Trois kilomètres de long sur un kilomètre et demi de large, Pitcairn est une île minuscule. Durant la majeure partie de son histoire, elle n’a guère compté plus d’une centaine d’habitants, presque tous descendants d’une poignée de marins britanniques et de Tahitiennes qui s’y étaient installés à la suite de la célèbre mutinerie du HMAV (His Majesty’s Armed Vessel – le navire armé de sa Majesté) Bounty. Pitcairn est en outre un endroit particulièrement isolé. Située à quelque 800 kilomètres de la première île habitée, à l’écart des grandes routes commerciales, sa zone de mouillage non protégée a entravé le développement d’un commerce régulier. Mal dotée en terres arables et en ressources naturelles, elle dépend fortement du soutien matériel des navires de passage.
De telles conditions ne semblent pas faire de Pitcairn un lieu susceptible d’éprouver la nature et la portée de la souveraineté de l’Empire britannique. Pourtant, une question a suscité quantité de commentaires et de disputes enflammées : à quel moment Pitcairn est-elle devenue britannique ? Certains ont tenté d’apporter une réponse définitive à ces controverses. Le dernier jugement en date à propos du statut juridique de l’île remonte à 2006, lorsque la cour d’appel des territoires britanniques d’outre-mer et des dépendances de la Couronne a déclaré que les affaires criminelles de l’île relevaient de la juridiction de la Grande-Bretagne. En réponse à un ultime recours déposé par plusieurs hommes de Pitcairn condamnés dans une affaire lancée en 2004, le Comité judiciaire du Conseil privé a statué que, depuis « plus de cent ans, Pitcairn est administrée par la Couronne en tant que possession britanniqueFootnote 1 ».
Ce jugement n’a toutefois pas suffi à mettre fin aux controverses relatives au statut passé de l’île. Chercheuses et chercheurs ont pu formuler des idées opposées pour ce qui est du moment exact où Pitcairn serait devenue britannique, et ce d’autant plus aisément que chacun peut piocher à sa guise dans des archives abondantes et d’une grande précision afin d’étayer telle ou telle interprétation. L’opinion publique britannique était quant à elle fascinée par l’histoire romantique d’une communauté chrétienne anglophone et anglo-tahitienne subsistant sur un minuscule bout de terre perdu dans le Pacifique Sud. Face à l’inlassable appétit de descriptions de Pitcairn et de sa population, les résidents ont produit des récits les mettant en valeur et représentant leur île comme un véritable paradis terrestre. Des capitaines de la Navy ont rédigé des comptes rendus détaillés, dont beaucoup ont fait l’objet d’une publication rapide. D’autres traces documentaires ont enfin été laissées par une poignée d’aventuriers se rêvant en dirigeants de l’île.
Cet article voudrait raconter cette histoire autrement. Rejetant les approches qui mettent l’accent sur l’exotisme de l’île et son isolement, interrogeant les postulats qui sous-tendent l’annexion à l’empire et le moment de sa survenue, nous dévoilons le fonctionnement interne d’un régime fondé sur la supervision navale et les luttes de pouvoir locales, deux éléments qui ont conjointement façonné les rapports entre l’île et l’empire. Notre analyse prend le contrepied d’une thèse souvent répétée : la Grande-Bretagne aurait suivi la politique impériale en s’installant et en prenant possession de Pitcairn. Nous voudrions aussi réfuter l’interprétation concurrente, selon laquelle les capitaines britanniques auraient créé une communauté politique indépendante et dotée de sa propre constitution. Au contraire, les multiples reconfigurations des liens entre l’île et l’empire ont non seulement empêché la première d’être absorbée dans le second, mais également de devenir une entité indépendante. Les manœuvres juridiques des différentes parties ont maintenu dans l’indétermination la souveraineté de l’île.
La portée de cette histoire dépasse largement le cas de ce minuscule territoire. En nous appuyant sur une étude micro-historique de Pitcairn afin d’éclairer plus largement l’agencement des relations entre entités politiques, nous montrerons que cette souveraineté indécise a pour origine ce que nous proposons d’appeler les « circuits juridiques » de l’empire au xixe siècle. En effet, comme dans d’autres territoires du Pacifique sis aux confins de l’Empire britannique ou au-delà, ce sont des pratiques juridiques moins structurées que des institutions, mais plus systémiques que des interventions ad hoc qui ont permis d’établir une puissance impériale d’intensité variable entre Pitcairn et la Grande-BretagneFootnote 2. Les patrouilles navales britanniques, les actions d’ordre quasi législatif et les relations intermittentes de patronage relevaient notamment de ces pratiques structurantes. Leur combinaison a activé un courant faible d’administration impériale qui permettait de préserver une certaine autonomie locale, tout en ménageant la possibilité d’interférences soudaines.
La perspective que nous défendons cherche à combiner et à affiner des approches disparates de l’histoire du Pacifique et des empiresFootnote 3. Si le monde pacifique du xixe siècle fut le théâtre d’âpres luttes d’influence commerciales et politiques, il est désormais bien établi par l’historiographie que les puissances européennes cherchaient à éviter d’endosser les coûts liés à l’administration des territoires en question. Pour cette raison, elles ont souvent opté pour un « contrôle sans responsabilité », phénomène que d’aucuns ont pu qualifier d’« empire informelFootnote 4 ». D’autres études se sont intéressées aux formes invasives de gouvernance développées par les colonies de peuplement de la région, véritable « agression juridique » à l’encontre des communautés autochtonesFootnote 5. De récents travaux, qui se sont employés à reconstituer les stratégies juridiques mises en œuvre par les peuples des Premières Nations de la région, ont révélé que ces derniers n’étaient pas les victimes passives de ces projets impériauxFootnote 6.
Pour inscrire dans un même cadre d’analyse les pratiques juridiques des agents de l’empire, des colons et des Premières Nations, historiennes et historiens ont mis l’accent sur la notion de « pluralisme juridique » et sur les rencontres interculturellesFootnote 7. C’est cette perspective que nous adopterons, ce qui ne nous empêchera pas d’en pointer certaines limites. Bien que très différente du contrôle direct (direct rule), l’administration juridique impériale dans le Pacifique n’était pas du tout informelle. Les agents de l’empire, avec l’appui du gouvernement, faisaient le tour du Pacifique Sud à bord des navires patrouilleurs et occupaient toute une série de postes administratifs. Parfois improvisées, leurs actions ont peu à peu permis d’exercer un pouvoir et de tisser une toile juridictionnelle, mince et irrégulière, sur terre comme sur merFootnote 8. Les populations locales ont joué un rôle essentiel dans la fabrication et la supervision de ce régime, n’agissant ni comme des auxiliaires du pouvoir impérial – ainsi que le prétendent certains tenants de la thèse de l’empire informel –, ni comme des soutiens indéfectibles de l’autonomie des îles. Les différentes factions locales, auxquelles s’ajoutaient quelques francs-tireurs mus par leurs propres intérêts, manipulaient les agents impériaux et orientaient les politiques juridiques en fonction de leurs objectifs respectifs. Sur la minuscule île de Pitcairn comme dans nombre d’autres territoires, les pratiques divergeaient de celles que les historiennes et les historiens associent parfois machinalement au colonialisme de peuplement, à l’empire informel ou aux visions anticoloniales du monde des Premières Nations. Loin de se hâter de lever les ambiguïtés liées à l’appartenance à l’empire, les différents acteurs et factions œuvraient à la fabrication et à la perpétuation des circuits juridiques susceptibles de préserver cette incertitude politique. Si ce processus incitait les acteurs à rechercher le type de juridiction le plus avantageux, il ne dessinait pas clairement un ordre juridique plurielFootnote 9. Les doctrines du droit international étant encore peu élaborées et floues, les empires projetaient leur puissance sur des régions où coexistait une pluralité de communautés politiques en déployant toute une gamme de répertoires judiciaires, de routines administratives et de stratégies juridictionnelsFootnote 10.
Notre analyse conteste également les histoires du colonialisme dans le Pacifique qui mettent à tort l’accent sur les revendications de possessions territorialesFootnote 11. Parce que l’histoire de Pitcairn illustre à merveille les limites d’une telle approche, nous proposerons une nouvelle interprétation des politiques de possession de l’île. Une grande partie de l’attention s’est jusqu’ici portée sur le caractère supposément définitif des actions accomplies par un capitaine de la Navy, Russell Eliott, au cours d’une seule journée de 1838. Nous contredisons ce genre de certitudes en montrant au contraire que les actions dudit Eliott s’inscrivent dans un système autorisant les capitaines à formuler des jugements discrétionnaires. Même lorsqu’il intervient en appui d’une faction locale, Eliott prend soin de se conformer aux attentes de la Marine britannique, qui ne prétend qu’à une autorité limitée, et s’abstient donc d’impliquer l’empire dans la gouvernance effective de l’île. Cette interprétation correspond à la réalité d’un mode de prise de possession processuel, indéterminé et performatif, qui favorise l’accumulation de preuves en vue d’éventuelles revendications territoriales, et qui projette dans un futur indéterminé la possibilité d’une annexion impériale. Bien que cet « horizon d’attente »Footnote 12 soit flou et nébuleux, les routines juridiques ont pu susciter le fantasme d’un monde où les communautés du Pacifique allaient un jour devenir des possessions impérialesFootnote 13.
Pour faire l’histoire des politiques juridiques de Pitcairn, nous proposons tout d’abord un résumé général de la mutinerie du Bounty, car l’événement est lourd de conséquences et d’implications politiques. Nous analysons ensuite deux processus étroitement imbriqués : les pratiques de gouvernement des patrouilles navales et les rivalités entre habitants et visiteurs au sujet de l’administration de l’île. Nous exposons alors une nouvelle interprétation des luttes de pouvoir à Pitcairn et de leur incidence sur les relations entre l’île et l’empire. Enfin, nous suggérons de jeter un regard critique sur les événements de 1838, trop souvent considérés comme la preuve irréfutable que l’île appartenait à la Grande-Bretagne. La microhistoire des politiques juridiques de ce territoire minuscule constitue un bon moyen d’étudier, plus largement, les ressorts et les limites du pouvoir impérial dans le monde Pacifique du xixe siècle.
L’œil de la mutinerie
Depuis près de deux siècles, le statut juridique de Pitcairn au sein de l’Empire britannique suscite autant d’intérêt que de désaccords. La mutinerie qui est à l’origine de Pitcairn a influencé ces débats comme la manière dont on raconte l’histoire de l’île. Les principaux événements relatifs à la mutinerie du Bounty, en 1789, sont bien établis : tandis que le navire quittait Tahiti après une longue escale au cours de laquelle l’équipage avait récolté des arbres à pain – dans le cadre d’un projet visant à produire de nouvelles sources de nourriture pour les esclaves des Antilles britanniques –, des mutins, emmenés par un charismatique master’s mate (officier en second), Fletcher Christian, prirent le commandement du vaisseau, décidant d’abandonner le capitaine, William Bligh, et dix-huit de ses fidèles dans une chaloupe au milieu du PacifiqueFootnote 14. Les mutins souhaitaient s’installer à Tubuai, mais, repoussés par les habitants de l’île, ils s’en retournèrent à Tahiti. 16 marins décidèrent d’y rester et de tenter leur chance auprès de la justice britanniqueFootnote 15. 9 autres, parmi lesquels Fletcher Christian, partirent à bord du Bounty à la recherche d’un endroit sûr, où ils pourraient échapper à la capture et à une pendaison presque certaine. 12 Tahitiennes, 6 Tahitiens, et une jeune fille se trouvaient sur le navire – certains de leur plein gré, d’autres contraints et forcés. De son côté, le capitaine Bligh parvint à conduire son frêle esquif sur la terre ferme ; de là, il rentra à Londres où le récit de ses mésaventures déclencha la fureur des autorités : en 1790, l’Amirauté envoyait le HMS (His Majesty's Ship – le navire de sa Majesté) Pandora à Tahiti pour y traquer les mutins. Ceux restés là-bas furent arrêtés et envoyés à Londres pour y être jugés ; mais le Pandora ne retrouva pas la trace du Bounty et de son maigre équipage.
