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Conditions d'une démocratie en santé d'ordre maximaliste

Published online by Cambridge University Press:  08 July 2022

Olivia Gross*
Affiliation:
Chaire de recherche « Engagement des patients » (LEPS-UR3412), Université Sorbonne Paris Nord, Bobigny, France
*
Auteure-ressource. Courriel : [email protected]
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Résumé

Les motivations des usagers du système de santé et des acteurs traditionnels à s'engager dans des pratiques participatives diffèrent. Les usagers entendent améliorer l'expérience patient en réduisant les injustices épistémiques et en augmentant les libertés de bien-être, le tout dans une perspective de justice sociale. Six logiques guidant les participations coexistent (utilitariste, méthodologique, démocratique, consumériste, épistémique et émancipatoire), logiques dont la compatibilité n'est pas évidente. Par ailleurs, la démocratie en santé est devenue protéiforme et des tensions apparaissent entre la démocratie représentative et une démocratie participative, de type indirect. Cumuler les profils épistémiques d'usagers et les différentes envies et raisons d'agir, puis les envisager sous le prisme de la complémentarité, pourrait atténuer ces tensions.

Abstract

Abstract

The motivations of health service users and health care professionals to engage in participative practices differ. Health service users want to improve the patient experience by reducing epistemic injustices and increasing well-being, from a social justice perspective. Six motivations underlying participation co-exist (utilitarian, methodological, democratic, consumerist, epistemic, and emancipatory). However, the compatibility of these motivations is not obvious. Moreover, democracy in health care has become protean and tensions are appearing between representative democracy and participatory democracy, of the indirect type. Combining the epistemic profiles of users with the different motivations and reasons for action, and viewing them through the prism of complementarity could alleviate these tensions.

Type
Numéro spécial : patients partenaires, patients experts. Quels dispositifs de participation en santé ?
Copyright
Copyright © The Author(s), 2022. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

Introduction

En santé, les études autour de la participation restent très centrées sur les questions soulevées par les professionnels de santé : il s'agit le plus souvent de faire fonctionner la participation dans ses aspects les plus pratiques, tels que le recrutement, la formation, la fidélisation, etc. Ces études interrogent rarement en miroir les façons de motiver, de former et de fidéliser les professionnels les moins convaincus. Par ailleurs, il semble utile de s'intéresser à la motivation des patients et à ce à quoi ils sont en mesure de contribuer, car en questionnant seulement le « comment faire », on en oublie l'essentiel, à savoir le « pourquoi faire » de la participation. Préciser ce qu'on peut attendre de celle-ci permettra d'y venir, ni par mimétisme, ni pour répondre à des attendus normatifs, mais pour que la participation apporte ce qu'elle est censée apporter. Il s'agit dès lors de circonscrire, du point de vue des différents acteurs, le sens de la participation. En effet, chaque partie prenante doit pouvoir y trouver ce qu'elle en attend. La participation ne peut se justifier et se déployer pleinement qu’à cette condition. Cet article est donc consacré à exposer les envies d'agir et les raisons d'agir des patients, comme celles des professionnels qui les sollicitent, mais aussi à pointer les angles morts dans les descriptions habituelles des niveaux de participation, et à les compléter par la prise en compte du profil épistémique des patients qui s'engagent dans ces entreprises participatives. En effet, à cet égard, un profil de patient n'en vaut pas un autre. Pour autant, chaque profil épistémique peut contribuer utilement aux démarches en santé, à condition qu'il soit sollicité à bon escient. La question qui oriente ce texte peut donc être synthétisée ainsi : que peut-on attendre des démarches participatives en santé (recherches, interventions, gestion de projets…) et à quelles conditions ? Les réponses apportées entendent poser un premier jalon pour contribuer au débat qui émerge actuellement sur les articulations possibles ou souhaitables entre la démocratie représentative en santé — par l'intermédiaire des associations de malades — et une démocratie (en partie) participative, animée par des individus plutôt que par des collectifs.

1. Les logiques de la participation

1.1. Le sens donné à l'engagement, du point de vue des patients

La motivation des patients à s'engager comme acteurs du système de santé peut être vue comme une « motivation d'effectance » (White, Reference White1959), caractérisée par un besoin intrinsèque de traiter efficacement l'environnement. Les patients évaluent donc leurs actions à l'aune de leur efficacité et de leur utilité, sachant que pour que les actions soient ressenties comme utiles, il faut qu'elles répondent précisément à leurs attentes et à ce qu'ils perçoivent de celles de leurs pairs. Leur motivation, soutenue par leurs passions cognitives ou conatives, sert leur envie d'agir, tandis que leur sentiment de l'inefficacité d'autrui, soit leur insatisfaction vis-à-vis de l'offre thérapeutique, de la coordination des parcours de soins, des relations de soin, etc., leur donne des raisons d'agir. C'est ce cumul d'envies et de raisons d'agir qui fait d'eux des acteurs sociaux. En effet, des raisons seules ne mènent pas forcément à l'action. En particulier, c'est le « sentiment d'inefficacité d'autrui » qui conduit les patients à s'engager (Gross, Reference Gross2015). Ce sentiment peut concerner les limites de la science médicale, l'organisation du système de santé, ou encore les relations de soin. En ce sens, ce sentiment peut être vu comme le « mythe mobilisateur » (Sorel, Reference Sorel1908) dont on rappellera la fonction majeure dans la mise en mouvement des acteurs sociaux. Plus à la marge, certains patients, qu'on retrouve principalement dans le champ de l’éducation thérapeutique, y voient une manière de rendre ce qu'ils ont reçu, mais bien souvent, après une phase d'intégration dans les équipes éducatives, ils constatent des limites dans les intentions éducatives et cherchent à modifier l'existant.

