1. Introduction
Contrairement à ceux portant sur l’Imparfait, les travaux consacrés au Plus-que-parfait (ci-après PQPFootnote 2 ) sont peu nombreux. Les descriptions sémantiques qui ont été données de ce temps verbal, notamment de ses propriétés aspectuo-temporelles, sont très convergentes, en dépit de la diversité des approches, des cadres théoriques et des terminologies qui leur sont associées.
Cependant, plusieurs auteurs ont signalé l’existence de données qui paraissent résister aux descriptions sémantiques habituelles. Comme on le verra, certaines de ces données sont pourtant fréquentes et ne semblent pas poser de problème particulier aux usagers, auprès desquels elles passent complètement inaperçues. On trouve des signalements de ces emplois apparemment récalcitrants dans Damourette et Pichon (Reference Damourette and Pichon1911–1936, t. 5), Le Bidois et Le Bidois (Reference Le Bidois and Le Bidois1935), Sten (Reference Sten1952), Imbs (Reference Imbs1960), Grevisse (Reference Grevisse1964: §728), Arnavielle (Reference Arnavielle1978), Majumdar et Morris (Reference Majumdar and Morris1980), Vetters (Reference Vetters and Vetters1993), Engel (Reference Engel1994, Reference Engel1996b, Reference Engel, Labeau and Larrivée2002), Squartini (Reference Squartini1999), Carruthers (Reference Carruthers2006), Bertinetto (Reference Bertinetto, Labeau and Bres2014), Eggs (Reference Eggs2014), Lhafi (Reference Lhafi2015, Reference Lhafi, Berrendonner, Mosegaard Hansen and Zafiu2016), Becker (Reference Becker2021), entre autres.
Une explication parfois avancée considère que le PQP aurait développé des emplois dans lesquels il n’exprimerait plus l’idée d’antériorité et fonctionnerait à la manière d’un simple passé perfectif, comme le Passé simple ou le Passé composé en emploi processif. Le but du présent article est d’examiner cette hypothèse. Chemin faisant, j’essaierai de montrer que ces emplois apparemment problématiques sont au contraire tout à fait conformes aux descriptions sémantiques évoquées plus haut.
Je commencerai donc par une présentation succincte des principales propriétés sémantiques du PQP. Compte tenu des besoins du présent article, je me bornerai ici à un exposé peu technique. Le lecteur trouvera par exemple dans Gosselin (Reference Gosselin1996) ou Apothéloz (Reference Apothéloz2021) un exposé plus formel s’inspirant de Reichenbach (Reference Reichenbach1947).
2. Description générale du PQP
2.1. Interprétation processive et interprétation post-processive (résultative)
Comme le Passé composé et le Futur antérieur, le PQP est un temps verbal susceptible de mettre en évidence, selon les circonstances dans lesquelles il est employé, deux moments distincts du procès signifié par le verbe: le procès proprement dit (phase processive), ou son résultat (phase post-processive, dite aussi résultative). La discrimination de ces deux interprétations est parfois fragile, plus fragile avec le PQP qu’avec le Passé composé. La raison en est la suivante. Avec le Passé composé, l’opposition entre ces deux interprétations se double d’une autre opposition, elle particulièrement prégnante, celle entre passé et présent: le Passé composé désigne le passé quand il est processif, mais le présent quand il est résultatif (cf. nous sommes arrivés, interprété comme signifiant ‘nous sommes à destination’). Or, avec le PQP cette opposition d’époque n’existe pas, les deux interprétations processive et résultative étant localisées dans le passé. Leur discrimination est donc plus fragile.
Quand le contexte s’y prête, l’opposition entre interprétation processive et interprétation résultative est cependant tout à fait claire. Ainsi, le PQP avait cessé de (1) ne peut être interprété que comme désignant la phase processive, et celui de (2) la phase résultative du procès:
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(1) Le 7 février, à six heures du matin, le signal du départ fut donné par Glenarvan. La pluie avait cessé pendant la nuit. (J. Verne, 1868)
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(2) Je sortis. Il faisait très noir. La pluie avait cessé depuis un moment. (H. Bosco, 1945)
Dans (1), l’expression pendant la nuit localise le moment où est advenue la fin de l’averse; elle implique donc une lecture processive du PQP. Dans (2), en revanche, l’expression depuis un moment évalue le temps écoulé entre le moment où l’averse a cessé et le moment où est parvenu le cours des événements narrés; ce complément implique donc une lecture résultative, «accomplie» du PQP. S’agissant du Pluperfect anglais, Comrie (Reference Comrie1976: 56) qualifie ces deux interprétations respectivement de past-in-the-past et de perfect-in-the-past.
Il en résulte que trois moments sont nécessaires pour caractériser le fonctionnement du PQP:
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(i) celui correspondant au procès proprement dit (dans les exemples (1)–(2), le moment où la pluie cesse), étant entendu qu’avec un verbe comme cesser, ce moment consiste en une transition;
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(ii) celui qui lui succède et en est le résultat, la conséquence (ici, le moment subséquent où il ne pleut plus);
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(iii) celui correspondant à l’énonciation.
Ces trois moments sont très clairement exprimés – et dans cet ordre – dans la définition que donnait Beauzée (Reference Beauzée1765: 101) du PQP, qui selon lui exprime «l’antériorité d’existence à l’égard d’une époque antérieure elle-même à l’acte de la parole».
Autrement dit, quand le PQP désigne la phase processive du procès, comme dans (1), le procès est antérieur à un certain repère temporel passé, correspondant au moment (ii). Dans l’exemple (1), la localisation de ce repère est donnée dans la phrase précédente: le signal de départ formulé au Passé simple et sa localisation temporelle, le 7 février, à six heures du matin. Et quand le PQP désigne le résultat du procès, ce résultat coïncide temporellement avec ce même repère. Dans (2), la localisation de ce repère est à nouveau fournie par un procès formulé au Passé simple (Je sortis): c’est au moment de la sortie que le constat est fait qu’il ne pleut plus.
Cette description indique que le fonctionnement du PQP implique un repère passé et que ce repère coïncide, quand le temps verbal est interprété résultativement, avec la phase résultative du procès.
2.2. Le PQP dans les analepses
Une exploitation prototypique des propriétés aspectuo-temporelles du PQP processif est la situation où une narration secondaire, se déroulant antérieurement à la narration principale, interrompt momentanément celle-ci. Il y a alors analepse, comme dans l’exemple suivant:
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(3) [Mme De Fontanin est dans le train, entre Paris et Amsterdam]
L’aube naissait derrière les vitres embuées du wagon. Tapie dans son coin, Mme De Fontanin contemplait sans les voir les herbages plats de la Hollande.
En arrivant à Paris, la veille, elle avait trouvé chez elle une seconde dépêche de Jérôme: [citation de la dépêche]. Elle n’avait pu joindre Daniel avant le train du soir. Mais elle lui avait laissé un mot, pour l’avertir qu’elle partait, et lui confier Jenny.
Le train stoppa. Elle entendit crier […]. (R. Martin du Gard, 1923)
L’expression annonçant la narration secondaire (En arrivant à Paris, la veille) situe ici spatialement et temporellement cet épisode narratif antérieur. Le repère de cette séquence de PQP est donc le moment où la narration principale a été interrompue: Mme De Fontanin dans le train et contemplant le paysage. À l’intérieur de la narration secondaire, tous les PQP partagent ce moment comme repère. Ce moment fonctionne donc comme une constante temporelle pour les PQP se trouvant à l’intérieur de la séquence analeptique.
On notera en passant, en anticipant sur la suite de cet article, que les analepses montrent que le PQP peut fort bien être associé à la progression du cours des événements,Footnote 3 et donc fonctionner comme un temps perfectif, sans pour autant perdre son repère temporel. Dans (3), ce temps verbal constitue une sorte de mémoire grammaticale de l’antériorité de l’épisode narré (la narration secondaire) par rapport à la narration principale momentanément abandonnée.
2.3. Le PQP, temps anaphorique
Le repère que nécessite l’emploi du PQP indique que ce temps verbal comporte un composant anaphorique. Comme tout anaphorique, ce composant requiert la présence, dans le contexte où le temps verbal est utilisé, d’une information susceptible de l’interpréter temporellement, c’est-à-dire de lui affecter une localisation temporelle. Cette localisation est cependant soumise à une condition: elle doit être antérieure au moment de l’énonciation (cf. dans la définition de Beauzée rappelée supra, la clause: «à l’égard d’une époque antérieure elle-même à l’acte de la parole»).