Il fallut attendre près de vingt ans pour savoir ce qu’il était advenu des mutins. En 1808, un baleinier américain commandé par Matthew Folger fit escale à Pitcairn, où il trouva une petite colonie composée des survivants du dernier voyage du Bounty et de leurs descendants (fig. 1). Folger, comme la plupart des premiers visiteurs de l’île, s’émerveilla de découvrir dans un endroit aussi isolé une communauté de chrétiens anglophones et apparemment dévots. Le détail des luttes brutales qui avaient suivi leur installation sur l’île ne serait révélé que progressivement. Seulement trois ans après leur arrivée, les hommes tahitiens, régulièrement soumis à de mauvais traitements, s’étaient rebellés et avaient tué 5 des mutins, dont Fletcher Christian. En représailles, les 6 Tahitiens amenés sur l’île furent tous assassinés. Après le suicide d’un autre mutin, 2 des Britanniques restants – John Adams et Edward Young – avaient agressé et tué le troisième, un matelot nommé Matthew Quintal, dans un ultime accès de violence. En 1800, Adams, dernier survivant du Bounty, était alors devenu le chef incontesté d’une population peu nombreuse mais en pleine expansion. Au moment de la découverte de l’île par l’équipage du baleinier américain, il régnait comme un quasi-roi sur une communauté qu’Andrew Lewis a qualifiée de « monarchie bibliqueFootnote 16 ».

Figure 1 – Carte marine de l’île Pitcairn en 1825, établie par le capitaine F. W. Beechey, RN FRS
Source : Frederick William Beechey et J. D. Potter, Pitcairn Island, 1825, Londres, Département hydrographique de l’Amirauté, 1829, rev. 1872, http://nla.gov.au/nla.obj-231287530
L’opinion publique britannique dévorait les publications consacrées à Pitcairn, en choisissant d’ignorer tout ce qui contredisait l’image d’une vie idyllique. Les commentateurs exaltaient cette histoire de rédemption, de mutins sans foi ni loi devenus de pieux chrétiens et vivant apparemment dans « l’innocence, l’harmonie et la paix » sur leur île paradisiaqueFootnote 17. Cet engouement décida le gouvernement à leur apporter une aide matérielle : la Royal Navy leur envoya des provisions et tenta même, en vain, de les déplacer à Tahiti. Les capitaines des patrouilles navales arbitraient les conflits sur l’île, examinaient les sources de trouble, apportaient un soutien politique à tel ou tel homme aspirant à devenir le nouveau dirigeant de l’île. Mais jamais Londres ne leur ordonna de prendre possession de Pitcairn ; aucun capitaine de la Navy ne tenta t’y planter l’Union Jack.
La situation semble changer définitivement un jour de novembre 1838, lors d’une visite de routine du capitaine Russell Eliott à bord du HMS Fly. À la demande d’un groupe d’habitants de l’île, celui-ci mit en place une procédure visant à faire élire un « Magistrate and Chief Ruler » (magistrat et dirigeant en chef) et promulgua un ensemble de lois élémentaires. L’élection désigna un certain Edward Quintal, qui fit le serment de « conserver un Registre de [ses] actions et de [se] rendre comptable, durant l’exercice légitime de [sa] Fonction, envers sa Majesté la reine de Grande-Bretagne ou de son représentantFootnote 18 ». Bien que Eliott n’ait à aucun moment déclaré formellement que l’île était une colonie, ses actes impliquent l’exercice d’une possible juridiction britannique. Cette interprétation s’est progressivement imposée, au point que des historiens, des auteurs à succès, et même le gouvernement britannique ont fini par affirmer que le capitaine avait pris possession de Pitcairn pour le compte de la Couronne.
À Londres, les administrateurs coloniaux ne partageaient toutefois pas cette opinion et continuaient de considérer comme incertain le statut de Pitcairn. En 1846, l’influent sous-secrétaire permanent aux Colonies, James Stephen, avançait qu’une île isolée au « milieu du Pacifique » n’était d’aucune « utilité à la nation en général ». Il observait que la Marine britannique intervenait régulièrement dans la vie des résidents, « en leur faisant des cadeaux, en envoyant des vaisseaux leur rendre visite, en permettant aux officiers de la Navy d’établir une sorte de code pour qu’ils puissent jouir d’un gouvernement et nommer des dirigeants issus de leurs rangs »Footnote 19. Selon lui, il fallait trancher la contradiction existant entre ces immixtions constantes dans la vie de l’île et l’indifférence des autorités britanniques à son égard. Aussi Stephen préconisait-il d’envoyer les habitants de Pitcairn dans « la colonie britannique la plus proche » afin de les placer sous l’autorité directe de la Couronne.
Un siècle et quelques interventions législatives plus tard, les successeurs de Stephen continuaient de douter que Pitcairn soit britannique. En 1955, le secrétaire d’État aux Colonies, Alan Lennox-Boyd, demanda une clarification concernant son statut constitutionnelFootnote 20. Un mince dossier commença alors à circuler au sein du bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth, dans lequel on pouvait lire que l’île était administrée depuis 1898 par le Haut-Commissariat du Pacifique Ouest, établi à Fidji et dirigé par un gouverneur faisant aussi office de commissaire et de responsable d’un domaine maritime très étendu. Le dossier cite également deux lettres patentes plus tardives relatives à Fidji décrivant Pitcairn comme une « dépendance »Footnote 21.
En réponse à la requête du secrétaire d’État, un fonctionnaire rédigea une note manuscrite, consignée dans le dossier, dans laquelle il avançait que le gouvernement britannique pourrait être « obligé d’admettre » que l’île était une dépendance, quand bien même elle ne figurait pas sur « liste de territoires ayant ce statut ». Au-dessous de cette remarque, un second fonctionnaire avait griffonné le mot « awkward » (inconfortable) et demandé des clarifications supplémentaires. Un troisième, plus sûr de lui, expliquait pour sa part que le mot « dépendance » n’avait « pas de sens ou de connotation précis en droit constitutionnel ». Cette étiquette était totalement hors de propos, ajoutait-il, puisque Pitcairn n’était pas subordonnée à Fidji et que les groupes d’îles se partageaient seulement un gouverneur. Bien avant que Pitcairn ne soit rattachée administrativement à Fidji, poursuivait-il, elle avait acquis le statut de colonie britannique « au sens défini par la loi relative aux colonies britanniques de 1887 ». Cette loi avait en effet étendu l’autorité de la Couronne à des territoires occupés par des sujets britanniques mais n’ayant « pas de gouvernement civilisé » et « devenus ou susceptibles de devenir des possessions de sa MajestéFootnote 22 ». En 1898, le gouvernement avait étendu le périmètre de la loi à PitcairnFootnote 23. Les bureaucrates en concluaient que, rien n’ayant changé depuis lors, il était absolument certain que l’île appartenait à la Grande-Bretagne.
Malgré ces assertions, des doutes relatifs au statut de Pitcairn ont refait surface dans l’affaire portée en 2006 devant le Comité judiciaire du Conseil privéFootnote 24. Les appelants étaient six hommes de l’île reconnus coupables d’agression sexuelle et de viol. Une enquête de police avait en effet établi que nombre de femmes et de jeunes filles, dont de jeunes enfants, étaient de longue date victimes d’abus sexuel. Or, les avocats de ces hommes affirmaient que la Grande-Bretagne n’était pas compétente pour juger l’affaire. L’appel, finalement rejeté par la cour, reposait sur un ensemble d’arguments pour le moins intrigantsFootnote 25. Les requérants, mettant l’accent sur le sens juridique et politique de la mutinerie du Bounty, soutenaient qu’en s’emparant du navire, les mutins avaient renoncé à toute appartenance nationale et étaient devenus des pirates apatrides. Puisque les violences qui s’étaient déroulées par la suite avaient décimé les rangs des mutins, c’était une majorité de « femmes tahitiennes et leurs enfants » – sujets qui n’étaient évidemment pas britanniques – qui s’était trouvée en possession de l’île. En outre, pendant près d’un siècle, la Grande-Bretagne n’avait absolument pas tenté de « prendre possession d’une colonie non autorisée au moyen d’une procédure de ratification et d’acceptation ». En conséquence, les requérants ne tombaient pas sous le coup de la loi britannique. Lord Hoffmann n’était pas de cet avis et, dans un jugement particulièrement laconique, le comité citait, à titre de preuve de la souveraineté britannique sur l’île, le « décret [executive statement] [du gouvernement] affirmant qu’elle fait partie du territoire de la Couronne ». Il était « impensable », déclarait la cour, de défendre la thèse inverseFootnote 26.
Historiennes et historiens ont eux aussi pris part aux discussions relatives au statut de Pitcairn. S’intéressant surtout aux décennies comprises entre le premier contact avec la communauté de l’île, en 1808, et son intégration dans la loi sur les colonies britanniques, à la fin du xixe siècle, les chercheurs ont apporté des éléments à l’appui des deux thèses contraires et proposé en outre leurs propres interprétations. La plupart ont mis l’accent sur la discipline de bord et ses drames, sur des personnages hauts en couleur, sur la mutinerie et les luttes de pouvoir à PitcairnFootnote 27. Les travaux qui ont analysé les actions des capitaines et les prises de pouvoir par les insulaires ont eu tendance à leur prêter davantage d’intentionnalité et de portée qu’ils n’en avaient en réalité, à défaut d’avoir su restituer le contexte général dans lequel ces interactions s’inscrivaient. Certains travaux se focalisent strictement sur les actes et la personnalité de Joshua Hill, figure dictatoriale souvent représentée en tyran fou mentant constamment pour parvenir à ses fins. D’autres posent que les actions du capitaine Eliott marquent le moment où la Grande-Bretagne a pris possession de l’île ou, à l’inverse, celui où les habitants de Pitcairn se sont dotés de leur propre constitution.
Ces événements revêtent une signification nouvelle si l’on considère qu’ils ont maintenu l’île au seuil de l’empire sans trancher la question de son statut. La mutinerie elle-même, à l’origine de la colonie, a configuré les luttes de pouvoir sur l’île. Comme l’a montré l’historien Greg Dening, la mutinerie du Bounty était une longue « performance » qui avait pour objet de faire la part entre autorités légitime et illégitimeFootnote 28. À la suite de cette mutinerie, les acteurs de l’île ont continué à chercher à s’assurer une position aussi favorable que possible vis-à-vis des autorités locales et impériales. Dans une importante étude parue en 2018, Tillman W. Nechtman soutient que lorsque Hill a débarqué sur l’île, en octobre 1832, il avait une « idée [précise] de la manière de réformer l’impérialisme britannique partout dans le monde et de lui redonner de la vigueur » ; or, il a lui-même fomenté une « mutinerie et [une] trahison » en orchestrant la « prise illicite et non autorisée d’une colonie britannique par un sujet britannique de la Couronne britanniqueFootnote 29 ». Cette histoire paraît cependant trop bien ficelée. Les mutineries visaient autant à redéfinir l’autorité qu’à prendre le pouvoir. En se retournant contre l’autorité britannique et en se comportant en despote au petit pied, Hill ne coupait pas les liens entre l’empire et l’île : il les redéfinissait. À l’instar d’autres aventuriers de son genre, il ne faisait que s’engager dans un terrain déjà très fréquenté, où les agents de l’empire comme les locaux affirmaient avec assurance – et amendaient fréquemment – leurs prétentions à l’autorité. Cela avait pour principal effet d’accroître l’ambiguïté et l’incertitude.
Par son fonctionnement habituel, l’ordre juridique inhérent à la pluralité de communautés politiques de la région renforçait les instabilités de pouvoir à Pitcairn, et vice versa. Notre interprétation cherche à montrer que, comme d’autres acteurs, Hill, dans les manœuvres par lesquelles il a tenté d’accéder au pouvoir, ainsi que le capitaine Eliott, par les actes juridiques dont il a pris l’initiative, n’ont ni détruit ni transformé radicalement les circuits juridiques de l’empire. Ils les ont seulement bricolés. La volonté d’augmenter le pouvoir des Britanniques sur l’archipel en y effectuant des visites périodiques d’une part, et l’inventivité dont les insulaires ont fait preuve face à cette volonté, d’autre part, ont placé puis maintenu Pitcairn dans une situation incertaine sur le plan de la souveraineté.
