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L’art de ne pas posséder une île

Pitcairn et les circuits juridiques de l’Empire britannique dans le monde pacifique

Published online by Cambridge University Press:  02 April 2025

Lauren Benton
Affiliation:
Yale University [email protected]
Adam Clulow
Affiliation:
The University of Texas at Austin [email protected]
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Les historiens ont fait preuve d’une étonnante indifférence à l’égard des dimensions juridiques de l’« empire informel ». Cet article montre que les pratiques juridiques ont en réalité créé et soutenu une indétermination de souveraineté. Nous nous intéressons à Pitcairn, une petite île isolée du Pacifique, peuplée en 1789 par une poignée de Britanniques et de Tahitiens après la mutinerie du Bounty. Administrateurs britanniques, professionnels du droit, voyageurs et historiens ont avancé un enchevêtrement de revendications, chacune liée à une chronologie particulière, sur la manière dont Pitcairn est devenue britannique. Une des thèses qui ressort de ces controverses est qu’un capitaine de la marine britannique aurait pris possession de l’île en 1838. Nous remettons en question cette version ainsi que d’autres récits prédominants en montrant comment les multiples reconfigurations des liens entre l’île et l’empire ont non seulement empêché la première d’être absorbée dans le second, mais également de devenir une entité indépendante. Les visites intermittentes des officiers de la marine britannique ont progressivement constitué un système juridique improvisé, tandis que des factions rivales parmi les habitants de l’île ont orienté les agents impériaux dans le soutien de projets locaux, y compris des tentatives de prise de pouvoir sur l’île. Pendant un siècle et demi, ces processus ont maintenu Pitcairn au seuil de l’empire. La portée de cette histoire dépasse largement le cas de ce minuscule territoire. En nous appuyant sur une étude micro-historique de Pitcairn afin d’éclairer plus largement l’agencement des relations entre entités politiques, nous montrerons que cette souveraineté indécise a pour origine ce que nous proposons d’appeler les « circuits juridiques » de l’empire au xixe siècle.

Historians have been remarkably incurious about the legal dimensions of “informal empire.” This article shows that legal practices in fact created and sustained sovereign indeterminacy. Our focus is Pitcairn, a small, remote island in the Pacific settled in 1789 by a handful of Britons and Tahitians after the mutiny on the Bounty. British officials, legal professionals, island sojourners, and historians have advanced a jumble of claims, each attached to a particular timeline, about how Pitcairn became British. One prominent view is that a single British navy captain took possession of the island in 1838. We challenge this and other prevailing accounts by showing how repeated reconfigurations of island-imperial connections kept Pitcairn from being either enfolded into the empire or established as an independent entity. Intermittent visits by British naval officers gradually constituted a make-shift legal system, while rival factions of islanders steered imperial agents to support local schemes, including bids for island rule. For a century and a half, these processes held Pitcairn on the threshold of the empire. The significance of the narrative recounted here extends far beyond one small island. This microhistory illustrates broad processes of interpolity ordering and locates the origins of sovereign indeterminacy in the “legal circuitry” of nineteenth-century empire.

Type
Mondes océaniens
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Trois kilomètres de long sur un kilomètre et demi de large, Pitcairn est une île minuscule. Durant la majeure partie de son histoire, elle n’a guère compté plus d’une centaine d’habitants, presque tous descendants d’une poignée de marins britanniques et de Tahitiennes qui s’y étaient installés à la suite de la célèbre mutinerie du HMAV (His Majesty’s Armed Vessel – le navire armé de sa Majesté) Bounty. Pitcairn est en outre un endroit particulièrement isolé. Située à quelque 800 kilomètres de la première île habitée, à l’écart des grandes routes commerciales, sa zone de mouillage non protégée a entravé le développement d’un commerce régulier. Mal dotée en terres arables et en ressources naturelles, elle dépend fortement du soutien matériel des navires de passage.

De telles conditions ne semblent pas faire de Pitcairn un lieu susceptible d’éprouver la nature et la portée de la souveraineté de l’Empire britannique. Pourtant, une question a suscité quantité de commentaires et de disputes enflammées : à quel moment Pitcairn est-elle devenue britannique ? Certains ont tenté d’apporter une réponse définitive à ces controverses. Le dernier jugement en date à propos du statut juridique de l’île remonte à 2006, lorsque la cour d’appel des territoires britanniques d’outre-mer et des dépendances de la Couronne a déclaré que les affaires criminelles de l’île relevaient de la juridiction de la Grande-Bretagne. En réponse à un ultime recours déposé par plusieurs hommes de Pitcairn condamnés dans une affaire lancée en 2004, le Comité judiciaire du Conseil privé a statué que, depuis « plus de cent ans, Pitcairn est administrée par la Couronne en tant que possession britanniqueFootnote 1 ».

Ce jugement n’a toutefois pas suffi à mettre fin aux controverses relatives au statut passé de l’île. Chercheuses et chercheurs ont pu formuler des idées opposées pour ce qui est du moment exact où Pitcairn serait devenue britannique, et ce d’autant plus aisément que chacun peut piocher à sa guise dans des archives abondantes et d’une grande précision afin d’étayer telle ou telle interprétation. L’opinion publique britannique était quant à elle fascinée par l’histoire romantique d’une communauté chrétienne anglophone et anglo-tahitienne subsistant sur un minuscule bout de terre perdu dans le Pacifique Sud. Face à l’inlassable appétit de descriptions de Pitcairn et de sa population, les résidents ont produit des récits les mettant en valeur et représentant leur île comme un véritable paradis terrestre. Des capitaines de la Navy ont rédigé des comptes rendus détaillés, dont beaucoup ont fait l’objet d’une publication rapide. D’autres traces documentaires ont enfin été laissées par une poignée d’aventuriers se rêvant en dirigeants de l’île.

Cet article voudrait raconter cette histoire autrement. Rejetant les approches qui mettent l’accent sur l’exotisme de l’île et son isolement, interrogeant les postulats qui sous-tendent l’annexion à l’empire et le moment de sa survenue, nous dévoilons le fonctionnement interne d’un régime fondé sur la supervision navale et les luttes de pouvoir locales, deux éléments qui ont conjointement façonné les rapports entre l’île et l’empire. Notre analyse prend le contrepied d’une thèse souvent répétée : la Grande-Bretagne aurait suivi la politique impériale en s’installant et en prenant possession de Pitcairn. Nous voudrions aussi réfuter l’interprétation concurrente, selon laquelle les capitaines britanniques auraient créé une communauté politique indépendante et dotée de sa propre constitution. Au contraire, les multiples reconfigurations des liens entre l’île et l’empire ont non seulement empêché la première d’être absorbée dans le second, mais également de devenir une entité indépendante. Les manœuvres juridiques des différentes parties ont maintenu dans l’indétermination la souveraineté de l’île.

La portée de cette histoire dépasse largement le cas de ce minuscule territoire. En nous appuyant sur une étude micro-historique de Pitcairn afin d’éclairer plus largement l’agencement des relations entre entités politiques, nous montrerons que cette souveraineté indécise a pour origine ce que nous proposons d’appeler les « circuits juridiques » de l’empire au xixe siècle. En effet, comme dans d’autres territoires du Pacifique sis aux confins de l’Empire britannique ou au-delà, ce sont des pratiques juridiques moins structurées que des institutions, mais plus systémiques que des interventions ad hoc qui ont permis d’établir une puissance impériale d’intensité variable entre Pitcairn et la Grande-BretagneFootnote 2. Les patrouilles navales britanniques, les actions d’ordre quasi législatif et les relations intermittentes de patronage relevaient notamment de ces pratiques structurantes. Leur combinaison a activé un courant faible d’administration impériale qui permettait de préserver une certaine autonomie locale, tout en ménageant la possibilité d’interférences soudaines.

La perspective que nous défendons cherche à combiner et à affiner des approches disparates de l’histoire du Pacifique et des empiresFootnote 3. Si le monde pacifique du xixe siècle fut le théâtre d’âpres luttes d’influence commerciales et politiques, il est désormais bien établi par l’historiographie que les puissances européennes cherchaient à éviter d’endosser les coûts liés à l’administration des territoires en question. Pour cette raison, elles ont souvent opté pour un « contrôle sans responsabilité », phénomène que d’aucuns ont pu qualifier d’« empire informelFootnote 4 ». D’autres études se sont intéressées aux formes invasives de gouvernance développées par les colonies de peuplement de la région, véritable « agression juridique » à l’encontre des communautés autochtonesFootnote 5. De récents travaux, qui se sont employés à reconstituer les stratégies juridiques mises en œuvre par les peuples des Premières Nations de la région, ont révélé que ces derniers n’étaient pas les victimes passives de ces projets impériauxFootnote 6.

Pour inscrire dans un même cadre d’analyse les pratiques juridiques des agents de l’empire, des colons et des Premières Nations, historiennes et historiens ont mis l’accent sur la notion de « pluralisme juridique » et sur les rencontres interculturellesFootnote 7. C’est cette perspective que nous adopterons, ce qui ne nous empêchera pas d’en pointer certaines limites. Bien que très différente du contrôle direct (direct rule), l’administration juridique impériale dans le Pacifique n’était pas du tout informelle. Les agents de l’empire, avec l’appui du gouvernement, faisaient le tour du Pacifique Sud à bord des navires patrouilleurs et occupaient toute une série de postes administratifs. Parfois improvisées, leurs actions ont peu à peu permis d’exercer un pouvoir et de tisser une toile juridictionnelle, mince et irrégulière, sur terre comme sur merFootnote 8. Les populations locales ont joué un rôle essentiel dans la fabrication et la supervision de ce régime, n’agissant ni comme des auxiliaires du pouvoir impérial – ainsi que le prétendent certains tenants de la thèse de l’empire informel –, ni comme des soutiens indéfectibles de l’autonomie des îles. Les différentes factions locales, auxquelles s’ajoutaient quelques francs-tireurs mus par leurs propres intérêts, manipulaient les agents impériaux et orientaient les politiques juridiques en fonction de leurs objectifs respectifs. Sur la minuscule île de Pitcairn comme dans nombre d’autres territoires, les pratiques divergeaient de celles que les historiennes et les historiens associent parfois machinalement au colonialisme de peuplement, à l’empire informel ou aux visions anticoloniales du monde des Premières Nations. Loin de se hâter de lever les ambiguïtés liées à l’appartenance à l’empire, les différents acteurs et factions œuvraient à la fabrication et à la perpétuation des circuits juridiques susceptibles de préserver cette incertitude politique. Si ce processus incitait les acteurs à rechercher le type de juridiction le plus avantageux, il ne dessinait pas clairement un ordre juridique plurielFootnote 9. Les doctrines du droit international étant encore peu élaborées et floues, les empires projetaient leur puissance sur des régions où coexistait une pluralité de communautés politiques en déployant toute une gamme de répertoires judiciaires, de routines administratives et de stratégies juridictionnelsFootnote 10.

Notre analyse conteste également les histoires du colonialisme dans le Pacifique qui mettent à tort l’accent sur les revendications de possessions territorialesFootnote 11. Parce que l’histoire de Pitcairn illustre à merveille les limites d’une telle approche, nous proposerons une nouvelle interprétation des politiques de possession de l’île. Une grande partie de l’attention s’est jusqu’ici portée sur le caractère supposément définitif des actions accomplies par un capitaine de la Navy, Russell Eliott, au cours d’une seule journée de 1838. Nous contredisons ce genre de certitudes en montrant au contraire que les actions dudit Eliott s’inscrivent dans un système autorisant les capitaines à formuler des jugements discrétionnaires. Même lorsqu’il intervient en appui d’une faction locale, Eliott prend soin de se conformer aux attentes de la Marine britannique, qui ne prétend qu’à une autorité limitée, et s’abstient donc d’impliquer l’empire dans la gouvernance effective de l’île. Cette interprétation correspond à la réalité d’un mode de prise de possession processuel, indéterminé et performatif, qui favorise l’accumulation de preuves en vue d’éventuelles revendications territoriales, et qui projette dans un futur indéterminé la possibilité d’une annexion impériale. Bien que cet « horizon d’attente »Footnote 12 soit flou et nébuleux, les routines juridiques ont pu susciter le fantasme d’un monde où les communautés du Pacifique allaient un jour devenir des possessions impérialesFootnote 13.

Pour faire l’histoire des politiques juridiques de Pitcairn, nous proposons tout d’abord un résumé général de la mutinerie du Bounty, car l’événement est lourd de conséquences et d’implications politiques. Nous analysons ensuite deux processus étroitement imbriqués : les pratiques de gouvernement des patrouilles navales et les rivalités entre habitants et visiteurs au sujet de l’administration de l’île. Nous exposons alors une nouvelle interprétation des luttes de pouvoir à Pitcairn et de leur incidence sur les relations entre l’île et l’empire. Enfin, nous suggérons de jeter un regard critique sur les événements de 1838, trop souvent considérés comme la preuve irréfutable que l’île appartenait à la Grande-Bretagne. La microhistoire des politiques juridiques de ce territoire minuscule constitue un bon moyen d’étudier, plus largement, les ressorts et les limites du pouvoir impérial dans le monde Pacifique du xixe siècle.

L’œil de la mutinerie

Depuis près de deux siècles, le statut juridique de Pitcairn au sein de l’Empire britannique suscite autant d’intérêt que de désaccords. La mutinerie qui est à l’origine de Pitcairn a influencé ces débats comme la manière dont on raconte l’histoire de l’île. Les principaux événements relatifs à la mutinerie du Bounty, en 1789, sont bien établis : tandis que le navire quittait Tahiti après une longue escale au cours de laquelle l’équipage avait récolté des arbres à pain – dans le cadre d’un projet visant à produire de nouvelles sources de nourriture pour les esclaves des Antilles britanniques –, des mutins, emmenés par un charismatique master’s mate (officier en second), Fletcher Christian, prirent le commandement du vaisseau, décidant d’abandonner le capitaine, William Bligh, et dix-huit de ses fidèles dans une chaloupe au milieu du PacifiqueFootnote 14. Les mutins souhaitaient s’installer à Tubuai, mais, repoussés par les habitants de l’île, ils s’en retournèrent à Tahiti. 16 marins décidèrent d’y rester et de tenter leur chance auprès de la justice britanniqueFootnote 15. 9 autres, parmi lesquels Fletcher Christian, partirent à bord du Bounty à la recherche d’un endroit sûr, où ils pourraient échapper à la capture et à une pendaison presque certaine. 12 Tahitiennes, 6 Tahitiens, et une jeune fille se trouvaient sur le navire – certains de leur plein gré, d’autres contraints et forcés. De son côté, le capitaine Bligh parvint à conduire son frêle esquif sur la terre ferme ; de là, il rentra à Londres où le récit de ses mésaventures déclencha la fureur des autorités : en 1790, l’Amirauté envoyait le HMS (His Majesty's Ship – le navire de sa Majesté) Pandora à Tahiti pour y traquer les mutins. Ceux restés là-bas furent arrêtés et envoyés à Londres pour y être jugés ; mais le Pandora ne retrouva pas la trace du Bounty et de son maigre équipage.

Il fallut attendre près de vingt ans pour savoir ce qu’il était advenu des mutins. En 1808, un baleinier américain commandé par Matthew Folger fit escale à Pitcairn, où il trouva une petite colonie composée des survivants du dernier voyage du Bounty et de leurs descendants (fig. 1). Folger, comme la plupart des premiers visiteurs de l’île, s’émerveilla de découvrir dans un endroit aussi isolé une communauté de chrétiens anglophones et apparemment dévots. Le détail des luttes brutales qui avaient suivi leur installation sur l’île ne serait révélé que progressivement. Seulement trois ans après leur arrivée, les hommes tahitiens, régulièrement soumis à de mauvais traitements, s’étaient rebellés et avaient tué 5 des mutins, dont Fletcher Christian. En représailles, les 6 Tahitiens amenés sur l’île furent tous assassinés. Après le suicide d’un autre mutin, 2 des Britanniques restants – John Adams et Edward Young – avaient agressé et tué le troisième, un matelot nommé Matthew Quintal, dans un ultime accès de violence. En 1800, Adams, dernier survivant du Bounty, était alors devenu le chef incontesté d’une population peu nombreuse mais en pleine expansion. Au moment de la découverte de l’île par l’équipage du baleinier américain, il régnait comme un quasi-roi sur une communauté qu’Andrew Lewis a qualifiée de « monarchie bibliqueFootnote 16 ».

Figure 1 – Carte marine de l’île Pitcairn en 1825, établie par le capitaine F. W. Beechey, RN FRS

Source : Frederick William Beechey et J. D. Potter, Pitcairn Island, 1825, Londres, Département hydrographique de l’Amirauté, 1829, rev. 1872, http://nla.gov.au/nla.obj-231287530

L’opinion publique britannique dévorait les publications consacrées à Pitcairn, en choisissant d’ignorer tout ce qui contredisait l’image d’une vie idyllique. Les commentateurs exaltaient cette histoire de rédemption, de mutins sans foi ni loi devenus de pieux chrétiens et vivant apparemment dans « l’innocence, l’harmonie et la paix » sur leur île paradisiaqueFootnote 17. Cet engouement décida le gouvernement à leur apporter une aide matérielle : la Royal Navy leur envoya des provisions et tenta même, en vain, de les déplacer à Tahiti. Les capitaines des patrouilles navales arbitraient les conflits sur l’île, examinaient les sources de trouble, apportaient un soutien politique à tel ou tel homme aspirant à devenir le nouveau dirigeant de l’île. Mais jamais Londres ne leur ordonna de prendre possession de Pitcairn ; aucun capitaine de la Navy ne tenta t’y planter l’Union Jack.