Bien évidemment, il en va de cet anaphorique comme de tout élément de ce type: la présence d’un antécédent, c’est-à-dire d’une expression produisant cette information, comme dans (1)–(3), n’est qu’un cas particulier. En situation de conversation ordinaire, cette information est souvent implicite. L’essentiel est qu’elle soit, d’une façon ou d’une autre, accessible et récupérable, par anaphore, par cataphore ou par inférences. Examinons les exemples suivants:
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(4) Petypon. – Chère amie, j’ai à causer avec mon oncle, alors, si tu veux bien!…
Gabrielle. – Oui, oui! Comment donc! (À voix basse.) Dis donc! Tu ne m’avais pas dit que le général t’avait giflé.
Petypon, la suivant. – Hein! Moi? Quand ça donc?
Gabrielle. – C’est lui qui vient de me le dire… (G. Feydeau, 1914)
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(5) [Après l’exposé d’un conférencier, quelqu’un dans l’auditoire pose une question à propos d’un certain Institut Régional du Travail. Le conférencier répond:]
– alors l’Institut Régional du Travail j’en avais pas parlé parce que […] (oral, 17.10.2000)
Dans (4), la personne nommée Gabrielle fait savoir à son interlocuteur qu’elle vient d’apprendre quelque chose à son sujet, et c’est par rapport au moment où cette information lui est parvenue, moment encore proche mais néanmoins déjà passé, qu’il faut interpréter le PQP. Il est donc peu pertinent d’analyser cet exemple avec une notion comme celle d’antécédent. Cette scène renvoie certes à une scène antérieure, rapidement évoquée ensuite (C’est lui qui vient de me le dire), mais c’est avant tout une réalité mentale, relevant de la représentation et de la «mémoire discursive» (Reichler-Béguelin, Reference Reichler-Béguelin1988), qui est concernée ici.
Le PQP de (5) peut paraître de prime abord plus surprenant. Mais si l’on se place du point de vue du locuteur conférencier, on peut concevoir qu’en disant j’en avais pas parlé, il se situe par la pensée au moment, récent mais néanmoins passé, où il a terminé son exposé et où un bilan des sujets abordés était possible. Ce traitement de la temporalité peut être une façon d’indiquer que la phase de l’exposé proprement dit est désormais passée, et qu’on se situe maintenant à une autre phase du déroulement du colloque. Si bien que l’on pourrait voir dans ce PQP un indicateur de la conscience qu’ont les protagonistes du scénario d’actions dans lequel ils sont engagés, bref, un indice de contextualisation au sens de Gumperz (Reference Gumperz1989).
Dans ces deux exemples, l’anaphore temporelle qu’implique le PQP est donc résoluble, à condition de reconnaître que les faits d’anaphore ne se limitent pas à des enchaînements d’expressions coréférentielles.Footnote 4
Ces exemples montrent que le choix d’un temps verbal n’obéit pas prioritairement à des données temporelles explicites ou «objectives», mais reflète la façon dont le locuteur se positionne en pensée à l’intérieur de ces données. Ce qui importe donc pour l’analyse, c’est bien davantage la représentation partagée que construit le discours et à l’intérieur de laquelle le locuteur se situe, que la littéralité de ce qui est dit et la présence de telle ou telle expression. Ce point est d’ailleurs explicitement mentionné dans la définition que donne Martin (Reference Martin1971) du PQP:
Le PQP n’a d’autre rôle que celui de creuser cet écart dans lequel vient se loger, bien qu’il puisse rester inexprimé, un fait par rapport auquel le procès au PQP est déclaré antérieur ou accompli. (Martin, Reference Martin1971: 106, mes italiques)
Un cas intéressant à cet égard est celui du discours rapporté, lorsqu’il est introduit par une expression ne fournissant qu’indirectement un repère temporel, comme paraît que:
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(6) Paraît que ce matin elles avaient vendu beaucoup de petites saucisses. (Oral, 1929, < Damourette et Pichon, Reference Damourette and Pichon1911–1936, t. 5: 319)
Paraît que renvoie à un événement passé consistant en des propos rapportés, et le PQP entérine le paramètre temporel de cet événement de parole. Il en découle que les ventes dont il est question dans ces propos sont antérieures, comme si l’énonciateur de (6) avait dit: elles ont dit qu’elles avaient vendu beaucoup de petites saucisses. Le PQP peut alors être interprété processivement.
2.4. Inter-traductibilité du PQP résultatif et de l’Imparfait
Une notion souvent évoquée dans les descriptions du PQP est celle d’antériorité. En général, le terme sert alors à désigner l’interprétation processive du temps verbal – celle que Comrie (Reference Comrie1976) qualifie de past-in-the-past. Comme on le sait, cependant, cette façon d’utiliser la notion d’antériorité engendre de multiples confusions, l’interprétation résultative du PQP n’étant elle-même pas dénuée d’une certaine antériorité: la phase résultative n’existe en effet qu’en tant que séquelle du procès qui l’a produite et qui est, lui, par définition, antérieur.
Il y a donc une relation de solidarité entre les interprétations processive et résultative du PQP, ou entre ces deux manières d’utiliser le temps verbal. En fait, lorsque le procès est de type transitionnel, la relation qu’entretiennent ces deux interprétations s’apparente à une métonymie temporelle (i.e. une métalepse): dire qu’un procès de ce type est advenu, c’est nécessairement impliquer son résultat; et réciproquement, désigner ce résultat, c’est présupposer l’advenue préalable du procès qui en est la cause.
Il découle de cette solidarité que lorsqu’il s’agit de désigner un état passé, le locuteur peut choisir d’évoquer non pas directement cet état (avec un Imparfait), mais le procès responsable de cet état (d’où un PQP). Réciproquement, lorsqu’un PQP est résultatif, on peut presque toujours le reformuler avec un autre verbe ou une autre expression verbale à l’Imparfait. C’est un point dont on sous-estime souvent l’importance dans l’analyse des données. Cette inter-traductibilité (qui n’est pas une équivalence, puisqu’il y a changement de verbe) est particulièrement évidente quand le verbe est transitionnel. Au plan référentiel, la signification des deux formulations est alors quasi équivalente, en ce sens que toutes deux désignent le «même» état et sont donc substituables, comme le font voir les couples suivants :Footnote 5

Cette inter-traductibilité permet d’expliquer beaucoup de PQP. Dans (4), par exemple, on pourrait considérer que tu ne m’avais pas dit est une façon de faire savoir que je ne savais pas; et dans (6), que ce matin elles avaient vendu beaucoup de petites saucisses est une façon de faire savoir qu’au matin, beaucoup de petites saucisses étaient (déjà) vendues. Dans cette lecture, contrairement à celle décrite plus haut pour le même exemple, le PQP serait résultatif.
2.5. PQP à signification de parfait d’expérience
Signalons enfin qu’il existe un cas où la distinction entre emploi processif et emploi résultatif, du moins telle qu’elle a été décrite supra, s’avère peu pertinente. Il s’agit des emplois où le PQP a la signification d’un parfait d’expérience (Zandvoort, Reference Zandvoort1932, Comrie, Reference Comrie1976):
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(8) J’ai cherché une auberge. Je me souvenais d’une où j’avais déjà couché. (J. Giono, 1934)
Ce PQP pourrait être paraphrasé par «où il m’était arrivé (une ou plusieurs fois) de coucher». Il s’agit ici de dire, à partir d’un repère situé dans le passé, qu’un certain procès est advenu antérieurement une fois au moins, et que cela affecte, sous la forme d’une connaissance ou d’une expérience, et au moment correspondant à ce repère, celui qui a été l’agent ou le témoin de ce procès (ici: je). Ces PQP expérientiels sont fréquemment accompagnés d’adverbes de fréquence comme jamais, rarement, parfois, souvent, etc. Dans la mesure où ils servent à asserter une ou des advenue(s), ils sont processifs; mais dans la mesure où ils servent aussi à exprimer l’existence d’un état d’expérience à un moment passé, ils peuvent également être considérés comme résultatifs.