La projection du droit britannique dans le Pacifique Sud
Le caractère bricolé de l’administration britannique dans le Pacifique Sud conditionnait les politiques juridiques à Pitcairn. La fondation d’une colonie pénale à Botany Bay en 1787 obligea à importer des ressources depuis les îles voisines : un groupe bigarré et inattendu de marchands, de baleiniers, d’anciens repris de justice et de missionnaires se sont alors déployés dans les archipels du Pacifique. Petit à petit, leurs activités ont grignoté le monopole commercial de la Compagnie des Indes orientales, dont la charte précisait qu’il s’étendait du cap de Bonne-Espérance au détroit de MagellanFootnote 30. En 1787, anticipant le besoin d’un mécanisme juridique plus efficace, le gouvernement britannique accordait à Arthur Phillip, premier gouverneur de Nouvelle-Galles du Sud, une autorité limitée sur « l’ensemble des îles voisines de l’océan PacifiqueFootnote 31 ». Cette décision faisait naître une incertitude : sa juridiction concernait-elle exclusivement les sujets britanniques ou s’étendait-elle aussi à d’autres ? Et ne s’appliquait-elle qu’aux territoires sur lesquels les Britanniques pouvaient plausiblement revendiquer un droit de découverte et de possessionFootnote 32 ?
Les tentatives visant à clarifier la portée de l’autorité légale de la Grande-Bretagne ont introduit de nouvelles incertitudes. Le Parlement adopta une série de lois dans le but d’élargir la juridiction de l’Amirauté aux crimes commis en dehors des territoires britanniques. Une loi de 1806 supprimait ainsi l’obligation d’envoyer en Angleterre pour les juger les personnes accusées d’avoir commis des crimes en mer ou « dans des lieux très reculés ». Il devenait possible de nommer des commissaires qui présideraient à des procès relatifs à des délits commis dans n’importe quel « havre, rivière, crique ou lieu où l’amiral ou les amiraux [possédaient] un pouvoir, une autorité ou une juridictionFootnote 33 ». En 1817, le Parlement précisa que la juridiction britannique s’appliquait aux meurtres et aux homicides commis par des membres actuels et passés de l’équipage des navires britanniques qui se trouvaient au Honduras, en Nouvelle-Zélande, à Tahiti ou « au sein de toute autre île, de tout autre pays ou de tout autre lieu n’appartenant pas aux dominions de sa Majesté, n’étant pas soumis à un État ou à une puissance d’Europe, ou ne relevant pas du territoire des États-Unis d’AmériqueFootnote 34 ». Les autorités de Nouvelle-Galles du Sud ne comprenaient pas vraiment comment fonctionnait cette juridiction. En 1796, le deuxième gouverneur de la région, John Hunter, écrivait à Londres que, bien qu’occupant la fonction de vice-amiral de la colonie, il ne savait « toujours pas comment convoquer ici un tribunal de la Vice-Amirauté afin de juger des délits commis en haute merFootnote 35 ». Il y eut d’autres tentatives de clarification, comme la loi relative à la Nouvelle-Galles du Sud de 1823 et la loi sur les tribunaux australiens de 1828, qui accordaient aux tribunaux de Nouvelle-Galles du Sud et de la Terre de Van Diemen (la Tasmanie) la compétence pour juger les sujets britanniques accusés d’avoir commis des crimes sur d’autres îles. Une poignée de consuls furent nommés, dont l’autorité s’étendait à d’autres îles et d’autres territoires, certains étant clairement définis et d’autres pasFootnote 36. Dans l’ensemble, c’est la confusion qui constituait le trait le plus cohérent de cet agencement juridictionnel.
En pratique, cette situation laissait aux capitaines de la Navy la possibilité d’exercer une autorité légale sur un grand nombre d’îles. La plupart d’entre eux avaient pour instruction de protéger les sujets britanniques et étaient autorisés à juger sur place de la nécessité d’interventions limitées, y compris lorsqu’elles impliquaient l’usage de la force. Techniquement, ces actions n’étaient pas de nature judiciaire, mais ces capitaines se conduisaient incontestablement – certains avec plus d’enthousiasme et de zèle que d’autres – en agents de la justice. Ils menaient des enquêtes, organisaient des auditions ad hoc, ordonnaient des actes de représailles et des châtiments. Parce qu’ils étaient tenus d’informer leurs supérieurs de leurs actions, nombre d’entre eux étaient passés maîtres dans l’art d’employer le langage du droit pour justifier leurs interventions, tant pour éviter les réprimandes de l’Amirauté dans le cas où ces dernières auraient entraîné des troubles que pour faire progresser leur carrière en se forgeant une réputation d’habileté diplomatique et de mesureFootnote 37.
Parallèlement, le gouvernement britannique envoyait les capitaines de la Navy à la recherche des souverains locaux. Ainsi est née, par petites touches, la vision d’un ordre régional où une multitude de souverains administreraient la loi au profit des intérêts britanniquesFootnote 38. Les dirigeants locaux avaient bien compris ce projet. Ils jouaient les empires européens les uns contre les autres en demandant, quand cela les arrangeait, la protection de leur Marine et de leur gouvernement, selon des stratégies visant à différer ou à empêcher l’annexion du territoire qu’ils gouvernaient. Certains accordaient même des droits et un territoire à d’ambitieux étrangers. Le sultan de Borneo autorisa par exemple le marchand britannique Alexander Hare et son associé, John Clunies-Ross, à présider la micro-communauté politique créée par le premier à Banjarmasin. Les deux hommes parvinrent en outre à convaincre des représentants britanniques de leur envoyer des prisonniers de Java pour contribuer au développement de leur « imperium in imperio »Footnote 39. Une décennie plus tard, James Brooke obtint quant à lui, grâce à une alliance avec le sultan de Brunei, le droit de gouverner Sarawak. Il se fit ensuite nommer gouverneur de Labuan par la Grande-Bretagne et utilisa son statut d’agent pour négocier un traité – jamais ratifié par son gouvernement – avec le sultan de SuluFootnote 40. Cette diplomatie improvisée présentait des avantages pour tout le monde. Le gouvernement britannique pouvait appuyer les actions des agents de l’empire, mais aussi les désapprouver s’ils outrepassaient leurs prérogatives ou si la situation venait à changer. Quant aux souverains régionaux, ils pouvaient faire appel à la protection du gouvernement britannique sans renoncer à leur souveraineté. Ces deux dynamiques – l’initiative laissée aux capitaines de la Navy et la recherche de souverains locaux – imprégnaient la politique à Pitcairn.
Si ce sont des capitaines américains qui ont découvert la colonie de l’île, les autorités britanniques n’ont pas tardé à y envoyer des navires de la Navy. En 1814, Thomas Staines (HMS Briton) et Philip Pipon (HMS Tagus) furent les premiers capitaines de la Marine britannique à atteindre Pitcairn. Impressionnés par la piété d’Adams, ils lui reconnaissaient d’avoir su préserver le christianisme et faire régner l’ordre. Sans sa direction et son influence, écrivait Pipon, « la colonie [aurait], selon toute probabilité, [été] exterminéeFootnote 41 ». Rien ne garantissait une réaction aussi positive : après tout, Adams était un mutin, et Pipon et Staines auraient pu l’arrêter et l’emmener à Londres pour y être jugéFootnote 42. Or, les deux capitaines ont au contraire choisi de renforcer son autorité. Ce soutien s’explique par la fascination générale des Britanniques pour cette petite communauté vivant dans une harmonie apparente et lavée des péchés de ses fondateurs. Mais les actions de Pipon et Staines étaient aussi conformes au modus operandi de la Marine britannique dans la région. En renforçant la position d’Adams, ils suivaient le schéma d’une supervision navale sans responsabilités clairement définies.
Chercheuses et chercheurs ont eu le plus grand mal à décrire la nature des rapports entretenus par la Navy avec l’île : selon certains, l’Amirauté considérait que Pitcairn se trouvait sous sa « tutelle particulière » ou sa « charge » et que les capitaines étaient officieusement devenus ses « protecteurs » et ses « intendants »Footnote 43. Les descriptions de ce type ignorent le caractère protéiforme du mode de supervision et d’intervention légales de l’empire dans la région. En outre, elles prêtent une cohérence abusive aux visites désordonnées des capitaines. Si ces derniers ne précisaient pas leur rapport à la communauté de Pitcairn, c’est en partie parce qu’ils élargissaient le circuit impérial déjà tracé par les patrouilles de la Navy et ses interventions intermittentes.
« Nous sommes Anglais »
Au niveau le plus élémentaire, les actions des capitaines successifs procédaient de l’idée que les habitants de Pitcairn étaient, de toute évidence, culturellement Britanniques. Les visiteurs soulignaient que les insulaires connaissaient l’anglais, que la plupart portaient un nom anglais, qu’ils pratiquaient un christianisme idiosyncrasique et avaient pour chef un homme blanc. Cette perception était confortée par les habitants eux-mêmes, qui se définissaient, non sans une certaine agressivité, comme Britanniques. Lorsque le capitaine du baleinier américain Matthew Folger leur demanda à son arrivée, en 1808, « Qui êtes-vous ? », il s’était vu répondre : « Nous sommes Anglais. » Folger avait insisté : « Comment pouvez-vous être anglais puisque vous êtes nés sur cette île, que les Anglais ne possèdent pas et n’ont jamais possédée ? » Les insulaires invoquèrent alors l’ascendance patrilinéaire : « Nous sommes Anglais parce que notre père était anglaisFootnote 44. » Plus tard, d’autres capitaines observèrent qu’Adams agrémentait le service religieux de déclarations de loyauté à la Couronne et que les habitants « priaient pour leur souverain et l’ensemble de la famille royale avec une loyauté et une sincérité tout à fait manifestesFootnote 45 ». Dans la même veine, d’autres observateurs rapportaient que les habitants de Pitcairn « consid[érai]ent le roi d’Angleterre comme leur souverainFootnote 46 ».
Autant ces derniers affirmaient leur Britishness, autant ils rejetaient le fait qu’on puisse les considérer comme Tahitiens. Bien que les membres de la petite communauté fussent – à l’unique exception d’Adams – tahitiens ou anglo-tahitiens et qu’ils conservassent un mélange de pratiques culturelles tahitiennes et britanniques, ils « refusaient vigoureusement d’être catégorisés comme ‘noirs’Footnote 47 ». Cette attitude se fit jour dès la redécouverte de la communauté, les habitants de l’île refusant de se livrer à toute représentation à thème tahitien à l’intention des visiteurs. Lorsqu’un capitaine demanda que les femmes adultes fassent un spectacle de danse tahitienne, il fut ainsi surpris de l’hésitation des habitants : « Avec les plus grandes difficultés et force persuasion, les visiteurs finirent par obtenir des dames adultes qu’elles se levassent pour exécuter la danse otaitienne, à laquelle elles consentirent avec une réticence montrant qu’elles souhaitaient seulement leur être agréablesFootnote 48. »
Les visiteurs furent ravis de trouver des signes de la résilience – donc de la supériorité – de la culture britannique au sein de cette communauté. Après sa rencontre avec le fils de Fletcher Christian en 1814, le capitaine Pipon observait que son équipage était « très heureux de retrouver dans sa contenance bienveillante tous les traits d’un honnête visage anglais ». Cet aspect éveilla chez Pipon « des sentiments de tendresse et de compassionFootnote 49 ». Quant à Staines, il décrivait la communauté « comme une excellente race de jeunes hommes, femmes et enfants » qui méritaient une instruction religieuseFootnote 50. La familiarité des habitants de l’île devint un thème récurrent pour les visiteurs. En 1833, un capitaine de passage écrivait ainsi que les habitants de Pitcairn venus accueillir son navire en canoë étaient « tous bien vêtus et [avaient] en tout point l’apparence d’AnglaisFootnote 51 ».
