connaissance, Deleuze ne précisera jamais ce qu'il faut entendre par là, et les trois textes que nous venons de citer sont en quelque sorte les plus concrets qu'on puisse trouver chez lui. En effet, si Deleuze invoque très régulièrement la « pédagogie » comme un principe général, il n’étudie pas les modalités concrètes de l'apprentissage. Ainsi, lorsqu'il étudie la formation du goût dans la théorie esthétique de Kant, Deleuze reprend explicitement à celui-ci l'idée selon laquelle « le sens du sublime n'est pas séparable d'une Culture » (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 89) ; cependant, il évacue immédiatement l'idée qu'il puisse s'agir d'une « culture empirique et conventionnelle ». Selon lui, « il s'agit d'une genèse transcendantale, non pas d'une formation empirique » (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 89). Ainsi, si le symbole du « lis blanc » renvoie bien à « l'Idée de pure innocence », c'est au terme d'une genèse culturelle postulée en tant que telle mais qui reste dans l'ombre de l'analyse (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 93). De même, dans Différence et répétition, Deleuze affirme à plusieurs reprises qu'il faut transformer l'image de la pensée entendue comme « savoir » pour lui substituer une image de la pensée entendue comme « apprentissage » : « c'est sur “l'apprendre” et non sur le savoir, que les conditions transcendantales de la pensée doivent être prélevées » (Deleuze, Reference Deleuze1968, p. 216). Mais là encore, la question concrète de ce que signifie apprendre est marginalisée au profit d'exemples ponctuels (apprendre à nager ou une reprise implicite de la théorie psychologique de l'insight [Deleuze, Reference Deleuze1968, p. 214]) et d'une théorie abstraite de l’« apprentissage essentiel » (Deleuze, Reference Deleuze1968, p. 213).
Nous retenons donc de l’étude de cette section que le thème d'un apprentissage perceptif, socialement encadré par une « institution », est fondamental pour la théorie deleuzienne de l'expérience — bien qu'il ne fasse pas l'objet d'une étude explicite.
4.3. La théorie sémiotique : la mauvaise conscience de Deleuze ?
L'hypothèse de lecture que nous voudrions alors avancer, au terme de ce parcours, est que Deleuze a entrevu la nécessité d'une théorie des signes qui à la fois impliquait la perception mais ne s'y réduisait pasFootnote 71 ; qu'il a tenté d'aborder cette question à partir de la « psychologie des tendances », dans les années 1950 ; mais qu'il s'en est rapidement détourné au profit d'une ontologie plus abstraite de la différence qui laisse l'analyse empirique de côté. Instincts et institutions est donc indéniablement un ouvrage à part dans la bibliographie de son auteur ; mais s'y confronter dans le détail permet d'atténuer l'illusion rétrospective qui nous conduit à n'aborder Deleuze que comme un « poststructuraliste » ou comme un « métaphysicien dans le siècle ». Deleuze a été indéniablement marqué par une problématique sémiotique qu'on comprend mieux si on la rattache aux corpus d’éthologie ou de psychologie que mobilise l'ouvrage de 1953. S'agit-il cependant d'une « parenthèse » dans l’œuvre de son auteur ? Faut-il considérer qu'après quelques errements du côté de la psychologie, qui tiennent pour partie à sa proximité avec Canguilhem, Deleuze s'est résolument tourné vers l'ontologie de la différence ? Il nous semble au contraire que le problème sémiotique constitue en quelque sorte la mauvaise conscience de l’œuvre de Deleuze : elle apparaît en effet dès ses premiers textes et ne cesse de resurgir sans pour autant être thématisée comme telle. C'est ainsi le cas dès les textes sur la « mathèse » de Johann Malfatti de Montereggio, où Deleuze en appelle à une théorie des « signes » et du « symbolisme », influencée par Marie-Madeleine Davy (Deleuze, Reference Deleuze2015, p. 296) ; c'est le cas également dans ses textes de jeunesse consacrés à la question d'Autrui qui soulignent le rôle des « signes expressifs » que sont les rides du front ou les yeux maquillés sur le visage des hommes et des femmesFootnote 72 ; de même, dans son compte-rendu de l'ouvrage de Ferdinand Alquié sur le surréalisme, Deleuze fait essentiellement crédit à son auteur d'avoir précisé le statut ontologique de la notion de « signe »Footnote 73 ; Proust et les signes organise toute sa progression argumentative autour de l’étude des différents « types de signes » socialement constitués (mondanité, art…) que le narrateur parvient progressivement à décrypter (Deleuze, Reference Deleuze1964, p. 13). On pourrait en dire de même de Spinoza, philosophe pratique (Deleuze, 1981/2003, p. 167), Mille plateaux (Deleuze et Guattari, Reference Deleuze and Guattari1980) ou Cinéma 1 et 2 (Deleuze, Reference Deleuze1983a, p. 97). Toutes ces références renvoient à l'idée d'une constitution des signes perceptifs à même l'expérience des agents sociaux : elles pointent donc systématiquement vers une sémiotique générale, au sens d'une théorie des signes à la fois psychologique, perceptive et socialeFootnote 74. Cependant, aucun de ces textes ne s'attèle à une élaboration globale de ce problème — problème qui « travaille » plutôt en sous-main les textes de Deleuze et constitue en ce sens un fil directeur profond, bien qu'inaperçu, de son œuvre. À cet égard, Instincts et institutions ne fait pas exception. Prolonger cette intuition consisterait alors à développer une théorie de la perception « nativement conditionnée par les activités socio-symboliques attenantes » (Bondi et al., Reference Bondi, Piotrowski and Visetti2016, p. 289) — ce qu'Yves-Marie Visetti et ses collègues nomment justement un « perspectivisme » perceptif (Chamois, Reference Chamois2022).
Remerciements
Nous tenons à remercier les évaluateurs et évaluatrices anonymes, ainsi que Cécile Facal et Roxanne Breton, pour leurs remarques et leurs commentaires sur des versions antérieures de ce texte.