Les violences basées sur l’honneur (VBH)
Plus d’une décennie s’est écoulée depuis l’affaire Shafia survenue en 2009 et largement médiatisée, au cours de laquelle trois sœurs et une femme adulte (la première femme du père polygame) ont été tuées par des membres de la famille et qui a suscité une conscientisation à l’égard du phénomène des violences basées sur l’honneur (VBH). En 2012, le père, Mohamad Shafia, sa femme et leur fils avaient été condamnés à la prison à vie pour le meurtre prémédité lié au « crime d’honneur » basé sur le fait que les victimes auraient, par leurs comportements, « déshonoré » la famille de sorte qu’il fallait rétablir l’honneur perdu. Au Québec, la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), qui avait préalablement reçu trois signalements de la part de l’école concernant cette famille, a établi un lien entre le contrôle excessif et les violences basées sur l’honneur :
Les enjeux d’honneur, ce n’est pas en lien avec une communauté, avec une religion. C’est vraiment en lien avec les valeurs patriarcales, avec un contrôle excessif des hommes sur la vie, sur le corps et sur la sexualité des femmes. Et c’est de ce contrôle excessif là qu’on doit protéger l’enfant. (Suzanne Dessureault, directrice adjointe de la protection de la jeunesse du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’île-de-MontréalFootnote 1)
Aujourd’hui, on comprend mieux cette réalité particulière de violence intrafamiliale, ses caractéristiques et les formes de violences qui lui sont spécifiques. Ainsi, si les hommes, notamment les homosexuels, peuvent aussi en être victimes (Harper et al. Reference Harper, Vallée and Tomasso2014), il est reconnu que les VBH sont une forme de violence de genre généralement exercée par les hommes sur les femmes pour la simple raison qu’elles sont des femmes (Conseil du statut de la femme (CSF) 2013; Bouclier d’Athéna Services familiaux 2015 ; Jimenez et al. Reference Jimenez, Cousineau, Tanguay and Arcand2017; Jimenez, Tanguay et al. Reference Jimenez, Tanguay, Arcand and Cousineau2019; Ministère canadien des Femmes et de l’Égalité des genres 2018).
Au Québec, devant l’ensemble des défis rencontrés et dans le souci de protéger les personnes susceptibles de vivre une situation de VBH, le Comité multi-organisme sur les VBHFootnote 2 a été créé dans le but de mener un travail de réflexion quant à l’élaboration et à la mise en place d’une stratégie multisectorielle en matière de prévention, de dépistage et d’intervention afin de répondre plus adéquatement à cette problématique. Misant sur l’échange de savoirs et de pratiques, le comité de travail a adopté la définition des VBH suivante :
Toute forme de violence psychologique, physique, verbale, sexuelle, économique et spirituelle motivée par le désir de protéger ou de restaurer l’honneur ou la réputation d’un individu, d’une famille ou d’une communauté. Cette violence est utilisée pour contrôler le comportement social ou sexuel d’une personne afin que celle-ci se conforme aux normes, aux valeurs et aux pratiques liées aux traditions ou coutumes d’un groupe donné. Elle peut aussi être utilisée en guise de sanction ou de correction du fait d’un comportement jugé ou perçu inapproprié. Ce type de violence peut être exercé par un ou plusieurs membres d’une même famille y compris la famille étendue ou les membres d’une communauté. (Bouclier d’Athéna Services familiaux 2015, p. 8)
Pour sa part, le Guide d’évaluation et d’intervention en situation de VBH du Centre jeunesse de Montréal-Institut Universitaire (2015)Footnote 3 définit les VBH comme :
Une forme de violence dont la finalité est de préserver ou de rétablir l’honneur de l’auteur des violences, de la famille ou de la communauté. Elles ciblent les membres de la famille dont les comportements, réels ou perçus, sont considérés comme honteux ou contraires aux normes culturelles. (p. 2)
À partir de ces définitions et des travaux de différents chercheurs, il est possible de dégager des critères spécifiques distinguant les VBH des autres violences intrafamiliales (CSF 2013; Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) 2014; Harper et al. Reference Harper, Vallée and Tomasso2014; Jimenez et Cousineau Reference Jimenez and Cousineau2016a; Reference Jimenez and Cousineau2016b; Jimenez et al. Reference Jimenez, Cousineau, Tanguay and Arcand2017): 1) la violence est planifiée; 2) le mobile est que l’on considère que la femme a déshonoré ou peut déshonorer la famille et il faut protéger et/ou rétablir l’honneur perdu; 3) la violence est utilisée pour contrôler le comportement social ou sexuel d’une personne afin que celle-ci se conforme aux normes, aux valeurs et aux pratiques liées aux traditions ou coutumes d’un groupe; 4) la violence est également utilisée en guise de sanction ou de correction du fait d’un comportement jugé ou perçu inapproprié; 5) l’exécution du crime implique plusieurs membres de la famille, y compris les parents, les sœurs, les frères, les cousins, les oncles, les grands-parents, etc.; 6) la famille élargie, dont celle qui demeure encore dans le pays d’origine, ainsi que la communauté font pression sur la famille directe pour que l’honneur soit sauvegardé; 7) les agresseurs ne montrent pas de remords, ils se considèrent victimes du comportement de la femme et leur acte sert à protéger l’honneur de la famille.
Le concept de VBH implique différentes formes de violences et il se traduit par une variété de manifestations comprenant tout aussi bien l’enlèvement et le renvoi dans le pays d’origine, les mutilations génitales féminines (MGF), l’imposition du test de virginité et l’hyménoplastie, le mariage polygame, le mariage forcé et précoce que différentes formes de blessures psychologiques et physiques pouvant donner lieu à une issue fatale liée au suicide ou au meurtre (CSF 2013; TCRI 2014; Harper et al. Reference Harper, Vallée and Tomasso2014; Jimenez et Cousineau Reference Jimenez and Cousineau2016a; Reference Jimenez and Cousineau2016b; Jimenez, Tanguay et al. Reference Jimenez, Tanguay, Arcand and Cousineau2019; Jimenez, Arcand et al. Reference Jimenez, Arcand, Cousineau, Dessureault and El-Hage2019). Parmi les différentes manifestations de VBH, le contrôle excessif des femmes et des jeunes filles est grandement souligné.
