Dans un ouvrage précédentFootnote 1, Pierre Rousseau mettait en évidence le colonialisme ancré dans le système judiciaire canadien à l’aide de nombreux exemples de judiciarisation en milieu autochtone observés au cours de sa carrière de procureur de la Couronne dans l’Arctique canadien. Son constat de l’échec lamentable de la justice canadienne envers les peuples autochtones, qu’il attribuait entre autres à l’imposition du système étatique et à la mise à l’écart des systèmes juridiques autochtones, l’amenait à une conclusion : une décolonisation profonde du système de justice canadien est impérative et imminente. Par ce second livre, l’auteur souhaite maintenant établir des pistes de réflexion et de solutions pour décoloniser la justice au Canada, dans l’optique d’appuyer les efforts déjà entrepris par les nations autochtones elles-mêmes, dans la foulée du Plan d’action sur le racisme et la discrimination publié par l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador le 29 septembre 2020.
Rousseau postule d’abord que le processus de décolonisation doit reposer sur les traditions juridiques autochtones, ce qui passe nécessairement par la revitalisation de celles-ci. Force est de constater que ce travail, essentiel si nous aspirons à une véritable décolonisation, sera considérable en raison du rôle non négligeable de la colonisation dans la marginalisation des ordres juridiques autochtones. Ces derniers, bien qu’ils aient été ignorés et abîmés par l’État pendant des décennies, sont malgré tout encore bien vivants aujourd’hui, à des degrés variables, parmi la plupart des peuples autochtones. Rousseau prévient qu’« une espèce d’autochtonisation du système juridique étatique » (p. 56) par la formation d’un plus grand nombre de juges et d’avocats autochtones, par exemple, serait illusoire en raison des conceptions radicalement différentes entre les Autochtones et les allochtones sur des questions aussi fondamentales que la nature de la justice et la manière dont elle doit être administrée. Le premier chapitre de l’ouvrage étaye cette affirmation en étudiant, de façon générale et non exhaustive, les ordres juridiques de treize peuples autochtones au Canada, notamment les Wet’suwet’en, les Innus, les Atikamekw Nehirowisiwok et les Mi’kmaq, et en donnant des exemples concrets de processus décisionnels, de protocoles et de modes de règlement des différends qui illustrent éloquemment le principe de la justice réparatrice qui abonde chez ceux-ci.
Le deuxième chapitre montre ensuite que le pluralisme juridique est la voie la plus prometteuse et la seule qui soit viable pour décoloniser le système juridique. Le pluralisme juridique offre une solution à la voie que nous suivons depuis quelques siècles, soit l’imposition du système étatique, qui constitue pour plusieurs une violation des droits des peuples autochtones et la cause principale de la surreprésentation des Autochtones au sein du système judiciaire. L’auteur expose deux modèles de pluralisme juridique qui ont été mis à l’épreuve dans le monde : ceux dans lesquels les ordres juridiques autochtones existent parallèlement au droit étatique, et ceux que l’on appelle les modèles hybrides, qui ont fusionné, à degrés divers, le droit étatique avec les traditions juridiques autochtones. S’appuyant sur des exemples provenant de l’Amérique latine, du Groenland et des États-Unis, il soutient que ces systèmes propres et hybrides sont viables.
À la lumière de ce portrait global, comment peut-on harmoniser les systèmes juridiques dans un État fédéral comme le Canada? C’est à cette question que tente de répondre le troisième chapitre de l’ouvrage. Dans le premier modèle proposé, que Rousseau juge préférable, « chaque nation autochtone […] établit son propre système de règlement des différends, fondé sur sa culture, dans sa langue » (p. 140). Une autre avenue serait l’adoption d’un système hybride qui pourrait, par exemple, être composé de juges de paix autochtones qui peuvent « appliquer la procédure pénale, tout en ayant une approche réparatrice fondée sur les traditions juridiques de leur nation » (p. 151).
Rousseau examine dans son dernier chapitre les étapes de la décolonisation, en explorant trois grands courants au Canada : l’égalitarisme, la reconnaissance et la résurgence. L’approche égalitariste, sous le prétexte de l’égalité de tous les Canadiens, abrite en fait une pensée assimilatrice des peuples autochtones dans la société dominante. Le courant de la reconnaissance cherche à reconnaître les droits et les intérêts des Autochtones au sein de la constitution canadienne plutôt que de les éliminer. L’auteur note toutefois que la reconnaissance enferme les droits des peuples autochtones à l’intérieur du cadre défini par l’État et soumet ceux-ci à l’approbation du gouvernement canadien, perpétuant ainsi une relation colonialiste. Pour sortir de ce carcan impérialiste, il faut selon l’auteur passer à l’approche qu’il caractérise comme étant la plus prometteuse : la résurgence. Mobilisant de grands auteurs de doctrine en droit autochtone, comme John Borrows, Taiaiake Alfred et Jeff Corntassel, Rousseau indique que la résurgence passe « avant tout par une prise en charge par les nations autochtones de leur propre destinée » (p. 167), en mettant le lien au territoire et la réoccupation du territoire ancestral au cœur de la démarche. Que signifie alors la résurgence en matière de justice? Pour Rousseau, « [l]a résurgence implique le fait pour chaque nation de revitaliser ses traditions juridiques en les adaptant au contexte d’aujourd’hui » (p. 174).
Une idée globale et bienvenue émerge de l’ouvrage de Rousseau : le statu quo doit être totalement remis en question pour faire place à une réelle décolonisation du système judiciaire menée par et pour les peuples autochtones. Dans un langage accessible qui fait l’une des grandes forces de l’ouvrage, l’auteur expose clairement, exemples contemporains à l’appui, les raisons pour lesquelles un tel changement est nécessaire et les diverses voies qui s’ouvrent pour y parvenir. Si l’on peut reprocher à Rousseau de simplifier les modes de résolution de conflit complexes des ordres juridiques autochtones, cette généralité permet néanmoins une vulgarisation et une accessibilité accrue à un public élargi qui souhaite mieux comprendre les revendications des peuples autochtones au Canada.