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Accès à la justice et inclusion numérique : au-delà des enjeux technologiques

Published online by Cambridge University Press:  18 August 2023

Sandrine Prom Tep
Affiliation:
Professeure agrégée, Département de marketing, École des Sciences de la Gestion - Université du Québec à Montréal [email protected]
Florence Millerand
Affiliation:
Département de communication sociale et publique, Faculté de Communication - Université du Québec à Montréal [email protected]
Alexandra Parada
Affiliation:
Étudiante au programme de doctorat en droit, Faculté de science politique et de droit, Université du Québec à Montréal [email protected]
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Résumé

Cet article s’intéresse aux inégalités numériques qui touchent l’accès aux services publics, et plus précisément à la justice. Au Québec, les plumitifs sont des registres publics qui retracent l’historique judiciaire des justiciables, et ils sont disponibles en ligne. Dans une perspective d’accès à la justice, cet article aborde la tension existante entre les objectifs de la numérisation des services publics et les inégalités d’accès au numérique, en s’intéressant au cas des plumitifs au Québec. Nous retraçons l’évolution des approches en termes d’inégalités numériques en insistant sur la nécessité de dépasser la question de l’accès matériel aux services numériques pour nous intéresser aussi aux inégalités socio-économiques préexistantes. Nous analysons les difficultés d’accès aux plumitifs et l’usage qui en sont fait à la lumière des différentes dimensions de l’accès numérique selon Jan van Dijk (2006) afin d’envisager des pistes de solutions concrètes et efficaces pour améliorer l’accès aux plumitifs et plus largement à la justice.

Abstract

Abstract

This article focuses on digital inequalities that affect access to public services, and specifically, access to justice. In Quebec, court ledgers are public registers that trace the judicial history of individuals and are available online. Using an access to justice lens, this article addresses the existing tension between the objectives of digitizing public services and digital access inequalities, with a particular focus on the case of computerized court ledgers in Quebec. We trace the evolution of approaches to addressing digital inequalities, emphasizing the need to go beyond the question of physical access to digital services and to address pre-existing socioeconomic inequalities. We analyze access difficulties and usage of court ledgers through the various dimensions of digital access proposed by Jan van Dijk (2006) in order to reflect on concrete and effective solutions for improving access to court ledgers and, more broadly, access to justice.

Type
Articles
Creative Commons
Creative Common License - CCCreative Common License - BY
This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted re-use, distribution and reproduction, provided the original article is properly cited.
Copyright
© The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Law and Society Association

Introduction

Au Québec, les registres publics consignant les informations liées aux audiences civiles et pénales, appelés plumitifs, sont accessibles en version informatisée depuis 1975Footnote 1, consultables gratuitement depuis des ordinateurs mis à disposition dans les palais de justice et, depuis 2004, en ligne sur le site internet de la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ) moyennant un abonnement payantFootnote 2. Dans une perspective d’accès à la justice, notre recherche s’est intéressée aux conditions d’accès aux plumitifs informatisés et aux usages qui en sont faits, tant chez les professionnel.le.s du droit que chez les justiciablesFootnote 3.

Afin de saisir les enjeux liés à l’accès numérique aux plumitifs, nous avons mené une enquête qualitative, sous la forme d’entrevues avec des personnes qui les utilisent (professionnel.le.s du droitFootnote 4 et justiciables). L’analyse des données recueillies dans le cadre de cette enquête a mis en lumière une multitude d’obstacles dans l’accès aux plumitifs ainsi qu’une diversité d’usages qui soulèvent plusieurs enjeux.

Les réflexions entourant ces difficultés d’accès et disparités d’usages font écho à une frange de la littérature sur l’inclusion numérique, principalement celle qui considère que les inégalités face au numérique renvoient à des inégalités préexistantes à l’introduction des technologies numériques, et que donner accès à un ordinateur avec une connexion internet à celles et ceux qui n’en ont pas ne règle pas pour autant les inégalités (Granjon Reference Granjon2004; Plantard Reference Plantard2015)Footnote 5. Afin de poursuivre notre réflexion sur l’accès à la justice, nous cherchons donc à comprendre dans quelle mesure les différents enjeux liés aux difficultés d’accès et à la diversité d’usages des plumitifs soulèvent la question de l’inclusion numérique. En d’autres termes, la réduction des inégalités face au numérique participerait-elle à un meilleur accès à la justice au Québec? Nous postulons qu’en effet, dans le contexte de la numérisation des services et des institutions judiciaires, une meilleure compréhension et considération de l’accès au numérique améliorerait l’accès à la justice, et l’analyse du cas des plumitifs au Québec constitue, à ce titre, une illustration parlante et critique du point de vue de l’accès à la justice.

Dans cet article, nous nous employons donc à mettre en lien les résultats de notre étude empirique et les réflexions qui s’y rattachent avec la littérature sur l’inclusion numérique. Pour ce faire, nous commençons par présenter le système des plumitifs au Québec ainsi que notre étude empirique sur ses conditions d’accès. Dans une deuxième partie, nous exposons brièvement la littérature et les débats autour de la notion d’inclusion numérique. Plusieurs chercheur.euse.s mobilisent une conception de l’inclusion numérique à plusieurs niveaux, dépassant ainsi l’idée selon laquelle avoir accès au numérique, c’est simplement avoir l’accès matériel à la technologie. C’est à travers cette conception plurielle que nous analysons, dans un troisième temps, l’accès inégal aux plumitifs dans toute sa complexité, à travers le travail du sociologue Jan van Dijk qui identifie quatre différents types d’accès numérique (Reference van Dijk2006). Pour finir, nous discutons de la pertinence d’une analyse en termes d’inclusion numérique pour mieux cerner les enjeux de l’accès à la justice, et envisager ainsi quelques pistes de solutions concrètes pour un plumitif accessible à l’ensemble des justiciables.

I. L’accès aux plumitifs informatisés au Québec : une étude de terrain

Afin de rendre concret le terrain de recherche, nous décrivons ici le système des plumitifs au Québec et leur mode d’accès. La méthodologie est ensuite présentée, suivie des résultats principaux concernant l’inclusion numérique.

1. Le système des plumitifs au Québec

Au Québec, les plumitifs sont les registres publics qui contiennent l’historique judiciaire des justiciables en matière civile, criminelle et pénale. C’est ainsi que les différentes étapes du déroulement d’une procédure au sujet d’un.e justiciable sont contenues dans son dossier du plumitif. On y trouve des informations relatives aux parties concernées, au numéro de dossier, à l’étape procédurale à laquelle le dossier est rendu, ainsi qu’à la juridiction. Ces informations sont utiles lors du déroulement d’une affaire judiciaire, par exemple pour se renseigner sur la prochaine étape à venir et les délais associés. Pour les avocat.e.s, l’utilité des plumitifs est majeure dans la préparation de leurs dossiers. Ils leur permettent d’avoir une vue d’ensemble de l’avancement d’une affaire judiciaire, d’y consulter la chronologie des procédures et d’y obtenir les informations nécessaires sur les parties adverses. Cela est également vrai pour les justiciables non représenté.e.s, qui ont souvent davantage besoin d’informations concrètes sur le déroulement de leur procédure judiciaire.

Il existe deux voies d’accès pour consulter le plumitif. La première option est de se rendre dans les palais de justice et d’y consulter les dossiers accessibles sur des ordinateurs mis à disposition à cet effet. L’accès est gratuit; seule l’impression comporte des frais. Cependant, l’interface du système informatique dit « 3270 » est archaïque et loin de toute forme d’utilisabilité. La seconde option de consultation des dossiers se trouve en ligne sur le site internet de la SOQUIJ. Cette option requiert un abonnement payant au service, avec des frais additionnels afférents pour chaque recherche spécifiqueFootnote 6.

