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Deux enjeux philosophiques entourant la structure des recommandations issues du secteur public

Published online by Cambridge University Press:  08 February 2024

Marc-Kevin Daoust*
Affiliation:
Département des enseignements généraux, École de technologie supérieure, Montréal, Canada
Victor Babin
Affiliation:
Département des enseignements généraux, École de technologie supérieure, Montréal, Canada
*
Auteur-ressource. Courriel : [email protected]
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Résumé

L'une des fonctions des institutions publiques des démocraties libérales est de formuler des recommandations à l'attention des décideurs. Or, les institutions publiques savent que leurs recommandations seront souvent ignorées en partie par le décideur. Cette situation de « conformité partielle » aux recommandations soulève plusieurs problèmes de nature philosophique pour les institutions. En nous appuyant sur une analyse de 570 recommandations tirées de 40 documents et rapports du secteur public québécois, nous identifions deux enjeux entourant la structure des recommandations issues du secteur public.

Abstract

Abstract

One of the key responsibilities of public institutions in liberal democracies is to formulate recommendations for decision-makers. However, public institutions realize that decision-makers will often partly ignore their recommendations. This situation of “partial compliance” with recommendations raises a number of philosophical issues for institutions. Based on an analysis of 570 recommendations drawn from 40 Quebec public sector documents and reports, we identify two issues surrounding the structure of public policy recommendations.

Type
Projet Babel Fish
Creative Commons
Creative Common License - CCCreative Common License - BY
This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/), which permits unrestricted re-use, distribution and reproduction, provided the original article is properly cited.
Copyright
Copyright © The Author(s), 2024. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association / Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

Introduction

Imaginez la situation suivante. Vous êtes conseiller en politiques publiques pour le ministère de la Justice d'une province canadienne. Dans les derniers mois, vous avez coordonné un comité de travail composé de scientifiques et d’éthiciens. Le mandat du comité est de produire un avis sur le recours à l'intelligence artificielle dans le domaine de la justice. Vous êtes responsable de la rédaction du document. La dernière section de l'avis doit comprendre des recommandations à l'attention de la ministre de la Justice. Voici deux recommandations que le comité aimerait mettre de l'avant :

  1. 1. Mener un projet pilote sur le recours à l'intelligence artificielle dans les processus de remise en libération conditionnelle.

  2. 2. Prioriser les systèmes d'intelligence artificielle explicables dans les processus judiciaires (c'est-à-dire les méthodes d'intelligence artificielle qui permettent aux utilisateurs de comprendre le fonctionnement et les résultats de l'algorithme).

Ce n'est pas la première fois que vous rédigez un document à l'attention de ministres. D'après votre expérience, les ministres mettent rarement en application toutes les recommandations qui leur sont faites. Pour diverses raisons d'ordre politique, social ou économique, les recommandations font très souvent l'objet d'une conformité partielle, c'est-à-dire que certaines d'entre elles ne sont pas mises en application et que d'autres sont seulement partiellement mises en branle.

Devriez-vous inclure ces deux recommandations dans le document ? D'un côté, si le comité juge que ces deux recommandations sont « optimales » (c'est-à-dire bonnes, désirables, idéales ou préférables), alors il semble pleinement justifié de faire ces recommandations. On voit mal pourquoi on mandaterait des experts et des conseillers pour faire de mauvaises recommandations aux ministres. Si nous valorisons l'avis des experts dans la prise de décision publique, c'est parce qu'ils tendent à identifier de bonnes recommandations. D'un autre côté, vous savez que les recommandations faites aux ministres font généralement l'objet d'une conformité partielle. Il est donc possible que la ministre mette en branle la première recommandation, mais ignore la seconde. Un algorithme entièrement opaque pourrait alors être utilisé dans le projet pilote sur les processus de remise en libération conditionnelle, ce qui soulèverait plusieurs problèmes éthiques et politiques sérieuxFootnote 1. Ainsi, vous redoutez les conséquences d'une conformité partielle à ces recommandations. Vous vous dites qu'il pourrait être préférable de faire des recommandations qui tiennent compte de cette réalité.

Ce genre de situation est monnaie courante pour les conseillers en politiques publiques. Les institutions doivent formuler des recommandations à l'attention des décideurs, mais tout en sachant qu'elles pourraient être ignorées. La conformité partielle aux énoncés des recommandations soulève plusieurs problèmes philosophiques interreliés, notamment les suivants : un conseiller en politiques publiques devrait-il être sensible au fait que les décideurs entérinent rarement toutes les recommandations qui leur sont adressées ? Si oui, quel visage devrait prendre cette sensibilité ? Les conseillers politiques devraient-ils adapter leurs recommandations afin d’éviter de formuler des recommandations qui seront probablement ignorées ? Dans quelle mesure est-ce que le fait d'ignorer une recommandation affecte les autres recommandations ? Par exemple, certaines recommandations sont-elles « inséparables » les unes des autres ?