S’il est tentant d’interpréter ces récits comme un prélude à la possession britannique, ces témoignages attestant la Britishness des habitants de l’île vont de pair avec une nette réticence à prendre le contrôle administratif de ce territoire. Ici, comme dans de nombreuses autres îles relevant du circuit des patrouilles navales britanniques, les principaux vecteurs de la politique impériale étaient les capitaines de la Navy qui s’arrêtaient brièvement et exerçaient une autorité légale impromptue. Chargés de protéger les sujets britanniques et autorisés à prendre des décisions immédiates quant à l’usage de la force – à condition de ne pas déclencher une guerre de grande ampleur avec les insulaires ou avec d’autres Européens –, ils projetaient l’influence britannique par le biais d’actions ad hoc : enquêter, juger, administrer les populations.

Figure 2 – Carte de l’océan Pacifique montrant l’emplacement de Pitcairn
Source : John Arrowsmith, « Pacific Ocean », in The London Atlas of Universal Geography, Exhibiting the Physical and Political Divisions of the Various Countries of the World, Constructed from Original Materials […], Londres, J. Arrowsmith, 1842. Avec l’amiable autorisation de la David Rumsey Historical Map Collection, https://www.davidrumsey.com/maps860.html.
L’exemple le plus évident de ce type d’intervention date de 1831, lorsque l’Amirauté, répondant à une demande formulée des années plus tôt par Adams, prit la décision de déplacer les habitants de Pitcairn à Tahiti (fig. 2). Quand elle fut enfin en mesure d’assurer leur transport, Adams était mort et nombre d’habitants rechignaient à quitter leur île. Pourtant, l’opération eut bel et bien lieu. En février 1831, le capitaine Alexander Sandilands fut envoyé à bord du HMS Comet, accompagné par un bâtiment du gouvernement colonial, le Lucy Ann, pour aller chercher les habitants de l’île. L’Amirauté ne douta jamais de son autorité pour réinstaller ces personnes, même si elle ne les reconnaissait pas formellement comme des sujets britanniques. Au contraire, les autorités britanniques firent pression sur les monarques successifs de Tahiti, Pōmare III puis Pōmare IV, pour qu’ils accueillent la communauté de Pitcairn, fournissent des terres et des moyens de subsistance à ses membres et les acceptent en tant que Tahitiens. Désireux d’obtenir la protection des Britanniques, le gouvernement tahitien coopéra, mais l’opération se solda par un échec : en effet, peu après leur arrivée, les habitants de Pitcairn, qui s’insurgeaient contre l’idée de devenir des sujets tahitiens, commencèrent à manœuvrer pour rentrer chez eux. Un mois après, un premier contingent revenait à Pitcairn à bord d’une goélette ; les autres feraient le voyage du retour cinq mois plus tard.
Si la Marine britannique procéda à ce déplacement aussi coûteux que raté, c’était pour affirmer son autorité juridique sur l’île, sans y revendiquer pourtant tout à fait sa juridiction. Les habitants, quant à eux, s’employèrent à préserver leurs liens avec l’Amirauté, en demandant aux capitaines de continuer à les aider, tout en refusant de devenir des sujets tahitiens. Ces tactiques furent couronnées de succès : supportant sans broncher le fardeau de ce déplacement infructueux, le gouvernement britannique ne semblait pas avoir la moindre intention d’abandonner les habitants de Pitcairn après leur retourFootnote 52.
La règle et le droit d’une île
Il est impossible de décrire et de comprendre l’évolution des relations entre Pitcairn et l’Empire britannique sans suivre les voies tortueuses des rivalités sur l’île et des stratégies de ses dirigeants – certains nés sur place, d’autres arrivés plus tard – pour asseoir leur pouvoir localement en se servant de la puissance britannique. Malgré son image de paradis terrestre, Pitcairn était dominée par de féroces conflits internes qui basculaient parfois dans la violence. Interagissant avec les habitants lors de leurs passages périodiques à Pitcairn, les capitaines britanniques se mêlaient de politique locale, apportaient leur soutien aux différents prétendants à l’exercice de l’autorité, ou bien confortaient la légitimité de telle ou telle faction. Pour diriger l’île, il fallait donc s’assurer leur appui. C’est à travers ces interventions limitées, processus complexe mais improvisé, que prit progressivement forme le droit insulaire.
La désignation d’un dirigeant faisait l’objet de controverses épineuses. Sur son lit de mort, en 1829, Adams enjoignit aux habitants de nommer un chef, mais ces derniers ne parvinrent pas à s’accorder sur un unique candidatFootnote 53. Après sa mort, les alliances se firent et se dénouèrent entre familles soi-disant autochtones, qui portaient toutes le nom d’un mutin : Christian, Adams, Young, Quintal, McCoy, Mills. Les conflits s’intensifièrent sous l’influence de trois hommes arrivés durant les années 1820, John Buffett, John Evans et George Hunn Nobbs, qui s’immisçaient dans les âpres disputes internes. Buffett et Nobbs cherchaient notamment à mettre la main sur l’école, seule institution au financement de laquelle l’ensemble des résidents de l’île étaient obligés de contribuer.
Ces étrangers nouèrent tout d’abord des liens avec des familles locales. Peu après leur arrivée en 1823, Buffett et Evans obtinrent des terres en épousant des femmes de Pitcairn. Buffett se maria avec Dorothy Young, membre d’une des familles dirigeantes, et devint l’instituteur de l’île, la direction de l’école lui permettant d’accéder au prestige qui accompagnait cette position aux yeux de la population. Nobbs débarqua pour sa part en 1828, après avoir été brièvement employé dans la Marine britannique puis dans la Marine chilienne. Plus éduqué que Buffett et Evans, à l’évidence plus ambitieux, il devint rapidement une figure puissante. En épousant Sarah Christian, petite-fille de Fletcher Christian en 1829, il s’était de fait rattaché à la dynastie la plus influente de l’île. De son côté, Evans se maria avec Rachel Adams.
Ces nouveaux aspirants au pouvoir eurent tôt fait de comprendre l’autorité conférée par la position de maître d’école. Ne pouvant déloger Buffett, Nobbs créa sa propre école. Les deux institutions rivales, dotées de 16 élèves pour l’une, de 8 pour l’autre, se livrèrent ensuite une lutte d’influence. En 1830, Nobbs jouissait d’un pouvoir incontestable, puisqu’il revendiquait le titre de « pasteur, [d’]administrateur et [de] maître d’écoleFootnote 54 ». Un capitaine de passage observait : « Nobbs prétend devoir être exempté de travail en sa qualité de pasteur ; la loi oblige la communauté à l’entretenir. Son éducation étant supérieure à celle des autochtones, il aspire à devenir leur chefFootnote 55. » Par sa position, Nobbs bénéficiait ainsi d’un soutien assuré : les insulaires étaient dans l’obligation de verser un shilling par mois au maître d’école, même s’ils n’avaient pas d’enfant scolariséFootnote 56.
L’ascension de Nobbs conduisit des familles rivales à faire alliance. Un concurrent de poids apparut alors en la personne de Edward Quintal. Les structures de pouvoir traditionnelles étaient dominées par les membres des familles qui se disaient liées aux trois mutins : Christian, Adams et YoungFootnote 57. Quintal était d’extraction moins prestigieuse. Son père, Matthew, un matelot compétent, avait été assassiné par Adams et Young durant la dernière phase de la lutte violente déchirant Pitcairn en 1799. Mais le jeune Quintal était ambitieux et politiquement habile. Ces qualités n’ont d’ailleurs pas échappé à un capitaine de passage, William Waldegrave, qui, en 1830, prédisait avec assurance qu’« Edward Quintal […] deviendra[it] chefFootnote 58 ». Toutefois, il lui faudrait d’abord convaincre les habitants de rompre avec leur tenace déférence envers une poignée de familles. La solution se présenta une fois de plus sous les traits d’un étranger, Joshua Hill, aventurier anglais vieillissant, capitaine, philanthrope autoproclamé. Malgré sa brièveté, son séjour sur l’île entraîna la création de nouveaux schémas d’intervention navale et l’établissement d’un modèle dont sauraient se servir les futurs prétendants au pouvoir.
À certains égards, Hill avait le profil caractéristique de ces voyageurs du Pacifique arrivés dans la région à bord de baleiniers et de navires de commerce, ou par le biais de la déportation dans une colonie pénitentiaire et de la désertion. En quête d’opportunités, il débarqua à Pitcairn en octobre 1832, après un long séjour à TahitiFootnote 59. Il entreprit rapidement de redessiner le paysage politique de l’île en créant une nouvelle structure de pouvoir composée d’anciens, d’anciens subalternes et de cadets. Il se plaça lui-même au sommet de cette hiérarchie, en qualité de « pasteur, professeur, surintendant général et directeur des indigènesFootnote 60 ». Certains tentèrent bien de lui résister, mais la majorité des habitants de l’île accepta cette nouvelle structure. Pendant des décennies, historiens, historiennes et essayistes l’ont dépeint en dictateur « mentalement déséquilibré » qui n’avait dû sa réussite qu’à sa capacité à duper une communauté innocenteFootnote 61. Dans une étude convaincante, T. W. Nechtman a fait voler en éclats cette image de fou n’ayant qu’un contact intermittent avec la réalité, montrant au contraire que Hill a mis en place un ensemble de réformes liées à des « préoccupations coloniales » plus générales et qu’il a pour cela reçu le soutien indéfectible de certaines familles autochtonesFootnote 62. En outre, il a directement bénéficié du système de quasi-gouvernement que constituait le circuit des patrouilles navales : à force de séduction, il sut ainsi obtenir l’approbation de capitaines à des moments clefs de sa quête du pouvoir.
Hill mit en place une stratégie à trois volets, dont chaque pan reçut l’appui énergique de Quintal, son principal allié et même son « bras droitFootnote 63 ». Tout d’abord, il entreprit de renforcer le pouvoir des familles locales contre ceux qu’il qualifiait avec mépris d’« étrangers dispendieuxFootnote 64 ». Evans, Buffett et Nobbs avaient certes épousé des femmes issues des familles de l’île et ils étaient désormais pères de nombreux enfants ; cependant, Hill les dépeignait en intrus et en opportunistes, et il leur refusait le droit de revendiquer une quelconque autorité ou de posséder des terres. Des pétitions orchestrées par Hill et Quintal décrivaient les hommes composant ce triumvirat comme « trois bons à rien (des déserteurs de la Marine anglaise à qui l’on avait permis, hélas ! de s’installer sur l’île)Footnote 65 ». Hill rédigea de nouvelles lois qui dotaient les familles locales d’un statut particulier et empêchaient les étrangers et leurs descendants d’accéder à la propriétéFootnote 66. De plus, il interdit tout nouveau mariage entre les familles locales et les personnes ayant un lien avec Evans, Buffett et Nobbs, leurs enfants compris, poussant les « authentiques indigènes », même des enfants de 7 ans, à s’engager par écrit à ne jamais épouser d’étrangerFootnote 67.
Deuxième pilier de sa stratégie, Hill se posa en représentant du gouvernement britannique. Sa campagne pour le pouvoir contenait en effet une évidente contradiction. Quand il critiquait les étrangers, ces intrus dénués d’autorité légitime sur les familles locales, il semblait oublier qu’il était lui-même arrivé depuis peu sur l’île. Or, il prétendait être dans une situation différente et mériter davantage le soutien de la Navy. Dans une lettre de décembre 1832 adressée au secrétaire colonial, soit à peine quelques mois après son installation à Pitcairn, il demandait s’« il ne plairait pas au gouvernement de sa Majesté de [le] nommer ici comme son agent permanentFootnote 68 », assurant au bureau des Colonies que sa désignation à cette fonction, « avec l’accord et l’aide de Son Excellence », mettrait « ces indigènes au comble du bonheurFootnote 69 ». Le choix du mot « agent » en dit long : Hill voulait que Pitcairn soit reconnue par le gouvernement, et non intégrée dans l’empire.
