Un nouveau sous-genre vient de naître dans notre champ : la micro-histoire des conflits de succession transnationaux. Veine inépuisable, qui plus est, car, comme l’écrivait Tolstoï, « chaque famille malheureuse l’est à sa façon ». Les historiens et historiennes peuvent informer et captiver les lecteurs en reconstituant les spécificités des affaires portées par d’acrimonieux clans de prétendants à l’héritage, affaires toujours uniques en raison de leurs aspects juridiques et de leur situation physique et temporelle.
L’étude que Jessica M. Marglin consacre à la dispute transnationale relative à l’immense fortune de Nissim Shamama, décédé en 1873, est un joyau. Ce cas, des plus complexes, se révèle tout aussi précieux pour les historiennes et les historiens qu’il l’était pour les juristes de l’époque. Shamama a bâti sa fortune grâce aux politiques de centralisation décidées, au cours du xixe siècle, par des beys tunisiens qui cherchaient désespérément à arrêter l’invasion européenne. À cette époque, chaque manœuvre financière était un pari, et chaque acteur qui le pouvait compensait l’incertitude de l’avenir en prélevant une part sur les énormes sommes qui passaient de main en main.
Shamama était un acteur central de la collecte d’impôt dans les années 1840 et 1850. Quand la chance finit par tourner, en 1864, il quitta Tunis pour Paris avant de s’installer à Livourne. En Europe, sa fortune lui assura une position et ce que J. M. Marglin appelle une certaine « appartenance juridique » (« legal belonging ») dans l’Italie récemment unifiée. Après sa mort, sa nouvelle appartenance juridique joua contre l’ancienne au cours d’une décennie de litiges portés devant les tribunaux italiens.
Par la qualité de sa prose, par la profondeur et l’ampleur des recherches sur lesquelles il se fonde, l’ouvrage de J. M. Marglin surpasse la majeure partie des autres travaux historiographiques. On serait ravi de lire une histoire du pain rassis au Kansas entre 1905 et 1909 si elle était écrite aussi brillamment. Les deux premiers chapitres, qui couvrent les transformations de l’État tunisien et les machinations financières d’une poignée de grands notables, et les deux chapitres suivants, qui traitent des pérégrinations de Shamama après son départ de Tunis, ne sont pas particulièrement novateurs sur le plan de leur contenu, mais la fluidité de leur rédaction les rend particulièrement agréables à lire. Le chapitre 5 raconte les histoires des prétendants à la succession. Les chapitres 6 et 7 exposent les arguments avancés par les avocats pour faire de Shamama tantôt un Italien, tantôt un Tunisien.
J. M. Marglin présente avec une grande clarté ces positions juridiques complexes. Sa réussite tient en partie à la manière dont elle donne vie aux avocats et à leurs informateurs. Il arrive que, dans l’historiographie méditerranéenne, les personnages paraissent stéréotypés, conformes à des rôles auxquels les assignent leurs caractéristiques démographiques. Chez J. M. Marglin, comme dans les meilleurs travaux relevant de la micro-histoire, le portrait de chaque acteur mêle habilement les aspects professionnel, personnel, intellectuel et politique, et vient s’insérer dans un tableau convaincant de la diversité humaine.
Jusque-là, les lecteurs familiers des histoires de litiges dans la Méditerranée multinationale n’auront pas trouvé grand-chose d’étonnant à la lecture des arguments juridiques exposés, qui répètent un autre ensemble de rôles stéréotypés dans le répertoire naissant de l’appartenance juridique. Le chapitre 8 vient donner une dimension supplémentaire, et proprement nouvelle, à cette étude déjà excellente, en amenant l’argument selon lequel Shamama possédait la « nationalité » juive. En général, les ouvrages de micro-histoire interrogent les places respectives des lois religieuses et des codes juridiques dans le règlement des conflits de succession transnationaux. Dans la plupart des cas, on se pose la question suivante : la loi relative au statut personnel fondé sur la religion s’applique-t-elle encore malgré les efforts des États centralisateurs pour s’arroger la juridiction et l’unifier ? Dans le cas de Shamama, cette orientation a conduit à défendre l’idée que, pour régler la dispute, les États tunisien ou italien pouvaient utiliser la loi juive et non leur code national uniforme.