Chacune des actions réalisées par les patients engagés vise donc l'amélioration du système de santé, mais à la seule aune de l'approche centrée sur le patient, et le plus souvent dans une visée transformative, ce qui distingue sans doute les patients des autres profils d'acteurs. L'amélioration visée est celle qui a un effet sur ce qu'expérimentent les patients lors de leur parcours de soins. Il s'agit de faire en sorte que l'expérience patient corresponde à ce qu'ils sont en droit d'attendre, c'est-à-dire qu'elle corresponde aux meilleures pratiques. Il faut ici préciser que l'expérience patient n'a à voir avec les savoirs expérientiels, lesquels, pour leur part, se rapportent à la notion d'expérience comme l'envisage John Dewey, c'est-à-dire conçue « comme un processus conscient d'adaptation à une situation troublée, problématique, bloquée » (Zask, Reference Zask, Casillo, Barbier, Blondiaux, Chateauraynaud, Fourniau, Lefebvre, Neveu and Salles2013). Dans le cas de l'expérience patient, les patients sont les témoins de ce qui fonctionne et dysfonctionne dans les soins et les parcours de soins, qu'ils enregistrent à la manière d'une planche photographique. Cette expérience est fortement dépendante de leurs interactions, et finalement assez peu subjective puisque ce sont majoritairement des faits qui la constituent et qu'il est somme toute assez facile de reconstituer ceux-ci. Elle englobe l'attente pour accéder aux soins, la qualité de l'accompagnement reçu, l'effectivité clinique, le respect des droits des malades, etc. Aussi, l'amélioration de l'expérience patient s'avère être l'objectif principal de l'engagement des patients, en dehors du cas particulier de la pair-aidance, laquelle vise l'amélioration du bien-être des personnes accompagnées. De plus, les patients engagés s'attendent à une amélioration de l'expérience de soin si et seulement si les libertés de bien-être des patients sont augmentées, soit leurs libertés d’être et de faire, ce qui invite à multiplier les propositions de soins et d'accompagnement de la manière la moins normative possible. Précisons que le bien-être évoqué ici ne peut être qu'un bien-être capabiliste, ne serait-ce que parce que la douleur médicalement induite est parfois inévitable ou que les situations de maladie et de soins sont par essence trop contraignantes. Se référer au bien-être capabiliste plutôt qu'au bien-être invite à améliorer autant que possible les fonctionnements et les ressentis des patients, tout en tenant compte des différentes contraintes individuelles qui pèsent sur eux.

Améliorer l'expérience patient passe également par la limitation des injustices épistémiques, puisqu’à l'analyse, la plupart des problèmes de communication entre soignés et soignants s'avèrent en relever (Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017). Celles-ci se manifestent de différentes manières. D'une part, par des injustices herméneutiques (Fricker, Reference Fricker2007) qui conduisent, sur la base de stéréotypes, à estimer qu'un groupe social est dans l'incapacité de comprendre ce qui lui est dit. En santé, cela conduit à ce que peu d'informations soient transmises aux patients. D'autre part, elles se manifestent par des injustices testimoniales (Fricker, Reference Fricker2007) qui conduisent à rejeter les savoirs du même groupe social, aucune valeur ne leur étant attribuée — ce qui contribue sans aucun doute à ce que les patients soient interrompus au bout de 23 secondes, comme l'ont montré M.K. Marvel et ses collègues (Reference Marvel, Epstein, Flowers and Beckman1999). De plus, les personnes subissant ce type « d’épistémicide » (Sousa de Santos, Reference Sousa Santos2014) se contraignent à composer avec des normes dans lesquelles elles ne se reconnaissent pas et deviennent incapables de faire émerger leurs propres normes tant sur le plan individuel que collectif.

Une dernière notion doit encore être introduite ici : celle de justice sociale. En effet, les patients engagés n'entendent les libertés de bien-être que sous condition de leur répartition équitable et de davantage d'opportunités de participation pour le plus grand nombre de personnes. C'est d'ailleurs pourquoi les craintes récurrentes quant au fait que les patients ou leurs associations pourraient chercher à capter des avantages pour des causes particulières n'ont pas lieu d’être. Quand bien même certaines démarches sont initiées pour un groupe particulier, les patients engagés cherchent à ce que les acquis diffusent au-delà du groupe qui les a obtenus. C'est ainsi que les droits concernant les malades du sida ont largement profité à l'ensemble des malades, ou que ceux obtenus plus récemment par l'association RenalooFootnote 1 pour les malades rénaux lors de la pandémie de Covid-19 ont été étendus aux autres maladies chroniques, sous l'impulsion de patients engagés.

L'objectif de l'engagement des patients peut donc s’énoncer comme une contribution à l'amélioration du bien-être capabiliste d'autrui (dans le cadre de la pair-aidance), et plus largement de l'expérience de soin des patients, dans une perspective d'accroissement des libertés de bien-être, de réduction des inégalités épistémiques, et dans une visée de justice sociale. Il s'agit d'un pouvoir (« empowerment ») pour la collectivité, mis au service d'autrui. Il faut noter qu'il s'agit ici d'un altruisme sans autrui, dans le sens donné à cette acception par Serge Moscovici (Reference Moscovici2000), c'est-à-dire un altruisme qui « ne s'adresse pas à tel ou tel individu que l'on distingue de manière subjective, mais à la communauté dans son ensemble, quels qu'en soient les participants ».