2. Méthodologie de recherche

S’inscrivant dans une perspective d’accès à la justice, notre étude empirique sur le plumitif avait pour objet d’examiner les conditions d’accès et d’utilisation du plumitif civil au Québec. Pour ce faire, notre équipe a opté pour une démarche qualitative et a initialement cherché à observer des utilisateur.rice.s des deux systèmes de consultation des plumitifs in situ et de s’entretenir brièvement avec elles et eux dans l’espoir d’atteindre autant des professionnel.le.s du droit que des justiciables. L’objectif des entretiens était de comprendre l’intérêt des utilisateur.rice.s pour le plumitif et la raison de leur présence sur le lieu de consultation afin de documenter leur expérience avec le système de consultation et le plumitif lui-même.

Notre équipe a toutefois rapidement été confrontée à la réalité du terrain qui s’est avérée beaucoup plus complexe que prévue sur le plan du recrutement spontané, surtout par rapport aux citoyen.ne.s non professionnel.le.s du droit qui ont été très peu nombreux.ses à participer à notre étude. C’est pourtant en grande partie au bénéfice de ces personnes que la communauté juridique souhaite améliorer les technologies judiciaires (Noreau et al. Reference Noreau, Bernheim, Cachecho, Piché and Roberge2020). Face à cet enjeu important, notre collecte de données s’est adaptée au fur et à mesure et s’est finalement déroulée en trois temps.

Le premier temps a eu lieu au palais de justice de Montréal, auprès des utilisateur.rice.s du système de consultation « 3270 », et a consisté à mener de courtes entrevues d’une dizaine de minutes avec ces dernier.ère.s afin de saisir leurs besoins, leurs intentions et leur expérience avec le systèmeFootnote 7. Quatorze répondant.e.s, professionnel.le.s du milieu de la justice, ont partagé des informations avec nous lors de ce premier temps. Le deuxième temps de notre collecte de données s’est également déroulé au palais de justice de Montréal. En collaboration avec la SOQUIJ et le ministère de la Justice, nous y avons installé un ordinateur portable avec un accès à la plateforme en ligne de consultation des plumitifs de la SOQUIJ. Grâce à un recrutement spontané auprès des personnes en file pour utiliser le « 3270 », nous avons proposé à ces dernières une utilisation gratuite du système de SOQUIJ en contrepartie d’une courte entrevue sur leur expérience d’utilisationFootnote 8. Cinq personnes ont participé cette fois, dont trois citoyen.ne.s non professionnel.le.s du droit.

La troisième phase de la collecte de données a répondu au manque de citoyen.ne.s dans notre échantillon, composé essentiellement de professionnel.le.s. Afin de saisir la réalité d’usage et les besoins des justiciables en matière d’information judiciaire, nous nous sommes alors tournées vers les centres de justice de proximité (CJP) qui œuvrent directement avec elles et eux. Les CJP sont des organismes mis en place en collaboration avec le ministère de la Justice du Québec pour améliorer l’accès à la justice des citoyen.ne.s en leur offrant de l’information juridiqueFootnote 9. Ils possèdent d’ailleurs un abonnement SOQUIJ utilisé quotidiennement pour consulter les plumitifs. Dans le cadre de l’étude, deux entrevues ont été menées avec trois professionnelles quotidiennement en contact avec des justiciables. Dix-neuf entrevues (trois avec des citoyen.ne.s non professionnel.le.s du droit et seize avec des professionnel.le.s du droit) ont été réalisées au total.

Pour l’analyse des données de ces trois phases, nous avons codé nos contenus à partir des verbatims d’entrevues dans l’outil d’analyse NVivo. L’analyse déductive thématique permet de repérer les thèmes récurrents ainsi que les liens entre eux (Paillé et Mucchielli Reference Paillé and Mucchielli2012). Ainsi, à l’aide d’un arbre de catégories, nous avons distingué les thèmes suivants : informations sur le profil des utilisateur.rice.s des systèmes de consultation (sous-thèmes : justiciables; professionnel.le.s du droit; autres professionnel.le.s); contextes et objectifs de consultation (sous-thèmes : contexte judiciaire; contexte non judiciaire); remarques générales sur l’accès à la justice; ainsi que les principaux obstacles à l’accès de ces documents et à leur contenu (sous‑thèmes par type d’obstacle).

3. Brève présentation des résultats de recherche

Nous avons conclu à une diversité d’usages, dont une part importante se déroule dans un contexte non judiciaire, et à de nombreuses inégalités d’accès, notamment entre les professionnel.le.s et les justiciables. La diversité d’usages reflète le fait que, bien que les plumitifs soient largement utilisés par les professionnel.le.s du droit pour se repérer dans le cadre d’une procédure judiciaire, ils sont aussi utilisés pour se renseigner sur le passé judiciaire d’un tiers. Les plumitifs donnent de l’information judiciaire et, de ce fait, les inégalités d’accès identifiées constituent un important problème d’accès à la justice. Notre analyse nous a permis d’identifier les types d’obstacles obstruant l’accès aux plumitifs.

Les deux modes de consultation présentent avant tout des difficultés d’accès d’ordre matériel : s’il est nécessaire de se déplacer physiquement jusqu’au palais de justice pour y utiliser le système « 3270 », il faut avoir une connexion internet et payer un abonnement aux services de la SOQUIJ pour utiliser le système en ligne. Une fois l’obstacle matériel franchi, l’utilisation de l’un des deux systèmes pour y trouver l’information recherchée n’est pas conviviale. Notamment, l’utilisation du système « 3270 » n’est pas facile, et encore moins intuitive. Ceci pose problème surtout pour les justiciables novices en droit qui souhaitent consulter le plumitif. Alors que le système en ligne de la SOQUIJ offre une interface graphique qui s’avère plus conviviale que les commandes du système « 3270 » du palais de justice, il n’en demeure pas moins qu’une connaissance minimum des plumitifs, du droit et de l’informatique est nécessaire pour en faire un usage autonome. De plus, la forme et la technicité de ces registres suscitent un problème d’interprétation pour les personnes sans formation juridique, entraînant à la fois un problème d’usage autant que d’accès. Les plumitifs contiennent en effet beaucoup d’informations, de termes techniques et d’abréviations. Comme ils ne sont pas tous organisés et rédigés de la même manière, cela peut rendre la recherche d’information précise ardue pour des justiciables.

De ce fait, pour rendre les plumitifs accessibles, il faudrait faciliter la consultation numérique et tenir compte des inégalités d’accès identifiées dès la conception même des systèmes de consultation. C’est pourquoi l’accès au numérique et la volonté d’étudier plus spécifiquement la question de l’inclusion numérique constituent une question autrement plus complexe que le simple accès matériel aux technologies.

II. Inclusion numérique : une brève revue de la littérature

Le terme « fracture numérique » apparaît dans les années 1990 au sein de l’espace public. Rapidement, les analyses critiques cherchent à comprendre les limites de ce concept et s’intéressent finalement davantage à des questions d’équité et d’inclusion numérique, termes désormais plus largement employés.

1. La fracture numérique, une analyse binaire

La conceptualisation de l’inégalité face aux technologies a évolué dans la littérature, qui s’intéressait au départ à distinguer principalement les personnes qui avaient un ordinateur de celles qui n’en avaient pas à travers la notion de « fracture numérique » (van Dijk Reference van Dijk2006). La littérature des années 2000 va s’appliquer à préciser les limites de la fracture numérique alors qu’il y avait peu de consensus sur ce que désignait précisément ce terme (Gunkel Reference Gunkel2003; Warschauer Reference Warschauer2004). Plusieurs chercheur.euse.s critiquent non seulement le fait que le terme‑valise fracture numérique est utilisé pour recouvrir des situations d’inégalités différentes (Plantard, Reference Plantard2011), mais également que la question n’est pas traitée dans le cadre d’une discussion générale sur l’égalité (Gunkel Reference Gunkel2003; van Dijk Reference van Dijk2006; Plantard Reference Plantard2011). Cette hétérogénéité est considérée comme problématique, car elle tend à mener à la conception d’une solution unique pour les divers groupes touchés par ces inégalités (Manouvrier Reference Manouvrier2019). En outre, il est clair que la littérature dominante des années 2000 reflète globalement une forme de déterminisme technologique impliquant que les inégalités s’effaceraient via un accès universel à l’ordinateur avec connexion internet (Gunkel Reference Gunkel2003). La fracture se situe alors entre les « Haves » et les « Have Nots » (celles et ceux qui ont ou n’ont pas d’ordinateur et d’accès à internet).