À ce titre, à la suite de cette recension doctrinale très sommaire du concept de VBH, la section suivante, qui s’avère le cœur de cet article, présente les résultats des analyses législative et jurisprudentielle concernant le contrôle excessif dans le contexte des VBH. Commençons par un examen des textes juridiques, d’abord au niveau fédéral (Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares) et ensuite, dans la législation québécoise (Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes), avec une analyse de l’ajout du contrôle excessif comme un mauvais traitement psychologique en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse. Nous conclurons par une revue jurisprudentielle du contrôle excessif par la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec aux termes de la LPJ.
Revue juridique des VBH et du contrôle excessif
À la suite de l’affaire Shafia, la Loi fédérale sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares et la Loi provinciale apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes sont entrées en vigueur, forçant dans leur sillage l’amendement d’autres lois en vigueur. Dans le présent article, nous commençons par procéder, de façon sommaire, à un examen juridique des amendements législatifs entourant les VBH en général, pour ensuite développer plus en détail le concept du contrôle excessif. Débutons par la législation fédérale avant de s’attaquer au niveau provincial.
Au niveau fédéral : la Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares afin de combattre des manifestations des VBH
Au Canada, la Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares recevait la sanction royale en juin 2015. Au sens de la loi, l’expression « pratiques culturelles barbares » se rapporte à des pratiques jugées « contraires aux valeurs canadiennes », ce qui comprend toutes les formes de violence familiale fondée sur le sexe, notamment les mariages précoces, forcés, polygames, ainsi que toute forme de violence liée à « l’honneur ». Cette loi entraîne la modification de cinq autres lois fédérales existantes. Elle renforce la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) dans laquelle la polygamie devient un nouveau motif d’interdiction d’entrée ou de séjour au Canada pour un résident permanent ou un étranger. De plus, dans le but de prévenir le mariage forcé et le mariage précoce, la Loi sur le mariage civil exige dorénavant de manière explicite le « consentement libre et éclairé » des futurs conjoints, c’est-à-dire un consentement exempt de pression ou de coercition de la part d’autres personnes, comme des membres de la famille. Elle fixe également le nouvel âge minimal de consentement au mariage à seize ans, en plus d’interdire la polygamie. Toutes ces modifications étaient toutefois déjà en vigueur au Québec en vertu de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil. La nouvelle Loi étend ainsi l’harmonisation des multiples restrictions juridiques associées aux mariages à l’ensemble du Canada.
La Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares renforce également le Code criminel. Le fait de célébrer, d’aider ou de participer à un mariage forcé ou un mariage de personnes de moins de seize ans, ainsi que d’envoyer à l’étranger un enfant de moins de seize ans en vue de la tenue d’un mariage est dorénavant considéré comme une infraction sous peine d’un emprisonnement maximal de cinq ans (Articles 293.1 et 293.2 du Code criminel). Une personne qui force une autre à se marier peut être accusée d’enlèvement, de séquestration, de profération de menaces, de voies de fait, d’extorsion et même d’agression sexuelle. D’autre part, afin de prévenir les mariages forcés ou les mariages de personnes de moins de seize ans au Canada ou à l’étranger, un engagement de ne pas troubler l’ordre public et de faire preuve d’une bonne conduite (Nouvel article 810.02 du Code criminel) a également été ajouté. Cette imposition peut être accompagnée de plusieurs conditions pour l’accusé, telles la saisie de son passeport, la limitation de sa liberté de mouvement ou encore l’interdiction d’entreprendre toute démarche en vue de faire voyager la présumée victime. Ce dernier volet a été l’un des mieux reçus afin d’empêcher les mariages forcés à l’étranger (Jimenez et al. Reference Jimenez, Cousineau, Tanguay and Arcand2017), tel que recommandé par le Conseil du statut de la femme (2013). Finalement, l’utilisation de la « défense de provocation au pénal » (art 232) est dorénavant expressément exclue dans les cas de meurtres liés à l’honneurFootnote 4.
Ces changements apportés aux codes légaux en vigueur au Canada au regard de nouvelles préoccupations sociales visent à contrer la polygamie, les mariages forcés et les mariages précoces, toutes pratiques considérées comme « barbares » parce qu’elles sont contraires aux traditions canadiennes. Les changements évoqués visent incontestablement la population immigrante voulant entrer au pays ou qui y séjourne déjà.
Plusieurs des amendements apportés aux lois fédérales ont été favorablement accueillis dans l’espoir, notamment, qu’ils arrivent réellement à protéger les femmes et les filles de la violence. Néanmoins, la Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares provoque plusieurs réactions, notamment à l’égard du choix terminologique « pratiques culturelles barbares » qui renforce les préjugés culturels, en plus de s’avérer raciste et discriminatoire envers certaines communautés ethnoculturelles. De plus, contrairement à l’objectif de la loi, il peut en résulter des effets néfastes pour la protection des victimes, car les victimes des mariages forcés ou précoces pourraient être moins portées à dénoncer du fait que l’on considère qu’elles proviennent d’une communauté culturelle considérée « barbare ».
Finalement, bien que la Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares ait été adoptée, notamment en réponse à l’affaire Shafia et pour combattre toute forme de violence contre les femmes ou les filles, le législateur a choisi de ne pas se référer explicitement à l’appellation « violence basée sur l’honneur ». De ce fait, les VBH, au même titre que les violences conjugales, ne sont toujours ni une infraction ni une circonstance aggravante en vertu du Code criminel. Toutefois, la loi interdit expressément plusieurs comportements liés aux VBH (polygamie, mariage forcé, etc.).
En dernier lieu, à l’échelle fédérale, une terminologie différente a été privilégiée pour faire référence au concept du contrôle excessif : « conduites contrôlantes ou coercitives ». Ainsi, nous soulignons le projet de loi privé C-247 déposé par le député Randall Garrison, le porte‑parole en matière de justice du Nouveau Parti démocratique (NPD), en première lecture à la Chambre des communes en octobre 2020, dans le but de modifier le Code criminel pour encadrer encore plus clairement les « conduites contrôlantes ou coercitives » qui mènent à la violence intrafamiliale, autant dans un cadre conjugal que parentalFootnote 5. Plus précisément, l’ajout de la notion de contrôle coercitif relève du besoin de mieux identifier les situations de violence conjugale et familiale et intervenir dans celles-ci, et de comprendre ces situations en tant que crime de « privation de liberté » au-delà des manifestations de violence physique (Stark Reference Stark2009; Gill et Aspinal Reference Gill and Aspinall2020; Côté et Lapierre Reference Côté and Lapierre2021). Cette infraction serait passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans.
