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Meredith Martin et Gillian Weiss Le Roi-Soleil en mer. Art maritime et galériens dans la France de Louis XIV, Paris, Éd. de l’EHESS, trad. par É. Trogrlic, 2022, 403 p.

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Meredith Martin et Gillian Weiss Le Roi-Soleil en mer. Art maritime et galériens dans la France de Louis XIV, Paris, Éd. de l’EHESS, trad. par É. Trogrlic, 2022, 403 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

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Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Les esclaves d’origines nord-africaine et turque occupèrent une place prééminente dans l’art maritime et guerrier de la France du Grand Siècle. Leurs visages, leurs corps dénudés et enchaînés décoraient des sculptures navales, des palais, emplissaient des manuels et cartes maritimes et servaient même de tableaux vivants lors de fêtes et de processions entre les années 1660 et le début des années 1720. La monarchie de Louis XIV mettait en scène ces corps asservis afin de glorifier la puissance du roi très chrétien face à ses adversaires, qu’ils fussent musulmans ou protestants, mais aussi pour stimuler un esprit de conquête et représenter une soumission musulmane. C’est l’une des grandes réussites de cet ouvrage rédigé à quatre mains que de redonner à voir ce « monde désormais disparu où les forçats et les esclaves turcs [étaient] à la fois sources d’inspiration et assistants de production d’une vision richement ornée qui exprime ensemble la majesté et la soumission » (p. 124).

Les deux autrices parviennent à une symbiose remarquable de l’histoire sociale et de l’histoire de l’art pour penser de manière originale et stimulante les liens entre art, pouvoir et esclavage. Le premier livre de Gillian Weiss, consacré aux captifs français en Méditerranée au xvii e  siècle, démontrait avec brio comment les captifs français au Maghreb avaient contribué, par leur expérience, à définir une souveraineté monarchique française Footnote 1 . Le Roi-Soleil en mer explore cette fois comment les figures d’esclaves galériens des mondes ottomans et africains furent les sujets et les acteurs d’un art maritime, guerrier et de cour au sein du royaume de France, de Marseille et Toulon jusqu’à Paris et Versailles. Pour ce faire, l’édition française traduite de l’anglais s’appuie sur la conjugaison admirable d’archives lues avec exigence et d’une riche et belle iconographie repérée dans et hors de France, analysée avec minutie par les deux autrices, dont Meredith Martin, historienne de la culture matérielle en France et en Grande-Bretagne aux xviii e  et xix e  siècles.

À travers ces représentations d’esclaves et notamment « des milliers d’objets en métal conçus dans les arsenaux royaux », l’enjeu est aussi de traquer dans les arcanes de la monarchie et de la société française et de penser sous différents angles « une culture […] de la violence » qui a marqué « les relations entre chrétiens et musulmans au début de l’époque moderne », et qui a énormément pesé « sur les normes esthétiques et matérielles des élites françaises » (p. 119). Chacun des quatre chapitres du livre ouvre une perspective nouvelle et originale. Le premier chapitre, centré surtout sur l’arsenal de Marseille, suit les « Turcs au travail » dans la vie de l’arsenal puis dans l’art maritime français lorsque Colbert relance la construction d’une flotte de galères pour hisser la France au rang de puissance méditerranéenne. Le deuxième chapitre nous transporte à Paris et à Versailles pour redéployer les figures d’esclaves de l’art maritime et guerrier au sein des palais, dans une statuaire monumentale ou dans des représentations plus éphémères comme les processions urbaines de prisonniers ou les fêtes navales, notamment sur le Grand Canal de Versailles.

Le chapitre suivant nous ramène vers le sud pour montrer comment des membres de grandes familles provençales en partie liées à l’Ordre de Malte ont défendu contre vents et marées l’idée d’un nécessaire maintien des galères et galériens. Alors que ces forces perdaient de leur efficacité et n’étaient conservées qu’à des fins d’apparat, des officiers de galère s’attachèrent à rappeler les liens entre galères et guerres saintes, à partir de la fin des années 1670 et surtout autour de 1700, au fil de traités, de manuels et de cérémonies maritimes. Les esclaves étaient, pour ces grandes familles, des âmes à convertir, à civiliser et des corps à dompter : les officiers de galère et leurs épouses avaient ainsi « le privilège de s’approprier les Turcs, en particulier les ‘Turcs faits chrétiens’, pour les employer comme porteurs des chaises richement décorées qui se popularisent lors de la transformation urbaine de Marseille dans les années 1670 et 1680 » (p. 230).

Le quatrième et dernier chapitre repart de la même scène marseillaise mais sous un angle bien différent : à partir de tableaux, dont ceux de Michel Serre (1658-1733), qui ont représenté des esclaves galériens et leur rôle au temps de la grande peste de 1720. Aux côtés d’un plus grand nombre de forçats, des esclaves « turcs » furent chargés par les autorités locales de procéder aux inhumations à partir du moment où « un nombre exponentiel de cadavres en décomposition s’entass[ai]ent dans les rues » (p. 310). Les deux autrices montrent que Serre a jeté un regard ambivalent sur ces esclaves au temps de la catastrophe, en les percevant à la fois comme des sauveurs (que le peintre avait fréquentés) mais aussi comme des agents de la contamination, originaires des lieux d’où proviendrait le mal, l’Orient. Ils incarnaient aussi une des formes du commerce « sacrilège » avec le Levant. Ce début des années 1720, par lequel ce dernier chapitre se clôt, ne fut pas uniquement celui de la peur des pestes. Ce fut aussi celui d’une peur canalisée et détournée, avec la mode de la turquerie, des toquades pour les vêtements et objets ottomans.

