Damon Salesa est un éminent historien du Pacifique, et ce recueil d’essais de sa plume constitue une occasion bienvenue de réfléchir à la nature des changements récents survenus dans le champ. Il convient également de préciser que D. Salesa est l’historien aborigène le plus connu et le plus lu de la région Océanie, et que sa parole sur l’écriture d’une histoire autochtone du Pacifique a énormément de poids. Formé à Oxford en tant que lauréat de la bourse Rhodes, aujourd’hui vice-chancelier de l’université de technologie d’Auckland, D. Salesa bénéficie à la fois d’une solide stature académique et d’une visibilité et crédibilité dépassant largement le monde universitaire et sa formation initiale. Sur les quinze essais qui composent ce volume, tous, à l’exception de deux d’entre eux, ont fait l’objet d’une publication antérieure. Cependant, la longue introduction au volume ainsi que les deux essais inédits (sur le monde maritime et la navigation) valent à eux seuls de se procurer l’ensemble. Ce recueil permet surtout de rendre visible la cohérence qui préside au parcours intellectuel de D. Salesa et à la direction qu’il lui fait emprunter, tout en ouvrant un certain nombre de pistes à explorer pour l’ensemble du champ de l’histoire du Pacifique.
Le volume se présente en quatre parties thématiques qui recadrent à grands traits à la fois la profondeur et les méandres de la très grande curiosité qui caractérise le travail de D. Salesa. La première partie s’intéresse à la manière dont « le monde pacifique » a été défini et pourrait être redéfini ; la deuxième partie aborde la singularité et la complexité des rapports entre Aotearoa/Nouvelle-Zélande et les autres îles du Pacifique, compte tenu du fait qu’une proportion non négligeable d’insulaires vit désormais sur Aotearoa ; la troisième partie aborde et approfondit le sujet de thèse de doctorat de D. Salesa, soit les problématiques de race et de catégories coloniales dans le contexte de l’Empire ; enfin, la quatrième partie explore l’engagement du chercheur avec son patrimoine samoan et les formes que prend l’histoire dans la vie et le discours samoans contemporains.
Les historiens et historiennes non spécialistes de la zone Pacifique auraient tort de ne pas s’intéresser à cet ouvrage, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, D. Salesa mène une charge efficace contre l’esprit de clocher qui caractérise une grande partie de l’histoire et de l’historiographie « mondiales » (chap. 3). Il voit, avec raison, des similitudes entre la manière dont l’histoire de l’Afrique a souvent été reléguée au second plan par les spécialistes du monde atlantique et celle dont l’histoire d’un bon tiers de la surface de la planète, soit l’océan Pacifique, est à peine évoquée dans les travaux historiques qui prétendent pourtant traiter du monde entier. Même au sein de la zone Pacifique, l’histoire de l’Australie ne fait quasiment jamais mention de son rôle de puissance coloniale pour la Papouasie-Nouvelle Guinée voisine ; tout comme les histoires de l’Empire britannique écrites du point de vue néo-zélandais, elle aborde le colonialisme uniquement au prisme de son propre statut de colonie du Royaume-Uni. D. Salesa suggère également que les modes de narration et de construction historiques du Pacifique pourraient potentiellement informer la manière dont on pense et dont on vit l’histoire.
L’histoire a en effet façonné en profondeur le Pacifique postcolonial, que ce soit à travers les institutions structurantes du christianisme, du premier État colonial, puis des États-nations démocratiques ; les inégalités persistantes de richesse et d’opportunités ; ou le poids insidieux mais omniprésent des logiques et hiérarchies raciales. Dans trois chapitres successifs, D. Salesa revient sur l’émergence de la figure du « métis » à la fois à Samoa et en Nouvelle-Zélande, en tant que produit de stratégies coloniales d’intrication des familles et des terres autochtones, mais aussi comme source majeure d’angoisse pour les colons et l’administration, tel qu’on peut le voir dans des débats alambiqués autour du recensement et autres instruments de l’ordre impérial. Le chercheur revient sur le destin extraordinaire des sœurs samoanes Emma et Phebe Coe, qui ont déjoué les préjugés raciaux tout en y étant sans cesse confrontées et ont transgressé un nombre incroyable de limites, du moins telles que comprises en leur temps – entre la Polynésie et la Mélanésie, entre les rôles féminin et masculin, entre les identités européenne et îlienne, entre le peuple et les élites. D. Salesa met en avant leur capacité d’action et d’autonomie, s’abstenant sagement de tirer des leçons simplistes de ces vies riches, complexes et souvent tragiques.
L’État-nation n’a jamais occupé autant de place dans le monde pacifique qu’aujourd’hui, en grande partie grâce à l’accession généralisée, si ce n’est universelle, à l’indépendance politique et à l’importance croissante des procédés démocratiques. Cependant, le péché originel de la colonisation n’a pas été absous par la décolonisation, qui reste un processus profondément inégal et inachevé. D. Salesa revient à plusieurs reprises sur la relation entre la Nouvelle-Zélande et Samoa, toile de fond de sa propre histoire familiale, en considérant chacun des deux côtés de cette relation du point de vue de l’autre, puis en analysant le fonctionnement et les conséquences de ces intrications quand les Samoans sont devenus des Néo-Zélandais.