Mais certains avocats du bey tunisien ont aussi tenté d’adopter un angle tout à fait différent. Ils ont plaidé que « juif » était une nationalité au même titre que la nationalité tunisienne ou italienne. Les Juifs ne possédaient certes pas d’État, mais ils possédaient un corpus juridique complet, et cela suffisait à les constituer en nation. Cet argument montre sous un jour nouveau que la question des sources de la souveraineté n’avait pas encore été réglée par le droit international. J. M. Marglin explore les implications de cette position, qui contredisait un faible consensus relatif à la place de la religion dans la vie publique d’un jeune État-nation comme l’Italie. Parmi les avocats qui plaidaient en faveur de la nationalité juive de Shamama, beaucoup ne souhaitaient pas porter cette idée jusqu’à ses conséquences logiques, en raison des implications que cela aurait eu pour les projets nationalistes qu’ils défendaient. Comme souvent, il était plus facile de se servir des Juifs pour établir des exceptions plutôt que des règles.
Les chapitres restants racontent le dénouement de cette histoire. Là encore, le contenu est, dans une large mesure, bien connu. J. M. Marglin suit les descendants de Shamama pour déceler dans leur existence des échos déformés de la dispute. L’ensemble de la fortune est tombé entre les mains d’un seul et unique banquier, qui a racheté la part de chaque prétendant (au rabais) bien avant que l’affaire ne soit réglée. (C’est ce même banquier qui, des années plus tôt, avait prolongé le prêt qui a fini par entraîner la ruine des finances tunisiennes.)
Le principal apport de l’ouvrage réside dans l’intégration des Juifs dans le cadre méditerranéen de l’analyse sociojuridique. Comme le montre J. M. Marglin, les trois termes servant habituellement à désigner l’affiliation légale dans ce contexte – nationalité, citoyenneté, statut de sujet – ne permettent pas de décrire adéquatement la situation. Les débats juridiques suscités par l’affaire Shamama, liés à la question de savoir si l’identité juive constituait une nationalité, ont poussé l’argument jusqu’à son extrême limite et même au-delà. Pour résoudre le problème, J. M. Marglin développe le concept d’« appartenance juridique », qu’elle a exposé pour la première fois dans un texte antérieurFootnote 1. Il possède une vertu manifeste. L’abstraction constitue en effet un remède à la fixation sur les « subtilités de la nationalité ou de la citoyenneté » (p. 141) dans lesquelles s’enlisent nombre de travaux consacrés à des Méditerranéens. J. M. Marglin voit donc dans ce concept un moyen de sortir de la confusion que peut engendrer l’emploi trop large de certains termes techniques.
On peut néanmoins se demander en quoi ce concept sera utile à des recherches futures. L’appartenance juridique permet certes d’échapper à l’étroitesse inhérente aux termes spécifiques que sont ceux de nationalité, de citoyenneté et de statut de sujet. Mais les historiennes et historiens spécialistes des questions sociojuridiques s’en sont servis précisément pour clarifier des problèmes flous qu’ils ne pouvaient résoudre avec les abstractions auparavant employées, comme le concept d’« identité ». Si la notion d’appartenance juridique est incontestablement adaptée à l’histoire de Shamama et à la description de certaines autres personnes, juives ou non, dans ce contexte méditerranéen, elle apparaît peut-être inadaptée pour ceux et celles qui n’avaient pas les moyens de se créer une autodéfinition légale, dans la mesure où elle ne fait qu’embellir artificiellement un ensemble très restreint de statuts possibles. L’ouvrage regorge d’exemples illustrant l’importance de la précision terminologique, dans les documents juridiques, les tribunaux et au-delà. Et pourtant, parce qu’il arrive à J. M. Marglin de faire un emploi imprécis des termes de « nationalité » et de « citoyenneté », en tant que synonymes d’« appartenance juridique », il apparaît difficile de distinguer l’usage technique de l’usage rhétorique (p. 203).