3. PQP apparemment récalcitrants
Les auteurs qui ont signalé certains emplois comme problématiques ne s’attachent pas tous au même type de faits. Ils divergent parfois également dans l’interprétation qu’ils donnent de ces faits. Certains considèrent d’ailleurs que le problème n’est qu’apparent et ne devrait pas conduire à remettre en cause la description donnée habituellement du PQP.
Pour l’essentiel, les données incriminées se répartissent en deux types, dans lesquels on retrouve approximativement la distinction benvenistienne entre énonciation de discours et énonciation historique (Benveniste, Reference Benveniste1959). En fait, la distinction dont il est question ici est plutôt celle entre discours et narration dans le passé. C’est donc cette distinction qui sera utilisée pour l’exposé du problème.
3.1. En discours
3.1.1. Quelques exemples
Commençons par examiner quelques-uns des exemples signalés dans les travaux mentionnés plus haut. En voici une première sélection:
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(9) Jean, quel âge qu’il avait quand il était venu chez Madame ***? (Oral, 1931. < Damourette et Pichon, Reference Damourette and Pichon1911–1936, t. 5, §1792)
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(10) [À propos d’un enfant qui vient de vomir son repas] Je crois que le petit avait mangé des bonbons. (< Vetters, Reference Vetters and Vetters1993: 109)
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(11) Me voici pris: on m’avait pourtant averti ! (< Grevisse, Reference Grevisse1964: 659)
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(12) Tiens, vous voilà! Vous m’aviez pourtant dit que vous ne viendriez pas. (< Le Bidois et Le Bidois, Reference Le Bidois and Le Bidois1967: 488)
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(13) …mais il faudra suivre aussi le Mexique, qui avait fait une excellente entrée l’année dernière. (Midi Libre, 26.3.1975. < Arnavielle, Reference Arnavielle1978: 617)
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(14) [Professeur reprenant le fil de son cours de la veille] Hier, je vous avais parlé de Victor Hugo. (< Arnavielle, Reference Arnavielle1978: 617)
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(15) Un peu simple, un peu mytho, il avait avoué le meurtre d’une enfant de 8 ans. Pourtant… (Sous-titre intégral d’un article, France-Soir, 26.12.1992. < Engel, Reference Engel1994: 229)
Le point commun de ces PQP est que, comme dans nos exemples (4)–(6), le contexte où ils se trouvent ne comporte pas d’expression désignant un moment passé par rapport auquel le procès désigné au PQP serait antérieur. En d’autres termes, le composant anaphorique du PQP se trouve, dans ces exemples, sans antécédent. C’est ce qui ressort, mais avec d’autres mots, de cette description que donne Arnavielle (Reference Arnavielle1978) dans son commentaire des exemples (13)–(14) et d’autres cas analogues:
Tous ces exemples ont pour point commun de comporter des plus-que-parfaits déterminés non par rapport au passé, mais par rapport au moment présent. Autrement dit, dans aucune de ces phrases un procès n’est posé qui viendrait s’intercaler entre le moment présent et celui coïncidant avec le plus-que-parfait. Dès lors, si l’on veut appliquer à ces exemples la définition du plus-que-parfait comme antérieur du passé […], il faut imaginer un procès sous-entendu par rapport auquel se situerait le procès porté par le plus-que-parfait. (Arnavielle, Reference Arnavielle1978: 618)
Un corollaire de cette analyse, signalé par plusieurs auteurs, est que chacun de ces PQP pourrait être remplacé par un Passé composé, sans que cela modifie la chronologie des événements représentés.
3.1.2. Analyses et explications avancées
Avant d’entrer dans le détail des analyses, ajoutons une remarque importante du point de vue méthodologique: elle concerne la façon dont chaque séquence a été extraite de son contexte, découpée et donc autonomisée à titre d’“exemple” (quand il ne s’agit pas d’exemple forgé). Dans certains travaux, le contexte retenu est excessivement étroit, et l’exemple si court que l’analyse est peu convaincante. Souvent, on ne peut s’empêcher de penser que la justification du PQP se trouve peut-être hors-champ, avant l’endroit où débute l’exemple. On ne peut ici que regretter que les auteurs passent généralement sous silence cet aspect du problème.
Cette précision étant faite, les analyses et explications avancées se répartissent en quatre catégories. Elles ne concernent parfois qu’un sous-ensemble d’exemples.
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(i) Explication par l’implicite
Cette position revient à considérer qu’un repère passé existe bel et bien, mais qu’il est implicite. La présence du PQP nous inviterait alors à reconstruire cette information temporelle non dite. Arnavielle (citation supra) évoque cette explication mais la rejette plus loin, au motif qu’elle lui paraît «artificielle» et témoigner d’un «esprit de système»Footnote 7 (p. 618). L’implicite est toutefois invoqué, parfois seulement de façon allusive, chez Damourette et Pichon (Reference Damourette and Pichon1911–1936, t. 5), Sten (Reference Sten1952), Imbs (Reference Imbs1960), Le Bidois et Le Bidois (Reference Le Bidois and Le Bidois1935), Vetters (Reference Vetters and Vetters1993), Becker (Reference Becker2021). Vetters (Reference Vetters and Vetters1993) considère par exemple que dans (10), le PQP exprime bel et bien l’antériorité dans le passé, mais par rapport à un événement sous-entendu qu’on peut reconstituer au moyen d’un complément (p. ex. avant de se mettre à table, ou quand il a pris son repas). De leur côté, Le Bidois et Le Bidois (Reference Le Bidois and Le Bidois1935) estiment que dans (12), le PQP suppose, dans la pensée du locuteur, un Imparfait implicite du type je ne comptais pas vous voir (p. 448), désignant un procès passé mais postérieur au procès désigné par le PQP. On pourrait de même évoquer l’implicite à propos de (11) (ce que ne fait pas GrevisseFootnote 8 ), dans la mesure où le verbe avertir, faisant suite à Me voici pris, présuppose que le locuteur a fait, dans le passé, quelque chose qu’il regrette maintenant d’avoir fait, procès relativement auquel l’avertissement est forcément antérieur et qui suffit donc à justifier le PQP. Ces explications par l’implicite préservent l’anaphoricité du PQP et “normalisent” complètement ces exemples.
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(ii) Explication de type rhétorique
Une deuxième tendance consiste à expliquer ces emplois en invoquant l’expressivité, plus exactement une intensification de la notion de passé (passé lointain, passé révolu). Ainsi, Damourette et Pichon (Reference Damourette and Pichon1911–1936) décrivent-ils (9) en expliquant que cette formulation «présente comme très lointaine, comme révolue […] l’époque où a lieu la visite de Jean à Mme ***» (t. 5, p. 318). De son côté, Arnavielle (Reference Arnavielle1978) voit dans des exemples comme (13) et (14) «un ancrage plus net dans la zone passée» (p. 620), effet que ne produirait pas un Passé composé qui, au contraire, «établit un pont entre cette zone et celle du présent» (ibid.).
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(iii) Explication par l’évitement d’une discordance
Un autre fait a été observé notamment par Wilmet (Reference Wilmet1970) (sur des exemples de moyen français) et par Squartini (Reference Squartini1999) (sur le Trapassato prossimo italien). Il s’agit des cas où l’emploi d’un PQP permet d’éviter une discordance (Wilmet parle de contradiction) que produirait un Passé composé entre l’état résultant et la situation actuelle. Squartini donne l’exemple suivant:
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(16) Me lo aveva promesso, ma adesso fa finta di non ricordarsene. (Squartini Reference Squartini1999: 57)
Il/elle me l’avait promis, mais à présent il/elle fait semblant de ne pas s’en souvenir.
Dans cet exemple, un Passé composé laisserait entendre que l’état résultant engendré par la promesse (la “dette morale” qu’elle implique) est encore valide au moment de l’énonciation. Or, le locuteur constate justement que cet état ne semble plus valide. En le localisant dans le passé, le PQP permet d’éviter cette discordance. Squartini utilise l’expression de reversed result pour désigner cet emploi du PQP. Cette analyse vaut également pour l’exemple (12), où un Passé composé pourrait impliquer que l’engagement de l’allocutaire de ne pas venir tient toujours au moment de l’énonciation – ce qui, justement, n’est pas le cas. Le PQP permet précisément au locuteur d’exclure cette implication qui, de son point de vue, entrerait en discordance avec la situation actuelle. C’est donc ici le fait que le Passé composé puisse être interprété comme résultatif qui est la cause de son évitement au profit du PQP.