La situation semble changer définitivement un jour de novembre 1838, lors d’une visite de routine du capitaine Russell Eliott à bord du HMS Fly. À la demande d’un groupe d’habitants de l’île, celui-ci mit en place une procédure visant à faire élire un « Magistrate and Chief Ruler » (magistrat et dirigeant en chef) et promulgua un ensemble de lois élémentaires. L’élection désigna un certain Edward Quintal, qui fit le serment de « conserver un Registre de [ses] actions et de [se] rendre comptable, durant l’exercice légitime de [sa] Fonction, envers sa Majesté la reine de Grande-Bretagne ou de son représentantFootnote 18 ». Bien que Eliott n’ait à aucun moment déclaré formellement que l’île était une colonie, ses actes impliquent l’exercice d’une possible juridiction britannique. Cette interprétation s’est progressivement imposée, au point que des historiens, des auteurs à succès, et même le gouvernement britannique ont fini par affirmer que le capitaine avait pris possession de Pitcairn pour le compte de la Couronne.

À Londres, les administrateurs coloniaux ne partageaient toutefois pas cette opinion et continuaient de considérer comme incertain le statut de Pitcairn. En 1846, l’influent sous-secrétaire permanent aux Colonies, James Stephen, avançait qu’une île isolée au « milieu du Pacifique » n’était d’aucune « utilité à la nation en général ». Il observait que la Marine britannique intervenait régulièrement dans la vie des résidents, « en leur faisant des cadeaux, en envoyant des vaisseaux leur rendre visite, en permettant aux officiers de la Navy d’établir une sorte de code pour qu’ils puissent jouir d’un gouvernement et nommer des dirigeants issus de leurs rangs »Footnote 19. Selon lui, il fallait trancher la contradiction existant entre ces immixtions constantes dans la vie de l’île et l’indifférence des autorités britanniques à son égard. Aussi Stephen préconisait-il d’envoyer les habitants de Pitcairn dans « la colonie britannique la plus proche » afin de les placer sous l’autorité directe de la Couronne.

Un siècle et quelques interventions législatives plus tard, les successeurs de Stephen continuaient de douter que Pitcairn soit britannique. En 1955, le secrétaire d’État aux Colonies, Alan Lennox-Boyd, demanda une clarification concernant son statut constitutionnelFootnote 20. Un mince dossier commença alors à circuler au sein du bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth, dans lequel on pouvait lire que l’île était administrée depuis 1898 par le Haut-Commissariat du Pacifique Ouest, établi à Fidji et dirigé par un gouverneur faisant aussi office de commissaire et de responsable d’un domaine maritime très étendu. Le dossier cite également deux lettres patentes plus tardives relatives à Fidji décrivant Pitcairn comme une « dépendance »Footnote 21.

En réponse à la requête du secrétaire d’État, un fonctionnaire rédigea une note manuscrite, consignée dans le dossier, dans laquelle il avançait que le gouvernement britannique pourrait être « obligé d’admettre » que l’île était une dépendance, quand bien même elle ne figurait pas sur « liste de territoires ayant ce statut ». Au-dessous de cette remarque, un second fonctionnaire avait griffonné le mot « awkward » (inconfortable) et demandé des clarifications supplémentaires. Un troisième, plus sûr de lui, expliquait pour sa part que le mot « dépendance » n’avait « pas de sens ou de connotation précis en droit constitutionnel ». Cette étiquette était totalement hors de propos, ajoutait-il, puisque Pitcairn n’était pas subordonnée à Fidji et que les groupes d’îles se partageaient seulement un gouverneur. Bien avant que Pitcairn ne soit rattachée administrativement à Fidji, poursuivait-il, elle avait acquis le statut de colonie britannique « au sens défini par la loi relative aux colonies britanniques de 1887 ». Cette loi avait en effet étendu l’autorité de la Couronne à des territoires occupés par des sujets britanniques mais n’ayant « pas de gouvernement civilisé » et « devenus ou susceptibles de devenir des possessions de sa MajestéFootnote 22 ». En 1898, le gouvernement avait étendu le périmètre de la loi à PitcairnFootnote 23. Les bureaucrates en concluaient que, rien n’ayant changé depuis lors, il était absolument certain que l’île appartenait à la Grande-Bretagne.

Malgré ces assertions, des doutes relatifs au statut de Pitcairn ont refait surface dans l’affaire portée en 2006 devant le Comité judiciaire du Conseil privéFootnote 24. Les appelants étaient six hommes de l’île reconnus coupables d’agression sexuelle et de viol. Une enquête de police avait en effet établi que nombre de femmes et de jeunes filles, dont de jeunes enfants, étaient de longue date victimes d’abus sexuel. Or, les avocats de ces hommes affirmaient que la Grande-Bretagne n’était pas compétente pour juger l’affaire. L’appel, finalement rejeté par la cour, reposait sur un ensemble d’arguments pour le moins intrigantsFootnote 25. Les requérants, mettant l’accent sur le sens juridique et politique de la mutinerie du Bounty, soutenaient qu’en s’emparant du navire, les mutins avaient renoncé à toute appartenance nationale et étaient devenus des pirates apatrides. Puisque les violences qui s’étaient déroulées par la suite avaient décimé les rangs des mutins, c’était une majorité de « femmes tahitiennes et leurs enfants » – sujets qui n’étaient évidemment pas britanniques – qui s’était trouvée en possession de l’île. En outre, pendant près d’un siècle, la Grande-Bretagne n’avait absolument pas tenté de « prendre possession d’une colonie non autorisée au moyen d’une procédure de ratification et d’acceptation ». En conséquence, les requérants ne tombaient pas sous le coup de la loi britannique. Lord Hoffmann n’était pas de cet avis et, dans un jugement particulièrement laconique, le comité citait, à titre de preuve de la souveraineté britannique sur l’île, le « décret [executive statement] [du gouvernement] affirmant qu’elle fait partie du territoire de la Couronne ». Il était « impensable », déclarait la cour, de défendre la thèse inverseFootnote 26.

Historiennes et historiens ont eux aussi pris part aux discussions relatives au statut de Pitcairn. S’intéressant surtout aux décennies comprises entre le premier contact avec la communauté de l’île, en 1808, et son intégration dans la loi sur les colonies britanniques, à la fin du xixe siècle, les chercheurs ont apporté des éléments à l’appui des deux thèses contraires et proposé en outre leurs propres interprétations. La plupart ont mis l’accent sur la discipline de bord et ses drames, sur des personnages hauts en couleur, sur la mutinerie et les luttes de pouvoir à PitcairnFootnote 27. Les travaux qui ont analysé les actions des capitaines et les prises de pouvoir par les insulaires ont eu tendance à leur prêter davantage d’intentionnalité et de portée qu’ils n’en avaient en réalité, à défaut d’avoir su restituer le contexte général dans lequel ces interactions s’inscrivaient. Certains travaux se focalisent strictement sur les actes et la personnalité de Joshua Hill, figure dictatoriale souvent représentée en tyran fou mentant constamment pour parvenir à ses fins. D’autres posent que les actions du capitaine Eliott marquent le moment où la Grande-Bretagne a pris possession de l’île ou, à l’inverse, celui où les habitants de Pitcairn se sont dotés de leur propre constitution.

Ces événements revêtent une signification nouvelle si l’on considère qu’ils ont maintenu l’île au seuil de l’empire sans trancher la question de son statut. La mutinerie elle-même, à l’origine de la colonie, a configuré les luttes de pouvoir sur l’île. Comme l’a montré l’historien Greg Dening, la mutinerie du Bounty était une longue « performance » qui avait pour objet de faire la part entre autorités légitime et illégitimeFootnote 28. À la suite de cette mutinerie, les acteurs de l’île ont continué à chercher à s’assurer une position aussi favorable que possible vis-à-vis des autorités locales et impériales. Dans une importante étude parue en 2018, Tillman W. Nechtman soutient que lorsque Hill a débarqué sur l’île, en octobre 1832, il avait une « idée [précise] de la manière de réformer l’impérialisme britannique partout dans le monde et de lui redonner de la vigueur » ; or, il a lui-même fomenté une « mutinerie et [une] trahison » en orchestrant la « prise illicite et non autorisée d’une colonie britannique par un sujet britannique de la Couronne britanniqueFootnote 29 ». Cette histoire paraît cependant trop bien ficelée. Les mutineries visaient autant à redéfinir l’autorité qu’à prendre le pouvoir. En se retournant contre l’autorité britannique et en se comportant en despote au petit pied, Hill ne coupait pas les liens entre l’empire et l’île : il les redéfinissait. À l’instar d’autres aventuriers de son genre, il ne faisait que s’engager dans un terrain déjà très fréquenté, où les agents de l’empire comme les locaux affirmaient avec assurance – et amendaient fréquemment – leurs prétentions à l’autorité. Cela avait pour principal effet d’accroître l’ambiguïté et l’incertitude.

Par son fonctionnement habituel, l’ordre juridique inhérent à la pluralité de communautés politiques de la région renforçait les instabilités de pouvoir à Pitcairn, et vice versa. Notre interprétation cherche à montrer que, comme d’autres acteurs, Hill, dans les manœuvres par lesquelles il a tenté d’accéder au pouvoir, ainsi que le capitaine Eliott, par les actes juridiques dont il a pris l’initiative, n’ont ni détruit ni transformé radicalement les circuits juridiques de l’empire. Ils les ont seulement bricolés. La volonté d’augmenter le pouvoir des Britanniques sur l’archipel en y effectuant des visites périodiques d’une part, et l’inventivité dont les insulaires ont fait preuve face à cette volonté, d’autre part, ont placé puis maintenu Pitcairn dans une situation incertaine sur le plan de la souveraineté.

La projection du droit britannique dans le Pacifique Sud

Le caractère bricolé de l’administration britannique dans le Pacifique Sud conditionnait les politiques juridiques à Pitcairn. La fondation d’une colonie pénale à Botany Bay en 1787 obligea à importer des ressources depuis les îles voisines : un groupe bigarré et inattendu de marchands, de baleiniers, d’anciens repris de justice et de missionnaires se sont alors déployés dans les archipels du Pacifique. Petit à petit, leurs activités ont grignoté le monopole commercial de la Compagnie des Indes orientales, dont la charte précisait qu’il s’étendait du cap de Bonne-Espérance au détroit de MagellanFootnote 30. En 1787, anticipant le besoin d’un mécanisme juridique plus efficace, le gouvernement britannique accordait à Arthur Phillip, premier gouverneur de Nouvelle-Galles du Sud, une autorité limitée sur « l’ensemble des îles voisines de l’océan PacifiqueFootnote 31 ». Cette décision faisait naître une incertitude : sa juridiction concernait-elle exclusivement les sujets britanniques ou s’étendait-elle aussi à d’autres ? Et ne s’appliquait-elle qu’aux territoires sur lesquels les Britanniques pouvaient plausiblement revendiquer un droit de découverte et de possessionFootnote 32 ?

Les tentatives visant à clarifier la portée de l’autorité légale de la Grande-Bretagne ont introduit de nouvelles incertitudes. Le Parlement adopta une série de lois dans le but d’élargir la juridiction de l’Amirauté aux crimes commis en dehors des territoires britanniques. Une loi de 1806 supprimait ainsi l’obligation d’envoyer en Angleterre pour les juger les personnes accusées d’avoir commis des crimes en mer ou « dans des lieux très reculés ». Il devenait possible de nommer des commissaires qui présideraient à des procès relatifs à des délits commis dans n’importe quel « havre, rivière, crique ou lieu où l’amiral ou les amiraux [possédaient] un pouvoir, une autorité ou une juridictionFootnote 33 ». En 1817, le Parlement précisa que la juridiction britannique s’appliquait aux meurtres et aux homicides commis par des membres actuels et passés de l’équipage des navires britanniques qui se trouvaient au Honduras, en Nouvelle-Zélande, à Tahiti ou « au sein de toute autre île, de tout autre pays ou de tout autre lieu n’appartenant pas aux dominions de sa Majesté, n’étant pas soumis à un État ou à une puissance d’Europe, ou ne relevant pas du territoire des États-Unis d’AmériqueFootnote 34 ». Les autorités de Nouvelle-Galles du Sud ne comprenaient pas vraiment comment fonctionnait cette juridiction. En 1796, le deuxième gouverneur de la région, John Hunter, écrivait à Londres que, bien qu’occupant la fonction de vice-amiral de la colonie, il ne savait « toujours pas comment convoquer ici un tribunal de la Vice-Amirauté afin de juger des délits commis en haute merFootnote 35 ». Il y eut d’autres tentatives de clarification, comme la loi relative à la Nouvelle-Galles du Sud de 1823 et la loi sur les tribunaux australiens de 1828, qui accordaient aux tribunaux de Nouvelle-Galles du Sud et de la Terre de Van Diemen (la Tasmanie) la compétence pour juger les sujets britanniques accusés d’avoir commis des crimes sur d’autres îles. Une poignée de consuls furent nommés, dont l’autorité s’étendait à d’autres îles et d’autres territoires, certains étant clairement définis et d’autres pasFootnote 36. Dans l’ensemble, c’est la confusion qui constituait le trait le plus cohérent de cet agencement juridictionnel.

En pratique, cette situation laissait aux capitaines de la Navy la possibilité d’exercer une autorité légale sur un grand nombre d’îles. La plupart d’entre eux avaient pour instruction de protéger les sujets britanniques et étaient autorisés à juger sur place de la nécessité d’interventions limitées, y compris lorsqu’elles impliquaient l’usage de la force. Techniquement, ces actions n’étaient pas de nature judiciaire, mais ces capitaines se conduisaient incontestablement – certains avec plus d’enthousiasme et de zèle que d’autres – en agents de la justice. Ils menaient des enquêtes, organisaient des auditions ad hoc, ordonnaient des actes de représailles et des châtiments. Parce qu’ils étaient tenus d’informer leurs supérieurs de leurs actions, nombre d’entre eux étaient passés maîtres dans l’art d’employer le langage du droit pour justifier leurs interventions, tant pour éviter les réprimandes de l’Amirauté dans le cas où ces dernières auraient entraîné des troubles que pour faire progresser leur carrière en se forgeant une réputation d’habileté diplomatique et de mesureFootnote 37.

Parallèlement, le gouvernement britannique envoyait les capitaines de la Navy à la recherche des souverains locaux. Ainsi est née, par petites touches, la vision d’un ordre régional où une multitude de souverains administreraient la loi au profit des intérêts britanniquesFootnote 38. Les dirigeants locaux avaient bien compris ce projet. Ils jouaient les empires européens les uns contre les autres en demandant, quand cela les arrangeait, la protection de leur Marine et de leur gouvernement, selon des stratégies visant à différer ou à empêcher l’annexion du territoire qu’ils gouvernaient. Certains accordaient même des droits et un territoire à d’ambitieux étrangers. Le sultan de Borneo autorisa par exemple le marchand britannique Alexander Hare et son associé, John Clunies-Ross, à présider la micro-communauté politique créée par le premier à Banjarmasin. Les deux hommes parvinrent en outre à convaincre des représentants britanniques de leur envoyer des prisonniers de Java pour contribuer au développement de leur « imperium in imperio »Footnote 39. Une décennie plus tard, James Brooke obtint quant à lui, grâce à une alliance avec le sultan de Brunei, le droit de gouverner Sarawak. Il se fit ensuite nommer gouverneur de Labuan par la Grande-Bretagne et utilisa son statut d’agent pour négocier un traité – jamais ratifié par son gouvernement – avec le sultan de SuluFootnote 40. Cette diplomatie improvisée présentait des avantages pour tout le monde. Le gouvernement britannique pouvait appuyer les actions des agents de l’empire, mais aussi les désapprouver s’ils outrepassaient leurs prérogatives ou si la situation venait à changer. Quant aux souverains régionaux, ils pouvaient faire appel à la protection du gouvernement britannique sans renoncer à leur souveraineté. Ces deux dynamiques – l’initiative laissée aux capitaines de la Navy et la recherche de souverains locaux – imprégnaient la politique à Pitcairn.

Si ce sont des capitaines américains qui ont découvert la colonie de l’île, les autorités britanniques n’ont pas tardé à y envoyer des navires de la Navy. En 1814, Thomas Staines (HMS Briton) et Philip Pipon (HMS Tagus) furent les premiers capitaines de la Marine britannique à atteindre Pitcairn. Impressionnés par la piété d’Adams, ils lui reconnaissaient d’avoir su préserver le christianisme et faire régner l’ordre. Sans sa direction et son influence, écrivait Pipon, « la colonie [aurait], selon toute probabilité, [été] exterminéeFootnote 41 ». Rien ne garantissait une réaction aussi positive : après tout, Adams était un mutin, et Pipon et Staines auraient pu l’arrêter et l’emmener à Londres pour y être jugéFootnote 42. Or, les deux capitaines ont au contraire choisi de renforcer son autorité. Ce soutien s’explique par la fascination générale des Britanniques pour cette petite communauté vivant dans une harmonie apparente et lavée des péchés de ses fondateurs. Mais les actions de Pipon et Staines étaient aussi conformes au modus operandi de la Marine britannique dans la région. En renforçant la position d’Adams, ils suivaient le schéma d’une supervision navale sans responsabilités clairement définies.

Chercheuses et chercheurs ont eu le plus grand mal à décrire la nature des rapports entretenus par la Navy avec l’île : selon certains, l’Amirauté considérait que Pitcairn se trouvait sous sa « tutelle particulière » ou sa « charge » et que les capitaines étaient officieusement devenus ses « protecteurs » et ses « intendants »Footnote 43. Les descriptions de ce type ignorent le caractère protéiforme du mode de supervision et d’intervention légales de l’empire dans la région. En outre, elles prêtent une cohérence abusive aux visites désordonnées des capitaines. Si ces derniers ne précisaient pas leur rapport à la communauté de Pitcairn, c’est en partie parce qu’ils élargissaient le circuit impérial déjà tracé par les patrouilles de la Navy et ses interventions intermittentes.