Bien que les études sur les différences d’accès ainsi définies aient eu le mérite de faire de la fracture numérique une priorité politique, le sociologue Jan van Dijk (Reference van Dijk2006) estime que le déterminisme technologique qui les caractérise porte l’illusion que l’accès croissant à des ordinateurs pourrait compenser la fracture numérique. Une critique adressée par plusieurs chercheur.euse.s à ce courant de la littérature concerne l’instrumentalisation politique qui en a découlé. Les politiques publiques se sont souvent appuyées sur cette conceptualisation qui porte principalement sur les barrières d’accès au matériel technologique, cherchant alors à démocratiser la possession d’ordinateurs privés et d’abonnements à internet (Plantard Reference Plantard2015; Rallet et Rochelandet Reference Rallet and Rochelandet2004). Aux termes du sociologue Fabien Granjon, ces politiques voient les « exclus » comme des « défavorisés numériques », sans prendre en compte les inégalités sociales autres (Granjon Reference Granjon2011). Pourtant, parallèlement à ces mesures publiques, les administrations se numérisent et proposent toujours plus de services et de démarches administratives en ligne qui requièrent plus qu’un outil connecté à internet, ce qui creuse encore davantage les inégalités entre les citoyen.ne.s (Pasquier Reference Pasquier2018b). Les classes populaires sont ainsi lésées par la dématérialisation des démarches administratives qui sont conçues pour des personnes ayant un ordinateur avec clavier et imprimante, ce qui n’est pas leur cas puisqu’elles possèdent plutôt des téléphones intelligents et des tablettes (Manouvrier Reference Manouvrier2019).

Cette critique du caractère déterministe de la fracture numérique a conduit plusieurs chercheur.euse.s à proposer de dépasser la question des barrières à l’accès aux technologies en s’intéressant aux pratiques de la population et aux différents contextes dans lesquels elles se développent, ou non. Ainsi, dans une étude sur les types de non‑usage, les chercheurs Katz et Aspden (Reference Katz and Aspden1997) ont mis en avant l’existence de nuances importantes parmi des populations situées a priori du même côté de la fracture. De la même façon, Wyatt, Thomas et Terranova (Reference Wyatt, Thomas and Terranova2002) ont cherché à catégoriser les individus n’utilisant pas internet, et ont conclu que le non‑usage est plus complexe que ce qu’il en était paru dans la littérature jusqu’alors, et qu’il n’est pas lié uniquement au manque d’accès à la technologie, mais aussi et surtout, à une question de motivations et d’usages.

2. Une analyse multidimensionnelle de l’accès au numérique

Le véritable virage sur la notion de fracture numérique s’est donc amorcé lorsque le besoin de dépasser cette vision binaire basée sur les haves/have nots, aussi appelée la fracture numérique de premier niveauFootnote 10, a permis de s’intéresser aux usages et aux contextes qui vont constituer d’autres niveaux de fracture. Dès 2001, Paul Dimaggio et Eszter Hargittai estiment qu’il est de moins en moins utile de savoir qui possède ou non un ordinateur avec une connexion internet pour aborder la question des inégalités face à la technologie. Par la suite, plusieurs de leurs travaux publiés se concentrent sur la littératie numérique et les capacités en ligne des utilisateur.trice.s : c’est la fracture de deuxième niveau qui distingue les personnes capables d’effectuer des tâches spécifiques simples en ligne de celles qui ne savent pas comment utiliser un ordinateur ou naviguer sur internet (Dimaggio et Hargittai Reference Dimaggio and Hargittai2002; Hargittai Reference Hargittai2002). Le troisième niveau dépasse le plan des capacités pratiques et renvoie aux notions de capital-enhancing et d’appropriation, qui met en lumière le fait que les usages les plus bénéfiques et utiles d’internet ne sont pas accessibles de manière égale à toutes et à tous. Certaines personnes vont être capables de s’approprier les services offerts en ligne et trouver des façons d’améliorer leur niveau de vie. Cette approche des inégalités des usages est reprise par une partie de la littérature critique (Granjon Reference Granjon2004; Gunkel Reference Gunkel2003; Plantard Reference Plantard2011; Rallet et Rochelandet Reference Rallet and Rochelandet2004). C’est donc à travers ces différents niveaux que les chercheur.euse.s analysent les inégalités face au numérique à partir du milieu des années 2000, rejetant l’idée selon laquelle il ne s’agirait que d’un problème d’accès matériel. Le sociologue Jan van Dijk mobilise également une conception à plusieurs niveaux, qu’il désigne comme des « types d’accès » (Reference van Dijk2006). Son approche reprend les trois niveaux liés à l’aspect matériel, aux capacités et aux usages, mais ajoute un quatrième niveau qu’il situe en amont des autres : l’accès lié à la motivation. Selon lui, la motivation constitue en effet le premier niveau de l’accès numérique à des services. Il s’agit des éléments qui vont pousser des individus à « sauter le pas », à envisager d’utiliser un service en ligne par exemple. La réflexion sur ce type d’accès, semblable aux conclusions présentées par Wyatt, Thomas et Terranova (Reference Wyatt, Thomas and Terranova2002), est partie de constats que certaines personnes n’utilisaient pas volontairement les technologies numériques. C’est l’idée que parfois les « have nots » sont en fait des « want nots » (van Dijk Reference van Dijk2006). Ce sont les quatre types d’accès présentés par van Dijk (Reference van Dijk2006) qui serviront à notre analyse de l’accès informatisé aux plumitifs.

Afin de mieux embrasser le caractère multidimensionnel des inégalités numériques, la littérature de la dernière décennie s’est éloignée du terme « fracture » pour parler davantage d’inégalités d’usage (Pasquier Reference Pasquier2018b), d’iniquité numérique (Collin et Brotcorne Reference Collin and Brotcorne2019) ou plus positivement, de continuum de pratiques (Pasquier Reference Pasquier2018b) ou d’inclusion numérique (Abah Reference Abah, Adejoh, Obinne and Wombo2019; Borg et Smith Reference Borg and Smith2018).

Dans le contexte de l’accès aux plumitifs, il nous a paru important de parler d’inclusion numérique plutôt que de fracture, et ce pour deux raisons principales. Premièrement, le courant critique de la fracture numérique a largement démontré que si l’on s’intéresse aux pratiques des personnes et à leurs conditions de vie, on sera plus à même de concevoir des solutions mieux adaptées et plus efficaces pour réduire les inégalités (Pasquier Reference Pasquier2018a; Reference Pasquier2018b). Dans cette perspective, nous renvoyons à la définition d’inclusion numérique proposée par le chercheur Joshua Abah (Reference Abah, Adejoh, Obinne and Wombo2019, 79) :

The term digital inclusion has been used to articulate the policy, research and practical efforts to look beyond issues of access to computers and the Internet and toward a more robust understanding of the skills, content and services needed to support individuals, families and communities in their abilities to truly adopt computers and the internet.

Deuxièmement, notre enquête qualitative nous l’a bien montré, il est indispensable de s’intéresser aux usages des plumitifs au-delà de la question de leur accès. Il y a certes un problème d’accès physique qu’il est important de prendre en compte, mais, dans le milieu de la justice et de ses services et démarches numériques, les difficultés s’étendent bien au‑delà de l’accès. Il existe donc tout un spectre de difficultés d’accès chez les justiciables dont une vision unidimensionnelle de la fracture numérique ne permettrait pas de rendre compte.