Peu d’études proprement philosophiques visent à élucider ces problèmes. Bien sûr, il existe une littérature détaillée sur la formulation, la recommandation et l’évaluation des politiques publiques. Or, cette littérature se concentre sur des questions comme la mise à l'agenda politique des programmesFootnote 2, la capacité réelle des politiques publiques à résoudre des problèmes sociaux complexesFootnote 3, la communication efficace des recommandationsFootnote 4, les méthodes d’évaluation des politiques publiquesFootnote 5, les règles de l'argumentation pour les conseillers en politiques publiquesFootnote 6 ou la création de valeurFootnote 7. Il existe aussi une littérature sur l’éthique du travail des scientifiques œuvrant comme conseillers dans la fonction publique. Or, ces études se penchent principalement sur les enjeux entourant les valeurs de la scienceFootnote 8, la gestion des risquesFootnote 9 et la pertinence de la participation publique pour la formulation des politiques publiquesFootnote 10. Le phénomène qui nous intéresse se distingue de ces problèmes classiques entourant les politiques publiques. Notre intérêt se porte sur les interactions entre différentes recommandations et la manière de les prendre en compte dans un énoncé de recommandations.

À la lumière de ce qui précède, cet article a deux grands objectifs. Le premier objectif est de documenter les types d'interactions que l'on observe entre différentes recommandations de politiques publiques. Afin d'y arriver, nous analysons les recommandations récentes formulées par quatre organismes publics québécois, soit le Bureau du coroner (BC), la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST), la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) et le Protecteur du citoyen (PC). Au total, 570 recommandations issues de 40 avis et documents ont été analyséesFootnote 11. Le second objectif est d'identifier plus rigoureusement différents enjeux philosophiques soulevés par nos observations. Nous avons identifié deux enjeux philosophiques liés à la formulation des recommandations. Le premier concerne l'inséparabilité de différentes recommandations ; le second concerne la stabilité des recommandations formulées par les institutions.

Dans la section 1, nous présentons un survol de nos observations. Dans la section 2, nous exposons l'enjeu de la séparabilité entre différentes recommandations. Nous décrivons ensuite, dans la section 3, l'enjeu de la stabilité des recommandations. Finalement, la section 4 propose des pistes de réflexion futures pour résoudre les problèmes identifiés.

Comme nous allons le voir, nos observations ont un intérêt pratique. Elles nous permettent de mieux apprécier certains problèmes proprement philosophiques entourant la formulation des recommandations. Dans des démocraties comme la nôtre, les recommandations des institutions publiques à l'endroit du décideur sont centrales pour prendre de bonnes décisions collectives. En ce sens, l'identification d'enjeux philosophiques entourant ces recommandations est une première étape vers l'amélioration des décisions publiques.

1. Le vocabulaire de la recommandation publique au Québec : un survol partiel

Dans cette section, nous décrivons les types d'interactions que l'on peut observer entre différentes recommandations de politiques publiques. Nos observations sont basées sur une analyse de recommandations de quatre organismes publics ou parapublics québécois. Ces organismes ont des orientations et des objectifs distincts, soit de prévenir des décès (BC), baliser le développement technoscientifique (CEST), veiller au bon respect des chartes des droits et des libertés (CDPDJ) et veiller à l'intégrité et à l'amélioration des services publics (PC).

1.1. Survol du corpus analysé et remarques méthodologiques

Pour établir notre corpus, nous avons choisi les 10 publications les plus récentes de chacun des quatre organismes susmentionnés comptant au moins quatre recommandations Pour chacun de ces documents, nous avons mené un ensemble d'analyses. D'abord, nous avons effectué une recherche par mot-clé afin de vérifier si le document mentionne explicitement l'enjeu du réalisme ou de l'applicabilité de ses recommandations. Ensuite, nous avons porté une attention plus fine à la présentation des recommandations. Par exemple, comment présente-t-on les recommandations ? Comment sont-elles regroupées ? Puis, nous avons relevé la présence claire d'interactions entre celles-ci. Les sections suivantes présentent les résultats de ces analyses.

1.2. La place des « idéaux » et du « réalisme » dans l’énoncé de recommandations

Au terme de notre analyse, nous avons relevé des remarques entourant le réalisme ou l'applicabilité des politiques proposées dans 19 des 40 documents analysés, soit à une fréquence de 47,5 %. La plupart de ces mentions ne se trouvaient pas dans les énoncés des recommandations, mais plutôt dans le corps de l'avis. Le champ sémantique de l'applicabilité est assez vaste : on parle parfois de mesures trop idéalisées, des contraintes ou des limites auxquelles on fait face, d'actions réalistes ou exécutables, de politiques peu effectives, et ainsi de suite.

Pour illustrer comment sont présentés les enjeux de réalisme et d'applicabilité dans les rapports analysés, prenons deux exemples simples. Observons d'abord un cas tiré de l'avis de la CEST intitulé Bébés génétiquement modifiés : enjeux éthiques soulevés par la modification génétique des cellules germinales et des embryons :

la Commission recommande au gouvernement du Québec d'intégrer ces applications dans le panier des soins de santé remboursés par l’État, sous réserve que l'agence responsable de l’évaluation des technologies établisse que le rapport coût-bénéfices, le coût d'opportunité et l'impact budgétaire soient acceptables (Commission de l’éthique en science et en technologie, 2019, p. XIX ; nous soulignons).

Dans l’énoncé de cette recommandation, la faisabilité de sa mise en application n'est pas implicitement présumée. En effet, en précisant que cette recommandation s'applique seulement « sous réserve que [certaines contraintes financières] soient acceptables » (Commission de l’éthique en science et en technologie, 2019, p. XIX), on en déduit que les conseillers qui ont élaboré cet avis se souciaient du réalisme et de l'applicabilité de leurs recommandations. Dans le corps de l'avis, on peut lire une justification de cette mention : « les ressources étant limitées et les besoins potentiellement illimités, des décisions de priorisation doivent être prises » (Commission de l’éthique en science et en technologie, 2019, p. 81).