Voyons encore les deux exemples suivants de PQP expérientiels, tout à fait clairs à cet égard:
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(17) C’est joli cette petite place. Je n’étais jamais passé par là. (J. Anouilh, 1946. < Sten, Reference Sten1952: 221)
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(18) – Oui… nous n’avions jamais parlé de ça ouvertement… je suis heureux, maintenant, de l’avoir fait… (R. Martin du Gard, 1932)
Dans (17), compte tenu du lieu où se déroule l’échange, un Passé composé serait circonstanciellement discordant. Le PQP contourne cette difficulté, l’état d’expérience étant localisé dans le passé. Cependant, ce temps verbal oblige à son tour à construire un moment passé pouvant ancrer son composant anaphorique. Ce pourrait être ici, par exemple, le moment tout proche où les protagonistes sont arrivés sur la place en question. Quoi qu’il en soit, on notera l’extrême banalité de ce type de formulation.
Dans (18), un Passé composé entrerait en contradiction avec l’information donnée dans l’énoncé qui suit (je suis heureux… de l’avoir fait). Cet énoncé fournit au PQP son repère, puisqu’il situe (déjà) dans le passé le fait d’ «avoir parlé de ça».
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(iv) Explication par l’aoristisation
Enfin, une quatrième analyse – la plus lourde quant à ses conséquences théoriques – consiste à considérer que ces PQP, du moins certains d’entre eux, ont perdu toute signification d’antériorité et ne sont plus que des passés perfectifs. Elle aboutit à affirmer, tantôt qu’ils sont similaires à des Passés simples (Arnavielle, Reference Arnavielle1978; Engel, Reference Engel1996a), tantôt, ce qui revient pratiquement au même, qu’ils expriment un «passé ponctuel» (Majumdar et Morris, Reference Majumdar and Morris1980; Engel, Reference Engel1994, Reference Engel1996a,b, 2002):
It is clear that a tendency for PQP to be used as a past punctual as well as an anterior is emerging; it is also clear that such a tendency is linked to changes in the relative frequency and the shifts in function among the tense forms of French which are used to express past time. (Engel, Reference Engel1994: 227)
A more recent tendency which has been observed is the expansion in range of PQP to include past punctual functions, taking on to some extent the role of PS [Passé simple]. (Engel, Reference Engel1996a: 47)
Que le terme soit ou non utilisé, c’est en fait le processus diachronique d’aoristisation qui est désigné ici.Footnote 9 Cette notion est explicitement mentionnée par Bertinetto (Reference Bertinetto, Labeau and Bres2014), mais à propos de certaines occurrences du Trapassato prossimo (le PQP italien) en contexte de narration passée. Nous y reviendrons plus loin.
Selon les tenants de cette analyse, le PQP aurait récemment subi – ou subirait depuis peu – une évolution comparable à celle subie par le Passé composé, dont l’aoristisation est généralement décrite comme consécutive à l’obsolescence du Passé simple (cf. Galet, Reference Galet1974; Caron et Liu, Reference Caron and Liu1999; Schøsler, Reference Schøsler, Guillot, Combettes, Lavrentiev, Oppermann-Marsaux and Prévost2012). Cependant, il faut reconnaître qu’une certaine confusion règne à ce propos. En effet, le fait que le PQP, comme le Passé composé, ait lui aussi développé depuis longtemps des emplois processifs (contrairement, p. ex., au Passé antérieur et au Present perfect anglais) ne le prive pas pour autant de son composant anaphorique, comme le montrent les PQP dans les séquences analeptiques. Cette aoristisation n’en fait donc pas un équivalent du Passé simple. Autrement dit, si aoristisation il y a, il conviendrait de distinguer deux processus:
– d’une part, celui consistant, à partir d’une valeur résultative, à développer des emplois processifs ;
– d’autre part, la perte du composant anaphorique et donc de l’information d’antériorité.
Il s’agit là d’une distinction importante, que ne font pas les tenants de la thèse de l’aoristisation du PQP.
Une formulation plus ou moins équivalente de l’idée d’aoristisation est celle connue sous l’appellation de past temporal frame (Dahl, Reference Dahl1985). L’idée est ici que le PQP indique parfois que le procès est localisé dans un espace temporel passé excluant le moment de l’énonciation. Selon Dahl, cet emploi est assez répandu dans d’autres langues possédant un parfait passé.Footnote 10 Il est, par exemple, bien attesté dans le cas du Trapassato prossimo italien (Squartini, Reference Squartini1999). Selon Squartini, ces PQP ont, dans cet emploi, perdu leur composant anaphorique et fonctionnent dès lors comme des temps passés «absolus». L’auteur se réfère ici la distinction que fait Comrie (Reference Comrie1985) entre les temps absolus-relatifs (i.e. combinant fonctionnement anaphorique et fonctionnement déictique) et les temps absolus (exclusivement déictiques).Footnote 11
3.1.3. Commentaires et réhabilitation de l’implicite
3.1.3.1. Emplois émergents?
Parmi les analyses et explications rapportées en (iv) supra, notamment celles d’Engel, un point au moins est contredit par les données: c’est le fait que ces emplois du PQP soient récents. Il se trouve en effet que cette façon d’utiliser le PQP existait en moyen français déjà. Wilmet (Reference Wilmet1970: 372 sqq.) en donne plusieurs exemples, parmi lesquels les deux suivants (XVe s.):
-
(19) Sire, je suis cy revenu,
Car il ne m’estoit souvenu
De vous demander de l’argent. (C. Riffl., v. 256–258, ca 1480–1520. < Wilmet, Reference Wilmet1970: 374)
Sire, je suis revenu ici, car j’avais oublié de vous demander de l’argent.
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(20) Et sang bieu ! Quant je me ravise,
Et es-tu prestre devenu?
Pas ne t’avoie recongneu. (Cohen, Farces, VIII, v. 504–506. XV e s. < Wilmet, Reference Wilmet1970: 375)
Par le sang de Dieu ! Que je me ravise, es-tu devenu prêtre? Je ne t’avais pas reconnu.
Dans ces textes, comme dans les exemples (9)–(15) et (17)–(18), aucune expression temporelle passée ne permet d’ancrer le PQP. Cependant, dans le premier, la formulation présuppose qu’une visite a été faite antérieurement à l’interlocuteur (cf. je suis revenu). Le PQP de il ne m’estoit souvenu invite donc à concevoir qu’entre la visite antérieure et la visite actuelle, le locuteur s’est rendu compte qu’il avait oublié de demander de l’argent. La reconstitution de cette séquence d’événements fournit ainsi le repère passé relativement auquel l’oubli, lors de la première visite, est bien antérieur. Dans (20), le locuteur évoque en fait le moment, récent mais néanmoins déjà passé, où il a vu son interlocuteur mais ne l’a pas reconnu en raison de son habit de prêtre. C’est par rapport à ce moment qu’il faut interpréter le PQP. Il s’agit d’un contexte de reversed result, pour reprendre l’expression de Squartini (Reference Squartini1999): un Passé composé entrerait en discordance avec la situation actuelle, la reconnaissance ayant eu lieu.
Dans ces deux exemples, le repère passé expliquant le PQP existe donc bel et bien, mais à titre d’information présupposée ou implicite. On notera, de surcroît, que ces PQP sont utilisés avec une valeur résultative; ils équivalent donc pratiquement à un autre verbe à l’Imparfait, ce qui confirme leur normalité:
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(19’) il ne m’estoit souvenu ≅ je ne me rappelais pas
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(20’) pas ne t’avoie recongneu ≅ je ne voyais pas que c’était toi
Les formulations (19)–(20), qui n’ont apparemment rien d’exceptionnel au XVe siècle et pourraient pratiquement être reproduites à l’identique aujourd’hui, apportent un démenti à la thèse selon laquelle ce type d’emploi serait d’évolution récente et «émergent», pour reprendre le qualificatif de D.M. Engel.