De l’avis de la clinique juridique québécoise JuripopFootnote 6, cette nouvelle infraction criminelle de « conduite contrôlante ou coercitive » s’avérerait un ajout législatif positif qui comprendrait, entre autres, les comportements suivants : isoler une personne de ses amis et de sa famille; surveiller la façon dont elle passe son temps; surveiller une personne par l’entremise d’outils de communication en ligne ou d’un logiciel espion; prendre le contrôle de certains aspects de la vie de la personne, notamment où elle peut aller, qui elle peut voir, ce qu’elle peut porter et quand elle peut dormir; empêcher la personne d’accéder à des services de soutien, comme le soutien d’un spécialiste ou des services médicaux; rabaisser constamment la personne, notamment en lui disant qu’elle ne vaut rien; appliquer des règles et mener des activités qui humilient, dénigrent ou déshumanisent la personne; proférer des menaces de blessures ou de mort, etc. Ces actes de violence non physique ayant un effet préjudiciable important sur les activités quotidiennes sont tout aussi dommageables pour la victime, car ils réduisent le sentiment de liberté et font qu’une personne est prise au piège dans sa relation intime ou familiale.
Toujours en lien avec le projet de loi C-247, en avril 2021, le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes s’est déclaré en faveur du projet. Et il a présenté un rapport unanime, intitulé La pandémie de l’ombre : mettre fin aux comportements coercitifs et contrôlants dans les relations intimes Footnote 7, réclamant des mesures supplémentaires pour prévenir la violence familiale ainsi que les comportements coercitifs et contrôlants, et pour mieux aider et protéger les victimes. Dans ce rapport, il est noté que, bien qu’il n’existe pas de définition universellement reconnue de ce qu’est un comportement coercitif et contrôlant, le concept est reconnu depuis longtemps par les intervenants comme un élément central de la violence conjugale. Ainsi, les différents témoignages recueillis dans le cadre du rapport s’accordent pour dire que le contrôle et la coercition consistent en des comportements répétés et continus, comprenant généralement un ensemble de manœuvres d’intimidation, d’avilissement et d’asservissement dont l’abuseur se sert pour instiller un climat de crainte et de menace dans la vie quotidienne de sa victime. Les membres du Comité donnent un an au ministre fédéral de la Justice pour qu’il s’entende avec ses homologues des provinces et des territoires, sur un amendement au Code criminel s’inspirant du projet de loi C-247 ou d’un projet de loi semblable. Ils recommandent aussi au gouvernement canadien de reconnaître que le contrôle coercitif entraîne chez celles et ceux qui le subissent de graves préjudices et que rien, dans le droit pénal actuel, ne permet d’en tenir compte. Le député Garrison affirme avoir reçu du ministre canadien de la Justice l’assurance que ce dernier ira de l’avant avec ces recommandationsFootnote 8.
L’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels, Heidi Illingworth, a également donné son accord total à l’adoption d’une loi criminalisant les comportements coercitifs et contrôlants. Elle déclare que cette criminalisation constitue un précédent qui traduit la gravité des abus psychologiques et financiers et de la coercition ainsi que leurs effets préjudiciables de grande ampleur sur les victimes (Bureau de l’ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels 2021).
Au niveau provincial : la Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes y compris les victimes des VBH
L’Assemblée nationale du Québec adopte en 2016 la Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes. Elle prévoit diverses mesures pour renforcer la protection des personnes considérées parmi les plus vulnérables de notre société, dont les personnes à risque ou victimes de VBH. À l’instar des mesures fédérales, cette loi a modifié plusieurs autres lois en vue de prévenir la polygamie ainsi que les mariages forcés et précoces au Québec.
À cet égard, la loi modifie certaines règles relatives à la célébration d’un mariage et d’une union civile prévus au Code civil du Québec (CCQ). Ainsi, dans le but de favoriser la transparence et l’opposition aux mariages ne respectant pas les conditions requises, le mode de publication des bans a été remplacé par une publication sur le site Internet du Directeur de l’état civil (art 368). De plus, la loi autorise expressément quiconque voulant s’opposer à un mariage forcé (art 372).
Au Québec, l’âge minimal requis pour se marier est fixé à seize ans. Avant l’adoption de la nouvelle loi, lorsque l’un des futurs époux était mineur, l’obtention du consentement des parents ou du tuteur était obligatoire et suffisante pour autoriser le mariage. Or, dans un contexte relatif aux VBH, les mariages forcés étaient fréquemment organisés par la famille immédiate de la victime et le consentement parental devenait ainsi un élément inquiétant. Afin de corriger cette lacune, la nouvelle loi va plus loin dans ses mesures de protection contre les mariages forcés et précoces et exige désormais l’autorisation d’un tribunal pour célébrer un mariage impliquant des mineurs. Le célébrant doit s’assurer de cette formalité et aussi, pour éviter la polygamie, que les futurs époux soient bien libres de tout lien de mariage ou d’union civile antérieure (art 373). Le mariage dont la célébration n’est pas conforme à ces conditions peut être frappé de nullité à la demande de toute personne intéressée (art 380).
L’un des amendements les plus importants de cette loi est l’introduction d’une « ordonnance de protection ». Ainsi, le Code de procédure civile du Québec prévoit maintenant l’attribution aux tribunaux judiciaires du pouvoir d’ordonner des mesures propres à favoriser la protection des personnes dont la vie, la santé ou la sécurité est menacée par une autre personne, y compris dans les cas de VBH.
Finalement, la loi modifie aussi la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) et précise que le Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ), responsable de la bonne application de la LPJ, ne pourra prendre en compte « aucune considération, qu’elle soit d’ordre idéologique ou autre, incluant celle qui serait basée sur une conception de l’honneur » pour justifier que la sécurité ou le développement d’un enfant soit compromis (art 38.3). La LPJ est également amendée de manière à inclure explicitement le « contrôle excessif » comme forme de mauvais traitement psychologique compromettant la sécurité ou le développement de l’enfant (art 38c).