III. Les enjeux de l’accès aux plumitifs selon les termes de l’inclusion numérique

Dans ses différents travaux, l’ancienne cheffe de la direction de la Commission du droit de l’Ontario, Patricia Hughes, souligne l’importance de l’inclusivité dans la question de l’accès à la justice : « Considering access to justice through the lens of diversity or inclusivity allows us to see the red flags that signal impediments to achieving equal justice » (Reference Hughes2013, 9). Elle critique en particulier le manque d’adéquation des solutions « uniques » d’accès à la justice (par exemple, offrir un accès en ligne à certaines démarches) par rapport aux pratiques professionnelles et citoyennes dans ce domaine. La littérature critique sur les technologies et le droit vont dans le même sens, à savoir que la promotion d’outils technologiques pour améliorer l’accès à la justice, sans prendre en compte les différentes barrières auxquelles font face les individus « exclus », ignore les difficultés pour ces derniers d’adopter ces technologies et de s’y adapter, et donc de bénéficier des services publics numériques (Toohey et al. Reference Toohey, Moore, Dart and Toohey2019).

S’il est aujourd’hui rare que les progrès amenés par la numérisation et la mise en ligne des services et démarches judiciaires soient contestés, une partie de la littérature insiste toutefois sur l’importance à accorder à la question de l’inclusion numérique dans un contexte de modernisation (Bailey, Burkell, et Reynolds Reference Bailey, Burkell and Reynolds2013; Cabral et al. Reference Cabral, Abhijeet Chavan, Thomas Clarke, Greacen, Hough, Rexer, Ribadeneyra and Zorza2012; Hughes Reference Hughes2013; Toohey et al. Reference Toohey, Moore, Dart and Toohey2019). Un rapport étatsunien présentant des recommandations pour l’adoption de nouvelles technologies dans le domaine de la justice rappelle d’ailleurs que la question de leur accessibilité se doit d’être centrale : « It is imperative that access remains a central focus in the design, development, and deployment of court technology solutions » (Court Technology Advisory Committee 2012, 1).

Dans notre étude sur les plumitifs informatisés, la question de l’inclusion numérique semble donc s’imposer d’elle-même. Tant au niveau des barrières rencontrées qu’au niveau des usages et non-usages du plumitif, nous avons observé que la question de l’accès ne relevait pas du simple accès physique aux registres, mais qu’il s’agissait aussi de pouvoir accéder aux services qui permettent de les consulter, de savoir les utiliser et de pouvoir en faire un usage pratique et bénéfique (Parada et al. Reference Parada, Tep, Millerand, Noreau and Santorineos2020). La mobilisation du concept d’inclusion numérique et ses différentes dimensions présentées dans la littérature permet ainsi de mieux saisir les enjeux de l’accès aux plumitifs. C’est donc la conception multiniveau de l’accès numérique présentée par van Dijk en 2006 qui nous a particulièrement intéressées dans notre contexte de recherche.

1. L’accès motivationnel aux plumitifs

Le premier type d’accès présenté par van Dijk fait référence aux attitudes et aux raisons pour lesquelles un individu utilise ou non les technologies numériques (van Deursen et al. Reference van Deursen, Helsper, Eynon and van Dijk2017). Notre étude sur les plumitifs a permis de distinguer les besoins et les motivations des professionnel.le.s du droit par rapport à ceux des autres usager.ère.s. Les premier.ère.s ont intégré l’usage des plumitifs dans leur pratique. Les juristes y accèdent en effet pour les besoins de leur travail, disposant pour la majorité d’un ordinateur et d’un abonnement SOQUIJ (le système 3270 étant cependant tout de même utilisé occasionnellement). Les avocat.e.s rencontré.e.s dans le cadre de notre étude nous ont indiqué se servir des plumitifs principalement comme d’un outil de repérage dans un dossier : « c’est pour connaître une prochaine date dans un dossier où je suis impliquée […]. C’est pour voir un peu les différentes étapes qui ont eu lieu [ou] pour, après coup, essayer de revoir les différentes dates qu’il y a eu au dossier » (extrait du verbatim d’une entrevue avec une avocate rencontrée au palais de justice de Montréal). Un autre participant nous a indiqué que le plumitif était également nécessaire lors de l’accueil d’un nouveau client avec une procédure en cours : « en voyant le plumitif, j’ai une idée d’où est-ce qu’on est rendu avec ce dossier-là » (extrait du verbatim d’une entrevue avec un avocat rencontré au palais de justice de Montréal).

Pour les autres groupes, les motivations sont différentes et la non-motivation est principalement liée à un manque de connaissance des plumitifs, à commencer par l’ignorance même de l’existence de ce type de registre. En effet, notre recherche a montré que les justiciables ne vont pas d’elles ou d’eux-mêmes consulter les plumitifs, car l’existence et la fonction de ces derniers sont souvent ignorées. Or, dans un contexte judiciaire, le plumitif est nécessaire pour obtenir des informations importantes et pour faire le suivi du dossier, particulièrement pour les personnes non représentées. Par ailleurs, notre analyse des usages a montré que les plumitifs sont également utilisés pour vérifier les antécédents judiciaires d’une personne et sont parfois exigés par les assureurs ou les employeurs. Une employée d’un CJP nous a expliqué que, dans ce contexte, certaines personnes s’adressent aux CJP pour trouver ce document particulier qui est demandé (par leur employeur, par exemple), sans vraiment savoir ce que c’est :

On voit les gens quand ils viennent au centre, c’est un peu comme ça qu’ils le disent « faut que je vienne chercher ci », pis ils ont de la misère à dire le mot, certains vont dire le punitif, le primitif, il y a toutes sortes de termes. Donc c’est vraiment parce qu’ils se le font demander par une instance (extrait du verbatim d’une entrevue menée dans un CJP).

Cette même employée nous a indiqué que, dans le cas des personnes non représentées, c’est parfois le personnel du palais de justice qui les envoie dans un CJP pour se faire aider avec le plumitif : « ce à quoi on peut leur permettre d’avoir accès, c’est à de l’information, leur expliquer ce que sont les infractions, parce qu’on voit juste les articles du code, ils saisissent pas toujours » (extrait du verbatim d’une entrevue menée dans un CJP). Dans un autre CJP, on nous a indiqué que, parfois, les justiciables arrivaient avec leur dossier imprimé issu du plumitif, sans savoir ce que c’était ou quel type d’information on pouvait y trouver.

Ainsi, pour concevoir un accès plus inclusif aux plumitifs, il s’agit tout d’abord de saisir la ou les raisons réelles pour lesquelles les personnes souhaitent les consulter, peu importe par quelle voie de consultation, et non de concevoir seulement leur usage par des professionnel.le.s du droit.

2. L’accès matériel aux plumitifs

Le deuxième type d’accès est l’accès matériel qui est associé à la fracture numérique « de premier niveau », à savoir les obstacles à l’accès au matériel technologique. Van Deursen et van Dijk (Reference van Deursen and van Dijk2019) expliquent qu’il faut aussi y inclure l’accès aux services en ligne, car certaines personnes pourront acquérir un ordinateur, mais n’auront pas les moyens financiers de contracter un abonnement à internet ou à d’autres services. À ce titre, cela constitue une barrière matérielle supplémentaire. Dans le cas du plumitif en ligne, cette dimension renvoie aux inégalités séparant des autres celles et ceux qui disposent d’un ordinateur connecté à internet et d’un abonnement aux services de la SOQUIJ. Pour les justiciables, l’accès matériel requiert de disposer de moyens financiers dont toutes et tous ne disposent pas. Les professionnel.le.s du droit avec qui notre équipe s’est entretenue ont presque toutes et tous abordé le fait que le service de consultation en ligne du plumitif était payant et que cela constituait un obstacle. À la question de savoir ce qui pourrait être amélioré dans l’accès aux plumitifs selon lui, un juriste nous a répondu :

Il faut payer pour avoir accès, je pense qu’on devrait pas. Parce qu’il y a même des clients qui aimeraient, mettons ceux qui se représentent tout seuls qui ont peu de connaissance du système de justice pis des procédures, tout ça, qui aimeraient le consulter pis s’ils paient pas, ils ne pourront pas avoir accès au litige. (extrait du verbatim d’une entrevue avec un avocat rencontré au palais de justice de Montréal)