3.1.3.2. Réhabilitation de l’implicite
Il ressort de ce rapide bilan que les analyses d’exemples qu’on trouve dans beaucoup des travaux évoqués ici tendent à accorder une importance excessive à la littéralité des formulations, au détriment de la signification et de la représentation que celles-ci invitent à construire. On a vu que dans certains cas, et pour autant que l’on veuille bien prendre quelque distance vis-à-vis de la littéralité, la présence d’un repère passé implicite semblait évidente. Voici encore deux exemples qui, toujours en raison de l’absence de repère passé explicite postérieur au procès au PQP, ont été analysés par les linguistes qui les ont trouvés comme des passés ponctuels dépourvus d’antériorité:
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(21) Ainsi on vient d’apprendre que Spaggiari, l’homme qui avait organisé de façon disons magistrale le fric-frac de la Société générale de Nice, avait été au mois de septembre dernier aux Etats-Unis pour acheter un restaurant. Mais comme il avait trouvé les prix trop élevés, Spaggiari avait pris contact avec la CIA pour lui proposer ses services. (France-Inter, 1976. < Majumdar et Morris, Reference Majumdar and Morris1980: 10. Repris de Labeau, Reference Labeau2022: 215)
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(22) Denise dépose son bébé dans l’église St-Laurent parce que le père l’avait abandonnée. (L’Humanité, 1960. < Łebek, Reference Łebek1965: 142-143. Repris de Labeau, Reference Labeau2022: 216)
Dans le premier, on vient d’apprendre est une expression qui, bien qu’utilisant le Présent grammatical, réfère au passé – un passé certes récent, mais un passé quand même. Une expression comme on a appris ce matin serait strictement équivalente à cet égard. Dès lors, l’utilisation d’une séquence de PQP pour désigner le contenu événementiel (nécessairement antérieur) de ce qui a été appris n’a rien de surprenant et paraît grammaticalement tout à fait fondée.
Dans le second exemple, le Présent par lequel débute l’énoncé est un Présent narratif. Qu’il s’agisse ou non du titre de l’article importe peu. Or, en régime de Présent narratif, il est banal que l’antériorité soit signifiée par un PQP, c’est-à-dire par un temps verbal entérinant le fait que le Présent a ici par convention une valeur de temps du passé. Damourette et Pichon (Reference Damourette and Pichon1911–1936, t. 5: 316) en donnent des exemples datant du XI e s. Voici deux extraits illustrant exactement le même phénomène :Footnote 12
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(23) [Il est question du peintre Louis Vigée, père d’Elisabeth Vigée Lebrun]
Il avait tellement l’amour de son art que cette passion lui donnait de fréquentes distractions. Je me rappelle qu’un jour, étant tout habillé pour aller dîner en ville, il sort; mais en pensant au tableau qu’il avait commencé, il retourne chez lui, dans l’idée d’y retoucher. Il ôte sa perruque, met son bonnet de nuit, et ressort, ainsi coiffé, vêtu d’un habit à brandebourgs dorés, l’épée au côté, etc. Sans un voisin, qui l’avertit de sa distraction, il courait la ville dans ce costume. (E. Vigée Lebrun, Journal, 1835)
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(24) [Titre] Un chanceux remporte le jackpot de 64,5 millions de francs au loto
[sous-titre] Un montant aussi élevé n’avait pas été remporté depuis plus de 50 ans. (24 Heures, 02.03. 2024)
Ces exemples font bien voir à quel type d’erreur on s’expose à trop se fixer sur la littéralité des formulations au détriment de la représentation qu’elles visent à installer. On oublie en outre trop souvent que, s’il est vrai que le choix des temps verbaux est, au moins partiellement, déterminé par leur environnement, il est non moins vrai que ce choix contribue à son tour à configurer temporellement cet environnement.
3.2. En narration dans le passé
En dépit de la présence du Présent, les exemples (21)–(24) concernent le passé. Mais quand le PQP se trouve dans un environnement où tous les temps verbaux sont grammaticalement des temps du passé, d’autres problèmes peuvent se poser.
Dans une narration passée, il arrive que survienne une séquence de PQP faisant progresser le cours des événements. Cette configuration est banale dans les analepses, où une narration secondaire, antérieure à la narration principale, interrompt momentanément cette dernière, comme dans (3) supra. Mais elle est plus surprenante lorsqu’un PQP de ce type se trouve dans la narration principale.
3.2.1. Quelques exemples
Parmi les PQP faisant progresser le cours des événements dans la narration principale, deux cas de figure au moins doivent être distingués, selon que le PQP est résultatif ou processif. En raison de la fragilité de cette distinction, notamment avec certains verbes, la distinction des deux cas de figure n’est elle-même pas toujours aisée à mettre en oeuvre. Mais elle est importante car elle révèle deux emplois assez différents de ce temps verbal.
– Dans le premier cas, le PQP, tout en faisant progresser le cours des événements, vise à désigner le résultat et non le procès proprement dit. La conséquence en est que la temporalité «saute» depuis le procès antérieurement désigné, directement dans l’état résultant du procès formulé au PQP. Ce phénomène se produit dans l’extrait suivant, minutieusement décrit par Bres (Reference Bres, de Saussure, Moeschler and Puskas2007):
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(25) [Le sergent Sapin crie:] «Emportez-moi, emportez-moi…» Le capitaine Beaudouin, dont cette plainte exaspérait sans doute les nerfs en révolte, demanda deux hommes de bonne volonté, pour le porter [= le sergent Sapin] à un petit bois voisin, où il devait y avoir une ambulance volante. D’un bond, prévenant les autres, Chouteau et Loubet s’étaient levés , avaient saisi le sergent, l’un par les épaules, l’autre par les pieds; et ils l’emportèrent au grand trot. (E. Zola, 1892 < Bres, Reference Bres, de Saussure, Moeschler and Puskas2007: 147)
Compte tenu de la situation décrite, les procès désignés par s’étaient levés et avaient saisi ne peuvent être que postérieurs au procès désigné par demanda. Bres (Reference Bres, de Saussure, Moeschler and Puskas2007) analyse ce contexte d’emploi comme produisant une «ellipse du temps interne du procès» (p. 149). L’impression que produisent ces PQP est que le temps de la narration a un certain retard par rapport au temps des événements (ici, se lever et saisir le sergent), au point de ne désigner ceux-ci qu’après leur advenue, c’est-à-dire au moment de l’état résultant. Ce “retard simulé” est fréquemment signalé par l’adverbe déjà (cf. Déjà, Chouteau et Loubet s’étaient levés…).
On peut considérer comme une variante de (25) les PQP résultatifs introduits par un anaphorique d’ultériorité (comme une semaine plus tard, le lendemain, etc.). Ils servent alors souvent à marquer la fin d’un épisode narratif, et sont parfois appelés «de rupture», comme les Imparfaits dans le même type de contexte:
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(26) Quand Hacine sortit une grosse barre de dix grammes de sa poche, un semblant de gaieté ranima les troupes. Tout le monde se mit à rouler des pet’. Dix minutes plus tard, la bande avait rejoint le muret et fumait en papotant. (N. Mathieu, 2018)
À la différence de l’exemple précédent, l’anaphorique d’ultériorité suggère que l’ellipse porte non seulement sur la phase processive du procès, mais sur d’autres procès survenus dans l’intervalle.
Ces PQP résultatifs ne doivent pas être confondus avec ceux qui servent à décrire après coup les circonstances dans lesquelles a eu lieu un procès antérieurement désigné, comme dans l’extrait suivant:
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(27) Weiss, furieusement, accourut. Il bégayait, il ne trouvait plus que des jurons.
— Nom de Dieu ! Nom de Dieu!
Oui, elle était bien morte. Il s’était baissé , il lui tâtait les mains; et, en se relevant, il rencontra le visage empourpré du petit Auguste, qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère. Il ne disait rien, il ne pleurait pas, il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément, devant cet effroyable corps qu’il ne reconnaissait plus.
— Nom de Dieu ! Put enfin crier Weiss, les voilà maintenant qui tuent les femmes!
Il s’était remis debout, il montrait le poing aux Bavarois, dont les casques commençaient à reparaître, du côté de l’église. Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée, acheva de le jeter dans une exaspération folle. (E. Zola, 1892)
Ces deux PQP ne font pas progresser le cours des événements: s’était baissé résultatif décrit les circonstances dans lesquelles Weiss vient de jurer et tâte les mains de la personne décédée (et équivaut à il était baissé); il en va de même pour s’était remis debout, concomitant des propos qui viennent d’être tenus et du poing tendu en direction des Bavarois. Les PQP opèrent ici comme s’ils rattrapaient un événement omis.