« Nous sommes Anglais »

Au niveau le plus élémentaire, les actions des capitaines successifs procédaient de l’idée que les habitants de Pitcairn étaient, de toute évidence, culturellement Britanniques. Les visiteurs soulignaient que les insulaires connaissaient l’anglais, que la plupart portaient un nom anglais, qu’ils pratiquaient un christianisme idiosyncrasique et avaient pour chef un homme blanc. Cette perception était confortée par les habitants eux-mêmes, qui se définissaient, non sans une certaine agressivité, comme Britanniques. Lorsque le capitaine du baleinier américain Matthew Folger leur demanda à son arrivée, en 1808, « Qui êtes-vous ? », il s’était vu répondre : « Nous sommes Anglais. » Folger avait insisté : « Comment pouvez-vous être anglais puisque vous êtes nés sur cette île, que les Anglais ne possèdent pas et n’ont jamais possédée ? » Les insulaires invoquèrent alors l’ascendance patrilinéaire : « Nous sommes Anglais parce que notre père était anglaisFootnote 44. » Plus tard, d’autres capitaines observèrent qu’Adams agrémentait le service religieux de déclarations de loyauté à la Couronne et que les habitants « priaient pour leur souverain et l’ensemble de la famille royale avec une loyauté et une sincérité tout à fait manifestesFootnote 45 ». Dans la même veine, d’autres observateurs rapportaient que les habitants de Pitcairn « consid[érai]ent le roi d’Angleterre comme leur souverainFootnote 46 ».

Autant ces derniers affirmaient leur Britishness, autant ils rejetaient le fait qu’on puisse les considérer comme Tahitiens. Bien que les membres de la petite communauté fussent – à l’unique exception d’Adams – tahitiens ou anglo-tahitiens et qu’ils conservassent un mélange de pratiques culturelles tahitiennes et britanniques, ils « refusaient vigoureusement d’être catégorisés comme ‘noirs’Footnote 47 ». Cette attitude se fit jour dès la redécouverte de la communauté, les habitants de l’île refusant de se livrer à toute représentation à thème tahitien à l’intention des visiteurs. Lorsqu’un capitaine demanda que les femmes adultes fassent un spectacle de danse tahitienne, il fut ainsi surpris de l’hésitation des habitants : « Avec les plus grandes difficultés et force persuasion, les visiteurs finirent par obtenir des dames adultes qu’elles se levassent pour exécuter la danse otaitienne, à laquelle elles consentirent avec une réticence montrant qu’elles souhaitaient seulement leur être agréablesFootnote 48. »

Les visiteurs furent ravis de trouver des signes de la résilience – donc de la supériorité – de la culture britannique au sein de cette communauté. Après sa rencontre avec le fils de Fletcher Christian en 1814, le capitaine Pipon observait que son équipage était « très heureux de retrouver dans sa contenance bienveillante tous les traits d’un honnête visage anglais ». Cet aspect éveilla chez Pipon « des sentiments de tendresse et de compassionFootnote 49 ». Quant à Staines, il décrivait la communauté « comme une excellente race de jeunes hommes, femmes et enfants » qui méritaient une instruction religieuseFootnote 50. La familiarité des habitants de l’île devint un thème récurrent pour les visiteurs. En 1833, un capitaine de passage écrivait ainsi que les habitants de Pitcairn venus accueillir son navire en canoë étaient « tous bien vêtus et [avaient] en tout point l’apparence d’AnglaisFootnote 51 ».

S’il est tentant d’interpréter ces récits comme un prélude à la possession britannique, ces témoignages attestant la Britishness des habitants de l’île vont de pair avec une nette réticence à prendre le contrôle administratif de ce territoire. Ici, comme dans de nombreuses autres îles relevant du circuit des patrouilles navales britanniques, les principaux vecteurs de la politique impériale étaient les capitaines de la Navy qui s’arrêtaient brièvement et exerçaient une autorité légale impromptue. Chargés de protéger les sujets britanniques et autorisés à prendre des décisions immédiates quant à l’usage de la force – à condition de ne pas déclencher une guerre de grande ampleur avec les insulaires ou avec d’autres Européens –, ils projetaient l’influence britannique par le biais d’actions ad hoc : enquêter, juger, administrer les populations.

Figure 2 – Carte de l’océan Pacifique montrant l’emplacement de Pitcairn

Source : John Arrowsmith, « Pacific Ocean », in The London Atlas of Universal Geography, Exhibiting the Physical and Political Divisions of the Various Countries of the World, Constructed from Original Materials […], Londres, J. Arrowsmith, 1842. Avec l’amiable autorisation de la David Rumsey Historical Map Collection, https://www.davidrumsey.com/maps860.html.

L’exemple le plus évident de ce type d’intervention date de 1831, lorsque l’Amirauté, répondant à une demande formulée des années plus tôt par Adams, prit la décision de déplacer les habitants de Pitcairn à Tahiti (fig. 2). Quand elle fut enfin en mesure d’assurer leur transport, Adams était mort et nombre d’habitants rechignaient à quitter leur île. Pourtant, l’opération eut bel et bien lieu. En février 1831, le capitaine Alexander Sandilands fut envoyé à bord du HMS Comet, accompagné par un bâtiment du gouvernement colonial, le Lucy Ann, pour aller chercher les habitants de l’île. L’Amirauté ne douta jamais de son autorité pour réinstaller ces personnes, même si elle ne les reconnaissait pas formellement comme des sujets britanniques. Au contraire, les autorités britanniques firent pression sur les monarques successifs de Tahiti, Pōmare III puis Pōmare IV, pour qu’ils accueillent la communauté de Pitcairn, fournissent des terres et des moyens de subsistance à ses membres et les acceptent en tant que Tahitiens. Désireux d’obtenir la protection des Britanniques, le gouvernement tahitien coopéra, mais l’opération se solda par un échec : en effet, peu après leur arrivée, les habitants de Pitcairn, qui s’insurgeaient contre l’idée de devenir des sujets tahitiens, commencèrent à manœuvrer pour rentrer chez eux. Un mois après, un premier contingent revenait à Pitcairn à bord d’une goélette ; les autres feraient le voyage du retour cinq mois plus tard.

Si la Marine britannique procéda à ce déplacement aussi coûteux que raté, c’était pour affirmer son autorité juridique sur l’île, sans y revendiquer pourtant tout à fait sa juridiction. Les habitants, quant à eux, s’employèrent à préserver leurs liens avec l’Amirauté, en demandant aux capitaines de continuer à les aider, tout en refusant de devenir des sujets tahitiens. Ces tactiques furent couronnées de succès : supportant sans broncher le fardeau de ce déplacement infructueux, le gouvernement britannique ne semblait pas avoir la moindre intention d’abandonner les habitants de Pitcairn après leur retourFootnote 52.

La règle et le droit d’une île

Il est impossible de décrire et de comprendre l’évolution des relations entre Pitcairn et l’Empire britannique sans suivre les voies tortueuses des rivalités sur l’île et des stratégies de ses dirigeants – certains nés sur place, d’autres arrivés plus tard – pour asseoir leur pouvoir localement en se servant de la puissance britannique. Malgré son image de paradis terrestre, Pitcairn était dominée par de féroces conflits internes qui basculaient parfois dans la violence. Interagissant avec les habitants lors de leurs passages périodiques à Pitcairn, les capitaines britanniques se mêlaient de politique locale, apportaient leur soutien aux différents prétendants à l’exercice de l’autorité, ou bien confortaient la légitimité de telle ou telle faction. Pour diriger l’île, il fallait donc s’assurer leur appui. C’est à travers ces interventions limitées, processus complexe mais improvisé, que prit progressivement forme le droit insulaire.

La désignation d’un dirigeant faisait l’objet de controverses épineuses. Sur son lit de mort, en 1829, Adams enjoignit aux habitants de nommer un chef, mais ces derniers ne parvinrent pas à s’accorder sur un unique candidatFootnote 53. Après sa mort, les alliances se firent et se dénouèrent entre familles soi-disant autochtones, qui portaient toutes le nom d’un mutin : Christian, Adams, Young, Quintal, McCoy, Mills. Les conflits s’intensifièrent sous l’influence de trois hommes arrivés durant les années 1820, John Buffett, John Evans et George Hunn Nobbs, qui s’immisçaient dans les âpres disputes internes. Buffett et Nobbs cherchaient notamment à mettre la main sur l’école, seule institution au financement de laquelle l’ensemble des résidents de l’île étaient obligés de contribuer.

Ces étrangers nouèrent tout d’abord des liens avec des familles locales. Peu après leur arrivée en 1823, Buffett et Evans obtinrent des terres en épousant des femmes de Pitcairn. Buffett se maria avec Dorothy Young, membre d’une des familles dirigeantes, et devint l’instituteur de l’île, la direction de l’école lui permettant d’accéder au prestige qui accompagnait cette position aux yeux de la population. Nobbs débarqua pour sa part en 1828, après avoir été brièvement employé dans la Marine britannique puis dans la Marine chilienne. Plus éduqué que Buffett et Evans, à l’évidence plus ambitieux, il devint rapidement une figure puissante. En épousant Sarah Christian, petite-fille de Fletcher Christian en 1829, il s’était de fait rattaché à la dynastie la plus influente de l’île. De son côté, Evans se maria avec Rachel Adams.

Ces nouveaux aspirants au pouvoir eurent tôt fait de comprendre l’autorité conférée par la position de maître d’école. Ne pouvant déloger Buffett, Nobbs créa sa propre école. Les deux institutions rivales, dotées de 16 élèves pour l’une, de 8 pour l’autre, se livrèrent ensuite une lutte d’influence. En 1830, Nobbs jouissait d’un pouvoir incontestable, puisqu’il revendiquait le titre de « pasteur, [d’]administrateur et [de] maître d’écoleFootnote 54 ». Un capitaine de passage observait : « Nobbs prétend devoir être exempté de travail en sa qualité de pasteur ; la loi oblige la communauté à l’entretenir. Son éducation étant supérieure à celle des autochtones, il aspire à devenir leur chefFootnote 55. » Par sa position, Nobbs bénéficiait ainsi d’un soutien assuré : les insulaires étaient dans l’obligation de verser un shilling par mois au maître d’école, même s’ils n’avaient pas d’enfant scolariséFootnote 56.

L’ascension de Nobbs conduisit des familles rivales à faire alliance. Un concurrent de poids apparut alors en la personne de Edward Quintal. Les structures de pouvoir traditionnelles étaient dominées par les membres des familles qui se disaient liées aux trois mutins : Christian, Adams et YoungFootnote 57. Quintal était d’extraction moins prestigieuse. Son père, Matthew, un matelot compétent, avait été assassiné par Adams et Young durant la dernière phase de la lutte violente déchirant Pitcairn en 1799. Mais le jeune Quintal était ambitieux et politiquement habile. Ces qualités n’ont d’ailleurs pas échappé à un capitaine de passage, William Waldegrave, qui, en 1830, prédisait avec assurance qu’« Edward Quintal […] deviendra[it] chefFootnote 58 ». Toutefois, il lui faudrait d’abord convaincre les habitants de rompre avec leur tenace déférence envers une poignée de familles. La solution se présenta une fois de plus sous les traits d’un étranger, Joshua Hill, aventurier anglais vieillissant, capitaine, philanthrope autoproclamé. Malgré sa brièveté, son séjour sur l’île entraîna la création de nouveaux schémas d’intervention navale et l’établissement d’un modèle dont sauraient se servir les futurs prétendants au pouvoir.

À certains égards, Hill avait le profil caractéristique de ces voyageurs du Pacifique arrivés dans la région à bord de baleiniers et de navires de commerce, ou par le biais de la déportation dans une colonie pénitentiaire et de la désertion. En quête d’opportunités, il débarqua à Pitcairn en octobre 1832, après un long séjour à TahitiFootnote 59. Il entreprit rapidement de redessiner le paysage politique de l’île en créant une nouvelle structure de pouvoir composée d’anciens, d’anciens subalternes et de cadets. Il se plaça lui-même au sommet de cette hiérarchie, en qualité de « pasteur, professeur, surintendant général et directeur des indigènesFootnote 60 ». Certains tentèrent bien de lui résister, mais la majorité des habitants de l’île accepta cette nouvelle structure. Pendant des décennies, historiens, historiennes et essayistes l’ont dépeint en dictateur « mentalement déséquilibré » qui n’avait dû sa réussite qu’à sa capacité à duper une communauté innocenteFootnote 61. Dans une étude convaincante, T. W. Nechtman a fait voler en éclats cette image de fou n’ayant qu’un contact intermittent avec la réalité, montrant au contraire que Hill a mis en place un ensemble de réformes liées à des « préoccupations coloniales » plus générales et qu’il a pour cela reçu le soutien indéfectible de certaines familles autochtonesFootnote 62. En outre, il a directement bénéficié du système de quasi-gouvernement que constituait le circuit des patrouilles navales : à force de séduction, il sut ainsi obtenir l’approbation de capitaines à des moments clefs de sa quête du pouvoir.

Hill mit en place une stratégie à trois volets, dont chaque pan reçut l’appui énergique de Quintal, son principal allié et même son « bras droitFootnote 63 ». Tout d’abord, il entreprit de renforcer le pouvoir des familles locales contre ceux qu’il qualifiait avec mépris d’« étrangers dispendieuxFootnote 64 ». Evans, Buffett et Nobbs avaient certes épousé des femmes issues des familles de l’île et ils étaient désormais pères de nombreux enfants ; cependant, Hill les dépeignait en intrus et en opportunistes, et il leur refusait le droit de revendiquer une quelconque autorité ou de posséder des terres. Des pétitions orchestrées par Hill et Quintal décrivaient les hommes composant ce triumvirat comme « trois bons à rien (des déserteurs de la Marine anglaise à qui l’on avait permis, hélas ! de s’installer sur l’île)Footnote 65 ». Hill rédigea de nouvelles lois qui dotaient les familles locales d’un statut particulier et empêchaient les étrangers et leurs descendants d’accéder à la propriétéFootnote 66. De plus, il interdit tout nouveau mariage entre les familles locales et les personnes ayant un lien avec Evans, Buffett et Nobbs, leurs enfants compris, poussant les « authentiques indigènes », même des enfants de 7 ans, à s’engager par écrit à ne jamais épouser d’étrangerFootnote 67.

Deuxième pilier de sa stratégie, Hill se posa en représentant du gouvernement britannique. Sa campagne pour le pouvoir contenait en effet une évidente contradiction. Quand il critiquait les étrangers, ces intrus dénués d’autorité légitime sur les familles locales, il semblait oublier qu’il était lui-même arrivé depuis peu sur l’île. Or, il prétendait être dans une situation différente et mériter davantage le soutien de la Navy. Dans une lettre de décembre 1832 adressée au secrétaire colonial, soit à peine quelques mois après son installation à Pitcairn, il demandait s’« il ne plairait pas au gouvernement de sa Majesté de [le] nommer ici comme son agent permanentFootnote 68 », assurant au bureau des Colonies que sa désignation à cette fonction, « avec l’accord et l’aide de Son Excellence », mettrait « ces indigènes au comble du bonheurFootnote 69 ». Le choix du mot « agent » en dit long : Hill voulait que Pitcairn soit reconnue par le gouvernement, et non intégrée dans l’empire.

Cette stratégie se révéla efficace précisément parce qu’elle était conforme à un régime régional au sein duquel les agents de l’empire agissaient en diverses capacités pour le compte des Britanniques, mais sans être employés par le gouvernement. À chaque fois que des capitaines de la Navy arrivaient sur l’île, Hill leur demandait de reconnaître par écrit l’autorité publique qu’il exerçait. Tout en tentant d’inscrire plus clairement Pitcairn dans une zone sous contrôle britannique aux confins de l’empire, il cherchait ainsi à obtenir de Londres une position d’autorité exclusive qui lui assurerait une considérable autonomie. Une telle décision aurait préservé l’ambiguïté du statut de Pitcairn et conféré à Hill une incontestable autorité sur l’îleFootnote 70.

Le troisième pan de sa stratégie consistait à influencer la puissance navale à son avantage et au détriment de ses rivaux. Pour impressionner son monde, il prétendait jouir d’une influence auprès du gouvernement britannique. Si les habitants de l’île osaient s’opposer à lui, il menaçait qu’« il ferait envoyer d’Angleterre un gouverneur militaire et une escouade de soldats, qui leur prendraient leurs terres et les traiteraient en esclavesFootnote 71 ». Plus concrètement, Hill sut aussi tirer parti des visites régulières de la Navy pour conforter son autorité. Ainsi manœuvra-t-il pour priver les trois étrangers de tout lien avec les capitaines. Evans rapporte que, lorsqu’un vaisseau arrivait sur l’île, « deux hommes de confiance étaient envoyés à son bord pour empêcher le capitaine et les officiers d’avoir la moindre communication avec les étrangers restés sur le rivage ; et [on leur] interdisait, sous peine de châtiment, de [se] rendre à bordFootnote 72 ». Non content d’exercer un strict contrôle sur la communication, Hill invoquait aussi fréquemment la menace de la puissance navale britannique pour intimider ceux qui contestaient son pouvoir. Selon Buffett, il avait déclaré aux résidents que « s’ils ne lui obéissaient pas, il écrirait au gouvernement, et [qu’]un navire de guerre serait envoyé pour les punirFootnote 73 ». Pour mettre ces menaces à exécution, il s’échinait à convaincre les capitaines successifs d’agir pour son compte à leur arrivée sur l’île.