Le contrôle excessif : un mauvais traitement psychologique en vertu de la LPJ
La Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) a pour objectif la protection de l’enfant (0 à 17 ans) dont la sécurité ou le développement est ou peut être considéré comme compromis (art 2). Pour l’application de cette loi, en vertu de son article 38, la sécurité ou le développement d’un enfant est considéré comme compromis lorsqu’il se retrouve dans une situation d’abandon, de négligence, de mauvais traitements psychologiques, d’abus sexuels ou de violence corporelle, ou lorsqu’il présente des troubles de comportement sérieux. Plus précisément, on parle de mauvais traitements psychologiques « lorsque l’enfant subit, de façon grave ou continue, des comportements de nature à lui causer un préjudice de la part de ses parents ou d’une autre personne et que ses parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour mettre fin à la situationFootnote 9 » (art 38c).
Le nouvel article 33 de la Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes prévoit l’ajout, dans la LPJ, du concept de « contrôle excessif » à la liste des mauvais traitements psychologiques afin de tenir compte, entre autres, du contexte lié aux VBH. Ainsi, bien que la loi ne le définisse pas, les intervenants devant évaluer l’excessivité d’un contrôle vérifient, comme dans tout cas de mauvais traitements psychologiques, si la nature du comportement cause un préjudice à l’enfant. À ce titre, la question à se poser demeure : l’enfant subit-il, de façon grave ou continue, un contrôle de nature à lui causer un préjudice au sens de l’article 38 c) de la LPJ ?
Le contrôle excessif fait donc désormais partie des motifs de compromission énoncés formellement dans la LPJ. Le contrôle excessif incarne toutefois un élément dont plusieurs organismes tenaient déjà compte bien avant son inclusion juridique la DPJ. Entre 2015 et 2016, au Québec, les mauvais traitements psychologiques concernaient 5 492 cas (15,7 %) et correspondaient par conséquent au troisième motif de signalements retenus par la DPJ, derrière les problématiques de négligence et de violence corporelle. Pour sa part, le contrôle excessif correspondait à 2,1 % des signalements retenus en raison de mauvais traitements psychologiques (Gouvernement du Québec, Reference du Québec2017). De plus, les situations de VBH traitées par la DPJ se traduisent, dans bien des cas, par un contrôle excessif motivé, chez ceux qui l’exercent, par le sentiment de devoir protéger et encadrer la vie sociale et notamment la sexualité des jeunes filles dont ils sont responsables (Jimenez et al. Reference Jimenez, Cousineau, Tanguay and Arcand2017).
Audiences et mémoires à l’Assemblée nationale lors du Projet de loi no 59 eu égard à la notion de contrôle excessif
Comme mentionné plus haut, la nouvelle notion juridique « contrôle excessif » n’est pas définie dans la Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes. La ministre de la Justice de l’époque, Stéphanie Vallée, porteuse du projet de loi, est restée muette à cet égard. Toutefois, lors des consultations particulières, auditions publiques et mémoires déposés à l’Assemblée nationale du Québec sur le projet de loiFootnote 10, plusieurs organismes et institutions se sont prononcés sur l’ajout de la notion de « contrôle excessif » dans la LPJ à titre de mauvais traitement psychologique. Ainsi, la majorité d’entre eux ont salué positivement l’initiative et jugent opportune cette modification apportée à la loi (Conseil du statut de la femme [CSF], Directeurs régionaux de la protection de la jeunesse, Pour les droits des femmes du Québec [PDF Québec], Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec [OPPQ], Office des personnes handicapées du Québec, À cœur d’homme-Réseau d’aide aux hommes pour une société sans violence, etc.).
En ce qui concerne le personnel de la DPJ, les Directeurs régionaux de la protection de la jeunesse appuient les modifications à la LPJ en ce qui a trait à l’ajout du contrôle excessif à la liste des comportements traduisant une situation de mauvais traitement psychologique, ce qui a pour effet de codifier une jurisprudence et une expérience clinique déjà existantes dans le secteur de la protection de la jeunesse. Cet ajout permet non seulement de reconnaître de façon explicite et claire que le contrôle excessif peut compromettre la sécurité ou le développement d’un enfant, mais, en plus, il exprime un désaccord de la société face à ce type de comportements.
Cependant, plusieurs organismes dénoncent devant l’Assemblée nationale le manque de définition du concept clé de « contrôle excessif » comme constituant une lacune importante et demandent au législateur d’apporter des précisions sur ce qui est entendu par cette expression de manière à offrir de meilleures balises dans le cadre de l’intervention :
L’Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec (OPPQ) tient à exprimer son appui à l’introduction de la notion de contrôle excessif dans le cadre législatif de la protection de la jeunesse. Toutefois, il nous apparaît important que des précisions soient apportées quant à la signification de cette notion, une telle clarification permettant à toute personne qui veut recourir à l’article 33 de la LPJ, pour des motifs de contrôle excessif, de bien en saisir le sens et de développer une meilleure compréhension de son applicationFootnote 11.
Dans son mémoire déposé à l’Assemblée nationale, l’organisme de Communication pour l’Ouverture et le Rapprochement interculturel (C.O.R.) formule clairement son questionnement eu égard à l’absence de définition du contrôle excessif dans la loi :
Nous sommes d’accord qu’il faut faire cesser, ou mieux, prévenir le contrôle excessif de jeunes, qu’il soit exercé par des éducateurs scolaires ou par les parents, mais là encore, le texte du projet de loi n’explicite pas ce qu’on entend par « contrôle excessif », ce qui nous paraît particulièrement nécessaire, car ce concept est nouveau pour nous. Aussi, qui jugera si des enfants subissent un « contrôle excessif »? Comment déterminer la ligne qui sépare le raisonnable du déraisonnable? Vu l’extrême difficulté d’être objectif en cette matière, le législateur devra être particulièrement prudent en déterminant quelles autorités seront mandatées pour prendre des décisions à ce sujetFootnote 12.
Pour À cœur d’homme – réseau d’aide aux hommes pour une société sans violence,
[L]e contrôle excessif est une forme de violence sur laquelle nous intervenons, afin de l’endiguer. Au regard de notre expérience, nous avons constaté [que] la notion de contrôle excessif pouvait être extrêmement variable. Il pourrait être pertinent, dans l’application de la loi, de préciser ce qui sera perçu comme un contrôle excessif. L’encadrer, le définir et communiquer à ce sujet permettraient de limiter les risques d’interprétations subjectives. C’est primordial d’avoir un projet de loi comme celui-ci qui intervient dans la problématique du contrôle excessif en raison du risque de transmission transgénérationnelle des comportements violents.