Dans son Rapport d'investigation du coroner concernant le décès de Carl Boutin, la coroner Me Kathleen Gélinas mentionne explicitement les facteurs de réalisme et d'applicabilité des recommandations qu'elle émet. Or, contrairement à l'exemple précédent, cette mention ne se trouve pas dans l’énoncé de la recommandation elle-même, mais plutôt dans la section consacrée à l'analyse :

Cette étude [du Professeur Jaeger] tient compte du fait qu'il est irréaliste de clôturer un réseau routier au complet, mais détermine la façon de recenser les routes les plus dangereuses, les mesures d'atténuation à mettre en place, et ce, de façon méthodique. Cette étude démontre également qu'il y a lieu de miser sur les clôtures, ce qui est bénéfique tant pour la faune que la sécurité des automobilistes. […]

Cette analyse mondiale traitant spécifiquement d'un tronçon de route québécoise me permet de croire que les solutions proposées sont applicables sur le territoire québécois et mérite donc que l'on revoie les façons de faire (Gélinas, Reference Gélinas2021, p. 5 ; nous soulignons).

L'usage des termes « irréaliste » et « applicable » est un bon indice d'un souci de réalisme dans l’élaboration des recommandations. Dans ce cas précis, il apparaît clair que des vérifications d'applicabilité ont été faites afin de s'assurer que les recommandations émises soient réalisables par le décideur.

1.3. La liste (numérotée) comme format standard de présentation des recommandations

Dans les documents que nous avons étudiés, toutes les recommandations étaient présentées sous la forme d'une liste : le Bureau du coroner employait la liste à puces et tous les autres organismes employaient la liste numérotée. Dans les sommaires décisionnels des avis publiés dans le secteur public, on trouve une liste numérotée de recommandations. Or, les interactions possibles entre les différents éléments de la liste sont rarement mentionnées. Dans les 40 avis et documents que nous avons consultés, les interactions possibles entre différentes recommandations ont été mentionnées une seule foisFootnote 12.

Le fait d'avoir recours à la liste numérotée (et de ne pas mentionner les différentes interactions possibles entre les éléments de la liste) n'est pas anodin. Cette manière de présenter les recommandations au décideur ne permet pas de bien rendre compte de possibles interactions entre les recommandations d'un avis. Prenons un cas facile à comprendre, tiré des études sur le développement durable. La ville de Kalundborg au Danemark compte un imposant district industriel, qui comprend notamment une centrale au charbon, une raffinerie, une cimenterie, des fermes consacrées à la pisciculture, et ainsi de suite (Ehrenfeld et Chertow, Reference Ehrenfeld, Chertow, Ayres and Ayres2002 ; Ehrenfeld et Gertler, Reference Ehrenfeld and Gertler1997). Prises individuellement, les industries présentes à Kalundborg sont extrêmement polluantes. Pourtant, le bilan environnemental de Kalundborg est globalement positif.

Le succès environnemental de Kalundborg réside dans le fait que ces entreprises sont organisées en système. Par exemple, les eaux usées rejetées par la raffinerie sont revalorisées à la centrale au charbon, les cendres émises par la centrale au charbon sont utilisées comme intrants à la cimenterie, et ainsi de suite. Prises individuellement, les industries présentes à Kalundborg seraient grandement polluantes, mais le fait que ces industries soient organisées en système leur permet de réduire leur bilan environnemental.

Il est difficile d'exprimer les décisions judicieuses de Kalundborg à l'aide d'une liste numérotée de recommandations. Par exemple, prenons la liste suivante :

  1. 1. La ville devrait compter une centrale au charbon ;

  2. 2. La ville devrait compter une raffinerie ;

  3. 3. La ville devrait compter une cimenterie ;

  4. 4. Les entreprises de la ville devraient collaborer entre elles, de sorte que les extrants des unes deviennent les intrants des autres.

Aucune de ces recommandations n'est pertinente indépendamment des autres. Par exemple, si on mettait en branle les recommandations 1 à 3 et qu'on ignorait la quatrième, on commettrait une grave erreur environnementale. De façon similaire, la quatrième recommandation est pleinement pertinente lorsqu'on réunit un certain nombre d'industries complémentaires à Kalundborg, d'où l'importance des recommandations 1 à 3. Pour le dire simplement, ces recommandations sont pertinentes lorsqu'elles font bloc. Elles sont inséparables. Or, la liste numérotée ne nous permet pas de rendre compte des interactions importantes entre les recommandations. Au contraire, la liste numérotée sépare, ou isole, les recommandations les unes des autres.

1.4. Les interactions « d'application » entre les recommandations

Dans l'exemple simplifié de Kalundborg, présenté ci-dessus, différentes recommandations interagissent entre elles. Nous avons voulu mieux documenter les différents types d'interactions que l'on peut observer entre des recommandations d'un avis. Les interactions qui nous intéressent peuvent être divisées en deux grandes catégories :

  1. 1. Les interactions « d'application ». Deux recommandations interagissent entre elles sur le plan de l'application lorsque la mise en application de l'une rend possible (ou impossible) la mise en application de l'autre. Par exemple, s'il est impossible de mettre la recommandation 1 en branle sans aussi adopter la recommandation 2, alors ces recommandations présentent une interaction sur le plan de l'applicationFootnote 13.

  2. 2. Les interactions dans les effets. Deux recommandations interagissent entre elles sur le plan des effets lorsque la mise en application de l'une change les effets de l'autre. Par exemple, si deux recommandations ont un effet combiné plus grand que la somme de leurs effets individuels, alors ces deux recommandations présentent une interaction dans leurs effets.