Sans soutien, Hill n’aurait pu mettre en œuvre sa stratégie consistant à conforter le pouvoir de familles locales triées sur le volet, à s’insérer dans les hiérarchies impériales et à mobiliser la puissance de la Marine britannique. Il put ainsi compter sur une alliance durable avec la famille Quintal : des trois anciens de Pitcairn qui l’ont aidé dans son ascension, deux, Arthur et Edward, étaient des Quintal. Ces derniers adhéraient avec enthousiasme à l’idée selon laquelle les ressources de l’île devaient exclusivement appartenir aux familles locales, et non aux (autres) étrangers. Dans une flatteuse pétition publique, Edward Quintal suppliait Hill de rester à Pitcairn et l’implorait d’« accepter [la] plus sincère gratitude [des habitants de l’île] pour tout ce [qu’il avait fait] pour [eux]Footnote 74 ». En réponse, Hill fit un éloge appuyé de ce dernier, « natif de Pitcairn, le seul encore sur l’île à être digne de confianceFootnote 75 ». Quintal était pour sa part sincèrement convaincu qu’il obtiendrait l’approbation des Britanniques et succéderait à Hill en tant que dirigeant de facto de l’île. Selon des observateurs, il ne suivait pas Hill « par amour pour lui, mais parce qu’il […] a[vait] promis de faire de Edward Quintal son successeurFootnote 76 ».

Ces jeux d’influence auxquels se livraient les visiteurs britanniques et leurs alliés posaient de nouveaux défis au système de supervision à distance entretenu par les capitaines de la Navy. Ces derniers avaient pour instruction de protéger les sujets britanniques – mais lesquels ? Les sujets de passage avaient-ils droit à davantage de soutien que les résidents de Pitcairn, dont le statut était ambigu ? Au nom de quels critères le capitaine d’un navire de guerre déciderait-il d’apporter son soutien à tel prétendant au pouvoir plutôt qu’à tel autre ? Même si les capitaines pouvaient juger de façon informée, à partir de principes, de la meilleure conduite à adopter, ils ne disposaient pas de procédures clairement définies pour exercer l’autorité britannique, au-delà des mesures qu’ils estimaient immédiatement nécessaires au maintien de l’ordre sur l’île. Toujours est-il qu’aucun de ces capitaines de passage ne sembla considérer l’ascension de Hill comme une mutinerie, traitant ses actions comme parfaitement compatibles avec le régime d’interventions improvisées qui constituaient le circuit juridique de la puissance navale britannique.

Casse-tête juridictionnels

Si la course au pouvoir local dépendait du soutien de la Navy, elle contribua aussi à transformer le rôle de cette dernière. Charles Fremantle est le premier capitaine à avoir fait face au régime établi par Hill. Lorsqu’il débarqua du HMS Challenger, en janvier 1833, quelques mois seulement après l’installation de Hill à Pitcairn, il découvrit que le nouvel arrivant et ses alliés étaient en conflit ouvert avec Nobbs, Buffett et leurs partisans. Les luttes de faction allaient bientôt entrer en collision avec le mode opératoire de la Marine britannique, fondé sur des interventions limitées.

Dans une lettre laconique adressée à ses supérieurs, Fremantle soulignait qu’il avait « fait de [s]on mieux pour régler les petites disputes » locales, mais il précisait – comme beaucoup d’autres représentants de l’empire en visite – qu’il était impossible d’obtenir la vérité quant à ce qu’il se passait réellement à PitcairnFootnote 77. Le capitaine commença ainsi par réunir les résidents de l’île afin d’organiser une enquête publiqueFootnote 78, au cours de laquelle il critiqua l’influence pernicieuse exercée par Nobbs et Buffett, coupables, entre autres choses, d’avoir séduit des jeunes filles et fabriqué de l’alcool avec des alambics de fortune. C’est à Nobbs qu’il réservait ses plus dures réprimandes, l’informant qu’il ne pouvait plus occuper le poste de maître d’école. À l’inverse, il louait Hill pour avoir réussi à faire de l’île une société de tempérance et pour y avoir « ramené un certain ordreFootnote 79 ».

De telles actions étaient en tout point conformes au style d’intervention juridique ad hoc adopté par les capitaines partout dans la région, mais Hill voulait que Fremantle allât plus loin. Il lui demandait d’arrêter Nobbs, Buffett et Evans et de les expulser de l’île. Dans des lettres écrites après le départ du Challenger, Hill affirma que Fremantle s’était exécuté. À l’en croire, celui-ci avait « condamn[é] ces trois hommes (de vulgaires marins anglais en fuite) à quitter l’île aussi tôt que possible ; mais, malheureusement pour [Hill et les résidents de l’île], le cap. F. [avait] oubli[é] de consigner ces ordres par écritFootnote 80 ». Dans les lettres qu’il adressa au bureau des Colonies, Hill se montrait plus prudent et reconnaissait que Fremantle ne s’était pas « sent[i] autorisé à emmener ces trois AnglaisFootnote 81 ». Le capitaine ne s’était pas laissé entraîner dans un exercice d’autorité que ses supérieurs risquaient de ne pas approuver. Dans son rapport, il expliquait avoir « recommandé » à Nobbs de « quitter l’île », mais rien de plus.

Bien que floues, les limites de l’interventionnisme britannique étaient réelles. Tout en étant prêt à intervenir sur le plan juridique afin de protéger les sujets ou maintenir l’ordre, Fremantle avait pour instruction – comme tous les autres capitaines britanniques de la région – d’éviter une action unilatérale qui aurait impliqué l’acquisition de nouvelles colonies ou envenimé les conflits. Il était déjà arrivé que l’on transportât loin des îles vulnérables les Britanniques fauteurs de trouble, et les capitaines patrouillant dans le Pacifique étaient avertis de ce qu’un « grand nombre de mauvais sujets se prétendant anglais » semblaient pulluler dans ces eauxFootnote 82. En 1830, le capitaine Waldegrave, du HMS Seringapatam, parvint à arrêter cinq Anglais, mais ce type d’initiative pouvait aisément se solder par un échec. En effet, lorsque Sandilands, capitaine du Comet, procéda à des arrestations similaires en 1831, il vit ses actions vigoureusement contestées devant un tribunal de Nouvelle-Galles du SudFootnote 83. Les capitaines n’avaient donc pas l’autorité nécessaire pour condamner des sujets britanniques à la déportation ou à l’exil.

La situation à Pitcairn apportait toutefois un nouveau lot de complications. On avait certes pu dépeindre Nobbs comme un ivrogne, imbibé de son alcool maison ; mais il était aussi le pasteur et maître d’école de l’île, avec son propre réseau de partisans. En outre, c’était un sujet britannique. Malgré les pressions incessantes de Hill, Fremantle se garda bien d’outrepasser son autorité : ayant conclu que Nobbs, Buffett et Evans étaient des sources de désordre, il s’abstint toutefois de les punir. Cette hésitation eut des répercussions sur les nominations politiques. Hill martelait qu’il avait besoin qu’une « autorité écrite » ou qu’une « autorité publique » confirmât la position qu’il occupait à PitcairnFootnote 84. Bien qu’il n’employât pas le mot « agent », comme il l’avait fait dans sa correspondance avec le bureau des Colonies, il sous-entendait qu’il lui fallait un titre similaire pour être en mesure de protéger les habitants de l’île de toute mauvaise influence extérieure. Si Fremantle admettait l’idée que les familles locales étaient en danger, il n’avait pas la moindre intention d’accorder à Hill un titre officiel.

Malgré le départ de Nobbs, Buffett et Evans à bord d’un baleinier britannique de passage, en mars 1833, les luttes de factions ne s’apaisèrent pas. En exil à Tahiti, ces derniers assaillaient de lettres les autorités de la Navy, tandis que Hill et ses alliés répondaient par leurs propres appels à l’aideFootnote 85. Une guerre de pétitions et de suppliques commença alors, dans laquelle chacune des parties enjoignait à la Marine britannique d’intervenir de façon plus musclée pour protéger les habitants de l’île face à un danger grandissant. Leurs destinataires étaient deux hauts responsables établis en Amérique du Sud – Lord James Townshend et le Rear Admiral Sir Michael Seymour, commandant en chef de l’escadron du Pacifique, établi à Valparaiso, au Chili.

Ces suppliques et pétitions révèlent la façon dont leurs rédacteurs considéraient la place de Pitcairn vis-à-vis de l’Empire britannique. Nobbs, Buffett et Evans accusaient Hill d’être un imposteur qui avait menti en se disant en mission pour le gouvernement britannique. Selon Nobbs, « à force de fourbes mystifications, d’affreux mensonges, de mirifiques promesses de cadeaux – à obtenir grâce à son influence auprès du gouvernement britannique et de plusieurs Britanniques connus de lui –, M. Hill était parvenu à faire expulser de son domicile le présent pétitionnaireFootnote 86 ». Les trois hommes affirmaient que Hill, qui avait fait saisir l’ensemble des armes à feu de l’île, était un facteur de désordre dans la paisible communauté. Buffett déplorait le traitement qu’il lui avait infligé et déclarait que « le tempérament malicieux de M. J. Hill met[tait] en danger [non seulement] les résidents anglais, mais aussi certains indigènesFootnote 87 ». Aussi les trois hommes imploraient-ils les autorités britanniques d’intervenir, afin de protéger l’ensemble des habitants de l’influence néfaste de Hill et de sa violence.

C’est sur un ton tout aussi strident que Hill et ses soutiens suppliaient la Navy de les mettre à l’abri du danger. Dans une lettre à Townshend, Hill demandait « la protection [de la Navy] relativement à certains desseins maléfiques qui concern[ai]ent directement leurs intérêts [ceux des habitants] et leur bien-être sur cette îleFootnote 88 ». En 1834, son principal allié, Edward Quintal, envoyait une pétition supposément écrite au nom des « principaux habitants indigènes de l’île de Pitcairn ». Il y réclamait une réponse officielle à la menace que représentaient Nobbs et sa faction, et soulignait que lui et d’autres habitants de Pitcairn avaient, en tant que sujets britanniques, besoin de protection : « Les pétitionnaires supplient et implorent très humblement votre Excellence de faire preuve de bienveillance, donc de tous nous protéger sous la bannière britannique, en tant que bons et loyaux sujetsFootnote 89. » L’argument de la communauté en danger était à la fois commode et souple. Dans cette région du Pacifique disputée par plusieurs puissances impériales, il était toujours possible d’invoquer la menace d’empires rivaux. À en croire Quintal, Nobbs et ses alliés étaient parvenus à affréter « un brick américain avec cinquante-cinq hommes à son bord » à Tahiti dans le but exprès de « venir détruire » PitcairnFootnote 90. Il n’existe aucune preuve de cette menace, mais l’argument fut suffisamment efficace pour que Quintal en composât une variante quelques années plus tard, en invoquant le danger imminent que représentaient des baleiniers américains.

Le conflit entre Hill et les étrangers sema la confusion au sein des autorités navales britanniques. Personne ne pouvait affirmer de façon certaine que Hill occupait une position approuvée par le gouvernement. John White, consul-général en poste à Valparaiso, exprimait ses doutes dans une lettre adressée au Rear Admiral Seymour : « Le gouvernement de sa Majesté a-t-il accordé à M. Joshua Hill le pouvoir de se mêler des affaires de l’île ? Je n’en suis pas informé ; mais, sachant que le gouvernement de sa Majesté prend très à cœur le bien-être de la population de l’île de Pitcairn, je soumets cette requête à la considération de votre Excellence, en supposant que vous aurez le pouvoir d’exercer votre autorité dans ce cas particulier. » Seymour, ne sachant lui non plus que répondre, demanda plus d’informations à WhitehallFootnote 91.

Dans ce contexte d’incertitude, la visite d’un autre capitaine de la Marine britannique incita les autorités à changer d’attitude à l’égard de Pitcairn. Edward Russell, qui arriva sur l’île à bord du HMS Actaeon le 12 janvier 1837, dit avoir trouvé un territoire divisé entre Hill, aux soutiens diminués, et Nobbs, revenu depuis peu et allié à certaines familles locales. Russell découvrit « beaucoup d’animosité et de rancune […] entre les deux parties » et, après enquête, conclut « que M. Hill [était] la principale cause de toutes ces dissensions ». Dans son rapport, il expliquait que « la majorité des habitants se plaignaient amèrement du comportement tyrannique [de Hill] », ajoutant : « [A]près que je les eus détrompés en leur expliquant que l’autorité dont il se prévalait ne lui avait pas été confiée par le gouvernement britannique, comme il l’avait prétendu, tous, à l’exception de deux hommes, manifestèrent le désir qu’il fût expulsé de l’île et que M. Nobbs y demeurât en qualité de professeur et de maître d’écoleFootnote 92 ». Russell ne nommait pas ces deux derniers alliés, mais Edward Quintal, infaillible soutien de Hill, était certainement l’un d’entre eux.

Conformément au schéma en vigueur – contrôle incomplet et intervention limitée –, Russell s’abstint lui aussi d’affirmer l’autorité britannique sur ce territoire. S’il admettait que Nobbs devait rester sur l’île, il n’exprimait toutefois pas une grande confiance à l’endroit de l’ancien maître d’école. Mais, comme Fremantle en 1833, il refusait de juger ou d’ordonner la déportation des coupables. Au contraire, il invita Hill à quitter l’île de son propre chef. Il écrivait plus tard : « Je fis à M. Hill des remontrances sur sa conduite tyrannique à l’égard de ces pauvres gens, et lui dis que je désirais qu’il abandonnât son église et son école, et qu’il ne se mêlât plus en aucune manière de leurs affaires : il y consentit et fit la promesse de quitter l’île à la première occasionFootnote 93. » Si donc Russell s’était opposé à Hill, il n’entendait absolument pas l’arrêter ni le contraindre à l’exil. Ce dernier finit par quitter Pitcairn en décembre 1837, à bord du HMS Imogen. Edward Quintal le soutint jusqu’au bout, mais il sut aussi tirer les leçons de cet exil, comme l’a montré son attitude à l’égard du premier capitaine britannique qui a accosté sur l’île après le départ de Hill.

Ainsi, les politiques relatives à l’autorité de Hill ont mis en lumière les circuits qui rattachaient l’île à l’empire – et leurs limites en tant qu’instruments de pouvoir. Il était évident que le gouvernement britannique n’avait absolument pas l’intention de nommer à Pitcairn un gouverneur, un agent ou un quelconque responsable doté d’une autorité de cet ordre. Les capitaines étaient, là comme dans le reste de la région, disposés à intervenir de diverses manières, mais pas à superviser les affaires criminelles ni à condamner des habitants à l’exil. En effet, malgré ces limites, il était tout aussi évident que les actions décidées par les capitaines pouvaient être lourdes de conséquences, en particulier pour ceux qui aspiraient au pouvoir local. Ces actions étaient, par leur nature même, incohérentes et improvisées. La « justice des commodores » est peut-être une formule trop emphatique pour désigner ces actes juridiques, souvent contradictoires, improvisés par les chefs des patrouilles navalesFootnote 94. En 1833, Fremantle condamnait Nobbs et apportait son soutien à Hill pour tenter de protéger les insulaires contre de dangereux étrangers. Quatre ans plus tard seulement, c’est pour la même raison que Russell condamnait Hill et prenait la défense de Nobbs. Quintal avait parfaitement compris qu’il lui fallait soigneusement préparer l’intervention suivante, en demandant à la Navy de protéger l’île contre des périls mieux définis et en la priant de prendre des engagements plus spécifiques.

Une possession progressive

C’est dans ces conditions tendues qu’un capitaine de la Marine britannique aurait bouleversé ce subtil équilibre en intégrant Pitcairn à l’empire. Historiens et historiennes considèrent d’ordinaire que les actions accomplies le 29 novembre 1838 par Russell Eliott, capitaine du HMS Fly, petit sloop de dix-huit canons, marquèrent un véritable tournant dans l’histoire de la souveraineté de l’île. Cette visite avait commencé comme n’importe quelle autre : des insulaires sachant déjouer les dangers du mouillage avaient transporté sur l’île le capitaine et quelques membres de son équipage. Après avoir rencontré certains habitants, Eliott prit cependant une décision inhabituelle en promulguant les « Lois et régulations de l’île de Pitcairn ». Ce court texte, que Eliott prit soin de ne pas qualifier de « constitution », comprenait deux volets : une procédure d’élection d’un magistrat et un code contenant dix lois se rapportant essentiellement à la vie quotidienne et aux ressources de l’îleFootnote 95.

Si chercheurs et chercheuses, responsables étatiques et juristes s’accordent sur ces faits, ils livrent des interprétations on ne peut plus différentes des actions de Eliott. Certains affirment sans hésiter que celui-ci a pris possession de l’île et l’a « formellement intégrée comme colonieFootnote 96 », interprétation reprise plus tard à leur compte par les responsables britanniques. Au milieu des années 1970, le gouvernement déclarera ainsi catégoriquement devant les Nations unies que Pitcairn « avait été annexée et qu’elle était devenue une colonie britannique » en 1838Footnote 97. D’autres proposent une interprétation différente des faits, décrivant l’acte législatif accompli par le capitaine Eliott comme le début d’une constitution pour un peuple indépendant. Selon Linda Colley, les insulaires, de vulnérables « personnes à la peau brune », avaient acquis « leur propre constitution écrite, leur dirigeant provisoire et leur système démocratique » par la grâce d’un officier de la Navy aussi bienveillant qu’éclairéFootnote 98. Une troisième catégorie avance enfin que les habitants de l’île ont cédé leur territoire à l’Empire britannique. Paul Dacre, défenseur public dans l’affaire examinée en 2006 par le Comité judiciaire du Conseil privé, suit cette thèse lorsqu’il soutient que Eliott a présidé à la cession officielle du territoire indépendant de Pitcairn à la CouronneFootnote 99.

Ces différentes approches ont un point commun : elles n’inscrivent pas la visite de Eliott dans le contexte d’un système flexible de supervision navale. Les capitaines n’avaient pas seulement pour ordre de protéger les sujets et les intérêts de l’empire ; ils étaient aussi chargés d’accumuler des preuves susceptibles d’étayer de futures revendications territoriales. Il était rare qu’on les envoyât annexer formellement des territoires. De ce point de vue, ceux qui affirment catégoriquement que Eliott a annexé Pitcairn ne tiennent pas compte du soutien apporté par les capitaines britanniques à des revendications de possession encore incertaines.