Et même dans le cas du service de consultation gratuit au palais de justice, il demeure nécessaire d’avoir des ressources financières, logistiques et temporelles minimales pour pouvoir aller au palais de justice, passer les contrôles de sécurité pour y entrer, et trouver où se situent les ordinateurs réservés à la consultation du plumitif. Au palais de justice de Montréal, nous avons constaté que l’impression d’une ou plusieurs pages du plumitif n’est par ailleurs pas facile, en plus d’être payante. L’explication d’une employée d’un CJP résume bien la situation : lorsque les justiciables découvrent l’existence du plumitif, ils et elles demandent comment y accéder :

Pis là je leur dis que c’est un service qui est payant, mais qu’il y a des postes au palais de justice, le palais de justice, faut s’y rendre, faut passer la sécurité, donc souvent, c’est pas quelque chose qui… c’est vraiment un obstacle physique à accéder au document. (extrait du verbatim d’une entrevue menée dans un CJP)

Il est donc important de considérer tous ces obstacles d’ordre matériel pour améliorer l’accès aux plumitifs au Québec.

3. L’accès aux plumitifs lié aux capacités

Le troisième type d’accès identifié par van Dijk est celui lié aux capacités. Souvent qualifié de fracture numérique « de second niveau » (Hargittai Reference Hargittai2002) dans la littérature, ce type d’accès relève de la littératie numérique. Hargittai (Reference Hargittai2002) définit les capacités (skills) des personnes comme « the ability to efficiently and effectively find information on the Web » (p. 2). Certaines personnes ne possèdent pas la littératie numérique et informatique nécessaire pour effectuer des recherches simples ou pour utiliser des services numériques, même quand ceux‑ci sont intuitifs. Dans le cas de l’accès aux plumitifs, il s’agit des capacités des professionnel.le.s et des justiciables à utiliser les plateformes de consultation, à trouver le plumitif et l’information recherchés.

Dans notre étude, cette dimension est apparue à travers les nombreuses difficultés d’usage des systèmes de consultation. Aussi bien en ligne, via la plateforme Web de SOQUIJ, qu’au palais de justice, via le système 3270, la consultation du plumitif requiert une littératie informatique de base que tous les justiciables ne possèdent pas. Dans un cadre professionnel, il est attendu que les personnes possèdent cette littératie. Toutefois, le système 3270 présente un tel manque de convivialité et d’ergonomie, que la tâche demeure ardue même pour les professionnel.le.s du droit. Ces dernier.ère.s nous ont toutes et tous mentionné ce manque de convivialité : « C’est pas naturel. T’sais, je pense que tout le monde maîtrise un tout petit peu l’informatique, mais là ça devient, ça devient une difficulté de plus… » (extrait du verbatim d’une entrevue menée avec un avocat rencontré au palais de justice de Montréal). Il ajoute que « c’est un peu archaïque, c’est vraiment pas intuitif. ». Une autre avocate nous a expliqué qu’elle demande encore régulièrement de l’aide aux employé.e.s du greffe ou à d’autres avocat.e.s. Pour les justiciables, ce système est extrêmement compliqué voire impossible à utiliser sans aide extérieure (Prom Tep et al. Reference Tep, Sandrine, Bahary-Dionne, Bardaxoglou, Parada and Noreau2020) : « pour un justiciable qui… qui a pas l’habitude, c’est incompréhensible. C’est pas du tout user‑friendly… le profane qui veut aller au plumitif, qui s’y connaît pas va rien comprendre. » (extraits du verbatim d’une entrevue avec une avocate rencontrée au palais de justice de Montréal). Cette difficulté s’ajoute alors au manque de connaissance du plumitif et des informations qu’il contient, jouant aussi sur les capacités des personnes utilisatrices à trouver l’information recherchée.

Les citoyen.ne.s rencontré.e.s dans le cadre de notre étude n’ont d’ailleurs pas réussi à mener leur recherche à terme avec le système 3270. En revanche, ils et elles n’ont pas éprouvé de difficulté particulière avec l’interface de SOQUIJ que l’un d’entre eux a estimé être comparable à un moteur de recherche classique. Ainsi, si une personne sait ce qu’elle cherche et possède des capacités de base en informatique, elle sera certainement capable d’utiliser la plateforme de SOQUIJ qui requiert toutefois, rappelons-le, un abonnement payant.

L’analyse des difficultés d’accès liées aux capacités des usager.ère.s met en exergue les disparités entre les justiciables et les autres usager.ère.s qui détiennent de manière générale davantage de capacités informatiques et juridiques.

4. L’accès aux plumitifs lié aux usages

Le quatrième type d’accès est lié aux usages. Il regroupe les dernières couches d’obstacles à l’accès à un service numérique. Ce sont les inégalités qui vont apparaître entre des individus possédant du matériel technologique ainsi que les capacités de l’utiliser, mais qui n’en feront pas le même usage. Certains groupes socio‑économiques vont être capables de s’approprier les services et démarches numériques et de les utiliser de manière signifiante, alors que d’autres ne pourront pas adapter le service à leur situation (Rallet et Rochelandet Reference Rallet and Rochelandet2004). Une partie des utilisateur.trice.s de services et démarches numériques vont examiner ces derniers dans leur ensemble et les adapter à leur situation personnelle pour en tirer des bénéfices. Ces personnes seront aussi capables de saisir l’ensemble du potentiel d’un service numérique, et donc d’y avoir recours dans différents contextes. Dimaggio et Hargittai (Reference Hargittai2002) mobilisent la notion de « capital enhancing » pour désigner cette utilisation efficace et adaptée à la situation personnelle de chacun.e. Au contraire, d’autres personnes vont avoir recours aux services numériques dans un contexte précis et ponctuel, pour exécuter une tâche ou faire une démarche spécifique, mais ne vont pas voir au-delà pour exploiter les services numériques au bénéfice de leur situation. Dans le cadre des plumitifs, c’est la grande disparité que l’on retrouve entre les professionnel.le.s (du droit mais aussi en ressources humaines par exemple) et les autres justiciables, peu importe le mode de consultation.

Nos entrevues ont montré que les justiciables, même une fois informé.e.s de l’existence du plumitif et de ses modes d’accès, ne sont toujours pas au clair sur ce que ces registres peuvent leur apporter, alors qu’ils constituent de précieuses ressources, notamment pour les personnes non représentées (Prom Tep et al. Reference Tep, Sandrine, Bahary-Dionne, Parada and Noreau2018). À titre d’exemple, ces dernières vont avoir tendance à les utiliser uniquement pour accéder à une information précise comme leur numéro de dossier, alors que le plumitif a le potentiel de les guider à travers tout leur processus judiciaire, mais comme l’a expliqué une employée d’un CJP : « les gens comprennent pas ce que c’est […]. Ils regardent et ils saisissent pas nécessairement » (extrait du verbatim d’une entrevue dans un CJP). Le format explique en bonne partie le manque d’intérêt qu’il suscite chez les justiciables.