Si nous ne pouvons nous prononcer – faute de connaissances approfondies – sur une histoire sociale et une histoire de l’art au temps du Grand Siècle ou sur les manières de penser les liens entre art et esclavage dans cet ouvrage, les nombreux apports de ce livre pour étudier l’esclavage en Méditerranée et notamment l’asservissement des Maghrébins ou plus largement des sujets ottomans en Europe et, en l’occurrence, en France sont à souligner et à saluer. Alors que l’asservissement des Européens au Maghreb et dans l’Empire ottoman a été étudié en profondeur, Le Roi-Soleil en mer contribue avec d’autres ouvrages récents en anglais, en italien et en espagnol à approfondir notre connaissance du phénomène symétrique, de sa contrepartie : l’esclavage des Maghrébins et Ottomans en Europe, de la capture des hommes jusqu’à leur mort en exil.

Sur les origines de ces galériens esclaves, l’ouvrage montre que sous la même catégorie d’« esclaves turcs » et, surtout, « d’esclaves maures » l’on retrouvait des rameurs provenant d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique du Nord à la fin du xvii e  siècle. Ce qui ne peut que nourrir une réflexion sur la catégorie très ambivalente et malléable de « Maures » et sur des processus de racialisation qui amalgamaient déjà, en France, des Africains subsahariens et des Maghrébins.

Sur le statut même d’esclave, à partir du cas des galériens esclaves dans le royaume de France, Le Roi-Soleil en mer vient rappeler à quel point était fictif le principe du « sol libre » : le « principe juridique établi au xvi e  siècle » selon lequel « nul n’est esclave en France » ne s’appliquait pas aux « individus asservis dans les territoires d’outre-mer ni aux esclaves turcs qui servaient en général à vie sur les galères royales » (p. 24). Les agents du roi avaient conscience d’aller tous les jours à l’encontre de ce principe : ainsi de l’intendant de Toulon Louis Testard de La Guette qui écrit à Colbert en 1662 : « J’ai honte d’acheter (des esclaves turcs) tandis que le Roy a des vaisseaux et des galères en mer » (p. 74). Retrouver ces paroles, démontrer ces contradictions entre principes et pratiques, est fondamental pour continuer à déconstruire l’idée d’une Europe vierge de tout esclavage en son sein à l’époque moderne et notamment aux temps des Lumières.

Toute une série de scènes et d’éléments aide à mieux identifier la place et la vie quotidienne de ces esclaves dans la France du Grand Siècle : leur fréquentation des prostituées ; leur vie dans des baraques désordonnées autour de l’arsenal de Marseille ; leur formation à des métiers des arsenaux aux côtés d’artisans et de forçats ; leurs rôles d’écrivains dans les magasins et les ateliers de l’arsenal lorsqu’ils savaient lire et écrire ; l’exposition de leur corps comme modèle sous le regard des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture ; et, surtout, les relations ambivalentes que ces captifs musulmans entretenaient avec les forçats huguenots, entre entraide et antagonisme lorsque les captifs musulmans étaient amenés à bastonner ces autres captifs protestants à la demande de leurs geôliers.

L’ouvrage est un excellent point de départ pour pousser plus avant certaines pistes de recherche, en particulier sur la diffusion de cet art guerrier qui prit des esclaves comme principal motif. L’ouvrage se concentre sur Marseille, Paris et Versailles, et établit des comparaisons avec Livourne, par exemple, mais il invite aussi à étendre l’enquête à d’autres régions de France, et notamment à l’ensemble du sud-est méditerranéen. Autre question sur le genre de cet art : sculpteurs, peintres, armuriers ont avant tout représenté des esclaves galériens. Ces esclaves étaient de loin les plus nombreux parmi les populations captives issues du Maghreb et de l’Empire ottoman. Ils étaient des esclaves publics ou des esclaves des souverains dont pouvaient disposer des agents de l’administration. Les femmes maghrébines et ottomanes captives étaient moins nombreuses. Elles étaient davantage des esclaves privées astreintes à des fonctions domestiques. Il apparaît donc logique que la représentation iconographique se soit focalisée sur ces hommes. Mais cette obsession pour l’esclave masculin et la mise en retrait des captives mauresques pourront susciter d’autres recherches. Tout comme d’autres études pourront s’interroger sur les manières dont ces esclaves se sont eux-mêmes représentés de façon figurative ou dans des documents écrits.

Dans l’épilogue de leur livre, les deux historiennes réfléchissent aux legs de cette longue histoire en France et en d’autres parties de l’Europe sous la Restauration et la monarchie de Juillet. À la suite de Nabil Matar, G. Weiss et M. Martin interrogent l’oubli paradoxal de cette histoire : une histoire toujours présente dans les peintures et les sculptures, mais une histoire d’esclaves que personne aujourd’hui ne revendique ni ne défend.

References

1. Gillian Weiss, Captives and Corsairs: France and Slavery in the Early Modern Mediterranean , Stanford, Stanford University Press, 2011.