Cette stratégie se révéla efficace précisément parce qu’elle était conforme à un régime régional au sein duquel les agents de l’empire agissaient en diverses capacités pour le compte des Britanniques, mais sans être employés par le gouvernement. À chaque fois que des capitaines de la Navy arrivaient sur l’île, Hill leur demandait de reconnaître par écrit l’autorité publique qu’il exerçait. Tout en tentant d’inscrire plus clairement Pitcairn dans une zone sous contrôle britannique aux confins de l’empire, il cherchait ainsi à obtenir de Londres une position d’autorité exclusive qui lui assurerait une considérable autonomie. Une telle décision aurait préservé l’ambiguïté du statut de Pitcairn et conféré à Hill une incontestable autorité sur l’îleFootnote 70.
Le troisième pan de sa stratégie consistait à influencer la puissance navale à son avantage et au détriment de ses rivaux. Pour impressionner son monde, il prétendait jouir d’une influence auprès du gouvernement britannique. Si les habitants de l’île osaient s’opposer à lui, il menaçait qu’« il ferait envoyer d’Angleterre un gouverneur militaire et une escouade de soldats, qui leur prendraient leurs terres et les traiteraient en esclavesFootnote 71 ». Plus concrètement, Hill sut aussi tirer parti des visites régulières de la Navy pour conforter son autorité. Ainsi manœuvra-t-il pour priver les trois étrangers de tout lien avec les capitaines. Evans rapporte que, lorsqu’un vaisseau arrivait sur l’île, « deux hommes de confiance étaient envoyés à son bord pour empêcher le capitaine et les officiers d’avoir la moindre communication avec les étrangers restés sur le rivage ; et [on leur] interdisait, sous peine de châtiment, de [se] rendre à bordFootnote 72 ». Non content d’exercer un strict contrôle sur la communication, Hill invoquait aussi fréquemment la menace de la puissance navale britannique pour intimider ceux qui contestaient son pouvoir. Selon Buffett, il avait déclaré aux résidents que « s’ils ne lui obéissaient pas, il écrirait au gouvernement, et [qu’]un navire de guerre serait envoyé pour les punirFootnote 73 ». Pour mettre ces menaces à exécution, il s’échinait à convaincre les capitaines successifs d’agir pour son compte à leur arrivée sur l’île.
Sans soutien, Hill n’aurait pu mettre en œuvre sa stratégie consistant à conforter le pouvoir de familles locales triées sur le volet, à s’insérer dans les hiérarchies impériales et à mobiliser la puissance de la Marine britannique. Il put ainsi compter sur une alliance durable avec la famille Quintal : des trois anciens de Pitcairn qui l’ont aidé dans son ascension, deux, Arthur et Edward, étaient des Quintal. Ces derniers adhéraient avec enthousiasme à l’idée selon laquelle les ressources de l’île devaient exclusivement appartenir aux familles locales, et non aux (autres) étrangers. Dans une flatteuse pétition publique, Edward Quintal suppliait Hill de rester à Pitcairn et l’implorait d’« accepter [la] plus sincère gratitude [des habitants de l’île] pour tout ce [qu’il avait fait] pour [eux]Footnote 74 ». En réponse, Hill fit un éloge appuyé de ce dernier, « natif de Pitcairn, le seul encore sur l’île à être digne de confianceFootnote 75 ». Quintal était pour sa part sincèrement convaincu qu’il obtiendrait l’approbation des Britanniques et succéderait à Hill en tant que dirigeant de facto de l’île. Selon des observateurs, il ne suivait pas Hill « par amour pour lui, mais parce qu’il […] a[vait] promis de faire de Edward Quintal son successeurFootnote 76 ».
Ces jeux d’influence auxquels se livraient les visiteurs britanniques et leurs alliés posaient de nouveaux défis au système de supervision à distance entretenu par les capitaines de la Navy. Ces derniers avaient pour instruction de protéger les sujets britanniques – mais lesquels ? Les sujets de passage avaient-ils droit à davantage de soutien que les résidents de Pitcairn, dont le statut était ambigu ? Au nom de quels critères le capitaine d’un navire de guerre déciderait-il d’apporter son soutien à tel prétendant au pouvoir plutôt qu’à tel autre ? Même si les capitaines pouvaient juger de façon informée, à partir de principes, de la meilleure conduite à adopter, ils ne disposaient pas de procédures clairement définies pour exercer l’autorité britannique, au-delà des mesures qu’ils estimaient immédiatement nécessaires au maintien de l’ordre sur l’île. Toujours est-il qu’aucun de ces capitaines de passage ne sembla considérer l’ascension de Hill comme une mutinerie, traitant ses actions comme parfaitement compatibles avec le régime d’interventions improvisées qui constituaient le circuit juridique de la puissance navale britannique.
Casse-tête juridictionnels
Si la course au pouvoir local dépendait du soutien de la Navy, elle contribua aussi à transformer le rôle de cette dernière. Charles Fremantle est le premier capitaine à avoir fait face au régime établi par Hill. Lorsqu’il débarqua du HMS Challenger, en janvier 1833, quelques mois seulement après l’installation de Hill à Pitcairn, il découvrit que le nouvel arrivant et ses alliés étaient en conflit ouvert avec Nobbs, Buffett et leurs partisans. Les luttes de faction allaient bientôt entrer en collision avec le mode opératoire de la Marine britannique, fondé sur des interventions limitées.
Dans une lettre laconique adressée à ses supérieurs, Fremantle soulignait qu’il avait « fait de [s]on mieux pour régler les petites disputes » locales, mais il précisait – comme beaucoup d’autres représentants de l’empire en visite – qu’il était impossible d’obtenir la vérité quant à ce qu’il se passait réellement à PitcairnFootnote 77. Le capitaine commença ainsi par réunir les résidents de l’île afin d’organiser une enquête publiqueFootnote 78, au cours de laquelle il critiqua l’influence pernicieuse exercée par Nobbs et Buffett, coupables, entre autres choses, d’avoir séduit des jeunes filles et fabriqué de l’alcool avec des alambics de fortune. C’est à Nobbs qu’il réservait ses plus dures réprimandes, l’informant qu’il ne pouvait plus occuper le poste de maître d’école. À l’inverse, il louait Hill pour avoir réussi à faire de l’île une société de tempérance et pour y avoir « ramené un certain ordreFootnote 79 ».
De telles actions étaient en tout point conformes au style d’intervention juridique ad hoc adopté par les capitaines partout dans la région, mais Hill voulait que Fremantle allât plus loin. Il lui demandait d’arrêter Nobbs, Buffett et Evans et de les expulser de l’île. Dans des lettres écrites après le départ du Challenger, Hill affirma que Fremantle s’était exécuté. À l’en croire, celui-ci avait « condamn[é] ces trois hommes (de vulgaires marins anglais en fuite) à quitter l’île aussi tôt que possible ; mais, malheureusement pour [Hill et les résidents de l’île], le cap. F. [avait] oubli[é] de consigner ces ordres par écritFootnote 80 ». Dans les lettres qu’il adressa au bureau des Colonies, Hill se montrait plus prudent et reconnaissait que Fremantle ne s’était pas « sent[i] autorisé à emmener ces trois AnglaisFootnote 81 ». Le capitaine ne s’était pas laissé entraîner dans un exercice d’autorité que ses supérieurs risquaient de ne pas approuver. Dans son rapport, il expliquait avoir « recommandé » à Nobbs de « quitter l’île », mais rien de plus.
Bien que floues, les limites de l’interventionnisme britannique étaient réelles. Tout en étant prêt à intervenir sur le plan juridique afin de protéger les sujets ou maintenir l’ordre, Fremantle avait pour instruction – comme tous les autres capitaines britanniques de la région – d’éviter une action unilatérale qui aurait impliqué l’acquisition de nouvelles colonies ou envenimé les conflits. Il était déjà arrivé que l’on transportât loin des îles vulnérables les Britanniques fauteurs de trouble, et les capitaines patrouillant dans le Pacifique étaient avertis de ce qu’un « grand nombre de mauvais sujets se prétendant anglais » semblaient pulluler dans ces eauxFootnote 82. En 1830, le capitaine Waldegrave, du HMS Seringapatam, parvint à arrêter cinq Anglais, mais ce type d’initiative pouvait aisément se solder par un échec. En effet, lorsque Sandilands, capitaine du Comet, procéda à des arrestations similaires en 1831, il vit ses actions vigoureusement contestées devant un tribunal de Nouvelle-Galles du SudFootnote 83. Les capitaines n’avaient donc pas l’autorité nécessaire pour condamner des sujets britanniques à la déportation ou à l’exil.
La situation à Pitcairn apportait toutefois un nouveau lot de complications. On avait certes pu dépeindre Nobbs comme un ivrogne, imbibé de son alcool maison ; mais il était aussi le pasteur et maître d’école de l’île, avec son propre réseau de partisans. En outre, c’était un sujet britannique. Malgré les pressions incessantes de Hill, Fremantle se garda bien d’outrepasser son autorité : ayant conclu que Nobbs, Buffett et Evans étaient des sources de désordre, il s’abstint toutefois de les punir. Cette hésitation eut des répercussions sur les nominations politiques. Hill martelait qu’il avait besoin qu’une « autorité écrite » ou qu’une « autorité publique » confirmât la position qu’il occupait à PitcairnFootnote 84. Bien qu’il n’employât pas le mot « agent », comme il l’avait fait dans sa correspondance avec le bureau des Colonies, il sous-entendait qu’il lui fallait un titre similaire pour être en mesure de protéger les habitants de l’île de toute mauvaise influence extérieure. Si Fremantle admettait l’idée que les familles locales étaient en danger, il n’avait pas la moindre intention d’accorder à Hill un titre officiel.
Malgré le départ de Nobbs, Buffett et Evans à bord d’un baleinier britannique de passage, en mars 1833, les luttes de factions ne s’apaisèrent pas. En exil à Tahiti, ces derniers assaillaient de lettres les autorités de la Navy, tandis que Hill et ses alliés répondaient par leurs propres appels à l’aideFootnote 85. Une guerre de pétitions et de suppliques commença alors, dans laquelle chacune des parties enjoignait à la Marine britannique d’intervenir de façon plus musclée pour protéger les habitants de l’île face à un danger grandissant. Leurs destinataires étaient deux hauts responsables établis en Amérique du Sud – Lord James Townshend et le Rear Admiral Sir Michael Seymour, commandant en chef de l’escadron du Pacifique, établi à Valparaiso, au Chili.
Ces suppliques et pétitions révèlent la façon dont leurs rédacteurs considéraient la place de Pitcairn vis-à-vis de l’Empire britannique. Nobbs, Buffett et Evans accusaient Hill d’être un imposteur qui avait menti en se disant en mission pour le gouvernement britannique. Selon Nobbs, « à force de fourbes mystifications, d’affreux mensonges, de mirifiques promesses de cadeaux – à obtenir grâce à son influence auprès du gouvernement britannique et de plusieurs Britanniques connus de lui –, M. Hill était parvenu à faire expulser de son domicile le présent pétitionnaireFootnote 86 ». Les trois hommes affirmaient que Hill, qui avait fait saisir l’ensemble des armes à feu de l’île, était un facteur de désordre dans la paisible communauté. Buffett déplorait le traitement qu’il lui avait infligé et déclarait que « le tempérament malicieux de M. J. Hill met[tait] en danger [non seulement] les résidents anglais, mais aussi certains indigènesFootnote 87 ». Aussi les trois hommes imploraient-ils les autorités britanniques d’intervenir, afin de protéger l’ensemble des habitants de l’influence néfaste de Hill et de sa violence.