Premièrement, malgré son caractère public, le plumitif est conçu pour un public expert (formé au langage juridique) : « c’est vraiment fait pour des gens qui travaillent en justice. À l’œil, c’est pas possible de le lire. Si jamais t’as pas une expérience quelconque avec le système de justice, tu comprends pas » (extrait du verbatim d’une entrevue dans un CJP). Deuxièmement, au-delà des technicités juridiques qui créent une distance entre les justiciables et le système de justice, les plumitifs se démarquent par un manque d’homogénéité dans leur forme. Ainsi, une même mention n’aura pas la même signification d’un plumitif à l’autre. Cela peut rendre la compréhension des informations plus ardue, même pour les professionnel.le.s du droit et les personnes habituées à consulter des plumitifs. Une avocate interrogée suggère même que certains éléments, comme les sentences, pourraient être plus détaillés pour éviter toute confusion et faciliter la compréhension des informations. Selon la chercheuse en histoire du droit Evelyn Kolish, ce manque d’homogénéité et de systémisation est dû à « l’ajout ou l’omission systématique de certains détails » (Reference Kolish2005, 298) de la part des greffes responsables de la rédaction des procès-verbaux consignés au plumitif. Les greffes ne sont pas soumis à des formations et encore moins à des exigences de forme rigoureuses, ce qui explique le manque d’homogénéité des dossiers du plumitif au Québec. Cela, ajouté à la technicité du langage juridique, nuit à leur lisibilité et interprétation, ce qui constitue un obstacle à l’appropriation par les justiciables des informations qu’ils contiennent. De manière générale, les professionnel.le.s du droit interrogé.e.s estiment que le plumitif, bien que public, ne s’adresse pas aux citoyen.ne.s : « [C]’est pas une plateforme citoyenne. Ça été fait et pensé, je pense, pour des gens qui s’en servaient, pour eux et par eux, j’imagine. » (extrait de verbatim d’une entrevue dans un CJP).

Il est crucial de s’intéresser à la question de l’appropriation des services numériques pour saisir non seulement la disparité des usages, mais aussi « la construction sociale de l’usage, notamment à travers les significations qu’il revêt pour l’usager » (Millerand Reference Millerand2008, 56). Sur ce point, il est intéressant de prendre en considération la diversité d’usages que nous avons constatée avec les plumitifs. Ces derniers n’auront pas la même signification pour une professionnelle du droit, qui va surtout l’utiliser comme un outil de travail, que pour une personne non représentée dans le cadre d’un processus judiciaire pour qui les plumitifs représenteront un outil nécessaire, plus ou moins informatif selon son niveau de littératie juridique, ou encore pour un.e employeur.euse qui souhaite connaître les antécédents judiciaires d’une personne avant de l’employer. Les usages des plumitifs au Québec révèlent en effet des modes d’appropriation divers, et cela peut constituer un enjeu au regard de la fonction initiale de ces registres. Ces documents élaborés par le monde juridique, pour le monde juridique, sont finalement utilisés aussi en dehors du contexte judiciaire ou par des personnes non expertes en droit, et parfois les deux. Une juriste interrogée dans un CJP a pointé cela comme un problème : « le problème c’est que de plus en plus les instances, les organismes l’utilisent pour qualifier la personne donc, pis je suis pas toujours sûre non plus que les personnes qui le demandent le comprennent », et elle donne comme exemple le fait que les infractions ne figurent pas directement dans le plumitif, mais que des codes sont utilisés pour les désigner, et que cela pourrait laisser croire qu’une personne a commis une infraction jugée plus grave que ce qu’elle a réellement commis. Ce genre de mauvaises interprétations pourrait être la cause de décisions et comportements discriminatoires :

Donc on sait pas non plus si la personne qui reçoit ce document que ce soit l’assureur, le locataire, comment il le lit, pis qu’est-ce qu’il en comprend. Ça peut causer des préjudices au justiciable aussi… donc… C’est pas un document qui sert pour les autres instances que le monde juridique, alors qu’ils s’en servent, il est là le problème aussi. (extrait du verbatim d’une entrevue dans un CJP)

L’analyse de cet enjeu à la lumière de ce quatrième type d’accès décrit par van Dijk met en évidence le fait que, bien que les plumitifs soient des registres publics, et donc en théorie accessibles à tou.te.s les citoyen.ne.s, ces derniers parviennent difficilement à se les approprier.

Ces dimensions liées à l’inclusion numérique et aux inégalités face au numérique permettent de distinguer la diversité des obstacles rencontrés par les justiciables souhaitant accéder aux plumitifs informatisés et, en conséquence, d’envisager des solutions adaptées. Plus largement, elles permettent de saisir les éléments à prendre en compte pour développer des services et démarches moins susceptibles de produire de nouvelles inégalités.

IV. La prise en compte des inégalités numériques pour améliorer l’accès

La littérature sur l’inclusion numérique a souligné le besoin de dépasser la seule dimension de l’accès physique aux technologies pour prendre en considération l’ensemble des dimensions à la source des inégalités numériques.

Afin d’envisager et de mettre en place des moyens efficaces pour dépasser les difficultés d’accès aux plumitifs, il est nécessaire de saisir la nature des différents contextes et situations de vie des justiciables qui souhaitent y accéder. C’est ce à quoi nous allons procéder ci-dessous, avec l’appui des quatre dimensions de l’accès présentées par van Dijk (Reference van Dijk2006) et des obstacles à l’accès et à l’usage des plumitifs mentionnés dans la section précédente.

1. De l’information sur les plumitifs pour toutes et tous les usager.ère.s potentiel.le.s

Le recours au plumitif est donc motivé par la recherche d’informations judiciaires et le non‑usage s’explique notamment par la méconnaissance des plumitifs par les justiciables. Alors que les professionnel.le.s du droit l’utilisent régulièrement et qu’il devient de plus en plus courant que certaines personnes ne faisant pas partie du système de justice, notamment des assureurs, employeurs et locateurs y aient systématiquement recours, les autres citoyen.ne.s, pour leur part, n’y accèdent que de manière occasionnelle, souvent quand on leur a dit de s’y référer. Toutefois, le manque d’informations sur la fonction des plumitifs et leur mode de consultation, couplé au technicisme juridique qui les caractérise, a des incidences importantes sur la méconnaissance de ces derniers, ainsi que sur la perception de leur utilité. Selon le modèle d’acceptation technologique initié par Davis en 1989, on distingue deux éléments fondamentaux susceptibles d’amener un.e utilisateur.rice à envisager d’utiliser une application informatique : la facilité d’usage perçue et l’utilité perçue. Dans le cas des plumitifs, ces deux éléments ne sont que rarement perçus par les justiciables. D’une part, ces dernier.ère.s ne connaissent pas l’existence des plumitifs et donc n’ont pas connaissance de leur utilité; d’autre part, lorsqu’ils et elles en ont connaissance, la complexité des systèmes de consultation et des plumitifs eux‑mêmes impose de sérieuses limites à la façon dont l’usage en est perçu.

Le manque d’information sur les plumitifs a fait l’objet d’une critique récurrente de la part des professionnel.le.s du droit lors de nos entrevues. Mieux informés sur les plumitifs, les justiciables pourraient vouloir aller au palais de justice pour y utiliser le système 3270 par exemple. Si ces dernier.ère.s comprennent que le plumitif peut constituer un outil important dans le cadre d’une procédure judiciaire, par exemple, ils et elles pourraient systémiquement les consulter dans un tel contexte. Il existe des organismes qui visent à informer les justiciables des différentes étapes rencontrées dans le parcours judiciaire. La SOQUIJ a d’ailleurs récemment cherché à diversifier son public pour s’adresser directement aux non-professionnel.le.s. En collaboration avec le ministère de la Justice, elle a par exemple développé JuridiQc, une plateforme en ligne d’accompagnement des justiciables qui pourrait contribuer à pallier ce manque d’informations (Gouvernement du Québec 2020).

2. Faciliter l’accès matériel

En ce qui concerne la dimension matérielle, les deux systèmes présentent des difficultés d’accès considérables, en particulier pour les non-professionnel.le.s. Comme cela a été suggéré par plusieurs professionnel.le.s du droit interrogé.e.s dans le cadre de notre étude, la gratuité de la consultation en ligne faciliterait l’accès matériel. Il est également possible d’envisager une multiplication des lieux où les plumitifs pourraient être consultés gratuitement au Québec, afin de dépasser les obstacles de mobilité.