L’emploi du langage de la possession au sein des empires européens traduit l’influence des textes romains relatifs à l’acquisition de la propriété privée. Un concept du droit romain, celui d’occupatio, ou d’occupation, désigne la possibilité d’établir une propriété sur des bêtes sauvages ou d’autres choses n’ayant pas de propriétaire. L’occupation pouvait conduire à l’obtention d’un titre, mais il existait des moyens aussi divers qu’incertains d’en démontrer l’existence. Les agents des empires européens plantaient leur drapeau, établissaient des cartes, fondaient des colonies, rendaient des actes juridictionnels ou organisaient d’autres types de cérémonies, tout en réunissant des éléments destinés à appuyer ces revendications. Certes, l’occupation demeurait la principale modalité d’acquisition d’un territoire, mais il fallait du temps pour considérer qu’une terre ressortît à la catégorie de res nullius (d’une chose qui n’appartenait à personne)Footnote 100. Si l’occupation et la possession étaient liées en droit romain, c’étaient aussi deux modes distincts d’acquisition de la propriété. D’un côté, l’occupation s’apparentait à la possession en ceci qu’elle devait reposer sur le même type de preuves, comme fonder des colonies, bâtir des fortifications, établir des cartes, ou accomplir des actes symboliques de cet ordre. De l’autre, la possession se distinguait de l’occupation en ce qu’elle conférait des droits reposant sur un ensemble de preuves tout simplement supérieures à celles que d’autres pouvaient éventuellement avancer. La barre était moins haute pour revendiquer des terres, parce que la possession ne conférait pas de titre ; elle ne faisait que reconnaître en quelque sorte une prétention au contrôle mieux fondéeFootnote 101.

Les travaux consacrés à l’histoire du Pacifique font souvent référence à ces revendications sans reconnaître leur caractère performatif et cumulatif. Selon les analyses de Stuart Banner, par exemple, la possession n’était pas une pratique et un discours juridiques généraux, mais plutôt un label pour qualifier le contrôle d’un empire sur une terre. Cette approche l’amène à se concentrer sur la variété des formes de possession qui existaient dans différentes parties du Pacifique, de même que sur la diversité des résultats et des chronologies des disputes territoriales locales eu égard à la dépossession des autochtonesFootnote 102. À mettre l’accent sur la divergence des trajectoires, on perd cependant de vue le discours commun de la possession. Dans l’ensemble de la région Pacifique, les agents des empires européens ont déployé des actes symboliques afin d’appuyer les revendications territoriales que les empires seraient susceptibles de porter par la suite. Les responsables de l’Amirauté savaient parfaitement qu’il s’agissait d’un processus cumulatif – qu’il fallait réunir des preuves de possession, sans finalité certaine – et demandaient aux capitaines de la Navy, y compris aux commandants des expéditions scientifiques, de saisir chaque occasion de conduire des cérémonies de possession et de collecter le plus d’éléments pertinents possiblesFootnote 103. Les officiers soucieux de présenter leur action sous le jour le plus favorable n’avaient guère à se faire prier pour collecter ces signes. La souplesse de ce processus leur conférait une marge de manœuvre considérable. Aussi improvisaient-ils beaucoup. Leurs rapports traduisent les interactions chaotiques propres à la région Pacifique dans la langue des aspirations de la métropole. Le discours de la possession était partie intégrante d’un empire au conditionnel futur.

Les accords de protection constituent un autre élément essentiel de l’ordre formé par la coexistence d’une multitude de communautés politiques dans le Pacifique au xixe siècle. Puissantes ou faibles, les différentes entités politiques trouvaient depuis longtemps un avantage à définir leurs relations en termes de protection. Offrir sa protection à une communauté plus faible ne revenait pas nécessairement à revendiquer sur elle une autorité ou une souveraineté. En réalité, les petites communautés politiques, ou les communautés faibles sur le plan militaire, ont souvent opté pour le langage de la protection parce qu’il laissait ouverte, au moins en théorie, la possibilité de modifier ultérieurement les termes de la relation, y compris celle de se retirer de l’accord ou d’obtenir la protection d’une autre puissance. Bien qu’il ne soit pas réellement neuf – les accords de protection étant omniprésents, on peut les considérer comme un élément constitutif de l’ordre mondial de la première modernité –, le « discours de la protection » est un trait particulièrement saillant de la diplomatie du xixe siècle. D’une part, les empires européens préféraient offrir leur protection qu’endosser les responsabilités et les coûts liés à l’établissement de nouvelles colonies ; d’autre part, les communautés politiques qui subissaient les attaques de puissants rivaux impériaux se cherchaient des protecteurs pour conserver leur autonomieFootnote 104. En outre, l’expansion commerciale a suscité des demandes de protection de la part des marchands et entraîné une confusion entre sujets impériaux et intérêts impériauxFootnote 105.

La possession, discours souple et indéterminé, et la protection, pierre de touche des accords relatifs à la sécurité : tel est le répertoire dont Eliott a pu et su faire usage à Pitcairn en 1838. Il n’a jamais prétendu rédiger une constitution ni annexer Pitcairn. Au contraire, il a joué sur des symboles de possession sans parler de possession ; il a affirmé que les insulaires se trouvaient sous la protection des Britanniques sans promettre que ces derniers administreraient ou dirigeraient Pitcairn. Comme d’autres capitaines de la Navy, il craignait d’outrepasser l’autorité dont il disposait et de donner cette impression à ses supérieurs. C’est parce qu’il faisait ce type de calcul qu’il expliqua avoir seulement apporté des réponses urgentes et nécessaires face au danger.

Si Eliott improvisait, ses actions étaient constamment guidées par les habitants de l’île. À son arrivée, ces derniers – désormais bien au fait du caractère imprévisible des interventions de la Marine britannique – l’ont orienté vers le résultat qu’ils escomptaient. Edward Quintal, qui se trouvait au centre des négociations, bénéficia très directement de cette ultime intervention. Les dirigeants locaux demandèrent au capitaine d’agir immédiatement pour écarter une menace sérieuse, expliquant que les baleiniers représentaient un danger, exemple à l’appui : « La moitié des débauchés composant l’équipage d’un baleinier restèrent sur l’île pendant quinze jours. » Ces brutes « lancèrent toutes sortes d’insultes aux habitants et menacèrent de violer toutes les femmes dont ils pourraient soumettre de force les protecteurs ». Désespérés, les hommes avaient abandonné leurs cultures pour monter la garde auprès des femmes et des enfants. De dépit, les chasseurs de baleines états-uniens auraient dénigré le statut politique de Pitcairn, décrivant l’île comme un lieu « sans lois, sans pays, sans autorité », et tournant en dérision l’idée que les insulaires bénéficiaient de la « protection de la Grande-Bretagne, puisque [ils] n’en portaient pas les couleurs et ne pouvaient montrer la moindre preuve écrite de cette autoritéFootnote 106 ».

Ce petit récit était saisissant, mais il ne reposait sur aucune preuve. S’il arrivait que des équipages de baleiniers fissent des ravages sur des îles isolées, il n’existe aucune trace de cette agression contre Pitcairn. Tout semble au contraire prouver qu’il s’agit d’une fable. L’Amirauté enquêta sur ces allégations trois ans après la visite de Eliott, sans trouver le moindre signe d’une telle menace. En 1841, le capitaine Jenkin Jones du HMS Curaçao écrivait au Rear Admiral Charles B. H. Ross : « J’ai le plaisir de contredire la rumeur selon laquelle les habitants de Pitcairn ont été agressés ou maltraités par l’équipage des navires qui y ont accosté. Les habitants rassemblés m’ont assuré que jusqu’à présent, ils avaient au contraire été traités de manière juste et honnête, avec considération et douceur, par l’ensemble des vaisseauxFootnote 107. » Les archives conservées sur l’île n’évoquent pas non plus l’attaque. Le registre de l’île de Pitcairn, qui détaille l’arrivée de chaque navire, ne mentionne pas d’épisode aussi dramatique, et aucune autre source de l’époque n’y fait allusionFootnote 108. Deux ans plus tard, le bureau des Colonies acceptait de fournir des armes aux insulaires. Mais le capitaine du navire transportant les mousquets et la grenaille rapporta que ces derniers s’étaient « montrés extrêmement surpris d’apprendre que la rumeur ait pu courir qu’ils avaient besoin d’armes pour se protégerFootnote 109 ».

Le témoignage présenté à Eliott constitue donc l’unique occurrence d’une agression commise par des baleiniers. C’est sur la foi de cet élément pour le moins ténu que des générations d’auteurs et d’autrices ont cru à la fable de violents baleiniers en quête de proies. L. Colley évoque ainsi la visite de « prédateurs », et d’autres reprennent sans distance critique l’histoire racontée à EliottFootnote 110. Donald H. McLoughlin parle quant à lui des « déprédations auxquelles se livraient les équipages des baleiniers qui débarquaient sur l’île en nombre toujours plus grandFootnote 111 ». Ce faisant, ces auteurs et autrices négligent le contexte dans lequel s’est produite la visite de Eliott et la nature des relations entre la Navy et les insulaires, qui rend pourtant plausible – et même vraisemblable – que la faction dirigée par Quintal ait fabriqué de toutes pièces cette histoire d’exactions commises par des baleiniers états-uniens dans le but d’inciter Eliott à agir. Ce n’était pas la première fois que des insulaires rusaient pour obtenir de l’aide, en se présentant comme ne méritant que de l’aideFootnote 112. Et, comme nous l’avons montré, ce n’était pas la première fois qu’une faction aspirant au pouvoir local cherchait à gagner l’appui d’un capitaine de la Navy pour atteindre ses fins.

En prenant pour argent comptant les fables des insulaires, historiennes et historiens n’ont pas non plus compris que Eliott avait intérêt à se tailler une réputation d’agent compétent et consciencieux au service de la puissance britannique. En rapportant ses actions au Rear Admiral Ross, il entendait d’abord rassurer ses supérieurs sur le fait qu’il n’avait ni outrepassé ses prérogatives ni agi de façon inconsidérée quand, dans la même journée, il avait présidé à l’élection de Edward Quintal, fait prêter serment à ce dernier en tant que chef de la communauté et offert un drapeau britannique aux insulairesFootnote 113. Son rapport est émaillé de subtiles réserves sur ces actions. Il décrit le dirigeant élu comme un « magistrat ou ancien » et précise que celui-ci sera « comptable de ses actes auprès du gouvernement de sa Majesté, pour l’information de laquelle il doit tenir un journal ». Cette référence à un acte aussi banal – tenir un journal – semble destinée à contrebalancer l’idée selon laquelle l’expression « comptable […] auprès du gouvernement de sa Majesté » équivaudrait à une revendication de juridiction. En employant le mot « magistrat », Eliott entendait lui conférer une connotation d’auxiliaire de justice plutôt que celle de juge. Il prenait soin de souligner que les mesures qu’il avait mises en place sur l’île n’étaient rien d’autre qu’« une poignée de réglementations rédigées à la hâteFootnote 114 ». Il précisait aussi que l’île arborait déjà le Red Ensign, pavillon marchand britannique, cadeau d’un navire de passage ; selon son récit, il ne fit qu’offrir aux habitants de Pitcairn une meilleure version du drapeau. Habile de sa plume, sachant se mettre en valeur, Eliott minimisa ses actes pour les normaliser aux yeux des responsables de l’Amirauté : il n’avait fait qu’une intervention de routine, conforme aux attributions d’un capitaine en patrouille. Il s’agissait de défendre les intérêts géopolitiques du pays sans modifier la carte, et Eliott savait mieux que quiconque qu’il n’était pas autorisé à conduire une cérémonie de prise de possession à Pitcairn.

Un élément encore plus crucial dans la tentative de Eliott de soigner sa réputation est l’affirmation selon laquelle il voulait accroître la protection apportée à l’île. Le capitaine a lui-même embelli l’histoire des dangereux baleiniers. Il expliquait avoir voulu prendre les mesures « les plus susceptibles d’apporter une protection à ces gens, tout en impliquant [s]on gouvernement aussi peu que possible ». Les habitants de Pitcairn lui avaient fait valoir qu’« il était nécessaire que leur communauté florissante se dote immédiatement d’un chef ou d’un dirigeant […] pour sa régulation interne et son gouvernement, mais surtout pour parer aux difficultés et aux dangers qu’ils avaient déjà rencontrés et dont les avaient encore menacés des étrangers sans foi ni loi à bord de baleiniers ». Après avoir décrit l’assaut mené, deux semaines durant, par cet « équipage de débauchés » et les menaces implicites de leurs moqueries relatives au fait que les habitants ne pouvaient prouver leurs liens avec la Grande-Bretagne, Eliott ajoutait : « J’ai la certitude, Monsieur, que vous considérerez que je ne me suis reconnu le pouvoir de conférer cette autorité qu’à cause de l’urgence des circonstances. » Le capitaine n’affirmait pas que les résidents de Pitcairn étaient britanniques ; il recourait à l’argument de la sécurité pour les placer (temporairement, peut-être) sous la protection de l’Amirauté. Ni lui ni le Rear Admiral Ross ne pouvaient douter que le gouvernement avait la possibilité de retirer cette protection aussi vite qu’elle avait été accordéeFootnote 115.

On peine donc à trouver dans les actes de Eliott une cérémonie de possession ou le don d’une constitutionFootnote 116. À tous égards, sa visite à Pitcairn s’inscrivait dans les circuits juridiques de l’empire (qu’elle a peut-être légèrement modifiés). Une puissante faction dirigée par un ambitieux avait manipulé un capitaine de passage pour le faire intervenir dans la politique locale et conforter l’autorité d’un des habitants de l’île. Ce schéma était bien connu. Le capitaine, pour sa part, puisait au répertoire juridique établi pour repousser les limites de l’influence britannique, mais sans promettre que son gouvernement administrerait l’île ou en assurerait la sécurité de manière permanente. S’il arrangeait tout le monde de cultiver cette ambiguïté, les mesures décidées par Eliott produisirent une nouvelle configuration de pouvoir qui se prêtait aussi, en fin de compte, au régime de supervision souple mis en place par la Navy. Le système de participation politique soutenu par Eliott ne bouleversait pas le statu quo et n’excluait pas non plus complètement les étrangers. Même si seuls les habitants nés sur l’île pouvaient prétendre à la fonction de chef de la communauté, toute personne y ayant résidé depuis plus de cinq ans avait la possibilité de participer à l’élection du magistrat. Chose qui n’a rien de surprenant au vu du rôle capital joué par Quintal, ce système était très proche des structures politiques conçues par HillFootnote 117. Il revenait au magistrat d’entendre les plaintes, de les arbitrer et de les enregistrer, mais aussi d’arrêter les personnes suspectées d’un « délit grave ou d’un crime sérieux » et de les signaler au « capitaine de tout navire de guerre britannique arrivant » sur l’îleFootnote 118. Parce que le magistrat devait prêter serment à la reine et consigner ses actes dans un registre, on en a conclu plus tard que Eliott avait intégré Pitcairn à l’empire. Mais la supervision définie dans le règlement était on ne peut plus limitée – réduite à une visite surprise chaque année, visite qui pouvait durer quelques heures ou quelques jours et qui était assez facile à manipuler. Même si le magistrat devait tenir un « journal ou un registre » de ses décisions, la signification juridique de ce journal n’était pas précisée – et rien ne prouve qu’il l’ait jamais tenuFootnote 119.

Après la visite de Eliott, certains sujets furent portés à la connaissance des capitaines de passage, qui ont arbitré une « poignée de querelles insignifiantesFootnote 120 ». Les insulaires prenaient cependant soin de dissimuler d’autres conflits, mais aussi toute chose qui aurait pu ternir la réputation de leur île paradisiaque et remettre en cause la protection britannique. Près de trois ans après la visite de Eliott, un médecin arrivé à bord du HMS Curaçao notait avec perspicacité : « Nous avons découvert qu’il existait parmi eux des disputes et des dissensions, que des crimes avaient aussi eu lieu, même s’ils étaient soucieux de nous cacher ces réalitésFootnote 121. » Bien sûr, il était parfaitement rationnel que les habitants dissimulent les preuves de délits graves, puisque, pour continuer de recevoir des cadeaux et des provisions de la part des Britanniques, il leur fallait préserver leur réputation de piété et de simplicité. Ce risque était bien réel, du reste, les capitaines tonnant que, si les insulaires de Pitcairn « ne conservaient pas ce caractère, le gouvernement et le peuple anglais cesseraient immédiatement de se soucier de leur sortFootnote 122 ».

À Londres, les politiques gouvernementales contribuaient aussi au maintien du statu quo. James Stephen, sous-secrétaire d’État permanent aux Colonies, n’estimait pas que Eliott avait donné au droit impérial un cadre stable sur l’île. Convaincu que les baleiniers américains avaient commis des actes d’agression, il notait, en marge du rapport de Eliott, qu’il n’existait pas de mécanisme évident pour protéger les insulaires. Rejetant l’idée selon laquelle le capitaine avait revendiqué la possession de Pitcairn, il expliquait à ses supérieurs que celle-ci ne pouvait pas devenir une colonie, et qu’il n’était pas non plus possible d’y installer un gouvernement autonome : « J’avoue ne pas savoir comment être utile aux habitants de l’île de Pitcairn. Il est impossible d’y établir un gouvernement autonome ou une colonie, et je ne vois pas comment il serait possible d’annexer correctement cette île au gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud, qui n’entretient aucun lien avec elle. Mais si l’une et l’autre de ces mesures sont exclues, nous avons, à mon sens, épuisé l’ensemble des ressources dont nous disposonsFootnote 123. » L’île était trop isolée pour être d’une quelconque utilité à la Grande-Bretagne. Stephen le déplorait : « Je ne peux m’empêcher de penser que l’on a traité le sujet de l’île de Pitcairn en concédant beaucoup trop au romantisme et au pittoresque. Voilà 119 personnes vivant sur une île minuscule au beau milieu du Pacifique et n’ayant pas plus d’utilité pour notre nation que si elles étaient établies à l’intérieur du continent africain. » Malgré son isolement et sa pauvreté, Stephen reconnaissait que Pitcairn faisait l’objet d’interventions fréquentes de la part de la Marine britannique. Selon lui, on lui avait « accordé des égards que l’on réserve à un animal de compagnie ou à une favorite – or, c’[était] un divertissement qu’une Nation ne saurait longtemps se permettre sans causer beaucoup de mal »Footnote 124. Pitcairn n’était pas une colonie, s’alarmait-il, et pourtant on la traitait constamment comme un territoire qui pourrait un jour acquérir ce statut. Ainsi Stephen exposait-il avec précision le circuit juridique qui nécessitait de placer Pitcairn au seuil de l’empire.