Les chercheures Jimenez et Cousineau, en tant que représentantes du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRIVIFF), participaient également, devant la Commission parlementaire, au débat sur la notion de contrôle excessif. De leur point de vue, le contrôle excessif est bel et bien une forme de violence se traduisant dans bien des cas par des situations de VBH, notamment du fait qu’il vise à contrôler la sexualité des femmes et des jeunes filles. Ce contrôle dit excessif à l’égard des femmes et des enfants peut certainement nuire à leur intégration dans la société québécoise. Le problème soulevé devant l’Assemblée nationale concerne l’évaluation de la situation et l’application des mesures en vertu de la LPJ. Du fait qu’il n’y a pas de définition reconnue du concept de « contrôle excessif » ni de principe directeur d’intervention en présence d’un tel comportement, à partir de quand, dans quelle situation, le contrôle doit-il être considéré comme « excessif » et, par conséquent, être considéré comme un motif de compromission de la sécurité ou du développement de l’enfant au sens de la loi? De plus, il faut faire attention lorsqu’on juge l’excessivité d’un comportement parental. Par exemple, sans tomber dans le relativisme culturel, la « culture d’honneur » possède, aux yeux des communautés qui y adhèrent, plusieurs fonctions positives et protectrices qui mériteraient d’être mieux connues. Par exemple, face à une culture dominante et à un environnement non familier, certaines familles immigrantes peuvent adopter des conduites parentales que la société d’accueil juge rigides à l’égard de leurs enfants, et plus particulièrement leurs filles, dans le but avoué de les protéger de dangers réels ou perçus (Jimenez et Cousineau Reference Jimenez and Cousineau2014).
Finalement, quelques organismes craignent même le risque que cette absence de définition de l’expression « contrôle excessif » entraîne des abus, une stigmatisation et une discrimination de certaines communautés ethniques et religieuses (Collectif québécois contre l’islamophobie (CQCI)Footnote 13 et Conseil national des musulmans canadiens).
En contrepartie, il peut également être vu d’un bon œil de ne pas complètement définir le contrôle excessif afin de laisser une marge de manœuvre à l’interprétation et au cas par cas. Dans ce sens, Mme Miville-Dechêne, présidente du CSF à l’époque, signalait que, bien que certains demandent une définition plus claire du contrôle excessif puisqu’il s’agit d’une notion très vague et sujette à interprétation, il demeure qu’il ne faut pas être trop précis dans sa définition afin de permettre à la DPJ d’avoir une certaine marge de manœuvre quand vient le temps d’intervenir auprès des jeunes qui le subissent.
Il peut y avoir des questions de culture, des différences entre les individus, et justement c’est pour ça qu’on ne peut pas définir de façon trop précise ce que constitue du contrôle excessif, parce que, si vous êtes face à un enfant très fragile, le contrôle excessif aura peut-être un impact sur lui plus important, sur une jeune fille fragile, que sur un autre. Donc, la DPJ veut se garder, j’en suis certaine, une certaine marge de manœuvre pour pouvoir évaluer, pour que le travailleur social puisse évaluer la chose quand il se retrouve en face d’une réalitéFootnote 14.
Manifestations du contrôle excessif
En l’absence d’une définition du concept, plusieurs organismes et institutions ayant participé aux audiences et consultations devant l’Assemblée nationale à l’égard du projet de loi n◦ 59 ont énoncé divers comportements considérés comme une forme de contrôle excessif.
Du côté du CSF, Mme Miville-DechêneFootnote 15 affirme qu’au-delà des rares cas de meurtres liés à l’honneur qui sont médiatisés, bon nombre de jeunes filles sont soumises à un contrôle excessif au nom de l’honneur familial, ce qui les prive du droit d’orienter leur propre destinée. Diverses restrictions et interdits liés à l’honneur sont imposés aux jeunes filles par crainte qu’elles ne perdent leur virginité ou ne tombent amoureuses et refusent ensuite le mariage arrangé pour elles. Cette crainte pousse certains parents à vouloir marier leurs filles très jeunes. Empêchées d’avoir des fréquentations en dehors de leur famille ou de leur communauté, plusieurs d’entre elles se résignent à faire un mariage arrangé pour avoir la paix et pour éviter la rupture avec leur famille. D’autres, comme Jaspritt, se suicident. Cette jeune fille montréalaise de seize ans, d’origine indienne, s’est jetée devant les rames d’un métro avec son amoureux (âgé de 19 ans) en décembre 2001 pour échapper au mariage arrangé par ses parents (CSF 2013).
En s’inspirant du modèle de Grande-Bretagne, Mme Miville-Dechêne indique que, dans la pratique, le contrôle excessif se repère grâce à des indices assez clairs :
Ça veut dire, quand on a une jeune fille, de, par exemple, minuter le temps que ça lui prend de partir de l’école à la maison, de contrôler tous ses allers-retours, toutes ses sorties, de l’empêcher d’aller aux sorties de l’école; bref, d’avoir un contrôle qui dépasse largement le contrôle parentalFootnote 16.
Pour sa part, la DPJ du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’île-de-Montréal se sent déjà outillée par rapport à l’usage de la notion de contrôle excessif. À cet effet, leur directrice attitrée à l’époque, Mme Michelle Dionne, a tenu devant l’Assemble nationaleFootnote 17 le discours suivant :
Quand on parle de contrôle excessif, on parle d’enfants en besoin de protection, de jeunes filles dont on contrôle les sorties de façon vraiment exagérée, les allées et venues, les habillements, etc. […] Et là il faut bien se comprendre que, dans le contrôle excessif, on est dans un contrôle qui nuit au développement, qui a vraiment des impacts sous l’angle du développement, du développement social dans le fait de développer des relations avec sa communauté, avec son environnement, donc un épanouissement qui est vraiment normal. On n’est pas en train de dire : on va mettre la barre de qu’est-ce qu’un parent peut ou ne peut pas autoriser […]. Préciser que les VBH ne font pas référence nécessairement à des notions de religion, c’est vraiment plutôt une question de contrôle excessif pour toutes sortes d’idéologies.