L’autrice fait le choix stylistique de ne pas discuter directement des thèses des autres chercheuses et chercheurs contemporains dans le corps du texte. La lecture en est rendue plus fluide, mais il est par là même plus difficile de saisir la spécificité de sa démarche. Par exemple, dans Un esclave entre deux empires Footnote 2, M’hamed Oualdi traite exactement des mêmes épisodes et des mêmes acteurs que J. M. Marglin dans son ouvrage, dont les notes de bas de page contiennent un grand nombre de références au premier. Toutefois, elle met de côté, sans le signaler, l’ensemble de l’appareil interprétatif construit par M. Oualdi : si celui-ci privilégie un cadre d’analyse impérial, J. M. Marglin insiste quant à elle sur les notions d’identité personnelle, de groupe de parenté et de production intellectuelle individuelle. Chacun de ces deux spécialistes décide de mettre en avant des personnes et des moments différents, mais c’est au lecteur qu’il revient d’imaginer leur conversation sans pouvoir jouir des avantages d’une retranscription, même unilatéraleFootnote 3. Le modèle successif du progrès de la recherche, fondé sur l’idée que les nouveaux travaux remplacent les précédents, a ses qualités : or, le livre de J. M. Marglin se présente comme autonome. En optant pour cette orientation, elle a compliqué la tâche aux futurs chercheurs et chercheuses qui voudraient s’appuyer sur son travail.
Choisissant de recourir au concept d’« appartenance juridique », ils et elles seront confrontés à une série bien connue de vieilles questions, mais ne trouveront pas ici un guide fiable pour les aider à y répondre. Par exemple : l’« appartenance » est un concept directionnel. Quand nous disons « Fulan appartient à la Tunisie », cela signifie-t-il que la Tunisie possède Fulan ? Ou bien que Fulan est une composante individuelle d’un collectif ? L’individu appartient-il à l’État, ou, à l’inverse, l’État appartient-il à l’individu ? Les concepts de nationalité et de citoyenneté apportent des réponses provisoires à ces questions. C’est aussi ce que fait J. M. Marglin, dans une certaine mesure, en rattachant l’appartenance juridique à la souveraineté (p. 4-5) et en suggérant que les individus appartiennent aux souverains. Toutefois, dans l’épilogue du livre, la direction se renverse lorsque, se demandant à quoi Shamama aurait estimé appartenir, elle opte pour la métaphore de l’appartenance fragmentée ou fracturée. Certes, il n’est pas nécessaire de soulever la question de la directionnalité de l’appartenance, mais il ne s’agit pas non plus d’une question oiseuse : un nouveau concept doit pouvoir être utilisé.
Dans le corps du livre, du moins tel que je le lis, la directionnalité de l’appartenance suit les demandes individuelles adressées à l’État. Mais cette partie de l’histoire est floue, parce que les acteurs sont des avocats s’exprimant au nom de Nissim Shamama (décédé) et de certaines institutions d’État (tribunaux, trésors publics). Surtout, ces avocats sont les porte-parole de membres de la famille et de créanciers pour qui l’appartenance juridique n’est rien d’autre qu’un stratagème technique. Ce serait le lieu d’expliciter la portée analytique potentielle du concept d’appartenance juridique : ainsi, les lecteurs pourraient généraliser à d’autres cas à partir des spécificités de l’affaire Shamama. À défaut, ceux qui adopteront le concept risquent de ne l’utiliser qu’à des fins très générales.