Pendant ce temps, sur l’île, les premières familles, et les Quintal en particulier, avaient repris le contrôle. Edward Quintal transmit la fonction de magistrat à son frère en 1839, avant de mourir subitement en 1841, au faîte de son influenceFootnote 125. Plus le magistrat apparaissait comme le détenteur du pouvoir sur l’île, plus l’influence de Nobbs diminuait. En 1844, un visiteur de la Navy notait que l’école de ce dernier avait cessé ses activités depuis au moins un an : elle n’accueillait plus d’élèves et ses locaux se délabraient. Nobbs n’exerçait plus d’« autorité autorisée » ni d’« autorité morale » sur les insulairesFootnote 126. La fonction de magistrat continuait à conférer à celui qui l’occupait une autorité significative auprès des capitaines de passage, qui demeuraient une ressource indispensable à la survie de Pitcairn. Un observateur évoquait « la communication et l’échange constants avec les équipages des baleiniers anglais, français et américainsFootnote 127 ». Désormais, lorsqu’un navire arrivait, c’était le magistrat qui, le premier, entrait en relation avec lui et prenait le contrôle des cadeaux destinés aux habitants de l’îleFootnote 128. Le régime reposait sur une supervision légère, un despotisme local et, de façon souterraine, comme il est apparu plus tard, une violence sexuelle permanente. Comme l’avait déclaré Edward Quintal quelques années avant de devenir magistrat : « Nous sommes nos propres maîtres ; nous faisons ce qui nous plaît ; personne ne prendra le contrôle sur nousFootnote 129. » La Navy n’exerçait pas de contrôle : elle ne faisait que repérer et tracer les rouages du pouvoir.

La coexistence de la possibilité d’une intervention impériale et d’une administration locale s’est révélée remarquablement durable. Dans les lettres adressées à leurs supérieurs, les capitaines en visite sur l’île écrivaient parfois que le gouvernement devrait clarifier le statut de l’île. Ainsi du Lieutenant Commander Henry S. Hunt du ketch Basilisk qui, en 1844, soulignait que le gouvernement devait intervenir pour donner à Pitcairn une structure politique mieux définie. Il demandait au Rear Admiral Richard D. Thomas de « recommander fortement au gouvernement de sa Majesté d’envoyer un gouverneur sur l’îleFootnote 130 ». L’idée a été balayée d’un revers de main par le bureau des Colonies, en la personne du futur Premier ministre William E. Gladstone, qui critiquait cette « proposition de fonder une nouvelle colonieFootnote 131 ».

Dans les années 1850 prit forme le projet, qui avait ses partisans en Grande-Bretagne, de déplacer l’ensemble de la population vers la colonie britannique de l’île Norfolk. Il était défendu par Nobbs, qui avait acquis le soutien de l’influent Rear Admiral Fairfax Moresby. De nombreux habitants quittèrent alors Pitcairn. Une fois de plus cependant, les plans du gouvernement furent contrecarrés par le retour d’un certain nombre d’insulaires, rapportant aussi avec eux des questions irrésolues quant à leur statut politique et juridique.

Le statut juridique de l’île de Pitcairn est une histoire d’incertitudes. Son administration reflète les impératifs contradictoires auxquels était soumise la Navy : protéger, avancer des preuves de possession contre les prétentions des autres empires et ne pas donner de nouvelles responsabilités coloniales à la Grande-Bretagne. Eliott fit un pas en direction de l’instauration d’un code, mais il s’abstint, de façon délibérée, d’affirmer la souveraineté britannique sur ce territoire. L’autorité légale de la Grande-Bretagne oscillait entre des affirmations faibles de son autorité et un soutien sélectif à des candidats aspirant à diriger l’île. Eliott établit un équilibre si délicat entre ces deux options que son intervention donna lieu à une série persistante d’interprétations erronées et mutuellement contradictoires. Deux siècles après avoir été découverte par un baleinier états-unien, la communauté minuscule et isolée de Pitcairn avait un pied dans l’empire et un pied en dehorsFootnote 132.

Pour raconter l’histoire de l’île, on s’est d’ordinaire concentré sur la vie d’une poignée de personnages hauts en couleur – Adams, Hill et Eliott, pour les premières années – et l’on a voulu en tirer des contes à visée édifiante : les méchants mutins devenus de bons chrétiens ; le tyran qui a trompé toute une communauté ; le commandant britannique éclairé, qui a définitivement rattaché l’île à l’empire ou qui, à l’inverse, en a fait un État indépendant, doté de sa propre constitution. Or, un examen plus attentif de l’histoire de l’île laisse entrevoir une réalité moins reluisante, produit d’une politique juridique protéiforme, impliquant les manœuvres des insulaires et les circuits irréguliers du contrôle naval britannique. Ce régime s’écartait distinctement des modèles de relations interétatiques, des manuels consacrés à la puissance impériale ou des projets plus généraux de refonte de l’ordre mondial. La notion d’« empire informel » ne permet que de saisir en partie la réticence des responsables britanniques à prendre le pouvoir, mais elle occulte le fait que la Navy, dans sa supervision juridique, obéissait à des procédures formelles strictes. Elle fait aussi oublier que, périodiquement, les insulaires réclamaient avec insistance la protection de l’empire.

L’histoire de ce minuscule territoire fait donc apparaître le fonctionnement d’un ordre juridique irrégulier, construit sur des circuits juridiques à l’intensité vacillante. Les capitaines de la Marine britannique et les responsables de l’Amirauté exerçaient l’autorité impériale par intermittence et amassaient, sous la forme de rapports et de lettres, une documentation relative à la situation de l’île qui ne permettait pas de trancher son statut. Les habitants, avec leurs propres aspirations juridictionnelles et leurs propres intérêts, guidaient ce système tout en cultivant d’autres centres d’autorité. Les circuits juridiques de l’empire ont maintenu cette souveraineté dans l’indétermination, et c’est pourquoi les tentatives ultérieures de localiser les moments qui auraient marqué l’intégration de l’île à l’empire n’ont fait que déformer la réalité historique.

Ce régime impliquait de l’improvisation et des rationalisations bureaucratiques ex post, ce qu’avaient parfaitement compris les populations vivant dans les zones où patrouillait la Navy. Celles-ci surent adroitement manipuler les capitaines pour obtenir qu’ils soutinssent une autorité juridique locale. On ne s’est pas toujours aperçu de l’existence de ce processus parce qu’il n’a pas débouché sur une matrice cartographiable des articulations entre global et local. Les circuits étaient protéiformes : accords de protection, revendications territoriales incomplètes, expérimentations en matière de juridiction, stratégies créatives pour l’établissement d’une autorité locale.

Il est possible de repérer les circuits juridiques de l’empire et leur influence dans des contextes politiques on ne peut plus hétérogènes à travers l’espace Pacifique. En Nouvelle-Galles du Sud et en Nouvelle-Zélande, les colons augmentaient leur autorité non seulement en usant de la violence et de diverses stratégies juridiques, mais aussi en employant le discours impérial de la possession et de la protectionFootnote 133. On trouve une exacerbation des divisions de genre et de race, ainsi que des conflits juridictionnels, dans différents lieux où s’exerçait une gouvernance impériale, sous de multiples formes, qu’il s’agisse du régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie, du condominium anglo-français au Vanuatu (Nouvelles-Hébrides) ou de la colonisation d’Hawaiʻi par les États-UnisFootnote 134. À cause de cette concurrence entre empires, les patrouilles de la Navy sont devenues un vecteur de plus en plus important de la puissance impériale ; dans le même temps, les actions concertées entre les populations autochtones ont orienté les trajectoires politiques, puis rendu possible la décolonisation des îles au cours du siècle suivantFootnote 135.

Dans cet « empire de variationsFootnote 136 », les incertitudes relatives à la souveraineté se sont révélées déterminantes et durables. La métaphore des « circuits » permet de saisir des dimensions essentielles de la configuration irrégulière, incomplète et improvisée du pouvoir impérial et de sa projection – des dimensions qui s’étendaient bien au-delà du seul cas de Pitcairn. Si les insulaires tâchaient de constituer et de reconstituer un ordre sur leur territoire, et s’ils manipulaient pour ce faire les représentants de l’empire qui leur venaient en aide, ces derniers construisaient quant à eux une autorité juridique régionale, à travers les déplacements des navires et leurs interactions avec les insulaires, les sujets et les voyageurs. Les instructions vagues dont disposaient les capitaines, les discours souples qui circulaient en matière de droit international, la transposition de modèles administratifs inadaptés car conçus ailleurs ne faisaient qu’accroître l’incertitude et troubler les transitions institutionnelles. Ainsi l’histoire d’une petite communauté, issue d’une mutinerie, placée dans une situation de communication et de conflit avec des étrangers, révèle-t-elle les instabilités du pouvoir impérial et le caractère global des indéterminations de la souveraineté.

Footnotes

*

Les auteurs tiennent à remercier Lisa Ford, Mark Hickford et les relecteurs anonymes des Annales HSS pour les précieuses remarques qu’ils ont faites sur des versions antérieures de ce texte.

References

1. Christian & Ors v. R., Appeal Judgment, UKPC 47, ILDC 553 (UK 2006), 30 oct. 2006, Privy Council of the United Kingdom, https://www.bailii.org/uk/cases/UKPC/2006/47.html.

2. Nous nous appuyons sur l’approche développée par Lauren Benton et Lisa Ford, qui qualifient ces processus de « systémiques, mais non systématiques » sur le plan de leur déploiement et de leurs effets. Voir Lauren Benton et Lisa Ford, Rage for Order: The British Empire and the Origins of International Law, 1800-1850, Cambridge, Harvard University Press, 2016, p. 2.

3. Sur le développement d’approches d’histoire du Pacifique relativement distinctes les unes des autres, voir David Armitage et Alison Bashford, « Introduction: The Pacific and Its Histories », in D. Armitage et A. Bashford (dir.), Pacific Histories: Ocean, Land, People, New York, Palgrave, 2014, p. 1-28 ; Paul Kramer, « A Complex of Seas: Passages Between Pacific Histories », Amerasia Journal, 42-3, 2016, p. 32-41.

4. Sarah Heathcote, « Legal Models and Methods of Western Colonisation of the South Pacific », Journal of the History of International Law, 24-1, 2022, p. 62-101, ici p. 64-65.

5. Peter Cane, Lisa Ford et Mark McMillan, « Editors’ Introduction », in P. Cane, L. Ford et M. McMillan (dir.), The Cambridge Legal History of Australia, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, p. 1-16, ici p. 7.

6. Saliha Belmessous (dir.), Native Claims: Indigenous Law Against Empire, 1500-1920, Oxford, Oxford University Press, 2011. Pour des exemples liés à la souveraineté des autochtones et à leurs droits, voir Lisa Ford, Settler Sovereignty: Jurisdiction and Indigenous People in America and Australia, 1788-1836, Cambridge, Harvard University Press, 2011 ; Bain Attwood, Empire and the Making of Native Title: Sovereignty, Property and Indigenous People, Cambridge, Cambridge University Press, 2020 ; Mark Hickford, Lords of the Land: Indigenous Property Rights and the Jurisprudence of Empire, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; Kristy Gover, « Legal Pluralism and Indigenous Legal Traditions », in P. Schiff Berman (dir.), The Oxford Handbook of Global Legal Pluralism, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 847-875.

7. Sur le cadre d’analyse des « rencontres juridiques », voir P. Cane, L. Ford et M. McMillan, « Editors’ Introduction », art. cit. ; sur le « pluralisme juridique », voir notamment Lauren Benton, Law and Colonial Cultures: Legal Regimes in World History, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Shaunnagh Dorsett, « Plural Legal Orders: Concept and Practice », in P. Cane, L. Ford et M. McMillan (dir.), The Cambridge Legal History of Australia, op. cit., p. 19-39.

8. À propos de la politique juridictionnelle, voir L. Benton et L. Ford, Rage for Order, op. cit., chap. 5-6 ; nous traitons de la question des accords de protection qui intègrent les petites îles dans la sphère d’influence de l’empire dans notre article « Protection Shopping Among Empires: Suspended Sovereignty in the Cocos-Keeling Islands », Past & Present, 257-1, 2022, p. 209-247 ; sur le régime de l’intervention navale, voir Lauren Benton, They Called It Peace: Worlds of Imperial Violence, Princeton, Princeton University Press, 2024, chap. 5.

9. Nous proposons une discussion approfondie de cette critique des postulats habituels au sujet du pluralisme juridique dans Lauren Benton et Adam Clulow, « Interpolity Law and Jurisdictional Politics », Law and History Review, 3, 2023, p. 1-13. Pour une critique du pluralisme juridique d’une perspective soulignant la capacité des peuples autochtones à réorienter et refaçonner le droit européen, voir Alecia Pru Simmonds, « Cross-Cultural Friendship and Legal Pluralities in the Early Pacific Salt-Pork Trade », Journal of World History, 28-2, 2017, p. 219-248.

10. Le début et le milieu du xixe siècle représentent une période creuse en matière de droit international : voir L. Benton et L. Ford, Rage for Order, op. cit., chap. 1 et 7 ; Martti Koskenniemi, To the Uttermost Parts of the Earth: Legal Imagination and International Power, 1300-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, chap. 9.

11. L’ouvrage canonique qui défend cette thèse est celui de Stuart Banner, Possessing the Pacific: Land, Settlers, and Indigenous People from Australia to Alaska, Cambridge, Harvard University Press, 2007. À rapprocher de B. Attwood, Empire and the Making of Native Title, op. cit.

12. Reinhard Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. par J. et M.-C. Hoock, Paris, Éd. de l’EHESS, [1979] 2016.

13. À propos des États au conditionnel futur, voir Natasha Wheatley, The Life and Death of States: Central Europe and the Transformation of Modern Sovereignty, Princeton, Princeton University Press, 2023.

14. Pour une analyse détaillée des motivations des marins et de leurs revendications, voir Greg Dening, Le Bounty. Passions, pouvoir, théâtre : histoire d’une mutinerie, trad. par B. Matthieussent, Toulouse, Anacharsis, [1992] 2023.

15. Ce pari se révélerait bon pour certains et mauvais pour d’autres. Sur les 14 mutins emprisonnés à Tahiti, 4 ont péri dans le naufrage du HMS Pandora sur le trajet du retour à Londres. Les autres sont passés devant la cour martiale : 7 ont été acquittés ou pardonnés, 3 ont été pendus.

16. Andrew Lewis, « Pitcairn’s Tortured Past: A Legal History », in D. Oliver (dir.), Justice, Legality, and the Rule of Law: Lessons from the Pitcairn Prosecutions, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 39-62, ici p. 48.

17. Cité dans Tillman W. Nechtman, The Pretender of Pitcairn Island: Joshua W. Hill – The Man Who Would Be King Among the Bounty Mutineers, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 251.

18. Kew, The National Archives (ci-après TNA), ADM 1/53, Lettre du capitaine Russell Eliott (HMS Fly) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 25 janv. 1839, contenant le règlement relatif à la nomination d’un magistrat sur l’île de Pitcairn. Eliott disait avoir dénombré 99 résidents sur l’île. On trouve plusieurs orthographes du nom d’Eliott dans les archives.

19. TNA, CO 201/370, Communication officielle de James Stephen, sous-secrétaire d’État permanent aux Colonies, à George William Lyttelton, sous-secrétaire parlementaire à la Guerre et aux Colonies, 14 janv. 1846.

20. Il paraît vraisemblable que l’enquête lancée par Alan Lennox-Boyd, conservateur, soit liée à un débat qui eut lieu cette année-là : les sujets des nouveaux pays membres du Commonwealth devaient-ils jouir des mêmes droits à l’immigration en Grande-Bretagne que les ressortissants des anciens territoires membres ? Les conservateurs défendaient une conception large des droits en matière d’immigration. Voir David Welsh, « The Principle of the Thing: The Conservative Government and the Control of Commonwealth Immigration, 1957-59 », Contemporary British History, 12-2, 1998, p. 51-79.

21. TNA, CO 1036/17, Pitcairn Group, constitutional status, 1955, fol. 7.

22. British Settlements Act, 1887 (années 50 et 51 du règne de Victoria, chap. 54), https://www.legislation.gov.uk/ukpga/Vict/50-51/54.

23. Cet élargissement a été suscité par le meurtre d’une femme et d’un enfant à Pitcairn l’année précédente. Le secrétaire aux Colonies, concluant que c’était là le seul moyen de poursuivre l’accusé, Henry Christian, avait placé l’île sous l’autorité du Haut-Commissariat du Pacifique Ouest, créé en 1877 et établi à Fidji. Le tribunal du haut-commissaire, se disant compétent pour juger cette affaire, a nommé un commissaire judiciaire qui s’est rendu à Pitcairn accompagné par deux officiers du HMS Royalist. Christian a été condamné et transporté à Fidji pour y être pendu. Voir Michael O. Eshleman, « A South Seas State of Nature: The Legal History of Pitcairn Island, 1790-1900 », UCLA Pacific Basin Law Journal, 29-1, 2011, p. 1-35, notamment p. 23-28.