C’est sur un ton tout aussi strident que Hill et ses soutiens suppliaient la Navy de les mettre à l’abri du danger. Dans une lettre à Townshend, Hill demandait « la protection [de la Navy] relativement à certains desseins maléfiques qui concern[ai]ent directement leurs intérêts [ceux des habitants] et leur bien-être sur cette îleFootnote 88 ». En 1834, son principal allié, Edward Quintal, envoyait une pétition supposément écrite au nom des « principaux habitants indigènes de l’île de Pitcairn ». Il y réclamait une réponse officielle à la menace que représentaient Nobbs et sa faction, et soulignait que lui et d’autres habitants de Pitcairn avaient, en tant que sujets britanniques, besoin de protection : « Les pétitionnaires supplient et implorent très humblement votre Excellence de faire preuve de bienveillance, donc de tous nous protéger sous la bannière britannique, en tant que bons et loyaux sujetsFootnote 89. » L’argument de la communauté en danger était à la fois commode et souple. Dans cette région du Pacifique disputée par plusieurs puissances impériales, il était toujours possible d’invoquer la menace d’empires rivaux. À en croire Quintal, Nobbs et ses alliés étaient parvenus à affréter « un brick américain avec cinquante-cinq hommes à son bord » à Tahiti dans le but exprès de « venir détruire » PitcairnFootnote 90. Il n’existe aucune preuve de cette menace, mais l’argument fut suffisamment efficace pour que Quintal en composât une variante quelques années plus tard, en invoquant le danger imminent que représentaient des baleiniers américains.
Le conflit entre Hill et les étrangers sema la confusion au sein des autorités navales britanniques. Personne ne pouvait affirmer de façon certaine que Hill occupait une position approuvée par le gouvernement. John White, consul-général en poste à Valparaiso, exprimait ses doutes dans une lettre adressée au Rear Admiral Seymour : « Le gouvernement de sa Majesté a-t-il accordé à M. Joshua Hill le pouvoir de se mêler des affaires de l’île ? Je n’en suis pas informé ; mais, sachant que le gouvernement de sa Majesté prend très à cœur le bien-être de la population de l’île de Pitcairn, je soumets cette requête à la considération de votre Excellence, en supposant que vous aurez le pouvoir d’exercer votre autorité dans ce cas particulier. » Seymour, ne sachant lui non plus que répondre, demanda plus d’informations à WhitehallFootnote 91.
Dans ce contexte d’incertitude, la visite d’un autre capitaine de la Marine britannique incita les autorités à changer d’attitude à l’égard de Pitcairn. Edward Russell, qui arriva sur l’île à bord du HMS Actaeon le 12 janvier 1837, dit avoir trouvé un territoire divisé entre Hill, aux soutiens diminués, et Nobbs, revenu depuis peu et allié à certaines familles locales. Russell découvrit « beaucoup d’animosité et de rancune […] entre les deux parties » et, après enquête, conclut « que M. Hill [était] la principale cause de toutes ces dissensions ». Dans son rapport, il expliquait que « la majorité des habitants se plaignaient amèrement du comportement tyrannique [de Hill] », ajoutant : « [A]près que je les eus détrompés en leur expliquant que l’autorité dont il se prévalait ne lui avait pas été confiée par le gouvernement britannique, comme il l’avait prétendu, tous, à l’exception de deux hommes, manifestèrent le désir qu’il fût expulsé de l’île et que M. Nobbs y demeurât en qualité de professeur et de maître d’écoleFootnote 92 ». Russell ne nommait pas ces deux derniers alliés, mais Edward Quintal, infaillible soutien de Hill, était certainement l’un d’entre eux.
Conformément au schéma en vigueur – contrôle incomplet et intervention limitée –, Russell s’abstint lui aussi d’affirmer l’autorité britannique sur ce territoire. S’il admettait que Nobbs devait rester sur l’île, il n’exprimait toutefois pas une grande confiance à l’endroit de l’ancien maître d’école. Mais, comme Fremantle en 1833, il refusait de juger ou d’ordonner la déportation des coupables. Au contraire, il invita Hill à quitter l’île de son propre chef. Il écrivait plus tard : « Je fis à M. Hill des remontrances sur sa conduite tyrannique à l’égard de ces pauvres gens, et lui dis que je désirais qu’il abandonnât son église et son école, et qu’il ne se mêlât plus en aucune manière de leurs affaires : il y consentit et fit la promesse de quitter l’île à la première occasionFootnote 93. » Si donc Russell s’était opposé à Hill, il n’entendait absolument pas l’arrêter ni le contraindre à l’exil. Ce dernier finit par quitter Pitcairn en décembre 1837, à bord du HMS Imogen. Edward Quintal le soutint jusqu’au bout, mais il sut aussi tirer les leçons de cet exil, comme l’a montré son attitude à l’égard du premier capitaine britannique qui a accosté sur l’île après le départ de Hill.
Ainsi, les politiques relatives à l’autorité de Hill ont mis en lumière les circuits qui rattachaient l’île à l’empire – et leurs limites en tant qu’instruments de pouvoir. Il était évident que le gouvernement britannique n’avait absolument pas l’intention de nommer à Pitcairn un gouverneur, un agent ou un quelconque responsable doté d’une autorité de cet ordre. Les capitaines étaient, là comme dans le reste de la région, disposés à intervenir de diverses manières, mais pas à superviser les affaires criminelles ni à condamner des habitants à l’exil. En effet, malgré ces limites, il était tout aussi évident que les actions décidées par les capitaines pouvaient être lourdes de conséquences, en particulier pour ceux qui aspiraient au pouvoir local. Ces actions étaient, par leur nature même, incohérentes et improvisées. La « justice des commodores » est peut-être une formule trop emphatique pour désigner ces actes juridiques, souvent contradictoires, improvisés par les chefs des patrouilles navalesFootnote 94. En 1833, Fremantle condamnait Nobbs et apportait son soutien à Hill pour tenter de protéger les insulaires contre de dangereux étrangers. Quatre ans plus tard seulement, c’est pour la même raison que Russell condamnait Hill et prenait la défense de Nobbs. Quintal avait parfaitement compris qu’il lui fallait soigneusement préparer l’intervention suivante, en demandant à la Navy de protéger l’île contre des périls mieux définis et en la priant de prendre des engagements plus spécifiques.
Une possession progressive
C’est dans ces conditions tendues qu’un capitaine de la Marine britannique aurait bouleversé ce subtil équilibre en intégrant Pitcairn à l’empire. Historiens et historiennes considèrent d’ordinaire que les actions accomplies le 29 novembre 1838 par Russell Eliott, capitaine du HMS Fly, petit sloop de dix-huit canons, marquèrent un véritable tournant dans l’histoire de la souveraineté de l’île. Cette visite avait commencé comme n’importe quelle autre : des insulaires sachant déjouer les dangers du mouillage avaient transporté sur l’île le capitaine et quelques membres de son équipage. Après avoir rencontré certains habitants, Eliott prit cependant une décision inhabituelle en promulguant les « Lois et régulations de l’île de Pitcairn ». Ce court texte, que Eliott prit soin de ne pas qualifier de « constitution », comprenait deux volets : une procédure d’élection d’un magistrat et un code contenant dix lois se rapportant essentiellement à la vie quotidienne et aux ressources de l’îleFootnote 95.
Si chercheurs et chercheuses, responsables étatiques et juristes s’accordent sur ces faits, ils livrent des interprétations on ne peut plus différentes des actions de Eliott. Certains affirment sans hésiter que celui-ci a pris possession de l’île et l’a « formellement intégrée comme colonieFootnote 96 », interprétation reprise plus tard à leur compte par les responsables britanniques. Au milieu des années 1970, le gouvernement déclarera ainsi catégoriquement devant les Nations unies que Pitcairn « avait été annexée et qu’elle était devenue une colonie britannique » en 1838Footnote 97. D’autres proposent une interprétation différente des faits, décrivant l’acte législatif accompli par le capitaine Eliott comme le début d’une constitution pour un peuple indépendant. Selon Linda Colley, les insulaires, de vulnérables « personnes à la peau brune », avaient acquis « leur propre constitution écrite, leur dirigeant provisoire et leur système démocratique » par la grâce d’un officier de la Navy aussi bienveillant qu’éclairéFootnote 98. Une troisième catégorie avance enfin que les habitants de l’île ont cédé leur territoire à l’Empire britannique. Paul Dacre, défenseur public dans l’affaire examinée en 2006 par le Comité judiciaire du Conseil privé, suit cette thèse lorsqu’il soutient que Eliott a présidé à la cession officielle du territoire indépendant de Pitcairn à la CouronneFootnote 99.
Ces différentes approches ont un point commun : elles n’inscrivent pas la visite de Eliott dans le contexte d’un système flexible de supervision navale. Les capitaines n’avaient pas seulement pour ordre de protéger les sujets et les intérêts de l’empire ; ils étaient aussi chargés d’accumuler des preuves susceptibles d’étayer de futures revendications territoriales. Il était rare qu’on les envoyât annexer formellement des territoires. De ce point de vue, ceux qui affirment catégoriquement que Eliott a annexé Pitcairn ne tiennent pas compte du soutien apporté par les capitaines britanniques à des revendications de possession encore incertaines.
L’emploi du langage de la possession au sein des empires européens traduit l’influence des textes romains relatifs à l’acquisition de la propriété privée. Un concept du droit romain, celui d’occupatio, ou d’occupation, désigne la possibilité d’établir une propriété sur des bêtes sauvages ou d’autres choses n’ayant pas de propriétaire. L’occupation pouvait conduire à l’obtention d’un titre, mais il existait des moyens aussi divers qu’incertains d’en démontrer l’existence. Les agents des empires européens plantaient leur drapeau, établissaient des cartes, fondaient des colonies, rendaient des actes juridictionnels ou organisaient d’autres types de cérémonies, tout en réunissant des éléments destinés à appuyer ces revendications. Certes, l’occupation demeurait la principale modalité d’acquisition d’un territoire, mais il fallait du temps pour considérer qu’une terre ressortît à la catégorie de res nullius (d’une chose qui n’appartenait à personne)Footnote 100. Si l’occupation et la possession étaient liées en droit romain, c’étaient aussi deux modes distincts d’acquisition de la propriété. D’un côté, l’occupation s’apparentait à la possession en ceci qu’elle devait reposer sur le même type de preuves, comme fonder des colonies, bâtir des fortifications, établir des cartes, ou accomplir des actes symboliques de cet ordre. De l’autre, la possession se distinguait de l’occupation en ce qu’elle conférait des droits reposant sur un ensemble de preuves tout simplement supérieures à celles que d’autres pouvaient éventuellement avancer. La barre était moins haute pour revendiquer des terres, parce que la possession ne conférait pas de titre ; elle ne faisait que reconnaître en quelque sorte une prétention au contrôle mieux fondéeFootnote 101.
Les travaux consacrés à l’histoire du Pacifique font souvent référence à ces revendications sans reconnaître leur caractère performatif et cumulatif. Selon les analyses de Stuart Banner, par exemple, la possession n’était pas une pratique et un discours juridiques généraux, mais plutôt un label pour qualifier le contrôle d’un empire sur une terre. Cette approche l’amène à se concentrer sur la variété des formes de possession qui existaient dans différentes parties du Pacifique, de même que sur la diversité des résultats et des chronologies des disputes territoriales locales eu égard à la dépossession des autochtonesFootnote 102. À mettre l’accent sur la divergence des trajectoires, on perd cependant de vue le discours commun de la possession. Dans l’ensemble de la région Pacifique, les agents des empires européens ont déployé des actes symboliques afin d’appuyer les revendications territoriales que les empires seraient susceptibles de porter par la suite. Les responsables de l’Amirauté savaient parfaitement qu’il s’agissait d’un processus cumulatif – qu’il fallait réunir des preuves de possession, sans finalité certaine – et demandaient aux capitaines de la Navy, y compris aux commandants des expéditions scientifiques, de saisir chaque occasion de conduire des cérémonies de possession et de collecter le plus d’éléments pertinents possiblesFootnote 103. Les officiers soucieux de présenter leur action sous le jour le plus favorable n’avaient guère à se faire prier pour collecter ces signes. La souplesse de ce processus leur conférait une marge de manœuvre considérable. Aussi improvisaient-ils beaucoup. Leurs rapports traduisent les interactions chaotiques propres à la région Pacifique dans la langue des aspirations de la métropole. Le discours de la possession était partie intégrante d’un empire au conditionnel futur.