Prenons d'abord les interactions d'application. Le type d'interaction d'application que nous avons étudié est la complémentarité. Deux recommandations sont dites complémentaires lorsque la mise en application de l'une entraîne au moins partiellement la mise en application de l'autre. L'opposé de la complémentarité est l'incohérence, soit l'interaction qui survient lorsque la mise en application d'une recommandation rend impossible la mise en application d'une autre. Nous n'avons observé aucune instance d'incohérence. Ainsi, nous nous pencherons seulement sur la complémentarité.

Nous avons relevé de la complémentarité dans 21 des 40 documents analysés, soit à une fréquence de 52,5 %. C'est dans les rapports du Bureau du coroner (BC) et dans les avis de la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST) qu'elle a été relevée le plus fréquemment, dans 70 % des publications, et dans les documents de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPDJ) qu'elle a été relevée le moins fréquemment, dans 30 % des publications.

Pour illustrer la complémentarité, prenons un exemple tiré de l'avis de la CEST intitulé La ville intelligente au service du bien commun : lignes directrices pour allier l’éthique au numérique dans les municipalités au Québec :

(R-12) Que les municipalités soient tenues de dresser et de maintenir à jour un inventaire de leurs actifs informationnels.

(R-13) Que les municipalités soient tenues d'adopter et d'appliquer un cadre de gestion de ces données et de leurs usages. Ce cadre devrait contenir :

  • une description des types de données recueillies et conservées, de leur qualité ainsi que de l'ampleur des ensembles de données ;

  • un cadre de gouvernance qui présente la distribution des responsabilités et les structures mises en place pour assurer la gestion responsable des données ;

  • les modalités autorisées de collecte des données ;

  • les usages autorisés de ces données, y compris les usages par des tiers externes, s'il y a lieu ;

  • toute autre information pertinente (Commission de l’éthique en science et en technologie, 2017, p. 49).

Pour évaluer la présence d'un cas de complémentarité, nous devons déterminer si la mise en application de l'une des recommandations entraîne nécessairement la mise en application au moins partielle de l'autre. Ces deux recommandations présentent un certain degré de complémentarité, parce qu'il est impossible de mettre en application la recommandation 13 sans mettre au moins partiellement en application la recommandation 12. En effet, pour pouvoir établir « une description des types de données recueillies et conservées, de leur qualité ainsi que de l'ampleur des ensembles de données » (Commission de l’éthique en science et en technologie, 2017, p. 49), il faut connaître cet ensemble. Ainsi, il est nécessaire de dresser l'inventaire des données de la ville, soit ce qui est conseillé par la recommandation 12.

1.5. Les interactions dans les effets

Tournons-nous maintenant vers les interactions dans les effets. Essentiellement, ce type d'interaction se manifeste lorsque différentes recommandations ont un effet combiné supérieur ou inférieur à la somme de leurs effets individuelsFootnote 14. Nous avons relevé la présence claire de ce type d'interaction dans 17 des 40 documents analysés, soit à une fréquence de 42,5 %.

Pour mieux comprendre ce type d'interaction, prenons un exemple de synergie tiré du rapport du PC intitulé Les conséquences de l'augmentation des peines discontinues dans les établissements de détention du Québec :

R-1 Que le ministère de la Sécurité publique s'assure que les établissements de détention qui hébergent des personnes avec une peine discontinue leur remettent dès leur première admission de la documentation au sujet de :

  • leurs droits et obligations ;

  • la procédure à suivre pour avoir accès à la médication qui leur est prescrite ;

  • la liste des effets personnels autorisés ;

  • les démarches pour obtenir une permission de sortir ;

  • les coordonnées d'une personne-ressource en matière de réinsertion sociale au sein de l’établissement de détention avec qui communiquer durant la semaine (voir R-10) ;

  • la liste des programmes de réinsertion offerts dans la région.

    […]

R-12 Que le ministère de la Sécurité publique et les directions des établissements de détention concernés développent une offre de services, de programmes ou d'ateliers destinés à favoriser la réinsertion sociale et à prévenir la récidive des personnes ayant reçu une peine discontinue […] (Protecteur du citoyen, 2018a, p. 33–34 ; nous soulignons).

Pour déterminer si ces recommandations sont synergiques, nous devons évaluer si la somme des effets individuels respectifs des recommandations 1 et 12 est inférieure à l'effet de leur mise en application conjointe. Penchons-nous sur l'exemple ci-dessus. Si l'effet souhaité est une meilleure réinsertion sociale pour les personnes qui purgent des peines discontinues, alors le fait de fournir une liste de programmes de réinsertion sociale sans que ces programmes existent n'améliore en rien la situation. Inversement, créer des programmes de réinsertion sociale ciblés pour les personnes qui ont reçu une peine discontinue sans prévoir de mécanisme pour les orienter vers ces ressources a également un effet négligeable. Ainsi, c'est en combinant les deux mesures que l'effet est remarquable.

1.6. Résumé des points importants

Faisons le point. Nous avons analysé 570 recommandations provenant de 40 documents issus de quatre organismes du secteur public québécois. Dans ces documents, nous sommes penchés sur la place accordée aux enjeux de réalisme et d'applicabilité, le format de présentation des recommandations et la présence d'interaction entre les recommandations.