– Dans le second cas (celui qui nous intéresse ici), le PQP a une signification processive, comme dans l’exemple suivant:
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(28) [Extrait d’une lettre écrite par une femme] Le conseiller a demandé à Mme Parangon la permission de danser un menuet avec moi. L’aimable dame, qui s’est bien doutée que je ne le savais pas, avait hésité : enfin, elle avait dit , que j’étais à la ville depuis trop peu de temps, pour avoir acquis l’aisance nécessaire, et qu’elle ne croyait pas devoir m’exposer devant une aussi nombreuse assemblée. Il n’a plus insisté que pour une contredanse, à quoi la chère dame a consenti. (N.-E. Restif de la Bretonne, 1784)
Ces occurrences sont plus difficiles à expliquer, car les six formes en gras de cet extrait (Passés composés et PQP) s’inscrivent dans le même cours événementiel, chacune d’elle le faisant progresser. On peine donc à saisir ce qui peut expliquer cette intrusion du PQP dans une séquence de Passés composés processifs.
Ce tense-switching est encore plus frappant dans l’extrait suivant, où alternent séquences au Passé simple et séquences au PQP (seuls les PQP processifs nous intéressent ici et sont en italiques grasses):
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(29) Elle se leva, têtue et volontaire, alla dans la cour noire et regarda le ciel étoilé.
Elle resta un moment sur le banc […]. Elle se disait: mon Dieu je suis trop seule [suivent 4 lignes de monologue intérieur].
Elle pensait à Bertod. Elle pensait surtout à Lucas Barachaud, le seul homme dont elle ait connu le baiser… Oh ! Lucas, tu t’es bien amusé de moi [suivent 8 lignes de monologue intérieur].
Elle s’était levée pour aller vers la scierie et le torrent. Passant près de la niche elle avait réveillé Donosor [un chien] qui avait grondé et tiré sur sa chaîne. Elle s’était alors assise par terre et avait pris le chaud museau du chien contre elle… Mon vieux copain… mon petit vieux… Mon bon… mon gros toutou… […] Mon gros toutou, tu te souviens de Lucas. [Suit une longue adresse au chien]
Elle était revenue lentement vers la maison, dans la cuisine dont la lumière était restée allumée. Du thé restait, qu’elle avait bu sans sucre et plutôt tiède. Elle avait soif. […]
Le réveil marquait deux heures du matin. Elle remit du bois dans la cuisinière pour donner du thé chaud aux hommes quand ils rentreraient.
Puis elle avait pris un livre et avait tenté de lire, les coudes sur la table; mais sa tête lourde était venue insensiblement se poser sur son avant-bras et elle s’était assoupie .
Elle fut réveillée par l’arrivée de la camionnette et regarda l’heure: deux heures vingt. Son sommeil avait été bien court.
Elle tisonna la cuisinière pour faire bouillir l’eau qui avait cessé de chanter et entendit un pas dans le couloir. (J. Meckert, 1947)
Les PQP de ces deux derniers exemples présentent les caractéristiques suivantes: (i) ils font progresser le cours des événements, comme dans les analepses; (ii) cette caractéristique, jointe à la présence de marqueurs de successivité, comme enfin, alors ou puis, ou d’adverbes de manière, comme lentement, indiquent qu’ils doivent être interprétés processivement; (iii) hormis les Passés simples (ou Passés composés) qui les entourent, aucune information n’est apparemment disponible pour ancrer temporellement leur repère.
3.2.2. Analyses
Dans un article consacré au Trapassato prossimo (équivalent italien du PQP), Bertinetto (Reference Bertinetto, Labeau and Bres2014) présente plusieurs exemples analogues à (28)–(29), dont les deux suivants:
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(30) “Ebbene”, disse il controllore, “un instante, per favore”. Aveva chiamato un altro ferroviere che aveva sfogliato più volte il biglietto. Giovanni guardava davanti a sé restando immobile.
[…] “Infine…” disse. Aveva alzato una spalla, gli aveva reso il biglietto e se ne era andato . (G. Lombardi, 1963. < Bertinetto, Reference Bertinetto, Labeau and Bres2014: 155)
“Eh bien”, dit le contrôleur, “un instant, s’il vous plaît”. Il avait appelé un collègue qui avait feuilleté plusieurs fois le billet. Giovanni regardait devant lui, immobile. […] “Enfin…” dit-il. Il avait haussé les épaules, lui avait rendu le billet et était parti.
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(31) – Capitano, – gridò – all’erta! Un orso si è introdotto nel nostro rifugio!
Il comandante, svegliato bruscamente da quelle grida, s’era sbarazzato prontamente della coperta e aveva afferrato il fucile che s’era messo al fianco.
– Dov’è, Torp? – chiese. (E. Salgari, début XXe s.< Bertinetto, Reference Bertinetto, Labeau and Bres2014: 153)
– Capitaine, cria-t-il, Alerte! Un ours s’est introduit dans notre refuge!
Le commandant, brusquement réveillé par ces cris, s’était promptement débarrassé de la couverture et avait saisi le fusil qu’il avait mis à côté de lui.
– Où est-il, Torp? Demanda-t-il.
Selon Bertinetto, le Trapassato prossimo fonctionne dans ces exemples de la même manière qu’un Passato remoto (Passé simple).Footnote 13 Il véhicule certes, à titre de résidu de sa signification originelle, une vague idée d’antériorité produisant un effet d’accélération. Mais, selon cet auteur, cet effet est fondamentalement «pragmatique», et ces Trapassati prossimi n’en sont pas moins des aoristes: ils ont perdu leur composant anaphorique (leur point R, dans la notation que Bertinetto reprend de Reichenbach (Reference Reichenbach1947)).Footnote 14 Sur d’autres exemples, Lhafi (Reference Lhafi2015) soutient le même type de diagnostic.
Cette analyse a cependant été contestée par certains linguistes, qui lui reprochent de ne pas tenir compte des fonctionnalités discursives ou textuelles des temps verbaux (e.g. Scarpel, Reference Scarpel2017, et Reference Scarpelà paraître; Becker, Reference Becker2021; Morei, Reference Morei2023). Ainsi, Becker (Reference Becker2021) voit dans cette alternance l’expression de deux points de vue différents sur les procès, un point de vue rétrospectif (PQP) et un point de vue prospectif (Passé simple). L’alternance de ces temps verbaux contribuerait ainsi à structurer la séquence en sous-séquences, procédé qui confère au texte un certain relief temporel, pour reprendre l’expression de Weinrich (Reference Weinrich1973). Réanalysant l’exemple (31), Scarpel (Reference Scarpel2017) considère quant à lui que les Trapassati prossimi de cet extrait n’ont pas perdu leur composant anaphorique, et que celui-ci trouve son ancrage temporel dans le Passato remoto (Passé simple) qui les suit immédiatement (chiese, ‘il demanda’). Il y aurait donc ici cataphore (autrement dit, un cas particulier de l’anaphore). Selon cet auteur, l’alternance des temps verbaux de (31) confère un statut de second plan aux Trapassati prossimi, de sorte que la séquence produit un effet analogue à celui que produirait une subordination inverse, comme dans (31’):
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(31’) Il comandante, svegliato bruscamente da quelle grida, s’era sbarazzato prontamente della coperta e aveva afferrato il fucile che s’era messo al fianco, quando chiese : – Dov’è, Torp? (< Scarpel, Reference Scarpelà paraître).
Le commandant, brusquement réveillé par ces cris, s’était promptement débarrassé de la couverture et avait saisi le fusil qu’il avait mis à côté de lui, lorsqu’il demanda: – Où est-il, Torp?
En français, l’exemple suivant confirme la pertinence de ce rapprochement avec certaines subordinations inverses:
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(32) En bas, Roubaud trouva son collègue Moulin, qui avait fait le service de nuit. Et il prit le service, tandis que Moulin causait, se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant au courant des menus faits arrivés depuis la veille: […] Silencieux, Roubaud écoutait, d’un visage calme; et il était seulement un peu blême, sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battus accusaient aussi. Cependant, son collègue avait cessé de parler […]. Mais c’était bien tout, il baissa la tête, regarda un instant la terre.