Les accords de protection constituent un autre élément essentiel de l’ordre formé par la coexistence d’une multitude de communautés politiques dans le Pacifique au xixe siècle. Puissantes ou faibles, les différentes entités politiques trouvaient depuis longtemps un avantage à définir leurs relations en termes de protection. Offrir sa protection à une communauté plus faible ne revenait pas nécessairement à revendiquer sur elle une autorité ou une souveraineté. En réalité, les petites communautés politiques, ou les communautés faibles sur le plan militaire, ont souvent opté pour le langage de la protection parce qu’il laissait ouverte, au moins en théorie, la possibilité de modifier ultérieurement les termes de la relation, y compris celle de se retirer de l’accord ou d’obtenir la protection d’une autre puissance. Bien qu’il ne soit pas réellement neuf – les accords de protection étant omniprésents, on peut les considérer comme un élément constitutif de l’ordre mondial de la première modernité –, le « discours de la protection » est un trait particulièrement saillant de la diplomatie du xixe siècle. D’une part, les empires européens préféraient offrir leur protection qu’endosser les responsabilités et les coûts liés à l’établissement de nouvelles colonies ; d’autre part, les communautés politiques qui subissaient les attaques de puissants rivaux impériaux se cherchaient des protecteurs pour conserver leur autonomieFootnote 104. En outre, l’expansion commerciale a suscité des demandes de protection de la part des marchands et entraîné une confusion entre sujets impériaux et intérêts impériauxFootnote 105.
La possession, discours souple et indéterminé, et la protection, pierre de touche des accords relatifs à la sécurité : tel est le répertoire dont Eliott a pu et su faire usage à Pitcairn en 1838. Il n’a jamais prétendu rédiger une constitution ni annexer Pitcairn. Au contraire, il a joué sur des symboles de possession sans parler de possession ; il a affirmé que les insulaires se trouvaient sous la protection des Britanniques sans promettre que ces derniers administreraient ou dirigeraient Pitcairn. Comme d’autres capitaines de la Navy, il craignait d’outrepasser l’autorité dont il disposait et de donner cette impression à ses supérieurs. C’est parce qu’il faisait ce type de calcul qu’il expliqua avoir seulement apporté des réponses urgentes et nécessaires face au danger.
Si Eliott improvisait, ses actions étaient constamment guidées par les habitants de l’île. À son arrivée, ces derniers – désormais bien au fait du caractère imprévisible des interventions de la Marine britannique – l’ont orienté vers le résultat qu’ils escomptaient. Edward Quintal, qui se trouvait au centre des négociations, bénéficia très directement de cette ultime intervention. Les dirigeants locaux demandèrent au capitaine d’agir immédiatement pour écarter une menace sérieuse, expliquant que les baleiniers représentaient un danger, exemple à l’appui : « La moitié des débauchés composant l’équipage d’un baleinier restèrent sur l’île pendant quinze jours. » Ces brutes « lancèrent toutes sortes d’insultes aux habitants et menacèrent de violer toutes les femmes dont ils pourraient soumettre de force les protecteurs ». Désespérés, les hommes avaient abandonné leurs cultures pour monter la garde auprès des femmes et des enfants. De dépit, les chasseurs de baleines états-uniens auraient dénigré le statut politique de Pitcairn, décrivant l’île comme un lieu « sans lois, sans pays, sans autorité », et tournant en dérision l’idée que les insulaires bénéficiaient de la « protection de la Grande-Bretagne, puisque [ils] n’en portaient pas les couleurs et ne pouvaient montrer la moindre preuve écrite de cette autoritéFootnote 106 ».
Ce petit récit était saisissant, mais il ne reposait sur aucune preuve. S’il arrivait que des équipages de baleiniers fissent des ravages sur des îles isolées, il n’existe aucune trace de cette agression contre Pitcairn. Tout semble au contraire prouver qu’il s’agit d’une fable. L’Amirauté enquêta sur ces allégations trois ans après la visite de Eliott, sans trouver le moindre signe d’une telle menace. En 1841, le capitaine Jenkin Jones du HMS Curaçao écrivait au Rear Admiral Charles B. H. Ross : « J’ai le plaisir de contredire la rumeur selon laquelle les habitants de Pitcairn ont été agressés ou maltraités par l’équipage des navires qui y ont accosté. Les habitants rassemblés m’ont assuré que jusqu’à présent, ils avaient au contraire été traités de manière juste et honnête, avec considération et douceur, par l’ensemble des vaisseauxFootnote 107. » Les archives conservées sur l’île n’évoquent pas non plus l’attaque. Le registre de l’île de Pitcairn, qui détaille l’arrivée de chaque navire, ne mentionne pas d’épisode aussi dramatique, et aucune autre source de l’époque n’y fait allusionFootnote 108. Deux ans plus tard, le bureau des Colonies acceptait de fournir des armes aux insulaires. Mais le capitaine du navire transportant les mousquets et la grenaille rapporta que ces derniers s’étaient « montrés extrêmement surpris d’apprendre que la rumeur ait pu courir qu’ils avaient besoin d’armes pour se protégerFootnote 109 ».
Le témoignage présenté à Eliott constitue donc l’unique occurrence d’une agression commise par des baleiniers. C’est sur la foi de cet élément pour le moins ténu que des générations d’auteurs et d’autrices ont cru à la fable de violents baleiniers en quête de proies. L. Colley évoque ainsi la visite de « prédateurs », et d’autres reprennent sans distance critique l’histoire racontée à EliottFootnote 110. Donald H. McLoughlin parle quant à lui des « déprédations auxquelles se livraient les équipages des baleiniers qui débarquaient sur l’île en nombre toujours plus grandFootnote 111 ». Ce faisant, ces auteurs et autrices négligent le contexte dans lequel s’est produite la visite de Eliott et la nature des relations entre la Navy et les insulaires, qui rend pourtant plausible – et même vraisemblable – que la faction dirigée par Quintal ait fabriqué de toutes pièces cette histoire d’exactions commises par des baleiniers états-uniens dans le but d’inciter Eliott à agir. Ce n’était pas la première fois que des insulaires rusaient pour obtenir de l’aide, en se présentant comme ne méritant que de l’aideFootnote 112. Et, comme nous l’avons montré, ce n’était pas la première fois qu’une faction aspirant au pouvoir local cherchait à gagner l’appui d’un capitaine de la Navy pour atteindre ses fins.
En prenant pour argent comptant les fables des insulaires, historiennes et historiens n’ont pas non plus compris que Eliott avait intérêt à se tailler une réputation d’agent compétent et consciencieux au service de la puissance britannique. En rapportant ses actions au Rear Admiral Ross, il entendait d’abord rassurer ses supérieurs sur le fait qu’il n’avait ni outrepassé ses prérogatives ni agi de façon inconsidérée quand, dans la même journée, il avait présidé à l’élection de Edward Quintal, fait prêter serment à ce dernier en tant que chef de la communauté et offert un drapeau britannique aux insulairesFootnote 113. Son rapport est émaillé de subtiles réserves sur ces actions. Il décrit le dirigeant élu comme un « magistrat ou ancien » et précise que celui-ci sera « comptable de ses actes auprès du gouvernement de sa Majesté, pour l’information de laquelle il doit tenir un journal ». Cette référence à un acte aussi banal – tenir un journal – semble destinée à contrebalancer l’idée selon laquelle l’expression « comptable […] auprès du gouvernement de sa Majesté » équivaudrait à une revendication de juridiction. En employant le mot « magistrat », Eliott entendait lui conférer une connotation d’auxiliaire de justice plutôt que celle de juge. Il prenait soin de souligner que les mesures qu’il avait mises en place sur l’île n’étaient rien d’autre qu’« une poignée de réglementations rédigées à la hâteFootnote 114 ». Il précisait aussi que l’île arborait déjà le Red Ensign, pavillon marchand britannique, cadeau d’un navire de passage ; selon son récit, il ne fit qu’offrir aux habitants de Pitcairn une meilleure version du drapeau. Habile de sa plume, sachant se mettre en valeur, Eliott minimisa ses actes pour les normaliser aux yeux des responsables de l’Amirauté : il n’avait fait qu’une intervention de routine, conforme aux attributions d’un capitaine en patrouille. Il s’agissait de défendre les intérêts géopolitiques du pays sans modifier la carte, et Eliott savait mieux que quiconque qu’il n’était pas autorisé à conduire une cérémonie de prise de possession à Pitcairn.
Un élément encore plus crucial dans la tentative de Eliott de soigner sa réputation est l’affirmation selon laquelle il voulait accroître la protection apportée à l’île. Le capitaine a lui-même embelli l’histoire des dangereux baleiniers. Il expliquait avoir voulu prendre les mesures « les plus susceptibles d’apporter une protection à ces gens, tout en impliquant [s]on gouvernement aussi peu que possible ». Les habitants de Pitcairn lui avaient fait valoir qu’« il était nécessaire que leur communauté florissante se dote immédiatement d’un chef ou d’un dirigeant […] pour sa régulation interne et son gouvernement, mais surtout pour parer aux difficultés et aux dangers qu’ils avaient déjà rencontrés et dont les avaient encore menacés des étrangers sans foi ni loi à bord de baleiniers ». Après avoir décrit l’assaut mené, deux semaines durant, par cet « équipage de débauchés » et les menaces implicites de leurs moqueries relatives au fait que les habitants ne pouvaient prouver leurs liens avec la Grande-Bretagne, Eliott ajoutait : « J’ai la certitude, Monsieur, que vous considérerez que je ne me suis reconnu le pouvoir de conférer cette autorité qu’à cause de l’urgence des circonstances. » Le capitaine n’affirmait pas que les résidents de Pitcairn étaient britanniques ; il recourait à l’argument de la sécurité pour les placer (temporairement, peut-être) sous la protection de l’Amirauté. Ni lui ni le Rear Admiral Ross ne pouvaient douter que le gouvernement avait la possibilité de retirer cette protection aussi vite qu’elle avait été accordéeFootnote 115.
On peine donc à trouver dans les actes de Eliott une cérémonie de possession ou le don d’une constitutionFootnote 116. À tous égards, sa visite à Pitcairn s’inscrivait dans les circuits juridiques de l’empire (qu’elle a peut-être légèrement modifiés). Une puissante faction dirigée par un ambitieux avait manipulé un capitaine de passage pour le faire intervenir dans la politique locale et conforter l’autorité d’un des habitants de l’île. Ce schéma était bien connu. Le capitaine, pour sa part, puisait au répertoire juridique établi pour repousser les limites de l’influence britannique, mais sans promettre que son gouvernement administrerait l’île ou en assurerait la sécurité de manière permanente. S’il arrangeait tout le monde de cultiver cette ambiguïté, les mesures décidées par Eliott produisirent une nouvelle configuration de pouvoir qui se prêtait aussi, en fin de compte, au régime de supervision souple mis en place par la Navy. Le système de participation politique soutenu par Eliott ne bouleversait pas le statu quo et n’excluait pas non plus complètement les étrangers. Même si seuls les habitants nés sur l’île pouvaient prétendre à la fonction de chef de la communauté, toute personne y ayant résidé depuis plus de cinq ans avait la possibilité de participer à l’élection du magistrat. Chose qui n’a rien de surprenant au vu du rôle capital joué par Quintal, ce système était très proche des structures politiques conçues par HillFootnote 117. Il revenait au magistrat d’entendre les plaintes, de les arbitrer et de les enregistrer, mais aussi d’arrêter les personnes suspectées d’un « délit grave ou d’un crime sérieux » et de les signaler au « capitaine de tout navire de guerre britannique arrivant » sur l’îleFootnote 118. Parce que le magistrat devait prêter serment à la reine et consigner ses actes dans un registre, on en a conclu plus tard que Eliott avait intégré Pitcairn à l’empire. Mais la supervision définie dans le règlement était on ne peut plus limitée – réduite à une visite surprise chaque année, visite qui pouvait durer quelques heures ou quelques jours et qui était assez facile à manipuler. Même si le magistrat devait tenir un « journal ou un registre » de ses décisions, la signification juridique de ce journal n’était pas précisée – et rien ne prouve qu’il l’ait jamais tenuFootnote 119.