En ce qui a trait au réalisme et à l'applicabilité, nous avons observé qu'un peu moins de la moitié des documents de notre corpus mentionnait explicitement ces enjeux. Pour ce qui est de la présentation des recommandations, nous avons observé que tous les documents de notre corpus ont recours à la liste numérotée (75 %) ou à puces (25 %). Cette façon d'organiser les recommandations ne permet pas de rendre compte adéquatement des interactions entre celles-ci. Finalement, dans 17 des 40 documents de notre corpus, nous avons observé des interactions dans les effets. Dans 21 des 40 documents de notre corpus, nous avons observé des interactions d'application.

Les sections qui suivent permettent de mieux comprendre la portée philosophique de ces résultats.

2. L'enjeu des recommandations inséparables

Les observations faites dans la section 1 soulèvent au moins deux problèmes éthiques entourant la manière de formuler des recommandations dans le secteur public. Les sections 2 et 3 abordent ces enjeux.

Le premier enjeu concerne l'inséparabilité entre certaines recommandations. La notion de (non-)séparabilité est issue de la théorie mathématique de l'optimisation. Lorsque des fonctions de plusieurs variables sont mathématiquement séparables, il est généralement plus facile d'identifier les optima de la fonction.

Par exemple, supposons que vous devez optimiser une fonction F1 qui dépend de deux variables (a et b). Supposons de plus que vous pouvez exprimer F1 de la manière suivante :

$$F_1({a, \;b}) = F_2(a) + F_3(b)$$

Comme on peut le voir, F1 peut être exprimée comme l'addition de deux fonctions distinctes dépendant d'une variable chacune. F1(a, b) est simplement la somme de deux fonctions distinctes : F2(a) et F3(b). En termes techniques, F1 est additivement séparable. Cela signifie que le problème d'optimisation de F1 peut être traité comme deux problèmes distincts : comment optimiser la valeur de a dans la fonction F2 et comment optimiser la valeur de b dans la fonction F3. De plus, la manière dont nous allons optimiser la variable a dans F2 n'a aucune importance pour identifier la valeur optimale de b dans F3.

Certaines fonctions de plusieurs variables ne peuvent pas être séparées ainsi. Lorsque les variables de la fonction ne sont pas séparables, il faut prendre en compte les différentes interactions entre nos variables pour optimiser la fonction. Cela a généralement pour effet de compliquer l'identification des optima de la fonction.

Dans différents champs théoriques, la question de savoir si les variables d'un problème sont séparables ou non s'avère importante. En voici quelques exemples. La séparabilité de certaines variables est importante dans la littérature économique sur les optima de second rang (Lipsey et Lancaster, Reference Lipsey and Lancaster1956 ; Wiens, Reference Wiens2020). Selon Lipsey et Lancaster (Reference Lipsey and Lancaster1956), lorsque les conditions caractérisant une allocation de ressources idéale ne peuvent être satisfaites, il peut être néfaste de satisfaire les conditions restantes. À la suite des observations de Lipsey et Lancaster, des économistes et des philosophes ont compris que les problèmes entourant les optima de second rang sont directement liés aux conditions de séparabilité entre les variables des fonctions à optimiser (Blackorby et al., Reference Blackorby, Davidson and Schworm1991 ; Jewitt, Reference Jewitt1981 ; Wiens, Reference Wiens2020)Footnote 15.

La séparabilité est également centrale dans les problèmes de détachement déontique (Räikkä, Reference Räikkä2000, p. 209–210). Supposons que vous avez une obligation comprenant deux éléments : vous devez accepter d’évaluer un article et l’évaluer à temps. Or, il se trouve que vous ne comptez pas l’évaluer (ni à temps, ni en retard — vous n'allez tout simplement pas l’évaluer). Dans ces conditions, est-il judicieux d'accepter l'invitation à évaluer l'articleFootnote 16 ? Vous pourriez vous dire que, même si vous ne comptez pas évaluer l'article, vous pouvez quand même satisfaire en partie le contenu de votre obligation et accepter de l’évaluer. Cependant, ce raisonnement pose problème. Dans l'exemple ci-dessus, les deux parties de votre obligation « font bloc ». Elles ne sont pas séparables. Les interactions entre les différents éléments de votre obligation doivent être prises en compte.

Des problèmes similaires se posent pour la formulation des recommandations dans le secteur public. Comme nous l'avons vu, les conseillers produisent des listes de recommandations distinctes les unes des autres. Généralement, les recommandations sont numérotées et présentées dans des encadrés distincts. Les interactions entre ces recommandations sont rarement soulignées. Or, ces interactions sont importantes et peuvent affecter la qualité des décisions prises par le décideur, surtout sachant que ce dernier a tendance à ignorer certaines recommandations.

Reprenons l'exemple discuté dans la section 1.3. Supposons qu'un conseiller veuille réduire les émissions de gaz à effet de serre d'une ville industrielle semblable à Kalundborg, comprenant plusieurs installations industrielles (centrale au charbon, raffinerie, cimenterie, etc.). Le conseiller s'inspire des principes d’écologie industrielle et cible les actions suivantes :

  1. 1. La ville devrait compter une centrale au charbon ;

  2. 2. La ville devrait compter une raffinerie ;

  3. 3. La ville devrait compter une cimenterie ;

  4. 4. Les entreprises de la ville devraient collaborer entre elles, de sorte que les extrants des unes deviennent les intrants des autres.

Par rapport à l'objectif de réduire les gaz à effet de serre, ces recommandations sont synergiques. Leur effet combiné est beaucoup plus grand que leurs effets individuels.