24. Christian & Ors v. R., Appeal Judgment, UKPC 47, ILDC 553 (UK 2006), 30 oct. 2006, Privy Council of the United Kingdom. L’affaire a débuté en 2004, avec l’inculpation de sept hommes. Elle a été traitée au départ par la Cour suprême de Pitcairn, dans laquelle siègent des juges néo-zélandais depuis la loi de 2002 relative aux procès à Pitcairn. Six des accusés ont été reconnus coupables. L’affaire a ensuite été portée devant la cour d’appel de Pitcairn, créée depuis peu, puis devant le Comité judiciaire du Conseil privé. Pour deux excellentes études qui examinent en détail ces procédures juridiques, voir D. Oliver, Justice, Legality, and the Rule of Law, op. cit. ; et Michael O. Eshleman, « A Preliminary Legal Bibliography of the Pitcairn Islands, South Pacific Ocean », Law Library Journal, 106-2, 2014, p. 221-236. À propos de l’histoire de la juridiction à Pitcairn, voir M. O. Eshleman, « A South Seas State of Nature », art. cit.

25. Case for Appellants, submitted to Privy Council, Case for Len Calvin Davis Brown, Dennis Ray Christian et Randall Kay Christian, 31 mai 2006, https://evols.library.manoa.hawaii.edu/server/api/core/bitstreams/8cd4184b-5d7d-4cdb-8691-436191ddd8f8/content. Cet appel n’est qu’un cas parmi d’autres. Une imposante quantité de documents relatifs à cette affaire sont disponibles sur le site eVols de l’université de Hawaiʻi à Mānoa.

26. Christian & Ors v. R., Appeal Judgment, UKPC 47, ILDC 553 (UK 2006), 30 oct. 2006, Privy Council of the United Kingdom. Dans une étude importante, Dawn Oliver explique : « Dans la mesure où les jugements sont censés communiquer aux parties et au public les motifs d’une décision, l’approche formaliste se révèle insuffisante et expose la cour aux critiques, et, dans le cas présent, à l’accusation de déférence excessive envers l’exécutif » (Dawn Oliver, « The Pitcairn Prosecutions, Paper Legal Systems, and the Rule of Law », in D. Oliver [dir.], Justice, Legality, and the Rule of Law, op. cit., p. 23-38, ici p. 26). Deux des juges, Lord Woolf et Lord Hope, ont rejeté le recours, mais reconnu une partie de ces problèmes.

27. Pour ne citer qu’un seul exemple, Trevor Lummis qualifie les événements de Pitcairn de « drame poignant » (Trevor Lummis, Pitcairn Island: Life and Death in Eden, Londres, Routledge, 1997, p. 4).

28. G. Dening, Le Bounty, op. cit. Outre les conflits à bord au sujet de l’autorité, les événements ultérieurs montrent que certains marins ne considéraient pas la mutinerie comme un rejet définitif de la puissance britannique. Les matelots restés à Tahiti ont pris le risque d’être arrêtés et jugés, dans l’espoir d’échapper à la pendaison s’ils expliquaient pourquoi ils avaient participé à la mutinerie. Ce pari, certains l’ont gagné. Sur les 10 marins jugés à Londres, 7 ont été acquittés ou pardonnés, et seulement 3 ont été pendus. Quand les mutins furent retrouvés vingt ans plus tard, et alors que l’Amirauté avait juré de les punir, Adams ne fut pas arrêté. Il fut amnistié en 1825. Ces potentielles interprétations contredisent l’idée selon laquelle les mutineries étaient l’expression d’un « radicalisme maritime ». Voir Niklas Frykman et al., « Mutiny and Maritime Radicalism in the Age of Revolution: An Introduction », International Review of Social History, 58-S21, 2013, p. 1-14.

29. T. W. Nechtman, The Pretender of Pitcairn Island, op. cit., p. 7 et 137. Sur ce plan, Hill ne sortait pas du lot : il y avait chez beaucoup d’hommes de l’Empire britannique du xixe siècle ce mélange de penchants tyranniques et de zèle réformateur. Voir, sur ce point, L. Benton et L. Ford, Rage for Order, op. cit., chap. 2.

30. Une série de restrictions en a remplacé une autre : à la fin des guerres napoléoniennes, le gouvernement a décidé que les lois sur la navigation devaient s’appliquer en Nouvelle-Galles du Sud. Il cherchait ainsi à limiter les activités commerciales étrangères dans les ports britanniques. Immédiatement, la question s’est posée de savoir si le commerce entre les îles serait considéré comme étranger s’il était mené par des marchands britanniques. Le monopole de la Compagnie s’est effondré en 1813. En 1835, le gouvernement a clarifié la situation : les îles du Pacifique Sud n’étaient pas britanniques, mais elles n’étaient pas non plus étrangères eu égard aux lois sur la navigation. John Manning Ward, British Policy in the South Pacific, 1786-1893: A Study in British Policy Towards the South Pacific Islands Prior to the Establishment of Governments by the Great Powers, Sydney, Australasian Publishing Company, 1948, p. 29. La question soulève une ambiguïté supplémentaire quant aux limites et à la portée de l’empire. Voir aussi L. Benton et L. Ford, Rage for Order, op. cit., chap. 6.

31. L’autorité de Phillip s’étendait précisément aux îles situées entre 10° 37’ sud et 43° 39’ sud. J. M. Ward, British Policy in the South Pacific, op. cit., p. 35.

32. Phillip a nommé des juges de paix sur plusieurs îles « adjacentes » et, pour tenter de contenir les anciens prisonniers britanniques qui causaient des troubles dans la région, il a demandé aux navires quittant Port Jackson d’acheter des « bons de bonne conduite ». J. M. Ward signale que ces deux mesures étaient « probablement illégales » (British Policy in the South Pacific, op. cit., p. 35).

33. « An Act for the More Speedy Trial of Offences Committed in Distant Parts Upon the Sea », 46 Geo. 3. c. 54, 23 mai 1806, https://www.dloc.com/CA01200167/00001/images/0.

34. « An Act for the More Effectual Punishment of Murders and Manslaughters Committed in Places Not Within His Majesty’s Dominions », 57 Geo. 3. c. 53, 27 juin 1817.

35. Museums of History, New South Wales, « Vice-Admiralty Court of NSW, 1787-1911 », https://mhnsw.au/guides/vice-admiralty-court-nsw-1787-1911/#Vice-Admiralty-Court-1787-1812.

36. M. Hickford, Lords of the Land, op. cit., p. 73 et 93-94 ; L. Benton, They Called It Peace, op. cit., p. 159-160.

37. L. Benton, They Called It Peace, op. cit., chap. 5. L’action des capitaines s’inscrivait dans une stratégie impériale plus large : pour des empires qui développaient leurs capacités militaires à l’échelle mondiale, la délégation de l’autorité juridique était un moyen d’accroître leur puissance.

38. L. Benton et L. Ford, Rage for Order, op. cit., chap. 6.

39. L. Benton et A. Clulow, « Protection Shopping Among Empires », art. cit.

40. Au sujet de Brooke, voir L. Benton et L. Ford, Rage for Order, op. cit., p. 140-145.

41. Sydney, State Library of New South Wales, Sir Joseph Banks Papers, série 71.05, « Capt Pipon’s Narrative of the State Mutineers of H. M. Ship Bounty Settled on Pitcairns Island in the South Sea », sept. 1814.

42. En 2006, dans l’affaire portée devant le Comité judiciaire du Conseil privé, les requérants ont soutenu que la décision de ne pas arrêter Adams démontrait que l’île ne se trouvait pas sous la juridiction des Britanniques (Case for Appellants, submitted to Privy Council, Case for Len Calvin Davis Brown, Dennis Ray Christian et Randall Kay Christian, 31 mai 2006, https://evols.library.manoa.hawaii.edu/server/api/core/bitstreams/8cd4184b-5d7d-4cdb-8691-436191ddd8f8/content).

43. Alan Strode Campbell Ross et Albert W. Moverley, The Pitcairnese Language, New York, Oxford University Press, 1964, p. 62 ; Donald H. McLoughlin, « The Development of the System of Government and Laws of Pitcairn Island From 1791 to 1971 », in The Laws of Pitcairn, Henderson, Ducie and Oeno Islands, Wembley, Government of the Islands of Pitcairn, Henderson, Ducie and Oeno, éd. revue, 1971 ; Adrian Michael Young, « Mutiny’s Bounty: Pitcairn Islanders and the Making of a Natural Laboratory on the Edge of Britain’s Pacific Empire », thèse de doctorat, université de Princeton, 2016, p. 70.

44. Amasa Delano, A Narrative of Voyages and Travels, in the Northern and Southern Hemispheres: Comprising Three Voyages Round the World […], Boston, E. G. House, 1818, p. 139. A. M. Young dit qu’ils revendiquent le statut de « Britanniques transplantés » (« Mutiny’s Bounty », op. cit., p. 57).

45. Frederick W. Beechey, Narrative of a Voyage to the Pacific and Beering’s Strait, Londres, Henry Colburn and Richard Bentley, 1831, p. 121.

46. John Barrow, « Recent Accounts of the Pitcairn Islanders », The Journal of the Royal Geographical Society of London, 3, 1833, p. 156-168, ici p. 161.

47. A. M. Young, « Mutiny’s Bounty », op. cit., p. 67. Cette revendication de Britishness constituait également une stratégie de survie. T. Lummis remarque que si les insulaires avaient « été perçus comme autochtones, un groupe d’aussi petite taille aurait très facilement pu être détruit en étant réduit au travail forcé ou en esclavage » (Pitcairn Island, op. cit., p. 130-131). Dans une étude récente, Linda Colley soutient que les visiteurs considéraient les habitants de l’île comme des « personnes non blanches, de culture mêlée ». En réalité, les observateurs ont identifié chez eux, malgré quelques signes douteux, des traits constants de Britishness. Voir Linda Colley, The Gun, the Ship, and the Pen: Warfare, Constitutions and the Making of the Modern World, New York, Liveright, 2021, p. 253.

48. John Barrow, The Eventful History of the Mutiny and Piratical Seizure of H.M.S. Bounty: Its Cause and Consequences, Londres, J. Murray, 1831, p. 339.

49. Philip Pipon, « The Descendants of the Bounty’s Crew: As First Discovered by the Briton and Tagus Frigates – From the Unpublished Mss. of the Late Capt. Pipon, R.N. », The United Service Journal and Naval and Military Magazine, 1, 1834, p. 191-199, ici p. 192.

50. Sydney, State Library of New South Wales, Sir Joseph Banks Papers, série 71, Copie d’une lettre du capitaine Sir Thomas Staines (HMS Briton) au vice-amiral Dixon, au large de Valparaiso, 18 oct. 1814.

51. J. Barrow, « Recent Accounts of the Pitcairn Islanders », art. cit., p. 165.

52. Le déplacement coûta environ 400 livres à l’Amirauté – une somme importante. Voir H. E. Maude, « Tahitian Interlude: The Migration of the Pitcairn Islanders to the Motherland in 1831 », The Journal of the Polynesian Society, 68-2, 1959, p. 115-140, ici p. 135.

53. T. Lummis, Pitcairn Island, op. cit., p. 136.

54. J. Barrow, « Recent Accounts of the Pitcairn Islanders », art. cit., p. 159.

55. Ibid., p. 160.

56. T. Lummis, Pitcairn Island, op. cit., p. 136.

57. Young et Adams, qui avaient survécu au tumulte des premières années, étaient parvenus à ramener le calme sur l’île au terme d’une période très violente. Bien qu’Adams demeurât le patriarche pendant près de trois décennies, la famille Christian conservait une autorité résiduelle en vertu du prestige que lui donnaient le rang et le rôle de Fletcher Christian dans la mutinerie.

58. J. Barrow, « Recent Accounts of the Pitcairn Islanders », art. cit., p. 160. Quintal avait de bonnes raisons d’aspirer au pouvoir. Il avait eu un enfant illégitime avec une des filles d’Adams, Dinah : le patriarche avait d’abord condamné celle-ci à être fusillée, mais l’opposition soulevée par sa décision l’avait contraint au pardon. Quintal épousa ensuite la fille d’Adams et le scandale s’estompa. Néanmoins, cet épisode lui avait fait comprendre, de façon brutale, les conséquences potentielles d’une mise à l’écart du pouvoir.

59. Hill était arrivé à Tahiti au début de l’année 1832. Il avait 59 ans lorsqu’il débarqua à Pitcairn.

60. Joshua Hill, The Humble Memorial of Joshua Hill […], Londres, 1841, p. 10.

61. T. Lummis, Pitcairn Island, op. cit., p. 97. Pour un exemple caractéristique, où Hill est décrit comme un « sociopathe », voir Robert W. Kirk, Pitcairn Island, the Bounty Mutineers and Their Descendants: A History, Jefferson, McFarland and Company, [2008] 2014, p. 83-85.

62. T. W. Nechtman, The Pretender of Pitcairn Island, op. cit., p. 7.

63. « Voyage of Her Majesty’s Ship Acteon, Captain the Right Honourable Lord Edward Russell », The Nautical Magazine and Naval Chronicle, 7, 1838, p. 514-522, ici p. 520.

64. « Copy of a Letter, dated Pitcairn’s Island, 3rd October 1833, from the Public Functionaries and others, to Captain Joshua Hill, Teacher, &c », in Walter Brodie, Pitcairn’s Island, and the Islanders, in 1850, Londres, Whittaker & Co., 1851, p. 193-194, ici p. 194. L’expression provient d’une lettre supposément écrite par les alliés de Hill à Pitcairn.

65. « The Humble Petition of the Principal Native Inhabitants of Pitcairn’s Island, Dated 19th June, 1834, to His Excellency Lord James Townshend […] », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 204-210, ici p. 204.

66. Selon T. W. Nechtman, « cette manœuvre permettait à la fois d’attester que les trois Anglais de Pitcairn étaient bel et bien des étrangers et de donner davantage d’importance à l’indigénéité des insulaires » (The Pretender of Pitcairn Island, op. cit., p. 154).

67. « The Humble Petition of John Evans, two years resident on Pitcairn’s Island », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 190-193, ici p. 192.

68. J. Barrow, « Recent Accounts of the Pitcairn Islanders », art. cit., p. 168 ; J. Hill, The Humble Memorial…, op. cit., p. 3.

69. J. Hill, The Humble Memorial…, op. cit., p. 3-4.

70. Notre interprétation diverge de celle de T. W. Nechtman, pour qui les actions de Hill équivalaient à une mutinerie visant à « soustraire illégalement l’île de Pitcairn au contrôle de Londres » (T. W. Nechtman, The Pretender of Pitcairn Island, op. cit., p. 165).

71. « The Humble Petition of George Hann Nobbs, late Teacher at Pitcairn’s Island », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 179-185, ici p. 184. Brodie écrit que son auteur est George Hann Nobbs, mais celui-ci apparaît sous le nom « George Hunn Nobbs » dans l’écrasante majorité des sources.

72. « The Humble Petition of John Evans, two years resident on Pitcairn’s Island », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 190-193, ici p. 191-192. La pétition de Nobbs est rédigée dans des termes largement identiques : « Sitôt qu’un navire apparaissait au large de l’île, un canoë était envoyé à son bord, ce qui empêchait les officiers et l’équipage de se rendre dans nos maisons, et nous étions menacés du fouet si nous proposions d’aller à bord » (« The Humble Petition of George Hann Nobbs, late Teacher at Pitcairn’s Island », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 179-185, ici p. 183).

73. John Buffett, « A Narrative of 20 Years’ Residence on Pitcairn’s Island », partie 5, The Friend of Temperance and Seamen, 4-7, 1846, p. 50-51, ici p. 50.

74. J. Hill, The Humble Memorial…, op. cit., p. 6.

75. Ibid., p. 7. Bien que l’auteur de cette description ne soit pas nommé, il s’agit très probablement de Hill. Selon Buffett, ce dernier avait convaincu Quintal et les deux autres anciens que « les officiers les considéreraient comme des hommes de guerre » (« A Narrative of 20 Years’ Residence… », partie 5, art. cit., p. 50).

76. TNA, ADM 1/48, Lettre du capitaine Edward Russell (HMS Actaeon) au commodore Francis Mason, janv. 1837.

77. TNA, ADM 1/1819, Lettre du capitaine Charles Fremantle (HMS Challenger) à l’Amirauté, 30 mai 1833. Fremantle explique : « Même alors, je découvris combien il était difficile d’obtenir la vérité en quelque matière que ce soit. » En se conduisant en agent du droit, Fremantle suivait une pratique courante de la part des Britanniques dans la région – et dans le reste du monde. Voir L. Benton, They Called It Peace, op. cit., chap. 5.

78. D’après Hill, Fremantle « convoqua une réunion publique pour enquêter sur les affaires courantes au sein de la population » (The Humble Memorial…, op. cit., p. 5). À propos des enquêtes menées par les capitaines de la Navy dans d’autres îles du Pacifique Sud, voir L. Benton, They Called It Peace, op. cit., chap. 5.

79. J. Barrow, « Recent Accounts of the Pitcairn Islanders », art. cit., p. 166.

80. Lettre de Joshua Hill à Lord James Townsend, 20 juin 1834, citée dans W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 198-202, ici p. 201.

81. J. Hill, The Humble Memorial…, op. cit., p. 4.

82. Daniel Owen Spence, A History of the Royal Navy: Empire and Imperialism, Londres, I. B. Tauris, 2015, p. 67.

83. John Bach, « The Royal Navy in the Pacific Islands », The Journal of Pacific History, 3-1, 1968, p. 3-20, ici p. 6.

84. J. Hill, The Humble Memorial…, op. cit., p. 3 et 6.

85. On trouvera ces pétitions dans l’ouvrage de W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 179-185, 190-193 et 198-202.