Toutefois, il est intéressant de noter qu’une partie de la littérature sur l’accès à la justice considère ces obstacles comme étant nécessaires à la préservation de la vie privée (Blankley Reference Blankley2004; Vermeys Reference Vermeys, Benyekhlef, Bailey, Burkell and Gélinas2016). En effet, bien que les informations contenues dans les plumitifs soient de nature publique, certaines personnes pourraient considérer que ces informations revêtent un caractère intime et personnel, et que le libre accès à ces dernières met potentiellement en jeu le droit à la vie privée et à la préservation de la réputation. Il existe de sérieux risques que ces informations soient utilisées à l’encontre d’une personne, sciemment ou non.

Sur le plan de l’usage, c’est la notion conceptuelle d’ « obscurité pratique » qui qualifie ces obstacles d’accès à des informations qui peuvent être considérées comme personnelles ou sensibles (Blankley Reference Blankley2004). Elle signifie que les informations sont en principe accessibles, mais qu’en pratique, l’accès y est limité, et que ces limites sont préservées à des fins de protection de la vie privée. Pour les partisan.ne.s de l’obscurité pratique, il s’agit de maintenir un équilibre entre, d’un côté, la nature publique des registres et le principe de transparence et, de l’autre, le respect de la vie privée et de la réputation. C’est donc selon la conception de cet équilibre que les instances étatiques vont tenter de réduire ou non les obstacles matériels à l’accès aux services numériques comme les plumitifs. Au Québec, c’est la nature publique des documents qui prévaut et c’est la raison pour laquelle les plumitifs peuvent être consultés en ligne et que la SOQUIJ cherche à en améliorer l’accès. L’importance de la vie privée et de la sécurité n’est toutefois pas oubliée, et c’est la raison pour laquelle il faut par exemple s’identifier pour consulter des plumitifs ou encore que certaines informations y soient parfois cryptographiées. D’ailleurs, la possibilité offerte par les CJP de consulter le plumitif (et de se faire aider à l’interpréter) ne concerne que les personnes qui viennent s’informer sur leur propre dossier.

C’est toujours dans un but, comme on disait, de permettre au citoyen d’avoir accès à ces informations-là personnellement, qui le touchent lui. Nous on est toujours assurés, en fait, de pas permettre à Monsieur Madame tout le monde de venir dans le dossier. C’est public, y peuvent le faire au Palais si c’est ça qu’ils veulent. Des fois on avait des gens qui […] par exemple leur fille a un nouveau conjoint pis y veulent aller voir si le nouveau conjoint a pas des antécédents, tout ça. Nous on n’offre pas ça. Alors on leur dit que le dossier est public, ils peuvent aller au palais, mais nous c’est pas ce qu’on peut offrir là, au Centre de justice (extrait du verbatim d’une entrevue dans un CJP)

Les freins matériels à l’accès aux plumitifs peuvent donc parfois servir cette « obscurité pratique » et contribueraient de ce fait, indirectement ou non, à perpétuer le problème d’accès afin d’éviter le problème de protection de la vie privée, qui découlerait d’un accès sans friction.

3. Des initiatives pour améliorer la littératie numérique et juridique

En ce qui concerne la dimension liée aux capacités, le principal obstacle à l’accès aux services en ligne et démarches informatisées réside à la fois dans le manque de littératie numérique au sein de la population et dans la complexité des systèmes de consultation. Comme le pose Hargittai (Reference Hargittai2002), « How can the internet prove to be a useful link between government and citizens if people are unable to find official documents on line? » (p. 3). Au-delà de la question de la littératie informatique, il s’agit d’abord de mettre à disposition des systèmes de consultation qui soient accessibles et plus intuitifs. Au sein de la SOQUIJ qui se charge de la diffusion des plumitifs, il y a une claire intention d’aller dans ce sens afin de faciliter et d’améliorer l’expérience de consultation (Galarneau Reference Galarneau2019).

En termes de littératie numérique, plusieurs initiatives ont pour objectif de former les personnes aux démarches en ligne. Certaines initiatives s’intéressent, par exemple, à l’éducation numérique chez les jeunes en intégrant le numérique à leur parcours scolaire, afin que les prochaines générations disposent des compétences nécessaires pour faire des démarches numériques (Yagoubi Reference Yagoubi2020). Les organisations dédiées à l’accompagnement des justiciables, comme les Centres de justice de proximité (CJP) ou les cliniques juridiques, participent également au développement de la littératie numérique, mais, par manque de ressources, elles ne peuvent apporter que des aides ponctuelles et ne peuvent que difficilement transmettre des outils aux justiciables pour leurs démarches en ligne. Le volet éducatif est important dans la littérature sur l’inclusion numérique et se révèle largement traité (Assude Reference Assude2019; Bouchardon et Cailleau Reference Bouchardon and Cailleau2018; Pinsent-Johnson Reference Pinsent-Johnson2018).

4. L’amélioration de la lisibilité et de l’intelligibilité des plumitifs

Pour finir, sur le plan des usages et de leur appropriation, le cas des plumitifs est particulièrement problématique en raison d’un croisement entre le manque de littératie numérique et juridique des justiciables d’une part, et le manque de modernité du système de justice d’autre part. Cette situation empêche les justiciables de s’approprier ces registres publics dont la forme peut varier, et peut également conduire les personnes qui s’en servent pour vérifier les antécédents judiciaires à une mauvaise compréhension et interprétation de l’information judiciaire. Le domaine de la justice a tendance à présenter une image assez hermétique. Les technicismes juridiques et le manque de modernité du système créent une dichotomie entre les professionnel.le.s du droit (celles et ceux qui s’y connaissent) et les autres (non expert.e.s en droit) qui se reflète dans les inégalités d’accès et la quasi-impossibilité pour les justiciables non expert.e.s de s’approprier les plumitifs alors même qu’ils les concernent directement. Il est donc important de définir plus clairement l’accès souhaité aux plumitifs et autres procédures et services publics et de poursuivre l’effort de modernisation du système de justice. Une avocate interrogée a mis l’accent sur l’inclusion nécessaire des justiciables et de leurs intérêts, si ces dernier.ère.s souhaitent s’approprier les plumitifs :

c’est un dossier qui sert à l’interne pour le monde juridique. Donc si on veut que ça soit un document qui serve au citoyen, y faut qu’il soit écrit pour que lui comprenne qu’est-ce que c’est là, pas par code, qu’il y ait du détail au niveau des informations à fournir. Ça dépend c’est quoi l’objectif derrière ça pour que le citoyen comprenne ces informations-là. (extrait du verbatim d’une entrevue dans un CJP)

Cela inclut notamment l’homogénéisation de la forme des plumitifs pour que leur contenu soit plus accessible. Sur ce point, une équipe de chercheur.euse.s en informatique et en droit de l’Université Laval propose, dans un article paru en 2020, une formule algorithmique capable de générer des plumitifs intelligibles à partir des plumitifs originaux (Beauchemin et al. Reference Beauchemin, Garneau, Gaumond, Déziel, Khoury and Lamontagne2020). De telles initiatives visent à permettre aux justiciables d’interpréter par eux-mêmes les plumitifs, et donc de se réapproprier ces registres publics. Cela constitue un exemple de prise en considération des pratiques, ce qui est important pour pallier les inégalités numériques. Pour pouvoir offrir un service en ligne adapté aux pratiques des justiciables, il est donc nécessaire de documenter ces pratiques et d’en tenir compte dans la conception des services publics (Granjon Reference Granjon2004; Jauréguiberry et Proulx Reference Jauréguiberry and Proulx2011). En parallèle, les justiciables doivent avoir accès à plus d’informations sur le système de justice en général et sur les registres publics. Aujourd’hui, ce sont encore les organisations d’aide juridique, comme les cliniques juridiques ou les CJP, qui aident les justiciables à comprendre et interpréter les plumitifs, même si la SOQUIJ offre ce service et de nombreuses communications sur la nécessité pour les justiciables de bien interpréter les plumitifs.

Ces réflexions permettent de mettre en perspective les questions d’accès à la justice dans un contexte de modernisation du système de justice qui comprend la dématérialisation de plusieurs démarches et services, comme celle des plumitifs. Elles soulignent également la nécessité de prendre en compte tous les enjeux liés à l’accès aux plumitifs informatisés et de les inclure lors de la conception et du développement des services de consultation des plumitifs et des politiques publiques concrètes et efficaces, sur les court, moyen et long termes (Yagoubi Reference Yagoubi2020).