Maintenant, imaginons que le décideur ignore la quatrième recommandation. Or, le décideur tient à suivre au moins en partie les conseils qu'il reçoit. Il décide donc de maintenir la centrale au charbon, la raffinerie et la cimenterie de la ville. Il n'a simplement pas l'intention de forcer ces entreprises à collaborer entre elles pour que les déchets des unes soient revalorisés par les autres.

Bien qu'il accepte 3 recommandations sur 4, le décideur prend probablement la pire décision possible. C'est que les quatre recommandations ci-dessus ont un sens lorsqu'elles sont prises ensemble, et non séparément les unes des autres. Ignorer ces interactions entre les recommandations est une erreur décisionnelle.

En somme, on observe souvent des interactions importantes entre les recommandations du secteur public. Afin de favoriser de bonnes décisions chez le décideur, il faudrait signaler clairement ces interactions entre les différentes recommandations, ou encore il faudrait que la structure même des recommandations révèle les interactions significatives entre différentes mesures. En ce moment, ces interactions sont rarement soulignées dans les avis du secteur public. De plus, le format standard de présentation des recommandations donne l'impression que celles-ci sont séparables. La liste numérotée de recommandations les sépare les unes des autres.

On pourrait se dire que ce n'est pas un problème réel, puisque le décideur n'aborde jamais les recommandations indépendamment les unes des autres. Aucun décideur ne se dit : « Mon but est de satisfaire le plus de recommandations possible provenant des conseillers, quelles que soient les interactions entre les recommandations qui me sont faites ». Il est sans doute vrai qu'aucun décideur ne raisonne explicitement ainsi. Pourtant, des raisonnements similaires sont observés dans les évaluations de suivi des recommandations de certaines institutions.

En voici un exemple. Des institutions mesurent les progrès réalisés par les gouvernements et les ministères pour l'atteinte de certaines cibles. Comment sont mesurés ces progrès, exactement ? Dans le rapport de suivi 2020–2021 de l'application des recommandations du Vérificateur général du Québec et du Commissaire au développement durable (2021), les progrès sont exprimés sous la forme d'un pourcentage de mise en application. En d'autres termes, on invite le décideur à mettre en application un pourcentage élevé de recommandations. Dans le rapport mentionné ci-dessus, la cible à atteindre était de 75 %. Donc, si 100 recommandations sont faites, l'objectif à viser est que 75 d'entre elles soient mises en œuvre.

Cette manière de comprendre les cibles à atteindre est assez courante. Des rapports du Vérificateur général de la ville de Montréal (2018), du ministère des Affaires municipales et de l'Occupation du territoire (2015) et du Bureau de l'ombudsman des contribuables du Canada (2017) mentionnent le même type de cibles. Dans tous ces documents, on part du principe qu'il faut satisfaire le plus de recommandations possibles. La cible est insensible aux interactions entre les différentes recommandations proposées. Or, si l'on observe des interactions importantes entre nos recommandations, il faut les prendre en compte. Prendre une bonne décision ne consiste pas à cocher le plus de recommandations sur une liste. Les cibles exprimées en termes de pourcentage de mise en application ne permettent pas de rendre compte des interactions entre les recommandations et entre leurs effets individuels.

Nous pensons que ce problème tient en partie à la manière dont les recommandations sont présentées au décideur. Nous aborderons ce point dans la conclusion.

3. L'enjeu de la stabilité des recommandations

Le second enjeu est en partie lié au premier. Il concerne la manière de faire des recommandations « stables ».

On peut dire qu'un ensemble de recommandations est stable dans C lorsque des changements dans un ensemble de conditions C n'affectent pas les recommandations des institutions. Inversement, un ensemble de recommandations est instable dans C lorsque des changements dans cet ensemble de conditions affectent les recommandations.

À la lumière des observations faites dans la section 1, les conseillers du secteur public font face à un problème d'instabilité pour formuler leurs recommandations. Voici pourquoi. Nous avons vu que les conseillers du secteur public se soucient fréquemment de l'applicabilité ou du réalisme de leurs recommandations. En d'autres termes, les conseillers tiennent généralement à ce que le décideur applique leurs recommandations. Cependant, les conseillers savent que le décideur se limite souvent à une conformité partielle aux recommandations.

Supposons qu'un conseiller du secteur public développe un ensemble de recommandations à l'attention du décideur. Il apprend ensuite qu'il y a de fortes chances que cet ensemble de recommandations fasse au mieux l'objet d'une conformité partielle. Comment un conseiller raisonnable pourrait-il réagir à cette information ? Si les recommandations initialement proposées présentent des interactions significatives, le conseiller pourrait être tenté de les réviser. Dans ce cas, son plan n'est pas stable sous la condition « le décideur a de fortes chances d'ignorer certaines recommandations ».

Voici un exemple illustrant cette possibilité. Reprenons l'exemple de la ville de Kalundborg, introduit dans la section 1.3. Supposons qu'un conseiller veut proposer un plan pour la protection de l'environnement et propose initialement les quatre recommandations suivantes :

  1. 1. La ville devrait compter une centrale au charbon ;

  2. 2. La ville devrait compter une raffinerie ;

  3. 3. La ville devrait compter une cimenterie ;

  4. 4. Les entreprises de la ville devraient collaborer entre elles, de sorte que les extrants des unes deviennent les intrants des autres.

Le conseiller sait que le décideur a de fortes chances d'ignorer au moins l'une des quatre recommandations. Or, il est clair pour le conseiller qu'une situation de conformité partielle pourrait mener à des actions hautement dommageables pour l'environnement. Comme il tient à la protection de l'environnement, le conseiller pourrait donc être porté à réviser ses recommandations.