86. « The Humble Petition of George Hann Nobbs, late Teacher at Pitcairn Island », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 179-185, ici p. 182.

87. Copie d’une lettre de John Buffett à Lord James Townshend, in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 185-188, ici p. 187.

88. Lettre de Joshua Hill à Lord James Townshend, 20 juin 1834, in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 198-202, ici p. 198.

89. « The Humble Petition of the Principal Native Inhabitants of Pitcairn’s Island, Dated 19th June, 1834, to His Excellency Lord James Townshend […] », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 204-210, ici p. 209.

90. Ibid., p. 207.

91. Cette correspondance est reprise dans W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 174-176 (p. 176 pour l’extrait cité). Voir aussi T. W. Nechtman, The Pretender of Pitcairn Island, op. cit., p. 170.

92. TNA, ADM 1/48, Lettre du capitaine Edward Russell (HMS Actaeon) au commodore Francis Mason, janv. 1837.

93. TNA, ADM 1/48, Lettre du capitaine Edward Russell (HMS Actaeon) au commodore Francis Mason, janv. 1837.

94. La formule est de J. M. Ward, British Policy in the South Pacific, op. cit., p. 275-276.

95. « Laws and Regulations of Pitcairn’s Island », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 85-91.

96. A. M. Young, « Mutiny’s Bounty », op. cit., p. 19. F. M. Bladen écrit que « le capitaine Eliott du H.M.S. Fly prit formellement possession de l’île au nom du gouvernement britannique, à la date précise du 29 novembre 1838 » (« Settlement of the Pitcairn Islanders on Norfolk Island », The Australian Historical Society: Journal and Proceedings, 2-1, 1906, p. 1-12, ici p. 2). T. Lummis affirme, pour sa part, que les actions de Eliott « firent de Pitcairn une île britannique » (Pitcairn Island, op. cit., p. 154). Kenneth Roberts-Wray explique que, le 29 novembre 1838, « le capitaine Eliott prit possession au nom de la couronne » (Commonwealth and Colonial Law, Londres, Stevens & Sons, 1966, p. 906). De la même manière, R. W. Kirk avance que Pitcairn est devenue une « composante de l’Empire britannique » en 1838 (Pitcairn Island…, op. cit., p. 89). À l’inverse, certains historiens refusent de prêter un caractère décisif aux actions de Eliott. Voir Louis Assier-Andrieu, « Pitcairn, le vaisseau des mutinés. Note sur une dépossession culturelle », in É. de Mari et D. Taurisson-Mouret (dir.), L’empire de la propriété. L’impact environnemental de la norme en milieu contraint, vol. 3, Exemples de droit colonial et analogies contemporaines, Paris, Éditions Victoire, 2016, p. 53-62.

97. Il fait cette déclaration pour répondre aux questions de l’ONU au sujet des perspectives d’indépendance des territoires coloniaux, y compris minuscules, TNA, FCO 32/1252, Foreign and Commonwealth Office, internal memorandum, « United Nations Interest in Pitcairn », 5 août 1975.

98. L. Colley souligne que la Navy s’est faite la protectrice d’un peuple indépendant. D’après elle, Eliott est venu « porter secours » aux insulaires et a su trouver une issue favorable pour « cette population majoritairement non blanche, de culture mêlée » qui était menacée par des navires de passage. L’intervention de Eliott aurait donc permis, selon elle, de repousser les « envahisseurs blancs » (The Gun, the Ship, and the Pen, op. cit., p. 260). R. W. Kirk affirme qu’à cette époque, Pitcairn était une « nation distincte » (Pitcairn Island…, op. cit., p. 88).

99. Case for Appellants, submitted to Privy Council, Case for Len Calvin Davis Brown, Dennis Ray Christian et Randall Kay Christian, 31 mai 2006, https://evols.library.manoa.hawaii.edu/server/api/core/bitstreams/8cd4184b-5d7d-4cdb-8691-436191ddd8f8/content.

100. Lauren Benton et Benjamin Straumann, « Acquiring Empire by Law: From Roman Doctrine to Early Modern European Practice », Law and History Review, 28-1, 2010, p. 1-38. Les juristes européens considéraient le plus souvent que les non-Européens étaient maîtres de leurs terres, position qui leur permettait d’affirmer (parfois tout en amassant des preuves d’occupation) que les habitants autochtones leur avaient cédé ou vendu des droits de souveraineté.

101. Cet aspect rendait la possession particulièrement séduisante dans le cas où il existait deux rivaux – s’agissant par exemple de la concurrence entre colons espagnols et portugais dans le Nouveau Monde ou lors des expéditions aux Moluques. Le traité de Tordesillas (7 juin 1494), dont on considère souvent à tort qu’il a partagé le monde entre deux souverainetés, a accordé aux couronnes portugaise et espagnole le droit de « découvrir et posséder » des territoires dans leurs sphères respectives. Il fallait que les couronnes dirigent les sujets pour qu’ils pratiquent et documentent la découverte et la possession, et les deux puissances se sont employées à collecter et à divulguer les éléments pertinents. D’autres empires leur ont emboîté le pas, en cherchant à contester les revendications territoriales ibériques et à construire leur propre sphère d’influence. Voir Lauren Benton, « Possessing Empire: Iberian Claims and Interpolity Law », in S. Belmessous (dir.), Native Claims, op. cit., p. 19-40. Tamar Herzog analyse cette concurrence territoriale entre Portugais et Espagnols dans le monde atlantique, mais laisse de côté la conception romaine de la possession dont traitent L. Benton et B. Straumann dans « Acquiring Empire by Law », art. cit. Voir aussi Tamar Herzog, Frontiers of Possession: Spain and Portugal in Europe and the Americas, Cambridge, Harvard University Press, 2015.

102. S. Banner, Possessing the Pacific, op. cit. D’autres historiens et historiennes ont remarqué l’importance des pratiques de possession, mais sans saisir toutefois leur caractère indéterminé. Patricia Seed a ainsi établi une liste des cérémonies européennes de possession : ériger des marqueurs de pierre, disperser de la terre, hisser le drapeau, enregistrer des particularités géographiques, fonder des villes et mener des procès publics. Mais cette approche néglige l’importance des preuves de possession intelligibles par les puissances rivales. Patricia Seed, Ceremonies of Possession in Europe’s Conquest of the New World, 1492-1640, New York, Cambridge University Press, 1995.

103. Voir, par exemple, Canberra, National Library of Australia, NLA MS 2, « Secret Instructions for Lieutenant James Cook Appointed to Command His Majesty’s Bark the Endeavour », 30 juil. 1768.

104. Lauren Benton et Adam Clulow, « Empires and Protection: Making Interpolity Law in the Early Modern World », Journal of Global History, 12-1, 2017, p. 74-92. Il arrivait que les puissances européennes rejetassent les demandes qui leur étaient faites de formaliser les accords de protection et de reconnaître des États comme protectorats : c’est ce que fit le gouvernement anglais à Tahiti et en Uruguay au milieu du xixe siècle. Voir L. Benton et L. Ford, Rage for Order, op. cit., chap. 6.

105. Lauren Benton, Adam Clulow et Bain Attwood, Protection and Empire: A Global History, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; L. Benton et A. Clulow, « Protection Shopping Among Empires », art. cit. ; Amanda Nettlebeck, Indigenous Rights and Colonial Subjecthood: Protection and Reform in the Nineteenth-Century British Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.

106. TNA, ADM 1/53, Lettre du capitaine Russell Eliott (HMS Fly) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 25 janv. 1839, contenant le règlement relatif à la désignation d’un magistrat sur l’île de Pitcairn.

107. Greenwich, National Maritime Museum (ci-après NMM), JON/5, Lettre du capitaine Jenkin Jones (HMS Curaçao) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 6 sept. 1841.

108. NMM, Caird Library and Archives, REC/61, Pitcairn Island Register, 1790-1854.

109. NMM, JON/5, Lettre du capitaine Jenkin Jones (HMS Curaçao) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 6 sept. 1841. La configuration du mouillage à Pitcairn rend peu vraisemblables de telles attaques. Les vaisseaux de passage devaient se faire aider par les insulaires pour transporter les membres de l’équipage entre leur navire et le rivage, puisque Pitcairn n’avait pas de port et que seuls les marins locaux savaient naviguer dans ces eaux dangereuses.

110. L. Colley, The Gun, the Ship, and the Pen, op. cit., p. 260. T. Lummis écrit sensiblement la même chose : « L’équipage d’un baleinier resta à terre pendant quinze jours et ces hommes menacèrent de violer toutes les femmes qui se trouveraient à leur portée. Les insulaires furent forcés de se regrouper, armes à la main, afin de protéger les femmes et durent abandonner leurs plantations deux semaines durant » (Pitcairn Island, op. cit., p. 152).

111. D. H. McLoughlin, The Laws of Pitcairn…, op. cit., p. 20.

112. Il est largement établi que les résidents de Pitcairn se sont donné du mal pour présenter une image idéalisée de leur communauté, image sans fondement réel. Cette tactique s’inscrivait dans une longue tradition, consistant à « faire les hypocrites avec les étrangers » ou à s’afficher en « famille vertueuse et innocente » afin d’obtenir autant de soutien que possible de la part du gouvernement britannique. Les citations proviennent de M. O. Eshleman, « A South Seas State of Nature », art. cit., p. 20. Voir aussi TNA, ADM 101/95/4, William Gunn, journal médical du HMS Curaçao, 1841.

113. Eliott écrit qu’il n’a fait halte « qu’un jour à Pitcairn ». Il est arrivé le 29 novembre 1838, mais les réglementations qu’il a établies ont été signées à bord de son vaisseau le 30 novembre 1838, ce qui signifie que sa visite a débordé sur un second jour calendaire.

114. TNA, ADM 1/53, Lettre du capitaine Russell Eliott (HMS Fly) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 25 janv. 1839, contenant le règlement relatif à la désignation d’un magistrat sur l’île de Pitcairn. Quant au code juridique rédigé en même temps par Eliott, il se composait de dix articles. Étant donné la brièveté de son séjour sur l’île, il est presque certain qu’il s’est appuyé sur des lois existantes. Ces articles portent sur la réglementation relative aux animaux, chats, chiens et cochons, mais aussi à l’école, au bois, aux repères et au commerce avec les navires.

115. TNA, ADM 1/53, Lettre du capitaine Russell Eliott (HMS Fly) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 25 janv. 1839, contenant le règlement relatif à la désignation d’un magistrat sur l’île de Pitcairn.

116. Eliott n’a jamais déclaré avoir pris possession de l’île et ses supérieurs affirmaient très clairement que celle-ci n’était jamais devenue une colonie britannique. Voir ci-dessus notre analyse des commentaires de Stephen. Il existe une exception remarquable à cela, dans un document jamais cité auparavant, à savoir la copie d’une lettre conservée sur l’île de Norforlk, où de nombreux habitants de Pitcairn sont allés plus tard s’installer. Manifestement écrite par le Rear Admiral Ross et adressée à Edward Quintal, la lettre affirme que les actes du capitaine Eliott ont « placé l’île [de Pitcairn] sous la protection du drapeau britannique dans la mesure où elle relève des possessions de la Grande-Bretagne » (voir Canberra, National Archives of Australia, CP599/1, copies des correspondances des îles de Pitcairn et Norfolk, 1837-1897, Lettre du Rear Admiral Charles B. H. Ross à Edward Quintal, magistrat sur l’île de Pitcairn, 30 juin 1839). Toutefois, aucun message de ce type n’a jamais été communiqué à l’Amirauté ni au bureau des Colonies. La lettre de Ross – à supposer que la copie fût exacte – avait sans doute pour but d’assurer aux insulaires que la Grande-Bretagne se souciait de leur sécurité. Dans le même temps, d’autres responsables et d’autres habitants de l’île continuaient de considérer comme irrésolu le statut de Pitcairn.

117. Selon T. W. Nechtman, « le cadre administratif défini par Eliott ressemblait beaucoup à celui qu’avait dessiné Hill » (The Pretender of Pitcairn Island, op. cit., p. 268). Le magistrat détenait un pouvoir politique important en sa qualité de « dirigeant en chef [Chief Ruler] de l’île de Pitcairn ». Il était aidé par deux conseillers, mais ces derniers ne jouaient qu’un rôle subalterne. En effet, le magistrat avait le pouvoir de nommer personnellement l’un de ces conseillers. L’autre était « nommé par les suffrages de l’assemblée », mais les décisions prises par le magistrat étaient « définitives ». TNA, ADM 1/53, Lettre du capitaine Russell Eliott (HMS Fly) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 25 janv. 1839, contenant le règlement relatif à la désignation d’un magistrat sur l’île de Pitcairn.

118. TNA, ADM 1/53, Lettre du capitaine Russell Eliott (HMS Fly) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 25 janv. 1839, contenant le règlement relatif à la désignation d’un magistrat sur l’île de Pitcairn.

119. Les insulaires consignaient les navires, les naissances et les décès dans le registre de l’île, mais une partie de la communauté aurait préféré ne pas tenir ce document. TNA, ADM 1/5618, Adresse du Rear Admiral Fairfax Moresby aux habitants de Pitcairn, 17 mai 1853. On notera que ce registre a été tenu par Buffett, puis Nobbs – mais non par le magistrat.

120. « The Late Lieut. James Lowry’s Visit to Pitcairn’s Island, 1839, in H.M.S. Sparrow-hawk », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 164-169, ici p. 166.

121. TNA, ADM 101/95/4, William Gunn, journal médical du HMS Curaçao, 1er juill. 1841-20 sept. 1842.

122. « Extract of a letter from one of the officers of HMS Curaçao », United Service Magazine and Naval and Military Journal, 40-3, 1842, p. 607-611, ici p. 610.

123. Bureau des Colonies, communication officielle relative au rapport du capitaine Eliott, oct. 1839, reproduite dans Pitcairn Privy Council Record of Proceedings, https://evols.library.manoa.hawaii.edu/server/api/core/bitstreams/f9adce4c-aed4-4e90-b159-8a7d6537d236/content. Voir aussi A. Lewis, « Pitcairn’s Tortured Past », art. cit., p. 53.

124. TNA, CO 201/370, Communication officielle de James Stephen, sous-secrétaire d’État permanent aux Colonies, à George William Lyttelton, sous-secrétaire parlementaire à la Guerre et aux Colonies, 14 janv. 1846.

125. Edward Quintal avait été élu en présence de Eliott en 1838, puis reconduit pour un mandat complet en 1839. Son frère Arthur Quintal lui succéda en 1840. Edward mourut jeune l’année suivante.

126. TNA, CO 201/370, Lettre du Lieutenant Commander Henry S. Hunt (HM Ketch Basilisk) au Rear Admiral Richard D. Thomas, 1er août 1844. Le sort de Nobbs a fini par s’améliorer : il a gagné le soutien d’un homme puissant, le Rear Admiral Fairfax Moresby, qui, après avoir visité l’île, l’a envoyé en Angleterre pour qu’il y soit ordonné ministre de l’Église d’Angleterre. À son retour, Nobbs était une figure bien plus forte.

127. NMM, JON/5, Lettre du capitaine Jenkin Jones (HMS Curaçao) au Rear Admiral Charles B. H. Ross, 6 sept. 1841.

128. Un visiteur se rappelle que « le magistrat en chef, accompagné de quelques hommes, vint à bord [leur] souhaiter la bienvenue, et il resta à bord toute la nuit, et il était très reconnaissant des nombreux souvenirs qu[’ils] lui [avaient] offerts » (« Pitcairn Island », The Nautical Magazine and Naval Chronicle, 1854, p. 256-259, ici p. 256).

129. « The Humble Petition of George Hann Nobbs, late Teacher at Pitcairn’s Island », in W. Brodie, Pitcairn’s Island…, op. cit., p. 179-185, ici p. 181.

130. TNA, CO 201/370, Lettre du Lieutenant Commander Henry S. Hunt (HM Ketch Basilisk) au Rear Admiral Richard D. Thomas, 1er août 1844.

131. TNA, CO 201/370, Communication officielle de William Gladstone, 15 janv. 1846.

132. Même après 1898, année où Pitcairn fut inscrite sur la liste des colonies britanniques, les autorités ne sont que très peu intervenues dans ses affaires internes. La situation n’a changé qu’au début du xxie siècle, le scandale suscité par la découverte de décennies de violences sexuelles ayant poussé la Grande-Bretagne à se déclarer compétente en matière criminelle.

133. L. Ford, Settler Sovereignty, op. cit. ; B. Attwood, Empire and the Making of Native Title, op. cit.

134. Kate Stevens, Gender, Violence and Criminal Justice in the Colonial Pacific, 1880-1920, Londres, Bloomsbury Academic, 2023, chap. 1 ; Sally Engle Merry, Colonizing Hawai‘i: The Cultural Power of Law, Princeton, Princeton University Press, 2000.

135. Tracey Banivanua Mar, Decolonisation and the Pacific: Indigenous Globalisation and the Ends of Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.

136. Nous empruntons cette formule très à propos à M. Hickford, Lords of the Land, op. cit., p. 3.

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Figure 1 – Carte marine de l’île Pitcairn en 1825, établie par le capitaine F. W. Beechey, RN FRSSource : Frederick William Beechey et J. D. Potter, Pitcairn Island, 1825, Londres, Département hydrographique de l’Amirauté, 1829, rev. 1872, http://nla.gov.au/nla.obj-231287530

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Figure 2 – Carte de l’océan Pacifique montrant l’emplacement de PitcairnSource : John Arrowsmith, « Pacific Ocean », in The London Atlas of Universal Geography, Exhibiting the Physical and Political Divisions of the Various Countries of the World, Constructed from Original Materials […], Londres, J. Arrowsmith, 1842. Avec l’amiable autorisation de la David Rumsey Historical Map Collection, https://www.davidrumsey.com/maps860.html.