Mais si c'est effectivement l'inefficacité d'autrui qui remplit la fonction de « mythe mobilisateur », dès lors, qu'en est-il des milieux qui n'ont aucune raison d’être mis en cause ? Est-ce qu'ils ont la possibilité de susciter la réactance qui participe à produire les patients comme acteurs sociaux (Gross et Gagnayre, Reference Gross, Gagnayre, Jouet, Vergnas and Noelle-Hureaux2014) et qui les conduit à s'engager pour réaliser ce qu'ils sont censés faire, à savoir bousculer l'existant ? Si le modèle proposé est exact, on aboutit au paradoxe suivant : peut-être que les environnements les plus enclins à promouvoir des pratiques participatives sont ceux qui pourraient s'en passer, car ils répondent exactement à ce que les usagers en attendent.

Ces questions méritent d’être soulevées dans le contexte où les propositions de participation qui sont faites aux patients vont croissant. Cela conduit aussi à vouloir en caractériser les fondements du point de vue de celles et ceux qui y ont recours, ne serait-ce que pour questionner leur articulation avec la motivation des patients.

1.2. Les logiques de la participation, selon les professionnels de santé

Les logiques suivantes ont été repérées dans le cadre des recherches participatives, mais les mêmes éléments pourraient être exposés pour justifier également, de manière plus générale, les démarches participatives en santé. Les logiques qui les guident peuvent être de six ordres :

Une logique utilitariste

Dans le cadre des interventions ou recherches qui s'inscrivent dans cette logique, la participation est mobilisée pour augmenter les chances d'obtenir des financements, pour étendre les réseaux d'influence ou pour légitimer les décisions prises.

Une logique méthodologique

Cette logique se repère dans les publications guidées par des questionnements méthodologiques. Celles-ci laissent de côté ce qui est attendu de la participation et privilégient l'analyse d'expériences participatives pour proposer des outils et étayer des modalités pratiques : décrire les recrutements, les freins, les facteurs facilitants, etc.

Une logique consumériste

Dans le champ de la consommation, depuis les années 1990, des consommateurs sont étroitement associés à la conception des produits de manière à s'assurer de leur valeur d'usage. Les raisons d'agir ainsi renvoient « aux trois E : efficience, économie, efficacité » (Beresford, Reference Beresford2002). Les mêmes raisons d'agir se retrouvent en santé au niveau des actions participatives. Dans un cadre consumériste, les professionnels de santé assignent aux entreprises participatives un objectif prédéterminé, en général limité à un domaine d'activité où ils reconnaissent aisément être en difficulté, comme l'objectif d'atteindre des personnes éloignées des soins ou de susciter l'adhésion aux soins des malades chroniques.

Une logique épistémique

Il est dit que des patients, en tant qu'acteurs étrangers à un milieu, peuvent questionner des pratiques établies qui sont insuffisamment remises en question (Locock et al. Reference Locock2017), et qu'ils ont une « perspective unique » (Hutchison, Rogers et Entwistle, Reference Hutchison, Rogers and Entwistle2017) qui permet de s'assurer que ce qui est fait pour les patients est bien ce qui compte pour eux. Ces arguments renvoient à une logique épistémique qui conduit donc à penser les recherches, les organisations ou les pratiques selon une approche centrée sur les priorités des patients, plutôt que sur celles des organisations ou des professionnels de santé, et encore moins sur ce que ces derniers perçoivent des attentes des patients. Autrement dit, dans ce cadre, les perspectives d'amélioration concernent des domaines identifiés par les patients et leurs savoirs orienteront l'ensemble de l'action ou la recherche.

Une logique démocratique

Selon cette logique, les raisons d'agir sont morales, idéalistes et renvoient à des fondements démocratiques et à une visée de redistribution du pouvoir pour que les communautés ou les personnes n'aient pas l'impression d’être impuissantes face à des administrations ou des décisions qui les concernent. Il s'agit aussi d'améliorer la transparence dans les actions menées, par souci de responsabilité vis-à-vis du public, ne serait-ce que parce que les actions ou recherches menées sont considérées comme des biens publics, financés par des fonds publics.

Une logique émancipatoire

Cette dernière logique oriente des recherches comme celles pensées par les survivants de la psychiatrie ou par les personnes vivant avec un handicap (disabilities studies) ou tout autre groupe de personnes, dès lors qu'elles visent à remettre en question un paradigme dominant et qu'elles n'auraient pas pu être pensées par des acteurs traditionnels.

S'il est important de repérer ces logiques, c'est pour éviter que les logiques des acteurs réunis autour d'un même projet ne soient pas accordées, ce qui serait susceptible de susciter des déceptions et, en conséquence, des désengagements. Cela dit, à côté des désengagements, un autre écueil hante ce champ de pratique : celui d'une participation-alibi. Les niveaux d'engagement ont été pensés pour l’éviter, mais ils ne règlent pas tout.

2. Enjeux et paradoxes de la participation en santé

2.1. Les niveaux de la participation des usagers du système de santé

En termes de niveaux de participation, l’échelle princeps est celle dite « d'Arnstein » (Arnstein, Reference Arnstein1969), qui énonce un continuum de huit paliers, où le premier palier représente le niveau minimal de participation (manipulation des citoyens) et le dernier palier, le niveau maximal (contrôle citoyen). Cette échelle a cependant fait l'objet de critiques (Tritter et McCallum, Reference Tritter and McCallumi2006) qui méritent qu'on s'y attarde, car ces critiques valent aussi pour les continuums plus récents, adaptés au champ de la santé.

Il est en particulier reproché au continuum de Sherry Arnstein de ne pas tenir compte du nombre de personnes concernées par les participations. En effet, un projet pourrait être évalué fort positivement, mais n'avoir associé qu'une ou deux personnes, soit de manière partenariale ou pour le co-gérer (pour reprendre les sémantiques de différentes échelles), à l'inverse d'un autre projet qui aurait associé de nombreuses personnes.