Le problème est que le plan révisé pourrait aussi être ignoré en partie. Et donc, si les recommandations révisées comprennent aussi des interactions significatives, le problème d'instabilité n'est pas réglé. En d'autres termes, tant que le conseiller croit que ses recommandations ont de bonnes chances d’être ignorées, et que les recommandations présentent des interactions significatives, il se trouve dans une situation d’instabilité. Tant qu'il croit raisonnablement que les recommandations pourraient être ignorées, le conseiller pourrait être porté à réviser ses recommandations.

Voici une objection à l'endroit de ce raisonnement. Le simple fait qu'un décideur ignore une recommandation ne signifie pas qu'elle doive être ignorée. Les recommandations peuvent avoir leur raison d’être même si le décideur les ignore. Par exemple, même si le gouvernement n'a pas l'intention de reconnaître le racisme systémique, le Bureau du coroner peut juger qu'il s'agirait de la meilleure décision à prendre pour éviter des décès et faire cette recommandation (Kamel, Reference Kamel2021, p. 20). Le traitement discriminatoire de certaines personnes peut, dans des situations extrêmes, mener à des décès (Kamel, Reference Kamel2021, p. 20). Conformément à ce qui précède, un conseiller pourrait se dire qu'il faut parfois faire des recommandations, même en sachant qu'elles seront ignorées. Le travail du conseiller n'est pas d'identifier les recommandations que le décideur est susceptible d'accepter. Son travail est d'identifier des recommandations qui atteignent certains objectifs valables.

Cette objection est pertinente. Elle nous renvoie à l'une des fonctions importantes des recommandations du secteur public. Les conseillers du secteur public sont mandatés pour élaborer des plans, des politiques et des stratégies qui atteignent certains objectifs. Le Bureau du coroner, par exemple, veut prévenir les décès, et si une recommandation contribue à réduire le risque de décès, elle est pertinente. C'est son mandat de faire de telles recommandations, que le décideur en tienne compte ou non. En ce sens, le fait que le décideur compte ignorer certaines recommandations apparaît secondaire pour leur formulation.

Cependant, les institutions du secteur public ont aussi d'autres objectifs légitimes. Les institutions tiennent à faire du travail utile. Plus précisément, les institutions tiennent à proposer des politiques et des mesures qui mèneront, ultimement, à de meilleures décisions. Or, dans certaines circonstances, la conformité partielle aux recommandations est néfaste ou contreproductive. Et donc, puisque les institutions tiennent à proposer des politiques qui mènent à des résultats positifs, elles ne peuvent ignorer complètement l'enjeu de la conformité partielle.

Le fait de savoir que des recommandations seront en partie ignorées pose un véritable casse-tête aux conseillers du secteur public. D'un côté, les institutions doivent tenter d'identifier des recommandations qui sont cohérentes avec leurs objectifs. Mais de l'autre, elles doivent tenter d'identifier des recommandations qui ne sont pas contreproductives. Ces deux désidérata de la recommandation ne sont pas toujours pleinement compatibles entre eux.

Il existe différentes manières de résoudre ce problème d'instabilité. En voici deux. Premièrement, le conseiller pourrait se limiter à formuler des recommandations qui n'interagissent pas entre elles. De cette façon, chaque recommandation est pertinente et bénéfique séparément des autres. Deuxièmement, le conseiller pourrait modifier ses recommandations de sorte à réduire la probabilité que le décideur les ignore. Par exemple, le conseiller pourrait s'en tenir à des recommandations minimales et faciles à mettre en œuvre, de sorte que le décideur aura peu de raisons d'en ignorer certaines.

Cependant, ces deux solutions ne seront pas toujours disponibles. La première dépend largement du problème étudié. Si les conseillers doivent se pencher sur des problèmes complexes, où différentes variables sont interdépendantes, il peut être très difficile d'identifier des recommandations qui sont totalement séparables. Reprenons l'exemple de Kalundborg. Dans des problèmes complexes d'optimisation d'une chaîne industrielle, ce sont les relations entre différents secteurs industriels qui permettent aux collectivités d'améliorer leur bilan environnemental. Chaque décision d'ajouter ou de retirer un secteur industriel au système peut seulement être appréciée d'un point de vue global. En d'autres termes, toutes les décisions sont interdépendantes les unes des autres.

Quant à la seconde solution, elle entre en conflit avec un desideratum important de la recommandation. Comme nous l'avons dit plus haut, une des fonctions importantes des recommandations du secteur public est l'identification de plans, des politiques ou des stratégies qui atteignent certains objectifs valables. Supposons que les conseillers s'en tiennent à des recommandations « minimales » que le décideur risque fort d'accepter. Or, rien ne garantit que de telles recommandations vont réellement atteindre les objectifs valables poursuivis par les institutions. En d'autres termes, le fait de s'en tenir à des recommandations minimales règle le problème de l'instabilité, mais entre en conflit avec la mission des institutions.

Comment sortir de cette impasse ? Encore une fois, nous pensons que le problème pourrait tenir à la manière dont on présente les recommandations. Plus précisément, des alternatives à la liste numérotée de recommandations pourraient résoudre le problème. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion.