En marchant le long du quai, les deux hommes étaient arrivés au bout de la halle couverte, à l’endroit où, sur la droite, se trouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons de roulement […]. Et il avait relevé le front, ses regards s’étaient fixés sur une voiture de première classe, pourvue d’un coupé, le numéro 293, qu’un bec de gaz justement éclairait d’une lueur vacillante, lorsque l’autre s’écria:
«Ah ! J’oubliais…»
La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir un léger mouvement. (E. Zola, 1890)
Avec ou sans subordination inverse, cette utilisation du PQP peut intervenir en début de narration. Weinrich (Reference Weinrich1989: 151–152) en commente un exemple oral débouchant sur une narration au Passé composé, et qualifie cette séquence introductrice de pré-histoire. En voici un autre exemple, où c’est le Passé simple qui est ensuite le temps du premier plan:
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(33) [Début de chapitre] Le lendemain matin la journée s’annonçait hivernale, claire et nette, inattendue.
Angelo, tôt levé, était descendu dans la cour où stagnait encore, depuis la nuit, une brume immobile. […]
L’air piquant du matin l’ avait accueilli alors qu’il traînait sur les pavés de la cour sa jambe malade, en se dirigeant vers l’écurie où les chevaux de Pino, hennissant en soufflant de plaisir, tempéraient l’air glacé.
«Monsieur Angelo? Bienvenue à la maison», lui avait lancé en souriant Cica, qui s’afférait autour des bêtes, depuis l’aube. […]
Cica circulait entre deux vieilles bêtes, retournant la litière, la soulevant avec les pointes de la fourche.
«Pour manger, ils mangent, vous voyez?» […]
Les chevaux, en entendant ces voix autour d’eux, tournaient leur tête maigre sans interrompre leur mastication; ils acquiesçaient, bruyants et paisibles. Le gris parut se concentrer un moment, il s’étira sur ses jambes, il arqua les reins, cambrés dans l’attente, immobile et il fit jaillir un jet droit d’urine ambrée sur la paille. (L. Visconti, ca 1930, trad. franç. 1993)
Scarpel (Reference Scarpelà paraître) qualifie ces séquences de «préludes» – appellation qu’il reprend de Miklič (Reference Miklič1998). La cataphoricité du PQP provient ici du fait que son composant anaphorique est en attente d’une interprétation temporelle, attente que satisfait le premier Passé simple qui suit. Sémantiquement, l’effet d’attente est tout à fait évident dans (33).
N’étant pas spécialiste de la langue italienne, il m’est difficile de me prononcer sur le Trapassato prossimo et son éventuelle aoristisation. Mais, s’agissant du français, cette hypothèse ne me paraît pas nécessaire pour expliquer le fonctionnement du PQP tel qu’on l’a observé jusqu’ici; elle est par ailleurs extrêmement coûteuse au plan théorique. Il me paraît au contraire que l’effet d’attente que produit toujours le PQP quand il combine processivité et narrativité est un indice de son anaphoricité.
De surcroît, un retour sur quelques-uns des exemples précédents fait voir que l’alternance qui nous intéresse est toujours corrélée à un marquage de l’organisation du texte. Par exemple, l’extrait (28) met en scène, sur le mode du discours indirect, une conversation où il est question d’une requête adressée par un conseiller à Mme Parangon. Le compte rendu de cette requête est introduit par un verbe au Passé composé; en revanche, le refus de Mme Parangon est décrit par deux verbes au PQP, comme si ce refus était narrativement moins important. Le texte expose ensuite au Passés composés une requête complémentaire et son acceptation. L’exemple (29) est plus complexe, mais on peut néanmoins y observer quelques corrélations significatives entre temps verbal et contenu narré. L’emploi du PQP y débute au moment où la femme, assise sur un banc, se lève et se dirige vers la scierie, puis vers son logis. Plus loin, le PQP cède la place au Passé simple à partir du moment où la femme est réveillée par l’arrivée de la camionnette. Le changement de temps verbal inaugure chaque fois un sous-épisode narratif. On notera également que ces sous-épisodes sont à plusieurs endroits séparés par des séquences d’Imparfaits, qui masquent ce tense switching.
3.2.3. Scène narrative secondaire (analepse) et épisode narratif de second plan
L’hypothèse que je voudrais maintenant défendre est que, contrairement aux apparences, le fonctionnement du PQP est fondamentalement le même dans les analepses (où il sert à maintenir le rapport d’antériorité avec l’épisode narratif principal), et dans les épisodes de second plan narratif, comme ceux que nous venons d’examiner.
Il a été observé qu’à l’intérieur des analepses, il est assez fréquent que le PQP cède la place au Passé simple (éventuellement au Passé composé processif), comme si l’antériorité de l’épisode analeptique était soudain grammaticalement «oubliée». Ce phénomène a été signalé par Martin (Reference Martin1971: 114), qui en donne un exemple, ainsi que par Barceló et Bres (Reference Barceló and Bres2006: 92–94). Plus récemment, certains travaux monographiques ont été consacrés spécifiquement à cette alternance (Combettes, Reference Combettes2008, et Reference Combettes and Bordasà paraître; Apothéloz et Combettes, Reference Apothéloz, Combettes, Gaudy-Campbell and Keromnes2016; Apothéloz, Reference Apothéloz2018; Becker, Reference Becker2021). Il ressort de ces travaux que, comme dans les exemples de PQP de second plan examinés supra, l’alternance PQP/Passé simple est utilisée pour organiser le matériau narratif du texte. Par ailleurs, dans les deux cas, la transition entre PQP et Passé simple est souvent adoucie ou ménagée par l’insertion d’Imparfaits, ou par le procédé de la subordination inverse (Combettes, Reference Combettes2008).
Certaines données sont en outre peu discriminantes vis-à-vis de la distinction entre PQP en analepse et PQP de second plan. Par exemple, la séquence introductive de (33) pourrait être considérée comme une sorte d’analepse initiale. On objectera à cette analyse que cette séquence de PQP se termine par un enchaînement sur des Passés simples sans aucun «saut» temporel. Mais alors, que penser de l’exemple suivant, qui débute comme une analepse en donnant des informations d’arrière-plan sur un personnage, mais où celle-ci s’achève en rejoignant, comme dans (33), le cours interrompu des événements de la narration principale?
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(34) [La scène se passe dans une gare]
Une silhouette, dans un coin: un homme d’une trentaine d’années, aux vêtements usés jusqu’à la trame, au visage décoloré, mal rasé […].
Il était arrivé par le train de Hollande. Il avait montré un billet pour Brème et l’employé lui avait expliqué en allemand qu’il avait choisi la ligne la moins directe, où il n’existe pas de rapides.
L’homme avait fait signe qu’il ne comprenait pas. Il avait commandé du café, en français, et tout le monde l’avait observé avec curiosité.
Il avait les yeux fiévreux, trop enfoncés dans les orbites. Il fumait en tenant sa cigarette collée à la lèvre inférieure, et ce simple détail suffisait à exprimer de la lassitude ou du dédain.
À ses pieds, une petite valise, en fibre, comme on en vend dans tous les bazars. Elle était neuve.
Quand il fut servi, il tira de sa poche une poignée de monnaie où il y avait des jetons français, belges et de petites piécettes hollandaises en argent. (G. Simenon, 1931)
La conséquence de cette manoeuvre est que deux procès en succession immédiate et dépendant causalement l’un de l’autre (la commande du café et sa réception) se trouvent, l’un au PQP processif (avant-dernier verbe de la séquence de second plan), l’autre au Passé simple (premier verbe de la reprise de la séquence de premier plan):
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(34’) Il avait commandé du café, en français, et tout le monde l’avait observé avec curiosité. […] Quand il fut servi, il tira de sa poche une poignée de monnaie.
La transition est à nouveau ici masquée par des Imparfaits. Mais ce procédé ne change rien à la signification qu’ont ici les PQP. Leur enchaînement sur le Passé simple est du même type que dans les exemples (28), (29) et (33). On peut dès lors se demander si, du point de vue de la signification produite par le temps verbal, il y a une réelle différence entre les PQP processifs des analepses (comme dans (3) et (34)), ceux des préludes de second plan (comme dans (33)), et ceux de second plan qui ne sont pas en prélude (comme dans (28), (29) et (32)). Tous sont processifs, tous font progresser le cours des événements et produisent un effet d’attente, tous mettent en oeuvre un processus anaphorique.
La thèse que je voudrais défendre est que c’est bien chaque fois la même signification du PQP qui est sollicitée, et que seul diffère le contexte dans lequel cette signification intervient. Signification qui se résume aux trois propriétés: processivité, progressivitéFootnote 15 et anaphoricité.