Le groupe Pour les droits des femmes du Québec (PDF Québec) considère le port du voile chez les fillettes comme un exemple spécifique de contrôle excessif :
Et aussi nous avons vu des parents qui voilent leurs enfants, vraiment des jeunes filles qui portent le voile. Nous ne croyons pas que ces jeunes filles ont choisi de se voiler. C’est une forme de contrôle à l’endroit des fillettes. Et on a même entendu… on a vu passer sur les réseaux sociaux des parents disant : pourquoi vous n’avez pas réussi à voiler vos jeunes filles? Il dit : « Bien, parce que vous n’avez pas commencé très tôt. » Donc, en commençant très tôt à voiler les enfants, on les contrôle.Footnote 18
La position de l’Office des personnes handicapéesFootnote 19, quant à elle, se lit comme suit :
On peut penser que, dans certaines circonstances, un ou des parents en viennent à exercer les attributs de l’autorité parentale d’une manière qui constitue un contrôle excessif ayant pour effet de priver en tout ou en partie leur enfant de possibilités d’épanouissement et de compromettre ainsi son développement. Cet ajout à la LPJ viendra ainsi permettre des interventions de la part du Directeur de la protection de la jeunesse dans ces situations qui ont des effets préjudiciables pour les enfants concernés.
Pendant la période des audiences à l’Assemblée nationale, Mme Maltais, députée de Taschereau à l’époqueFootnote 20, a nommé deux exemples liés au contrôle excessif : l’affaire Shafia, présentée déjà plus haut, et le cas Lev Tahor, deux cas largement médiatisés au Québec. Pour ce dernier, la DPJ était intervenue afin de retirer les enfants de la communauté ultraorthodoxe Lev Tahor installée à Sainte-Agathe-des-Monts parce qu’elle craignait, notamment, que certaines jeunes filles de moins de quatorze ans ne soient mariées de forceFootnote 21. La secte vivait de manière isolée et les enfants étaient élevés dans la peur d’autrui et en vertu de règles d’hygiène douteuses. Le signalement avait été retenu par la DPJ aux motifs de violence corporelle perpétrée par un tiers, de mauvais traitements psychologiques en raison du contrôle excessif des leaders de la communauté et de négligence sur le plan éducatif pour les enfants d’âge scolaire (Dumais Reference Dumais2015).
Finalement, malgré les débats entourant le contrôle excessif devant l’Assemblée nationale et les pétitions de la part de différents organismes et institutions afin de mieux définir le concept, la Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes a été adoptée sans égard aux précisions demandées.
Suite à l’analyse juridique fédérale et provinciale du concept de contrôle excessif, passons à l’analyse de sa mise en application en procédant à une étude jurisprudentielle des décisions de la chambre de la jeunesse de la Cour du Québec.
Revue jurisprudentielle du contrôle excessif
À défaut d’avoir une définition juridique du contrôle excessif, l’analyse jurisprudentielle permet de mieux cerner les situations dans lesquelles le contrôle exercé a été jugé excessif. Au total, 492 décisions du tribunal de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec en vertu de la LPJ contenant le mot clé « contrôle excessif »Footnote 22 ont été repérées entre septembre 2001 et avril 2018. Sur ce lot, 461 décisions datent d’avant juin 2016, période correspondant à l’adoption par le législateur québécois de la nouvelle disposition sur l’ajout explicite du contrôle excessif comme un mauvais traitement psychologique en vertu de la LPJ. Dans le cadre du présent projet de recherche, dix-sept jugementsFootnote 23 ont été étudiés en profondeur, choisis en raison du degré de pertinence et du fait que l’existence du contrôle excessif a été clairement statuée.
Tout d’abord, il est important de souligner que rares sont les cas portant explicitement sur des enjeux liés à l’honneur. Ainsi, à titre d’exemple, le contrôle excessif a été conclu dans une décision de la Chambre de la jeunesse portant sur un cas de Syndrome de Münchhausen par procuration (SMPP) de la mère qui surveillait sa fillette, et lui faisait subir constamment une panoplie d’examens médicaux de toute sorte. Dans une autre décision, il s’agit d’un cas dans lequel, en raison du conflit de séparation entre les parents, selon le jugement, la supervision des contacts mettait en lumière un père d’une rigidité extrême, amenant les deux enfants à se contenir constamment et où il n’y avait pas de place pour la spontanéité. Un autre cas où une adolescente rapporte que son père veut constamment savoir où elle est et avec qui, et qu’il l’appelle sur son cellulaire sans arrêt même s’il sait où elle se trouve. Le père vérifie tous ses appels et messages texte reçus et il lui interdit de voir sa famille élargie et sa fratrie.
Dans une grande partie des jugements analysés, l’existence du contrôle excessif dans un cas signalé à la DPJ est simplement tranchée, sans pour autant donner davantage d’explications ou de caractéristiques pour mieux comprendre cette notion. En effet, le terme « contrôle excessif » semble ne pas avoir besoin d’être défini ni décrit par les différents acteurs du système pour qu’ils le reconnaissent et statuent sur sa présence. Par exemple, à l’égard du contrôle excessif, plusieurs énoncés judiciaires se limitent aux faits suivants : « Les motifs ayant justifié ces mesures de protection se réfèrent notamment au contrôle excessif du père à l’égard des enfants »; « L’adolescente est exposée à de mauvais traitements psychologiques en raison du contrôle excessif de la mère »; « Le père fait preuve de contrôle excessif et de dénigrement à l’égard de sa fille », etc. De plus, l’analyse illustre que, parfois, le terme contrôle excessif est associé à des « comportements rigides ou abusifs ».