En outre, Jonathan Tritter et Alison McCallum (Reference Tritter and McCallumi2006) insistent sur le profil des personnes qui s'engagent et déplorent que ce point ne soit pas abordé dans la grille de Sherry Arnstein. On pourrait penser que cela a été traité dans le cadre du modèle de Montréal, qui a décrit les compétences requises en fonction des tâches à mener (Direction Partenariat et Collaboration Patient, 2016). Mais ce que soulèvent Jonathan Tritter et Alison McCallum est d'un autre ordre ; ils s'interrogent non pas au sujet des profils sur le plan des compétences, mais sur ceux du genre, du niveau socioculturel, de l'origine ethnique ou culturelle, voire des résultats biologiques quand il s'agit par exemple de maladies sous-représentées. Ils soulèvent le fait que l'invisibilité de certains publics reste un impensé et ils questionnent le fait d'octroyer un niveau maximum de participation à un projet auquel certains publics ne sont pas associés.

Cela dit, le parti-pris de recruter ce dernier type de public interroge également, notamment parce qu'il est décrit comme relativement « faible » dans le sens où il a peu de chances d'influer sur les décisions, ne serait-ce que par manque d'habitus en termes de participation et d'engagement, ou par manque de capital social ou symbolique. Aussi, le souci d'intégrer ce public, souci éthique et bien intentionné, pourrait être un moyen habile de n'intégrer qu'un public naïf et instrumentalisable (Locock et al., Reference Locock2017). Il s'agirait donc d'un moyen d’écarter les personnes susceptibles d’être les plus contributives. Il ne faudrait pas laisser entendre ici que les choses sont plus simples pour les publics dits « forts ». En effet, ces derniers sont tout aussi vite discrédités. Il a ainsi été montré que témoigner d'une trop grande familiarité avec les sujets traités conduit à des résistances du côté des professionnels de santé, notamment parce qu'ils s'attendent à retrouver dans ce cadre le même type de profil que celui des patients vus au quotidien en consultation (Locock et al., Reference Locock2017). Aussi est-il souvent reproché à ce dernier type de public son manque de représentativité (Tritter et McCallum, Reference Tritter and McCallumi2006 ; Oliver, Liabo, Stewart et Rees, Reference Oliver, Liabo, Stewart and Rees2015). Cela amène à réaliser que les « préjudices de participation » (Hookway, Reference Hookway2010), soit les obstacles auxquels font face les patients qui s'engagent dans des démarches participatives, guettent tant les publics forts que les publics faibles. Or, la notion de représentativité telle qu'elle est considérée ne résiste pas à l'analyse. En fait, cela témoigne d'un habitus positiviste selon lequel un échantillon doit ressembler à l'ensemble d'un groupe. Or, la représentativité devrait être abordée plutôt sous un angle démocratique. Selon ce dernier prisme, il s'agit de considérer que la plupart du temps, les acteurs forts proviennent du milieu associatif, et que par conséquent, ils sont élus par leurs pairs, donc très précisément en position de les représenter !

La question du profil de personnes à solliciter nécessite toutefois d’être traitée, ne serait-ce que parce que des voix associatives s’élèvent actuellement contre l'omniprésence de personnes contribuant à des démarches participatives, mais n'ayant ni mandat, ni lien associatif (Collectif associatif, 2022)Footnote 2.

Cet enjeu n'est pas des moindres, puisqu'il renvoie à une tension entre, d'un côté, la démocratie représentative historique, et de l'autre, l'irruption d'une démocratie participative (qui ne peut toutefois être qualifiée de directe, car ceux qui s'en prévalent entendent souvent s'exprimer au nom d'un groupe).

2.2. Les tensions entre la démocratie représentative et la démocratie indirecte

Le bât blesse actuellement en l'absence de consensus, voire de réflexion, sur les facteurs de légitimité dans le cadre d'une démocratie indirecte (où certains s'expriment au nom de tiers), mais non représentative dans le sens où ceux qui s'engagent ne sont pas missionnés pour représenter leurs pairs. Une telle forme de démocratie comporte des risques en termes d'instrumentalisation des personnes, car il est toujours possible qu’étant choisies par les professionnels de santé, elles soient sélectionnées selon des critères qui permettent d’écarter les voix les plus contestataires et que leur participation serve d'alibi démocratique. De plus, se passer de la représentation n'est pas sans risque pour la démocratie en tant que telle, dans la mesure où cela affaiblit l'ensemble de notre système représentatif au-delà de ce seul contexte, comme cela peut être un moyen pour que les espaces démocratiques fonctionnent sans le milieu associatif qui en avait jusque-là le monopole.

En fait, les associations n’échappent pas à la remise en question que subissent actuellement d'autres corps intermédiaires, tels les partis politiques, avec lesquels elles partagent la date de leur existence juridique (selon la loi française, les partis politiques sont des associations), ce qui explique aussi peut-être une forme de destin commun. Comme les partis politiques, les associations suscitent le surinvestissement des uns et le désintérêt des autres. De plus, comme les partis politiques, leurs représentants voient leurs privilèges remis en cause, sous la pression de velléités participatives sous d'autres formes de participation. On arrive au paradoxe suivant : la voie élective et les corps constitués semblent dépassés, presque d'arrière-garde, alors qu'ils étaient jusqu’à récemment le symbole de la lutte contre les régimes autoritaires pour les uns (Albertini, Reference Albertini2014) et de la lutte contre l'hégémonie du pouvoir médical pour les autres. Dans ce contexte, l’émergence de citoyens actifs détachés des corps traditionnels est présentée comme un moyen de revitaliser la démocratie (Albertini, Reference Albertini2014) et ceux qui mettraient en cause cette voie alternative se verraient taxer d'anti-démocratiques, ce qui, bien sûr, rend inenvisageable le fait de s'y opposer.