La différence entre ces trois contextes tient aux conditions dans lesquelles opère l’anaphore. Dans les analepses, l’anaphore opère entre deux scènes narratives, distinctes temporellement et par l’action qui s’y déroule.Footnote 16 Le composant anaphorique des PQP de la seconde scène narrative trouve son interprétation temporelle dans la première scène narrative, postérieure du point de vue de la chronologie des événements, mais déjà partiellement parcourue narrativement. L’effet d’attente tient ici à ce que la seconde scène narrative a, relativement à la première, un statut de parenthèse. En revanche, l’anaphore produite par le PQP de second plan, que ce soit ou non dans un prélude, opère cataphoriquement à l’intérieur d’une même scène narrative. Le composant anaphorique du PQP ne peut donc trouver son interprétation temporelle qu’en un point ultérieur de cette scène. La particularité de l’exemple (34) (Simenon) est que la séquence de PQP y débute en ouvrant une seconde scène narrative, et se termine en rejoignant narrativement la première scène. Le rapprochement de ces différentes situations est un argument supplémentaire pour rejeter l’analyse suivant laquelle le PQP, dans certains des emplois examinés supra, aurait perdu son composant anaphorique et serait devenu un aoriste.
Au fond, la particularité des PQP processifs de second plan réside dans le fait qu’ils font comme si, compte tenu du moment où ils interviennent dans le cours narratif, ils interrompaient le cours des événements et revenaient «en arrière»; alors qu’en réalité, le procès qu’ils désignent indique qu’ils sont parfaitement à leur place du point de vue de la chronologie des événements. En d’autres termes, en utilisant un PQP de cette manière, le locuteur fait comme s’il signalait un procès en ayant du retard dans son cours narratif, alors que du point de vue du cours des événements, cette signalisation respecte la chronologie. Le composant anaphorique devient alors cataphorique.
Il existe cependant une différence de statut entre les PQP processifs des analepses et ceux indiquant un second plan. Elle est la suivante.
Dans les séquences de PQP processifs de second plan, le PQP est le temps «marqué» (raison pour laquelle il a attiré l’attention des linguistes), tandis que le Passé simple ou le Passé composé processif sont les temps non-marqués, attendus. La situation est inverse dans les analepses, où le PQP est le temps grammaticalement attendu pour conduire le cours narratif. Dans une séquence analeptique, c’est donc l’utilisation, toujours quelque peu inopinée, du Passé simple ou du Passé composé qui sert à singulariser tel ou tel procès ou séquence de procès. C’est ce qu’on observe dans l’exemple suivant, extrait d’une séquence analeptique:
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(35) Constant s’était engagé à dix-huit ans dans les spahis, après un an d’études à la Sorbonne […].
Des spahis, en 1919, il était passé aussitôt qu’il avait pu dans les méharistes et il y avait fait cinq ans. Comme d’autres, il s’était engagé dans les persécuteurs pour connaître les persécutés. […] Un officier méhariste était un réfugié et un hors-la-loi à l’égard de la vie d’Europe tout comme les dissidents qu’il traquait et qu’il respectait. Constant avait bien cru qu’il passerait sa vie au désert.
Mais il voulait connaître la vie qu’il rejetait et haïssait. Il partit pour l’Amérique où il passa deux ou trois ans dans une sorte de misère à demi voulue. […] Contrairement à tout ce qu’il avait cru, il ne détesta pas la vie américaine. […] Rien ne pouvait l’indigner ni le séduire tout à fait.
Après cela, il avait voulu connaître ce qui restait de l’Asie et s’était fait matelot. (P. Drieu la Rochelle, 1944 < Combettes, Reference Combettes2008: 187)
Il y a bien ici alternance de nos deux temps verbaux, comme dans (28)–(29) et (32), mais les rôles sont en quelque sorte inversés. C’est le Passé simple qui fonctionne maintenant comme temps marqué et affecte un statut particulier à la séquence où il intervient: celui d’un nouvel épisode de la biographie du personnage, annoncé par Mais il voulait connaître la vie…
4. Conclusion
Ces dernières décennies, plusieurs publications ont essayé de montrer que le PQP tendrait depuis peu à développer des emplois s’apparentant à une sorte de passé simple ou de passé composé processif, sans plus de rapport avec l’idée d’antériorité. Un examen des exemples habituellement sollicités pour étayer cette analyse montre qu’on peut les subdiviser en deux catégories: des fragments de «discours» au sens benvenistien du terme, c’est-à-dire étroitement liés aux circonstances de l’énonciation; et des fragments de narration dans le passé. L’objectif du présent article était d’examiner ces cas «récalcitrants» au regard de la description qu’on donne habituellement du PQP et de sa place dans le système des temps verbaux du français.
Cet examen montre que l’élément incriminé dans ces analyses est en fait toujours le même: il s’agit du composant anaphorique du PQP, qui est l’une de ses propriétés sémantiques fondamentales. Ce composant peut être comparé à une variable à laquelle chaque emploi doit affecter une valeur, i.e. un repère temporel localisé dans le passé. Les emplois jugés récalcitrants, pour lesquels a été avancée l’hypothèse d’une aoristisation, sont donc un cas particulier de ce que, dans les approches textualistes des faits d’anaphore, on a coutume d’appeler un «anaphorique sans antécédent». C’est, par conséquent, dans le cadre de la problématique de l’anaphore qu’il convient d’examiner ces PQP.
En contexte de discours, deux faits sont particulièrement frappants. D’une part, la façon dont ont été découpés les exemples présentés dans ces travaux ne fait pratiquement jamais l’objet de commentaires. Or, ces exemples sont la plupart du temps extrêmement courts, de sorte que même dans une approche textualiste, on est souvent amené à se demander si l’absence de repère ne tient pas simplement à la façon dont l’exemple a été découpé, en particulier lorsqu’il s’agit de données orales. D’autre part, dès que l’on porte son attention sur la signification du «passage» ainsi sélectionné, et non plus seulement sur la littéralité de sa formulation, on s’aperçoit qu’il est presque toujours possible, à partir de cette signification, de reconstituer un repère passé justifiant le PQP, qu’il s’agisse d’un présupposé ou plus généralement d’un contenu implicite. Le «test» consistant à substituer au PQP un Passé composé, souvent sollicité, s’avère dans beaucoup de cas une manipulation trompeuse, car ce repère, tout en étant parfaitement plausible, n’est pas toujours absolument nécessaire. Par ailleurs, étant donné que ce type d’exemples est attesté en moyen français déjà, il paraît impossible d’y voir une tendance émergente, comme on l’a parfois écrit.
En contexte de narration passée, le problème posé par les PQP jugés récalcitrants est différent. C’est moins la question de l’implicite ou de l’approche des données, qui est en cause, que leur analyse même et la prise en compte du facteur textuel. Rappelons que seuls les PQP processifs sont concernés ici, quand ils alternent avec le Passé simple ou le Passé composé processif. Si l’on prend en considération leur rendement dans ce type de contexte, alors deux faits apparaissent. D’une part, cette alternance permet de conférer au texte ainsi produit une organisation, un certain relief temporel, en distinguant un premier plan et un second plan. D’autre part, l’effet d’attente ainsi engendré, conséquence du composant anaphorique du PQP, trouve sa résolution dans le premier Passé simple (ou Passé composé) qui suit – donc par cataphore, comme l’a montré Scarpel (Reference Scarpel2017) pour l’italien. Il apparaît ainsi que conclure d’une absence d’antécédent à l’absence d’anaphore – ce que font, de fait, les tenants d’une dérive aoristique du PQP – revient à minimiser voire à ignorer ces effets textuels.
Cela dit, la pratique narrative consistant dans cette utilisation “contrastive” du PQP a une histoire, comme toute pratique relevant d’une tradition, et cette histoire mériterait évidemment d’être minutieusement documentée et étudiée. Il est vraisemblable que l’obsolescence du Passé simple ou, plus généralement, les réticences que peut susciter ce temps verbal, ainsi que l’extension de l’Imparfait dans la littérature romanesque de la seconde moitié du XIXe s., ont dû jouer un rôle important dans le développement des PQP examinés ici.
Adresse de l’auteur:
Denis Apothéloz
Laboratoire ATILF
44, avenue de la Libération
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54000 Nancy (France)
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