Conclusion

L’inégalité d’accès à la justice a suscité des débats avant même la numérisation de certaines démarches et pratiques juridiques. Toutefois, la numérisation amorcée au début du siècle, liée à une nécessité pressante de moderniser le système de justice, présente également de nouveaux enjeux dans ce vieux débat, et ils se doivent d’être abordés de front dans la réflexion actuelle sur l’accès à la justice. Il est crucial que tous les justiciables puissent accéder aux registres publics, et cela doit constituer un objectif prioritaire au niveau des efforts investis autour de leur informatisation et de leur mise en ligne. En effet, si les mérites de la mise en ligne de ces derniers sont désormais reconnus, il faut demeurer vigilant face à toutes les situations d’inégalités que ce nouvel accès peut néanmoins engendrer ou exacerber. À ce titre, l’évolution du concept de « fracture numérique » vers une problématique « d’inclusion numérique » permet de saisir la complexité des diverses couches d’enjeux liés aux plumitifs informatisés, et permet de concevoir un accès numérique plus équitable et inclusif, à une époque où cette nécessité se fait de plus en plus sentir au sein des sociétés occidentales (Innovation, Sciences et Développement économique Canada 2020). Nous souhaitons noter cependant qu’il existe une analyse critique pertinente du terme « inclusion numérique », et que ce dernier n’aborde toujours pas la question dans son ensemble. Car bien qu’il ait été mis en avant pour débinariser l’accès « fracturé » au numérique, certain.e.s chercheur.euse.s estiment qu’il n’est pas pour autant dénué de déterminisme numérique et qu’il ne répond pas à toutes les formes d’inégalités qui existent dans ce contexte (Dagenais, Poirier et Quidot Reference Dagenais, Poirier and Quidot2012; Newman et al. Reference Newman, Browne-Yung, Raghavendra, Wood and Grace2017; Poirier et Quidot Reference Poirier and Quidot2013). Tout comme l’expression « fracture numérique » a servi les politiques publiques des années 2000 sur la démocratisation des technologies sans pour autant traiter du problème des inégalités, le terme « inclusion numérique » semble lui aussi empreint d’une charge normative et pourrait être exploité en superficie des enjeux liés aux inégalités face au numérique. Dans le cadre de cet article, nous avons mobilisé ce terme dans une perspective d’analyse et de compréhension des inégalités d’accès que l’on estime intimement liées à des inégalités socio‑économiques, de nature structurelle le plus souvent.

L’analyse selon les termes de l’inclusion numérique permet de décomposer de façon plus détaillée et approfondie la question de l’accès aux plumitifs, et d’envisager des solutions et des pratiques pour un système de justice plus équitable. Par ailleurs, le cas précis des plumitifs au Québec s’est révélé particulièrement intéressant dans le cadre de l’étude des inégalités numériques, en ce qu’il illustre les différentes couches dans la nature même des obstacles qui déterminent les inégalités numériques. Il met également en lumière la nécessité de bien définir un service ou une démarche numérique, ainsi que le public à qui elle ou il s’adresse. En effet, le décalage entre l’objet initial des plumitifs et les usages qui en sont faits aujourd’hui ne permet pas d’avoir une conception claire de l’accès qui en est souhaité, ce qui semble participer à la confusion sur l’amélioration du service de consultation. Les discussions autour des risques pour la vie privée et l’obscurité pratique le démontrent bien. De manière générale, dans le contexte de la modernisation du système de justice, la mise en ligne de services et de procédures autant que l’accès accru à internet se sont longtemps présentés comme une solution pour pallier les inégalités d’accès. Notre étude confirme toutefois que les inégalités d’accès aux plumitifs ne sont pas délimitées par une fracture entre les « haves » et les « have nots », mais relèvent plutôt d’une situation globale d’inégalités se superposant à plusieurs niveaux. L’accès aux plumitifs au Québec illustre ainsi une iniquité très parlante relativement à ce que constitue toute forme d’intermédiation numérique.

Enfin, notre réflexion met globalement l’accent sur la pertinence de considérer l’inclusion numérique dans les discussions sur l’accès à la justice et aux services publics en général. Le numérique touchant désormais tous les domaines, il est nécessaire d’en faire un véritable sujet de société prioritaire. Sa transversalité inhérente implique une collaboration incontournable entre différents secteurs et disciplines pour en cerner toutes les facettes et tous les enjeux. En d’autres termes, dans un contexte où les démarches administratives sont largement dématérialisées et où les intentions de modernisation institutionnelle impliquent des solutions technologiques, il est nécessaire que les politiques publiques et les initiatives de démocratisation de la justice s’emparent de la question de l’inclusion numérique.

Footnotes

1 Selon les districts, l’informatisation a débuté entre 1975 et 1985.

2 La mission de la SOQUIJ est de faciliter la recherche juridique, tant pour les professionnel.le.s du droit que pour les citoyen.ne.s grâce à la diffusion des décisions des tribunaux judiciaires et de certains tribunaux administratifs. Elle a également pour objectif d’accompagner la population dans sa compréhension du droit. Depuis 1982, à la suite de la signature d’un protocole d’entente avec le ministère de la Justice du Québec, la SOQUIJ a également la charge de fournir l’accès aux plumitifs au Québec.

3 Notre recherche s’inscrit dans un projet de recherche sur l’accès à la justice au Québec. Ce projet place les justiciables au cœur du système de justice et aborde la question de l’accès à partir de différents angles pratiques et théoriques. Depuis ses débuts en 2016, le projet bénéficie d’un financement du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) (6 ans).

4 Avocat.e.s, stagiaires, technicien.ne.s juridiques, messager.e.s de la cour et juristes travaillant dans les Centres de justice de proximité.

5 Afin d’éclairer notre problématique d’accès aux plumitifs informatisés, nous nous sommes intéressées à une diversité de champs disciplinaires traitant de l’inclusion numérique et de l’accès aux services publics numériques. Ainsi, la littérature mentionnée est issue principalement de la sociologie et de la communication, incluant les études médiatiques, mais aussi des sciences de l’éducation et des sciences juridiques.

6 Les corps étudiant et professoral de certains programmes d’étude bénéficient toutefois d’un accès gratuit aux services de la SOQUIJ.

7 Le choix de mener des entrevues in situ a été motivé par l’intérêt de saisir en contexte réel les intérêts et besoins des utilisateur.rice.s et d’observer en parallèle le parcours des personnes cherchant à consulter un dossier du plumitif. Nous avons ainsi pu constater les temps d’attente et de consultation, par exemple. Le caractère in situ de la collecte a impliqué que nous menions des entrevues très brèves, puisque les personnes sur place étaient occupées à des tâches précises liées au plumitif, et n’avaient que peu de temps à accorder à une entrevue.

8 La courte durée de ces entrevues, entre 5 et 10 minutes, s’explique également par le manque de temps disponible par les personnes présentes, qui avaient un objectif précis.

9 Le service principal des centres de justice de proximité consiste en des séances de consultation offertes gratuitement et sans rendez-vous aux citoyen.ne.s qui ont des besoins juridiques. Ces dernier.ère.s y sont majoritairement recommandées par le Palais de justice, mais peuvent aussi l’avoir été par des organismes communautaires ou publics, le Tribunal administratif du logement, ainsi que les greffes des tribunaux administratifs (Centres de Justice de Proximité, www.justicedeproximite.qc.ca).

10 Au sujet des différents niveaux de la fracture numérique, la littérature parle parfois plutôt de différents « degrés » (Charmarkeh Reference Charmarkeh2015), de « dimensions » (Youssef Reference Youssef2004), de « types d’accès » (van Dijk Reference van Dijk2006) ou encore de différentes « perspectives » (Rallet et Rochelandet Reference Rallet and Rochelandet2004).

References

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