En santé, ces « citoyens actifs » prennent la forme de « travailleurs pairs » (Niard, Reference Niard2018) ou de pairs aidants (Loubières et al., Reference Loubières2020) ainsi que de personnes dénommées indifféremment : patients ressources, patients partenaires ou patients intervenants. Ces personnes s'engagent activement dans des actions en santé, en collaboration avec les professionnels de santé ou avec des chercheurs (dans le cadre de recherches dites « participatives »). Elles le font le plus souvent de manière bénévole ou en bénéficiant de rémunérations ponctuelles (en dehors du cas particulier des « travailleurs pairs »).

Ces figures d'usagers/patients interviennent dans le système de santé de manière exponentielle. La place qu'ils ont obtenue répond aux enjeux de la mise à l’échelle des actions participatives en santé et peut-être aussi aux difficultés antérieures de collaboration entre professionnels de santé et associations de malades. En effet, d'après ce qu'il est facile de déduire d'une étude de l'Inserm (Faurisson, Bungener et Demagny, Reference Faurisson, Bungener and Demagny2014), les rapports entre cliniciens et associations sont marqués par des rapports souvent utilitaristes et très peu collaboratifs. Cela tient peut-être au fait que les associations se missionnent tout particulièrement autour de l'activisme thérapeutique ou juridique et qu'elles sont arcboutées dans des rapports de contre-pouvoir, notamment comme lanceuses d'alertes.

Cependant, la légitimité qu'obtiennent ces nouveaux acteurs soulève des questions. Est-ce que celle-ci ne leur serait pas octroyée avec le dessein, conscient ou pas, de damer le pion au milieu associatif ? De plus, leur légitimité est souvent assise sur le fait d'avoir suivi des formations, qu'elles soient universitaires ou prodiguées par des organismes privés. Cela ouvre en santé un « marché de la participation », pour emprunter une notion issue du champ de l'urbanisme (Mazeaud et Nonjon, Reference Mazeaud and Nonjon2018), ce qui conduit dès lors à interroger la partialité de ceux qui en font une condition nécessaire à leur participation.

Pour autant, ces récents profils de patients ont beaucoup à apporter, à commencer par leur envie d'agir, sans oublier leurs compétences, notamment en ce qui a trait à la collaboration. De plus, ils sont prêts à consacrer à leurs actions le temps nécessaire, ce qui leur ouvre des champs d'intervention peu explorés jusqu'ici, champs que n'ont pas traditionnellement investis les acteurs associatifs, comme l'enseignement dans les facultés en santé ou la participation à des programmes d’éducation thérapeutique. On pourrait dès lors penser que les rôles sont bien répartis et que l’équilibre n'est pas rompu. Mais ce serait ignorer que ces patients sont également largement sollicités dans des projets de recherche, quand ils ne participent pas à des groupes de travail au nom de leurs pairs, alors qu'ils ne les ont pas forcément consultés, ni même rencontrés. Et force est de craindre que cela se produise en lieu et place de la participation des associations concernées. Quant aux pairs aidants, ils participent à l'accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité, le plus souvent avec beaucoup de compétence. Mais cela revient à priver les associations d'un capital d'expériences sur les parcours de soins et du repérage des attentes des personnes. Or, c'est à partir de ce qui leur remonte qu'elles élaborent leurs plaidoyers. Les couper de ce capital risque de les laisser dépourvues.

Ces questions, pour ne pas dire ces tensions, traversent actuellement le contexte français, comme l'illustre le thème d'un colloque récent, organisé à l'initiative d'un grand regroupement associatif, et consacré à identifier le modèle coopératif à promouvoir entre patients partenaires et associations de maladesFootnote 3. C'est donc le moment de penser l'articulation entre ces deux voies de participation et de couper court à des réactions probablement en partie d'ordre défensif. Pour avancer en ce sens, sans toutefois prétendre tout résoudre, il peut être utile de questionner les profils des participants, non à l'aune de leur appartenance associative, mais à l'aune de leurs savoirs. D'où la proposition de repartir des savoirs des patients.

3. Les savoirs protéiformes des usagers, malades, proches et patients

Qu'elles soient malades ou proches de malades, les personnes développent des savoirs qui augmentent leur pouvoir d'agir, lequel diffère en fonction du savoir développé.

3.1. Les savoirs expérientiels

Ces savoirs concernent ce qui fonctionne et ne fonctionne pas pour chaque individu. Quand ils restent implicites, ils sont difficilement transmissibles et valorisables aussi longtemps que les patients n'ont pas repéré ce qui vaut et ne vaut pas pour autrui et qu'ils éprouvent des difficultés à les exprimer, les mobilisant essentiellement par automatisme pour agir sur eux-mêmes, c'est-à-dire pour s'adapter à la maladie et à l'environnement. Cette interaction entre l'individu et le milieu est forcément de nature idiosyncrasique et particulièrement dépendante de chaque individu et de chaque milieu. Aussi, la valeur de ces savoirs reste assez modérée en termes de généralisation, ce qui ne retire bien évidemment rien à leur valeur ni à leur pertinence au niveau individuel.

En revanche, la transaction individu-milieu est facilitée quand les savoirs deviennent explicites. Les savoirs expérientiels explicites se distinguent des précédents par le fait qu'ils visent un « pouvoir d'agir sur autrui fondé sur le kairos », dans le sens où ils s'expriment à bon escient, au bon moment, saisissant au vol « l'immédiateté de l'instant » (Galvani, Reference Galvani2020). Étant explicites, ils sont de fait plus souvent mis à l'épreuve de la mise en lien avec les savoirs d'autrui, ce qui en augmente la valeur en termes de généralisation.