Les habitants des îles du Pacifique ont toujours manifesté un intérêt profond pour leur propre histoire, mais rarement pour l’histoire comme discipline. Un changement massif est en marche (ou tout du moins, est en passe d’être reconnu professionnellement) dans la manière dont l’histoire est étudiée, débattue ou reproduite dans le Pacifique, ainsi que concernant les types de sujet sur lesquels les spécialistes choisissent de se concentrer : « Les chercheurs et chercheuses autochtones font de plus en plus d’histoire, mais ils le font de moins en moins dans le cadre de la discipline et des institutions de l’histoire traditionnelle » (p. 21). D. Salesa se souvient ainsi de ses tentatives pour convaincre ses collègues que « l’histoire a plus besoin de chercheurs autochtones que les chercheurs autochtones n’ont besoin de l’histoire » (p. 21).
Dans une introduction percutante qui mêle fabrication du tapa (ou étoffe végétale issue de l’écorce) et métaphores, centrales chez lui, de l’océan, du voyage en mer et de la navigation, D. Salesa établit un nouveau cadre analytique – celui de l’Océan indigène. À l’instar de l’évocation de « notre mer d’îles » par Epeli Hauʻofa en 1993, il s’agit d’un océan tissé par la présence, les voyages et les liens des Autochtones, et les récits autochtones sont à la fois le moyen de raconter cette interconnexion et notre port d’accès au passé. La question de la relation entre les modes de performance orale ou textuelle de ces récits et leur transmission reste délicate du point de vue de l’historicité samoane, où les limites du texte vont de soi : « Le mot écrit constitue, selon les normes samoanes, un artéfact dépourvu de sens, difficile à discipliner ou à évaluer. Il a longtemps été vu (et l’est encore parfois) comme un médium auquel il n’est pas évident de confier le savoir le plus précieux, car celui-ci pourrait tomber entre de mauvaises mains. Aujourd’hui encore, si ce savoir a été couché sur le papier, l’accès aux pages est contrôlé de manière extrêmement rigoureuse » (p. 99). Il en va de même de l’organe principal de l’histoire occidentale, le livre, qui n’est pas perçu par les Samoans comme le moyen d’engager une discussion avec le passé : « Les livres ne contiennent qu’un seul point de vue, isolé, biaisé ou, à tout le moins, situé, et il n’existe aucun moyen critique de vérifier la compétence, la capacité ou la nature de ce point de vue individuel sur des bases autres que les leurs. Les livres ne peuvent pas participer à une conversation ; ils ne peuvent ni être interrogés ni s’adapter au lieu ou au mode qui correspondent à leur performance » (p. 98).
D. Salesa, par ses articles, entend apporter une contribution aux Pacific studies, qui se caractérisent par la transdisciplinarité et le recentrage des perspectives et des écrits indigènes. Non sans provocation aux yeux d’un grand nombre de ses collègues, il affirme que le centre de gravité des études critiques sur le Pacifique doit plutôt être déporté de ses deux anciens piliers que sont l’histoire et l’anthropologie vers le cadre fourni par les études en santé et de population, tout en accordant un intérêt soutenu pour l’histoire familiale et la généalogie. Il relève le conservatisme profond et quasi idéologique des démographes du Pacifique qui ont cherché à minimiser à la fois la taille des populations avant les premiers contacts avec les colons et, par conséquent, l’ampleur de la dépopulation observée presque partout entre le début du xixe siècle et la fin des années 1920Footnote 1. La réévaluation substantielle de l’étendue de ces pertes ainsi que des transformations sociales qu’elles ont entraînées ou rendues possibles (y compris les importants transferts de terres au profit des colons) jouera un rôle de premier plan dans les futures histoires du Pacifique. Les généalogies, en particulier, renvoient à la fois au rôle central de la famille dans les histoires indigènes et aux conceptions indigènes spécifiques de la temporalité, construites, structurées et s’exprimant à travers la généalogie et le temps généalogique. Plus précisément, « les généalogies remettent en question la dissolution des histoires indigènes au sein des histoires nationales » (p. 49) ; elles dépassent bien souvent les frontières nationales contemporaines pour tisser un réseau bien plus vaste de relations.
D. Salesa conclut sa remarquable introduction par une allusion à l’éruption volcanique la plus marquante du xxie siècle à ce jour, celle du volcan sous-marin du Pacifique Hunga Tonga-Hunga Ha‘apai de 2022, qui rompit les câbles sous-marins des îles Tonga et par là tout lien avec l’extérieur. De la même manière que l’éruption du Krakatau en 1883 avait fait advenir un monde nouveau, celui de la connectivité télégraphique, l’onde de choc de l’éruption aux îles Tonga se répercuta tout autour du globe et fut enregistrée à Londres en à peine quelques heures. À l’image de cette onde de choc, l’influence des études critiques sur le Pacifique, d’après D. Salesa, « englobe des échelles multiples et exige davantage qu’une seule façon de voir ou d’entendre afin de l’identifier et de la comprendre » (p. 27). L’auteur est également convaincu que le Pacifique trouvera sa place, selon ses propres termes et ses propres méthodes, dans les nouvelles histoires globales – des histoires qui ne ressembleront pas à celles du passé : « Les histoires du monde centrées sur l’Océanie, qui y trouvent leur origine, ou qui en sont riches, ne sauront être, presque par définition, qu’innovantes » (p. 58).