Ainsi, dans la majorité des cas où le contrôle excessif est conclu, celui-ci se manifeste par une surveillance étroite dans différentes sphères de la vie de l’enfant, comme le témoignent plusieurs extraits judiciaires de la Chambre de la jeunesse : « [Le père] contrôle avec excès ses allées et venues, ses fréquentations, ce qui provoque des conflits majeurs »; « [Les parents] contrôlent notamment son heure d’arrivée à l’école. Le soir l’adolescente ne peut pas rester après les classes pour participer à des activités »; « La mère devient intrusive et excessive dans ses réactions, elle fouille les affaires de sa fille, elle communique avec ses amis ». Plusieurs jeunes ont également témoigné devant le tribunal que leurs parents lisaient le contenu de leurs conversations sur les réseaux sociaux. Dans bon nombre de cas, le contrôle excessif était déployé dans le but de contrôler la sexualité des adolescentes, soit parce qu’elles avaient commis des gestes à caractère sexuel, soit parce qu’elles étaient soupçonnées d’en commettre : « Le père exerce un contrôle excessif sur son habillement, la traite de différents noms (« grosse pute, prostituée ») ». Le tout se traduit par un « contrôle coercitif » d’une « extrême rigidité » associé à des « comportements abusifs » :
Monsieur [le beau-père] et la mère ont établi un contrôle coercitif auprès de X. Ils sont incapables malgré les dires de la mère de mettre en place un contexte facilitant l’établissement d’une relation de confiance avec l’adolescente. Le beau-père reconnaît de plus qu’il est plutôt rigide concernant l’éducation. Les parents ont tellement perdu confiance […] concernant X depuis les événements relatés qu’ils sont d’une extrême rigidité.
Bien que l’analyse jurisprudentielle n’ait relevé aucune définition du contrôle excessif, l’exercice a permis de dégager plusieurs constats autour des différentes caractéristiques : la présence simultanée de plusieurs situations de compromission; une dynamique familiale difficile ou violente où le contrôle peut s’étendre à plusieurs victimes; un contrôle qui s’avère inadéquat à l’égard du développement de l’enfant en fonction de son âge; les impacts du contrôle sur la victime; les auteurs du contrôle, etc.
De l’analyse jurisprudentielle découlent plusieurs résultats. D’abord, sans exception et comme illustré, dans l’ensemble des décisions de la Chambre de la jeunesse analysées, le contrôle excessif n’est jamais le seul motif de compromission en vertu de la LPJ (art 38) pour lequel le signalement a été retenu. Le contrôle est souvent accompagné d’autres formes de mauvais traitements psychologiques, de méthodes éducatives inadéquates, de négligence et même de sévices. Les troubles de comportement sérieux sont également un motif de compromission qui accompagne souvent le contrôle excessif. C’est le cas lorsque le jeune, « de façon grave ou continue, se comporte de manière à porter atteinte à son intégrité physique ou psychologique ou celle d’autrui […] » (art 38h de la LPJ), incluant entre autres, les tendances suicidaires, l’automutilation, la consommation excessive de drogues ou d’alcool, les conduites violentes ou d’agressivité de nature offensive ou défensive dirigées contre autrui ou contre soi, les comportements sexuels non appropriés ou risqués, les mauvaises fréquentations; et les fugues répétitives. Il s’agit là de jeunes qui ont souvent une adaptation plus problématique, tant au plan psychologique que social et scolaire. Dans un tel contexte, le lien de cause à effet n’est pas toujours clair entre le contrôle excessif exercé par la famille et les agissements des jeunes considérés comme ayant des troubles de comportement sérieux : est-ce que le contrôle excessif est une conséquence des troubles de comportement sérieux des jeunes? Ou, au contraire, les troubles de comportement sérieux sont-ils une réaction au contrôle familial excessif?
L’analyse jurisprudentielle relève également que la notion de contrôle excessif est souvent appliquée dans divers contextes. D’abord, la plupart du temps, le contrôle excessif est associé à la violence conjugale ou à une séparation des parents dans un contexte de violence conjugale ou familiale. De plus, à la lecture des jugements, il est souvent présent dans une dynamique familiale où la mère et d’autres membres de la fratrie subissent également un contrôle excessif : « Le contrôle omniprésent du père sur l’ensemble de la famille a rendu le climat de la vie familiale intenable, voire insoutenable » et « le dénigrement, les propos humiliants et le contrôle excessif étaient devenus le mode de vie du père dans leur vie »; « Les trois enfants ont également été soumis à un régime éducatif démesurément sévère »; « Monsieur a exercé un contrôle excessif malsain sur toute la famille. »
Dans le cadre de tout motif de compromission en vertu de la LPJ, la sécurité ou le développement de l’enfant doivent être menacés. À cet égard, dans plusieurs décisions judiciaires, l’âge, les besoins de l’enfant ainsi que les moyens utilisés ont servi de critères pour déterminer le contrôle excessif : « comportements abusifs compte tenu de l’âge de l’enfant et de l’intensité des moyens utilisés »; « le père a de la difficulté à laisser [les] enfants agir en fonction de leur âge et leurs besoins »; le contrôle excessif « compromet l’évolution de l’adolescente ». Quelques cas évoquent un contrôle excessif ancré dans des méthodes éducatives déraisonnables :
La preuve démontre amplement que les méthodes éducatives adoptées par les parents sont totalement disproportionnées, déraisonnables et ne peuvent d’aucune façon permettre à cette adolescente de plus de 17 ans de développer son autonomie et d’apprendre à faire des choix judicieux.
L’impact du contrôle excessif sur le jeune est également constaté lors de l’analyse jurisprudentielle. Les jugements témoignent que les différentes manifestations du contrôle excessif empêchent les jeunes « de développer [leur] autonomie et d’apprendre à faire des choix judicieux », ce qui « compromet l’évolution de[s] adolescente[s] » et porte « atteinte à leurs droits fondamentaux ».