3.2. Les savoirs situés ou positionnés

Les savoirs situés ont été identifiés dans le cadre du féminisme, où il a été pointé que la réalité avait été construite par une seule moitié de l'humanité, les hommes, alors que les femmes en avaient une tout autre lecture. Ces savoirs sont au carrefour de deux logiques. La première renvoie au fait qu'ils s'autoproduisent à partir d'un vécu, d'une place spécifique dans le monde, ce qui évoque la « condition » des femmes en tant que condition affaiblie par un système de pensée qui leur a assigné une place inférieure. La seconde concerne le « positionnement » des femmes en tant que groupe, ce qui diffère totalement d'une expérience au monde qui serait d'ordre essentialiste. Invoquer l'une ou l'autre acception pour fonder ces savoirs n'est pas sans conséquence sur le plan épistémologique. Si l'on se fonde sur la « condition », celle-ci est à la fois suffisante et nécessaire. En revanche, selon la logique positionnée, il est nécessaire de confronter les vécus communs et de se doter de normes à l'aune desquelles les analyser dans le but de prendre position sur ces vécus et de les dénoncer le cas échéant, notamment à partir du dévoilement des faits qui nuisent à l'expérience commune. En découle le fait que les savoirs situés sont souvent aussi qualifiés de savoirs positionnés. Ces savoirs s'acquièrent lors de processus collectifs calqués sur la logique des savoirs positionnés féministes dans le but de faire du monde un « lieu à partir duquel ce monde devient le nôtre » (Despret et Galetic, Reference Despret, Galetic and Debaise2007, je souligne). La « perspective patient » est de cet ordre. Comme ces savoirs, elle part de l'expérience personnelle et se confronte à celle d'expériences semblables pour examiner les effets des structures et des pratiques existantes sur l'expérience de tout un chacun. Mais pour qu'elle soit aboutie, elle a également besoin d’être croisée aux droits ou aux bonnes pratiques, de manière à rendre possibles des prises de position sur les expériences collectives, à réinterroger les positions dominantes, et enfin, à partir de « ce qui ne fonctionne pas », à identifier ce qui pourrait fonctionner.

3.3. Les savoirs théoriques

En outre, dans le contexte facilitant propre à la société du savoir (UNESCO, 2005), certains patients, décrits comme des « e-patients » (Ferguson et Frydman, Reference Ferguson and Frydman2004) ou comme des patients experts, accèdent à des savoirs théoriques définis comme des connaissances générales et abstraites (d'Arripe et Routier, Reference D'Arripe and Routier2013). Ces savoirs théoriques concernent un domaine de la santé (organisation des soins, droits des malades, développement des médicaments, etc.), une maladie en particulier ou un groupe de maladies et leurs traitements. Les patients les acquièrent de manière autonome et autodirigée, en particulier lors d'interactions avec des experts et en se documentant. Dans le cas où ces savoirs sont mobilisés dans le but de bousculer les connaissances établies (ce qui est le cas pour les acteurs éprouvant une passion cognitive), cela vise à prendre un pouvoir sur les connaissances, soit à générer de nouvelles questions, de nouvelles idées et de nouvelles pistes thérapeutiques.

3.4. Les savoirs techniques

Enfin, certains patients mobilisent des savoirs techniques développés par ailleurs dans le cours de leur vie afin de produire des innovations du même ordre. C'est le cas de patients « prosommateurs » (prosumers), qui développent des applications numériques, des objets qui facilitent leur quotidien et ceux de leurs pairs, ou encore des dispositifs de santé qui répondent aux besoins qu'ils ont pu constater.

4. Pour une démocratie maximaliste

4.1. Cumuler les profils épistémiques, les envies et raisons d'agir de tous les acteurs

Partant des logiques de participation possibles, il est possible de réfléchir aux profils épistémiques des patients pour, d'une part, améliorer la qualité des recrutements, donc l'efficience des actions, mais aussi pour, au moins provisoirement, laisser de côté le statut associatif, ou non, des personnes concernées. De plus, orienter les propositions de participation sur les profils épistémiques permet de limiter des instrumentalisations susceptibles de découler de recrutements basés uniquement sur des compétences. En effet, la plupart du temps, les référentiels de compétences des patients sont conçus par les professionnels (de santé, de la recherche) en fonction d'attendus qui leur sont propres et qui découlent de leurs propres représentations et attentes, quand ils ne découlent pas de leurs craintes qui se traduisent par des listes sans fin de compétences — de surcroît difficiles à évaluer en entretien de recrutement —, parmi lesquelles on retrouve majoritairement des savoir-être en termes de collaboration apaisée et peu disruptive. C'est ainsi qu'on se retrouve avec des injonctions comme : « ne pas avoir de compte à régler avec la profession médicale » (Jha et al., Reference Jha, Quinton, Bekker and Roberts2009). Il ne s'agit pas de sous-entendre ici que les compétences n'ont pas leur place dans la définition des profils à recruter, mais de faire en sorte qu'elles soient caractérisées par les patients eux-mêmes, et que ceux-ci se positionnent seulement après avoir pratiqué l'activité concernée, au risque sinon qu'ils se basent sur des normes inadéquates qu'ils auraient intériorisées ou qu'ils fassent également jouer leurs propres représentations.