4. Conclusion : vers des recommandations quant aux recommandations

Dans cet article, nous avons identifié deux problèmes philosophiques entourant la formulation des recommandations dans le secteur public. Pour ce faire, nous avons d'abord établi un cadre conceptuel permettant d'analyser les interactions entre les recommandations d'un rapport. Nous avons dégagé différents types d'interactions possibles entre des recommandations (comme les interactions d'application et les interactions dans les effets). Ce cadre permet notamment (i) de mieux comprendre dans quels sens on peut dire que des recommandations interagissent entre elles et (ii) de mieux identifier les interactions particulièrement problématiques.

À partir de ce cadre, nous avons étudié 40 documents du secteur public québécois comprenant, au total, 570 recommandations. Cela nous a permis de bien cerner deux problèmes entourant la formulation des recommandations. Le premier concerne l'inséparabilité entre les différentes recommandations des institutions. Celles-ci présentent parfois des interactions importantes. Par exemple, elles peuvent être pleinement pertinentes et efficaces lorsqu'elles sont appliquées ensemble. Or, le format des recommandations et les méthodes employées pour mesurer la « progression » des décideurs et des institutions publiques sont insensibles à ces interactions. Le second enjeu concerne la stabilité des recommandations. Très souvent, les institutions savent que leurs recommandations feront, au mieux, l'objet d'une conformité partielle. Cela peut engendrer une situation où les conseillers n'ont pas de base stable pour formuler leurs recommandations.

Nous n'avons pas proposé de solution à ces problèmes. Or, nous pouvons déjà identifier certaines pistes de réflexion pour les résoudre. D'une part, nous devrions envisager d'autres façons de structurer les recommandations. Le format standard de liste numérotée de recommandations présente certains problèmes. Notamment, il ne permet pas de rendre compte des interactions entre différentes recommandations. D'autre part, nous devrions revoir les mesures des progrès accomplis. Plusieurs institutions mesurent les progrès accomplis comme suit : plus le pourcentage de recommandations mises en application est élevé, plus nous progressons. Or, comme nous l'avons démontré plus haut, cette méthode ne permet pas de rendre compte des interactions entre les recommandations et entre leurs effets individuels.

Ces réflexions doivent être menées en partenariat avec la fonction publique. Nous voulons repenser la manière de structurer les recommandations et de mesurer les progrès accomplis. Les alternatives identifiées doivent être pertinentes et utiles pour la fonction publique, c'est-à-dire qu'elles doivent être applicables. Cela signifie que nous devons bien comprendre les pressions et les obligations auxquelles font face les institutions. C'est seulement ainsi que nous pourrons faire des recommandations appropriées aux recommandeurs.

Remerciements

Cette recherche a reçu l'appui du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (subvention #312001) et du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (subvention #430-2022-00065). Nous tenons à remercier Jérôme Gosselin-Tapp, Alexandra Larocque, Juliette Roussin et les deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires utiles sur ce projet. Nous tenons également à remercier les participants des congrès de la Société canadienne pour l’étude de l’éthique appliquée (SCÉÉA/CSSPE) et de la Société de philosophie du Québec (SPQ), où cet article a été présenté.

Conflits d'intérêts

Les auteurs n'en déclarent aucun.

Document complémentaire

Pour consulter le document complémentaire associé à cet article, veuillez cliquer sur le lien suivant : https://doi.org/10.1017/S0012217323000227

Footnotes

Cet article fait partie du « Projet Babel Fish », dans le cadre duquel un article est publié simultanément dans la langue maternelle des auteurs et en traduction. La traduction anglaise de cet article est disponible ici : doi 10.1017/S0012217323000422.

1 Pensons notamment aux problèmes décrits par Jocelyn Maclure (Reference Maclure2021).

2 Voir Knoepfel et al. (Reference Knoepfel, Larrue, Varone and Savard2015, chapitre 6).

3 Voir Rittel et Webber (Reference Rittel, Webber, Cross, Elliott and Roy1974), Head (Reference Head2008), Head et Alford (Reference Head and Alford2015) et Dunn (Reference Dunn2015, chapitre 4).

4 Voir Dunn (Reference Dunn2015, chapitre 9) et Bromell (Reference Bromell2017, chapitre 5).

6 Voir Dunn (Reference Dunn2015, chapitre 8) et Godden et Wells (Reference Godden and Wells2022).

7 Voir Paquin et al. (Reference Paquin, Bernier and Lachapelle2011) et Bromell (Reference Bromell2017, chapitre 3).

8 Voir Tholen (Reference Tholen2017, chapitre 1) et Lees-Marshment et al. (Reference Lees-Marshment, Huff and Bendle2020).

9 Voir Tholen (Reference Tholen2017, chapitre 4) et Frank (Reference Frank2019).

10 Voir Jacquet et van der Does (Reference Jacquet and van der Does2021).

11 La liste des 40 documents et avis est disponible dans un document complémentaire.

12 Voir Protecteur du citoyen (2018a).

13 Notons également qu'une interaction d'application peut être unidirectionnelle, c'est-à-dire qu'une recommandation X peut rendre la recommandation Y possible sans que l'inverse ne soit vrai. Merci à un évaluateur anonyme pour cette précision.

14 Les trois types d'interaction rangés dans cette catégorie sont la synergie, la substitution et l'atténuation. Pour une étude plus détaillée de ces interactions, voir Daoust et Babin (Reference Daoust and Babin2022)

15 Nous analysons la relation entre les recommandations du secteur public et la Théorie des optima de second rang dans une autre étude. Voir Daoust et Babin (Reference Daoust and Babin2022).

16 Voir Estlund (Reference Estlund2021).

References

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