Pour prendre un autre exemple concret issu de la littérature, comment le concept d’appartenance juridique éclaire-t-il le statut d’esclave de Husayn Ibn Abdallah, sujet de l’ouvrage de M. Oualdi et acteur important dans celui de J. M. Marglin ? La directionnalité de l’appartenance était claire, du moins en théorie : la personne de Husayn était la propriété du souverain. Sur le plan fonctionnel, cependant, sa position était identique à celle de Shamama – l’un et l’autre ont bâti une fortune personnelle en travaillant pour le gouvernement tunisien, et cette fortune, ils l’ont transportée en Italie où ils ont passé les dernières années de leur vie. Une comparaison directe des deux cas pourrait permettre d’éclairer la catégorie générale. Le statut « exceptionnel » du Juif et celui de l’esclave ont, sans doute plus que toute autre chose, nourri les mythologies eurocentrées de l’appartenance. Le lecteur peut certes inférer cette comparaison, mais il pourra aussi préférer qu’on le guide plus clairement.
La troisième question en suspens concerne la représentativité : et si la caractéristique la plus importante de Shamama – voire sa seule caractéristique importante – résidait dans sa fortune colossale ? Les questions d’appartenance juridique qui se posent à son sujet peuvent-elles se transposer de la même manière à des individus moins dotés sur le plan économique ? J. M. Marglin affirme que c’est le cas (p. 6-8), sans cependant nous expliquer comment, techniquement, effectuer cette transposition. Le projet que cet ouvrage accomplit de façon aussi admirable – l’extravagante poursuite des multiples dimensions de cette affaire, de ses moindres racines à ses ultimes prolongements – serait tout simplement impossible dans le contexte d’une affaire moins litigieuse et moins documentée. « Le droit d’avoir des droits », pour reprendre l’expression incontournable de Hannah Arendt, dépend aussi de la richesse.
Par ailleurs, comme l’a montré Francesca Trivellato dans son étude consacrée au crédit et à l’antisémitismeFootnote 4, les préjugés relatifs à la richesse sont un élément constitutif de l’appartenance juridique précaire et incertaine des Juifs. Les travaux de J. M. Marglin, comme ceux de Sarah Abrevaya Stein, Julia Phillips Cohen et Michelle Campos, explorent la place des Juifs dans les sociétés dunMaghreb et du Moyen-Orient avant l’émergence au xxe siècle d’États-nations qui se sont efforcés de gommer la mosaïque des communautés et des populations. La richesse réelle, la richesse supposée ainsi que les postes occupés par les Juifs dans les administrations islamiques d’Afrique du Nord ont pu peser sur l’histoire populaire et la mémoire, parfois antisémites, de ce processus d’homogénéisationFootnote 5. Toutefois, on ne voit pas exactement comment rapporter les détails que recèle la riche affaire Shamama aux questions politiques et sociales plus contemporaines.
J. M. Marglin met en évidence les plus vastes implications de l’appartenance juridique soulevées par cette affaire lorsqu’elle discute de son sens aux yeux des éminents juristes italiens Pasquale Stanislao Mancini et Agusto Pierantoni, qui comptaient parmi les principaux avocats des plaignants. Ces deux hommes étaient aussi des leaders politiques et intellectuels du jeune État italien unifié. Étant donné leurs propres programmes en matière de religion et d’appartenance nationale, ils se gargarisaient de certains arguments avancés à propos de Shamama tout en considérant que d’autres étaient nuls et non avenus. J. M. Marglin parvient merveilleusement à utiliser ces acteurs pour rattacher les particularités de l’affaire à la question générale de la nationalité dans le domaine balbutiant du droit international. Il reste à savoir comment les futurs historiens et historienne utiliseront le concept d’appartenance juridique. Une chose est sûre : tous tireront profit de l’approche transrégionale proposée par J. M. Marglin, qui montre avec brio que, loin d’être un cas exotique, étranger ou marginal, l’affaire Shamama appartient pleinement à l’histoire générale du droit.