Après la visite de Eliott, certains sujets furent portés à la connaissance des capitaines de passage, qui ont arbitré une « poignée de querelles insignifiantesFootnote 120 ». Les insulaires prenaient cependant soin de dissimuler d’autres conflits, mais aussi toute chose qui aurait pu ternir la réputation de leur île paradisiaque et remettre en cause la protection britannique. Près de trois ans après la visite de Eliott, un médecin arrivé à bord du HMS Curaçao notait avec perspicacité : « Nous avons découvert qu’il existait parmi eux des disputes et des dissensions, que des crimes avaient aussi eu lieu, même s’ils étaient soucieux de nous cacher ces réalitésFootnote 121. » Bien sûr, il était parfaitement rationnel que les habitants dissimulent les preuves de délits graves, puisque, pour continuer de recevoir des cadeaux et des provisions de la part des Britanniques, il leur fallait préserver leur réputation de piété et de simplicité. Ce risque était bien réel, du reste, les capitaines tonnant que, si les insulaires de Pitcairn « ne conservaient pas ce caractère, le gouvernement et le peuple anglais cesseraient immédiatement de se soucier de leur sortFootnote 122 ».
À Londres, les politiques gouvernementales contribuaient aussi au maintien du statu quo. James Stephen, sous-secrétaire d’État permanent aux Colonies, n’estimait pas que Eliott avait donné au droit impérial un cadre stable sur l’île. Convaincu que les baleiniers américains avaient commis des actes d’agression, il notait, en marge du rapport de Eliott, qu’il n’existait pas de mécanisme évident pour protéger les insulaires. Rejetant l’idée selon laquelle le capitaine avait revendiqué la possession de Pitcairn, il expliquait à ses supérieurs que celle-ci ne pouvait pas devenir une colonie, et qu’il n’était pas non plus possible d’y installer un gouvernement autonome : « J’avoue ne pas savoir comment être utile aux habitants de l’île de Pitcairn. Il est impossible d’y établir un gouvernement autonome ou une colonie, et je ne vois pas comment il serait possible d’annexer correctement cette île au gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud, qui n’entretient aucun lien avec elle. Mais si l’une et l’autre de ces mesures sont exclues, nous avons, à mon sens, épuisé l’ensemble des ressources dont nous disposonsFootnote 123. » L’île était trop isolée pour être d’une quelconque utilité à la Grande-Bretagne. Stephen le déplorait : « Je ne peux m’empêcher de penser que l’on a traité le sujet de l’île de Pitcairn en concédant beaucoup trop au romantisme et au pittoresque. Voilà 119 personnes vivant sur une île minuscule au beau milieu du Pacifique et n’ayant pas plus d’utilité pour notre nation que si elles étaient établies à l’intérieur du continent africain. » Malgré son isolement et sa pauvreté, Stephen reconnaissait que Pitcairn faisait l’objet d’interventions fréquentes de la part de la Marine britannique. Selon lui, on lui avait « accordé des égards que l’on réserve à un animal de compagnie ou à une favorite – or, c’[était] un divertissement qu’une Nation ne saurait longtemps se permettre sans causer beaucoup de mal »Footnote 124. Pitcairn n’était pas une colonie, s’alarmait-il, et pourtant on la traitait constamment comme un territoire qui pourrait un jour acquérir ce statut. Ainsi Stephen exposait-il avec précision le circuit juridique qui nécessitait de placer Pitcairn au seuil de l’empire.
Pendant ce temps, sur l’île, les premières familles, et les Quintal en particulier, avaient repris le contrôle. Edward Quintal transmit la fonction de magistrat à son frère en 1839, avant de mourir subitement en 1841, au faîte de son influenceFootnote 125. Plus le magistrat apparaissait comme le détenteur du pouvoir sur l’île, plus l’influence de Nobbs diminuait. En 1844, un visiteur de la Navy notait que l’école de ce dernier avait cessé ses activités depuis au moins un an : elle n’accueillait plus d’élèves et ses locaux se délabraient. Nobbs n’exerçait plus d’« autorité autorisée » ni d’« autorité morale » sur les insulairesFootnote 126. La fonction de magistrat continuait à conférer à celui qui l’occupait une autorité significative auprès des capitaines de passage, qui demeuraient une ressource indispensable à la survie de Pitcairn. Un observateur évoquait « la communication et l’échange constants avec les équipages des baleiniers anglais, français et américainsFootnote 127 ». Désormais, lorsqu’un navire arrivait, c’était le magistrat qui, le premier, entrait en relation avec lui et prenait le contrôle des cadeaux destinés aux habitants de l’îleFootnote 128. Le régime reposait sur une supervision légère, un despotisme local et, de façon souterraine, comme il est apparu plus tard, une violence sexuelle permanente. Comme l’avait déclaré Edward Quintal quelques années avant de devenir magistrat : « Nous sommes nos propres maîtres ; nous faisons ce qui nous plaît ; personne ne prendra le contrôle sur nousFootnote 129. » La Navy n’exerçait pas de contrôle : elle ne faisait que repérer et tracer les rouages du pouvoir.
La coexistence de la possibilité d’une intervention impériale et d’une administration locale s’est révélée remarquablement durable. Dans les lettres adressées à leurs supérieurs, les capitaines en visite sur l’île écrivaient parfois que le gouvernement devrait clarifier le statut de l’île. Ainsi du Lieutenant Commander Henry S. Hunt du ketch Basilisk qui, en 1844, soulignait que le gouvernement devait intervenir pour donner à Pitcairn une structure politique mieux définie. Il demandait au Rear Admiral Richard D. Thomas de « recommander fortement au gouvernement de sa Majesté d’envoyer un gouverneur sur l’îleFootnote 130 ». L’idée a été balayée d’un revers de main par le bureau des Colonies, en la personne du futur Premier ministre William E. Gladstone, qui critiquait cette « proposition de fonder une nouvelle colonieFootnote 131 ».
Dans les années 1850 prit forme le projet, qui avait ses partisans en Grande-Bretagne, de déplacer l’ensemble de la population vers la colonie britannique de l’île Norfolk. Il était défendu par Nobbs, qui avait acquis le soutien de l’influent Rear Admiral Fairfax Moresby. De nombreux habitants quittèrent alors Pitcairn. Une fois de plus cependant, les plans du gouvernement furent contrecarrés par le retour d’un certain nombre d’insulaires, rapportant aussi avec eux des questions irrésolues quant à leur statut politique et juridique.
Le statut juridique de l’île de Pitcairn est une histoire d’incertitudes. Son administration reflète les impératifs contradictoires auxquels était soumise la Navy : protéger, avancer des preuves de possession contre les prétentions des autres empires et ne pas donner de nouvelles responsabilités coloniales à la Grande-Bretagne. Eliott fit un pas en direction de l’instauration d’un code, mais il s’abstint, de façon délibérée, d’affirmer la souveraineté britannique sur ce territoire. L’autorité légale de la Grande-Bretagne oscillait entre des affirmations faibles de son autorité et un soutien sélectif à des candidats aspirant à diriger l’île. Eliott établit un équilibre si délicat entre ces deux options que son intervention donna lieu à une série persistante d’interprétations erronées et mutuellement contradictoires. Deux siècles après avoir été découverte par un baleinier états-unien, la communauté minuscule et isolée de Pitcairn avait un pied dans l’empire et un pied en dehorsFootnote 132.
Pour raconter l’histoire de l’île, on s’est d’ordinaire concentré sur la vie d’une poignée de personnages hauts en couleur – Adams, Hill et Eliott, pour les premières années – et l’on a voulu en tirer des contes à visée édifiante : les méchants mutins devenus de bons chrétiens ; le tyran qui a trompé toute une communauté ; le commandant britannique éclairé, qui a définitivement rattaché l’île à l’empire ou qui, à l’inverse, en a fait un État indépendant, doté de sa propre constitution. Or, un examen plus attentif de l’histoire de l’île laisse entrevoir une réalité moins reluisante, produit d’une politique juridique protéiforme, impliquant les manœuvres des insulaires et les circuits irréguliers du contrôle naval britannique. Ce régime s’écartait distinctement des modèles de relations interétatiques, des manuels consacrés à la puissance impériale ou des projets plus généraux de refonte de l’ordre mondial. La notion d’« empire informel » ne permet que de saisir en partie la réticence des responsables britanniques à prendre le pouvoir, mais elle occulte le fait que la Navy, dans sa supervision juridique, obéissait à des procédures formelles strictes. Elle fait aussi oublier que, périodiquement, les insulaires réclamaient avec insistance la protection de l’empire.
L’histoire de ce minuscule territoire fait donc apparaître le fonctionnement d’un ordre juridique irrégulier, construit sur des circuits juridiques à l’intensité vacillante. Les capitaines de la Marine britannique et les responsables de l’Amirauté exerçaient l’autorité impériale par intermittence et amassaient, sous la forme de rapports et de lettres, une documentation relative à la situation de l’île qui ne permettait pas de trancher son statut. Les habitants, avec leurs propres aspirations juridictionnelles et leurs propres intérêts, guidaient ce système tout en cultivant d’autres centres d’autorité. Les circuits juridiques de l’empire ont maintenu cette souveraineté dans l’indétermination, et c’est pourquoi les tentatives ultérieures de localiser les moments qui auraient marqué l’intégration de l’île à l’empire n’ont fait que déformer la réalité historique.
Ce régime impliquait de l’improvisation et des rationalisations bureaucratiques ex post, ce qu’avaient parfaitement compris les populations vivant dans les zones où patrouillait la Navy. Celles-ci surent adroitement manipuler les capitaines pour obtenir qu’ils soutinssent une autorité juridique locale. On ne s’est pas toujours aperçu de l’existence de ce processus parce qu’il n’a pas débouché sur une matrice cartographiable des articulations entre global et local. Les circuits étaient protéiformes : accords de protection, revendications territoriales incomplètes, expérimentations en matière de juridiction, stratégies créatives pour l’établissement d’une autorité locale.
Il est possible de repérer les circuits juridiques de l’empire et leur influence dans des contextes politiques on ne peut plus hétérogènes à travers l’espace Pacifique. En Nouvelle-Galles du Sud et en Nouvelle-Zélande, les colons augmentaient leur autorité non seulement en usant de la violence et de diverses stratégies juridiques, mais aussi en employant le discours impérial de la possession et de la protectionFootnote 133. On trouve une exacerbation des divisions de genre et de race, ainsi que des conflits juridictionnels, dans différents lieux où s’exerçait une gouvernance impériale, sous de multiples formes, qu’il s’agisse du régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie, du condominium anglo-français au Vanuatu (Nouvelles-Hébrides) ou de la colonisation d’Hawaiʻi par les États-UnisFootnote 134. À cause de cette concurrence entre empires, les patrouilles de la Navy sont devenues un vecteur de plus en plus important de la puissance impériale ; dans le même temps, les actions concertées entre les populations autochtones ont orienté les trajectoires politiques, puis rendu possible la décolonisation des îles au cours du siècle suivantFootnote 135.
Dans cet « empire de variationsFootnote 136 », les incertitudes relatives à la souveraineté se sont révélées déterminantes et durables. La métaphore des « circuits » permet de saisir des dimensions essentielles de la configuration irrégulière, incomplète et improvisée du pouvoir impérial et de sa projection – des dimensions qui s’étendaient bien au-delà du seul cas de Pitcairn. Si les insulaires tâchaient de constituer et de reconstituer un ordre sur leur territoire, et s’ils manipulaient pour ce faire les représentants de l’empire qui leur venaient en aide, ces derniers construisaient quant à eux une autorité juridique régionale, à travers les déplacements des navires et leurs interactions avec les insulaires, les sujets et les voyageurs. Les instructions vagues dont disposaient les capitaines, les discours souples qui circulaient en matière de droit international, la transposition de modèles administratifs inadaptés car conçus ailleurs ne faisaient qu’accroître l’incertitude et troubler les transitions institutionnelles. Ainsi l’histoire d’une petite communauté, issue d’une mutinerie, placée dans une situation de communication et de conflit avec des étrangers, révèle-t-elle les instabilités du pouvoir impérial et le caractère global des indéterminations de la souveraineté.