La typologie des savoirs et un socle minimum de compétences peuvent suffire à guider les premiers recrutements (Gross et al., Reference Gross, Ruelle, Sannie, Khau, Marchand, Cartier, Mercier and Gagnayre2017), d'autant plus que les compétences vont nécessairement se développer dans l'action et dans la durée. Surtout, invoquer les savoirs permet de rappeler que ce qui est attendu est de cet ordre.

De plus, s'entendre sur la logique mobilisée en amont des interventions est essentiel, ne serait-ce que pour ne pas décevoir les attentes et risquer des désengagements. Cependant, les expectatives des acteurs peuvent différer et il est aussi possible de les cumuler. Cela offre l'avantage certain de satisfaire toutes les parties et de ne pas renoncer à la collaboration. Selon une logique maximaliste, il s'agit de cumuler les envies et raisons d'agir de l'ensemble des acteurs. Il s'agit de tenter d'adosser chaque projet au moins aux logiques démocratiques, consuméristes et épistémiques, dans une visée d'efficacité, de manière à répondre aux besoins constatés par les patients et ainsi améliorer l'expérience patient, en particulier sur les plans des rapports épistémiques, des libertés de bien-être et de la justice sociale. La logique consumériste permet d'assigner à la participation des objectifs concrets qui entretiennent l’élan participatif de toutes les parties prenantes. La logique démocratique exige de multiplier les profils de patients et de s'attacher à ne pas mener d'actions avec seulement quelques-uns d'entre eux. La logique épistémique engage à s'attacher à intégrer la « perspective patient », en particulier dès l'amorce des projets. Peut-être surtout, elle permet de recruter à ce stade des projets des patients susceptibles d'avoir une perspective non seulement enrichissante, mais légitime, en se rappelant que le processus d’élaboration collective constitue une source de légitimité pour l'action (Haeringer, Reference Haeringer and Batifoulier2014), sinon la source de légitimité principale.

On peut en particulier regretter que, dans la plupart des travaux, le niveau des responsabilités épistémiques des patients ne soit pas abordé, limitant de fait les points d'attention ou l'analyse à des aspects purement quantitatifs et organisationnels. C'est ainsi que les études méthodologiques se succèdent pour indiquer comment recruter, fidéliser et motiver les patients partenaires, mais plus rares sont celles qui portent sur les conditions requises pour que les professionnels de santé (ou les chercheurs, pour ce qui est des recherches participatives) leur laissent endosser une responsabilité épistémique significative. Il s'agit de penser davantage les profils épistémiques des patients/usagers (savoirs expérientiels implicites et explicites, savoirs situés ou positionnés, savoirs théoriques, savoirs techniques) en fonction des objectifs poursuivis et des étapes des projets, les uns convoquant tel profil de patient, les autres tel autre profil. Ceci s'impose pour ne pas faire de la participation pour de la participation, autrement dit, pour se rappeler que quelque chose de significatif en est attendu.

Enfin, une dernière notion doit être introduite : celle de complémentarité. Celle-ci est souvent invoquée pour fonder les entreprises collaboratives avec des patients. Leurs savoirs et savoir-faire sont en effet présentés comme complémentaires de ceux des professionnels de santé. Cette assertion est peu remise en question, mais cela aussi mérite réflexion. De plus, interroger cette complémentarité prend tout son sens dans le cadre de l'articulation entre les divers acteurs de la démocratie en santé (représentants d'usagers, associations et patients partenaires/ressources/intervenants).

4.2. La complémentarité entre les acteurs

Nos travaux ont permis d'identifier que, de manière générale, quatre types de complémentarité peuvent être à l’œuvre (Gross et Gagnayre, Reference Gross, Gagnayre and Wittorski2022) : une complémentarité additive, qui se manifeste par des points de vue irréconciliables ; une complémentarité supplétive qui apparaît quand des points de vue différents coexistent autour d'un même projet, sans pour autant se fondre ; une complémentarité transactionnelle qui se révèle quand des points de vue s'hybrident ; et une complémentarité itérative qui se manifeste quand les savoirs sont asynchrones, c'est-à-dire qu'ils sont mobilisés à des étapes différentes d'un même projet. Il s'agit dans ce dernier cadre d’œuvrer ensemble, dans un objectif commun, et de le faire en fonction de ce que chacun peut apporter. C'est ainsi que, par exemple, on peut s'attacher à faire en sorte que l’élu d'une association de malades participe aux comités de pilotage des projets, tandis que les patients partenaires réalisent l'intervention (ou la recherche), en collaboration avec les professionnels de santé ou les chercheurs. Enfin, sous condition d'organiser des rencontres régulières entre eux, les constats des patients partenaires pourraient bénéficier aux représentants d'usagers, car trop souvent, ces derniers sont déconnectés du terrain et ont besoin de savoir ce qui s'y passe. De leur côté, les patients partenaires pourraient utiliser le canal de la représentation pour faire remonter au niveau des instances supérieures certains éléments d'information.

Le même prisme peut guider l'ensemble des démarches. Ainsi, dans le cadre de logiques consuméristes orientant des interventions, deux objectifs fondent les démarches participatives : il s'agit de toucher des publics difficiles à atteindre et d'améliorer leur adhésion aux propositions de soins (Gross, Andrade et Gagnayre, Reference Gross, Ruelle, Sannie, Khau, Marchand, Cartier, Mercier and Gagnayre2017). Cela passe par le repérage de ce qu'attendent les bénéficiaires des interventions. Cela nécessite des savoirs collectifs, donc des savoirs positionnés. En revanche, participer aux accompagnements dans une posture de pair aidant ou de pair éducateur convoque principalement des savoirs expérientiels explicites. Par conséquent, il s'agit de solliciter différents profils de personnes en fonction des étapes des projets et de leurs objectifs propres.