Finalement, concernant les auteurs des comportements de contrôle excessif, dans la grande majorité des cas analysés, c’est le père ou le beau-père qui inflige à lui seul le contrôle excessif. Dans des cas moins nombreux, la mère peut également agir seule ou exercer le contrôle excessif conjointement avec son époux. Enfin, deux jugements illustrent que la famille élargie et la communauté peuvent également jouer un rôle clé dans l’imposition du contrôle excessif, notamment dans les rares contextes de VBH ou de groupes sectaires. Nous présentons ici les points saillants de leur cas, le premier ayant des enjeux liés à l’honneur et le deuxième se situant dans le cadre d’un groupe religieux :
Décision Protection de la jeunesse – 177650 2017 QCCQ 17092, 30 août 2017
Une adolescente de quatorze ans affirme que sa mère contrôle son habillement, la nourriture qu’elle consomme et même ses fréquentations, lui interdisant de sortir sans lui fournir de raisons « valables » à ses yeux. L’adolescente a décrit, en détail, les deux occasions où sa mère a vérifié si elle est toujours vierge. C’est ainsi que l’adolescente s’est retrouvée, à deux reprises, sans sous‑vêtements, jambes écartées, touchée et manipulée par sa mère. L’adolescente dit s’être prêtée à cet examen qu’elle qualifie d’humiliant en détournant la tête et fermant les yeux. Chaque fois, elle a ressenti une vive colère et une profonde humiliation. L’adolescente, qui est actuellement placée en famille d’accueil, indique alors qu’elle ne souhaite pas retourner vivre dans sa famille et qu’elle craint pour sa sécurité puisqu’elle a dévoilé cette situation. La nouvelle de l’intervention de la DPJ s’étant répandue jusque dans sa famille restée au pays d’origine, l’adolescente craint non seulement l’humiliation si elle doit retourner vivre avec sa famille, mais également d’être violentée au point d’être éventuellement tuée pour avoir terni l’honneur de la famille en ayant motivé l’intervention de la DPJ. Finalement, elle affirme qu’un jour, elle sera forcée d’épouser un homme choisi par ses parentsFootnote 24.
Décision Protection de la jeunesse – 15735 2015 QCCQ 6008, 9 avril 2015
Le cas se situe dans un contexte sectaire où le contrôle excessif est exercé autant par le rabbin et la communauté que par la mère, qui applique les règles mises en place par le rabbin. La preuve démontre que, dans cette communauté, les familles adoptent un mode de vie beaucoup plus strict que les autres familles juives orthodoxes d’autres régions du monde. À cet effet, les enseignements du grand rabbin et l’adhésion unilatérale des membres à ceux-ci ont pris toute la place, bafouant du coup l’intérêt et les droits des enfants. En l’espèce, toujours selon l’argumentaire de la décision, les parents ont calqué l’exercice de leur autorité parentale sur les enseignements du rabbin et sur les règles mises en place par les dirigeants de la communauté, perdant du coup tout sens critique, le tout menant à des méthodes éducatives déraisonnables qui sont le résultat de gestes excessifs et démesurés. À cet égard, le juge Robert Proulx s’exprime ainsi dans une décision en semblable matière : « Au surplus, le caractère déraisonnable doit donc s’apprécier en regard de l’impact des mesures sur l’enfant tant au plan psychologique que physique et en tenant compte de la vulnérabilité de l’enfant. Or, en arriver, par des menaces, entendues ou sous-entendues, à obtenir d’un enfant un comportement différent au mépris de ses pleurs et de ses peurs, ne peut être que déraisonnable ». De plus, la jurisprudence établit que, ni les différences culturelles, ni les croyances religieuses ne justifient la soumission des enfants à des méthodes éducatives déraisonnables ou à des sévices corporels, pas plus qu’elles ne légitiment une atteinte à leurs droits fondamentaux.
En somme, l’analyse jurisprudentielle des décisions de la Chambre de la jeunesse illustre que le contrôle excessif est souvent engendré dans une dynamique de violence familiale, parfois même communautaire, où se côtoient plusieurs autres motifs de compromission prévus dans la LPJ. S’il est généralement exercé par le père ou le beau-père, la mère et la fratrie aussi peuvent l’imposer et les victimes peuvent être multiples. Les impacts pour les victimes sont importants et comme tout motif de signalement en protection de la jeunesse, la sécurité ou le développement sont en danger.
Conclusion
En dépit d’une définition théorique ou juridique reconnue, l’objectif du présent article était de mieux comprendre le phénomène du contrôle excessif à partir d’une analyse juridique et jurisprudentielle. Au Québec, depuis l’adoption de la Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes, le contrôle excessif fait désormais partie des motifs de signalement énoncés formellement dans la LPJ comme étant un mauvais traitement psychologique (art 38c). À ce titre, il doit répondre aux mêmes conditions que cette situation de compromission et, de ce fait, comprendre un comportement grave et continu causant un préjudice à l’enfant. De plus, les impacts du contrôle excessif sont nombreux et importants du fait qu’ils compromettent notamment le développement de l’enfant, y compris entre autres : vivre dans la solitude et l’isolement social; avoir peur d’être frappée, même d’être tuée; craindre de sortir dans la rue en raison de la possibilité d’être vue par quelqu’un de la famille ou de la communauté; vivre des difficultés scolaires (baisse de rendement scolaire, manque de concentration, anxiété de performance, etc.); prendre des antidépresseurs.
Bien que, dans les décisions jurisprudentielles portant sur le contrôle excessif, les enjeux liés à l’honneur soient rares, lorsque c’est le cas, la VBH est utilisée pour contrôler le comportement social et sexuel d’une jeune fille afin que celle-ci se conforme aux normes, aux valeurs et aux pratiques liées aux traditions ou coutumes d’un groupe. Dans ce contexte, la triangulation des données recueillies dans le cadre de notre recherche a également permis d’adopter une définition du concept de contrôle excessif dans le contexte de la VBH :
Le contrôle excessif est une dynamique familiale de violence grave et continue comprenant un cumul d’obligations, d’interdits, de surveillance, de menaces et de représailles dans le but de maîtriser la vie sociale et sexuelle des personnes, particulièrement des jeunes femmes, en faisant respecter ou en cherchant à rétablir les normes et valeurs de la famille ou de la communauté.
En conclusion, le contrôle excessif est une réalité dans le cadre de la Direction de la protection de la jeunesse. Il s’avère une forme de VBH, mais pas uniquement. Du fait que les conséquences sont importantes pour les victimes qui en souffrent, il faut savoir le dépister. La définition proposée, ainsi que les différents éléments qui la composent, pourront sans doute aider les différents acteurs du système de protection de la jeunesse à mieux identifier le contrôle excessif afin de prévenir le phénomène et de mieux intervenir auprès des victimes et de leur famille. Toutefois, il s’avère fondamental que cette définition ne soit pas utilisée de façon trop restreinte en vue de laisser une marge de manœuvre à l’intervenant qui lui permette d’évaluer et d’intervenir au cas par cas selon le préjudice causé sur l’enfant. Le tout, sans tomber dans les dangers du relativisme culturel et tolérer des comportements proscrits en vertu de la LPJ.