Les logiques épistémiques peuvent aussi convoquer différents types de savoirs, soit en fonction des projets, soit autour d'un même projet (Gross et Gagnayre, Reference Gross and Gagnayre2021). Ainsi, dans un premier programme d'enseignement par et avec des patients, il fallait des personnes en mesure d’être les porte-parole des patients dont les situations étaient étudiées par les étudiants et en capacité d'invoquer les droits des malades autour de ces situations. Il fallait donc recruter des personnes avec des savoirs positionnés, et ont été recrutés des acteurs engagés au sein du milieu associatif ou de communautés virtuelles. En revanche, dans le cadre d'un second programme, basé sur la médecine narrative et en particulier sur des récits de parcours de soins par des patients, en toute logique, ont été recrutées des personnes avec des savoirs expérientiels explicites. Autre exemple : en lien avec la crise de la Covid-19, il a été proposé par un regroupement hospitalier que des patients produisent des documents d'information à destination des familles dont un proche était hospitalisé. Initialement, il avait été pensé par le comité de pilotage que les personnes les plus pertinentes pour y contribuer seraient celles ayant expérimenté l'hospitalisation d'un proche dans le même contexte. S'est finalement imposée l'idée d'associer les représentants d'usagers aux réflexions. En effet, si les savoirs des familles concernées avaient une grande valeur pour identifier les besoins rencontrés, les représentants d'usagers, dont le rôle est de s'assurer du respect des droits des malades et de la qualité des soins, allaient quant à eux veiller à ce que dans ce cadre, ces enjeux soient pris en compte, alors que de leur côté, les familles concernées n'y étaient pas forcément sensibilisées.

Enfin, pour ce qui est de la logique démocratique, par définition, l'objectif est de multiplier les profils des personnes. On s'attachera donc tant à recruter des personnes avec des savoirs implicites ou explicites que celles possédant des savoirs positionnés. Une fois ceci acquis, cependant, la structuration de l'ensemble n'est pas évidente, même en s'attachant à respecter le principe de parité, ne serait-ce que pour ne pas créer des préjudices de participation aux dépens des acteurs les plus faibles. De plus, la logique démocratique visant le rééquilibrage des rapports de pouvoir, il faut souligner l'importance d'organiser des « contre-publics subalternes » (Fraser, Reference Fraser1990) en amont des rencontres pour faciliter l’élaboration de positions collectives susceptibles d’être plus audibles et plus efficaces dans les espaces où elles seront convoquées.

Dans tous les cas, tous les profils épistémiques sont intéressants pour chacune de ces logiques, à condition de les convoquer pour ce qu'ils peuvent apporter. Cela dit, on peut aussi se demander si des patients partenaires qui ne viendraient pas du milieu associatif et se constitueraient en collectif pourraient alors se revendiquer comme détenteurs de savoirs collectifs, positionnés. C'est le cas, sans aucun doute, mais uniquement sur les enjeux du partenariat : pas sur le parcours de soins d'une maladie donnée, ni sur les besoins et attentes des malades concernés. Feraient exception ceux d'entre eux qui auraient une longue expérience comme patient partenaire dans une pathologie donnée et qui auraient ainsi accumulé et capitalisé des savoirs expérientiels multiples. Il n'en reste pas moins que les prises de position qu'ils développeraient à partir de ces savoirs resteraient les leurs, à moins de les confronter à celles de tiers ayant suivi le même processus. Enfin, on s'attachera aussi à ne pas cantonner les uns ou les autres dans un seul rôle. Ainsi, les représentants d'usagers peuvent devenir des patients partenaires dans le cadre de démarches participatives en lien avec la qualité des soins quand celles-ci portent sur des mesures prises par un établissement de santé. En revanche, si ces mesures sont réfléchies au niveau d'un service de soins, sans doute que des personnes qui y sont suivies seraient susceptibles d’être plus pertinentes.

Conclusion

Les tensions entre, d'une part, la démocratie représentative et, d'autre part, une démocratie participative indirecte conduisent à rappeler que tous les savoirs comme tous les modes d'engagement sont utiles pour davantage de démocratie. La proposition émise ici consiste à sensibiliser l'ensemble des acteurs à leur « responsabilité épistémique », c'est-à-dire à la responsabilité de convoquer tous les savoirs et de partager du pouvoir sur les questions de santé et sur les objets de connaissance. Cela passe par le cumul de toutes les sources de savoirs, en particulier les savoirs positionnés, car les enjeux soulevés par ces savoirs, par leur caractère collectif, sont souvent d'un autre ordre que ceux exprimés par des voix singulières. Celles-ci, en revanche, font part d'une expérience spécifique qu'il faut pouvoir entendre. Enfin, des compétences peuvent s'avérer particulièrement utiles, notamment dans le cadre de la pair éducation et de l'accompagnement. La complémentarité des savoirs et des savoir-faire est réelle, mais peut-être faut-il la penser prioritairement sous un prisme itératif. Enfin, la « logique épistémique », soit la « perspective patient », doit faire l'objet de recherches dans les différents contextes où elle s'exprime. Il est en effet plus facile de documenter les autres logiques. Pourtant, c'est la caractérisation de la « perspective patient » qui permettra vraiment de saisir le sens profond de l'engagement des patients.

Remerciements

Je remercie le Professeur Rémi Gagnayre pour sa relecture avisée de cet article.

Footnotes

1 Il est fait ici référence au droit des proches de malades à rester en télétravail ou en chômage partiel afin de protéger leur proche en situation de vulnérabilité.

3 France Assos Santé (2021). « Représentants des usagers et patients partenaires : Comment agir en commun pour la démocratie en santé ? » Colloque du 23 juin.

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