Voilà un livre qui s’annonce déjà comme un jalon historiographique de ce que l’on a coutume d’appeler désormais « l’âge des révolutions ». Si l’on dispose aujourd’hui d’un bon nombre d’études qui analysent le cycle révolutionnaire de 1820 dans une perspective comparée, connectée et transnationale, le livre de Maurizio Isabella est la première étude conjointe et approfondie des révolutions d’Espagne, du Portugal, des Deux-Siciles, de Piémont-Sardaigne et de la Grèce. Quoique M. Isabella se concentre sur les années 1820, sa chronologie remonte à la fin du xviiie siècle et court jusqu’au milieu du xixe siècle dans le but de contextualiser ces années durant lesquelles l’Europe méridionale connaît une transformation d’ampleur, qui répond tant à des événements exogènes (la Révolution française, l’expansionnisme napoléonien, l’interventionnisme britannique) qu’à des trajectoires historiques endogènes. Pour cela, M. Isabella s’appuie sur une vaste bibliographie dans les différentes langues pertinentes pour l’étude de son objet tout en présentant d’importantes recherches de première main en archives. Le livre se fonde en effet sur le renouveau historiographique de ces dernières années, sans pour autant ne constituer qu’une synthèse écrite en anglais et adressée à un large lectorat des travaux réalisés par d’autres chercheuses et chercheurs.
M. Isabella a choisi d’examiner les processus de politisation en portant une attention toute particulière aux mobilisations populaires pour ou contre les révolutions. Pour ce faire, il incorpore à son analyse non seulement de grandes figures politiques, mais aussi des militaires, des commerçants, des artisans, des marins, des paysans et des ecclésiastiques. Le livre est long et dense, mais le lecteur y avance avec aisance grâce à une prose de qualité. Au fil des treize chapitres se succèdent de fines analyses comparatives des révolutions, quand les connexions sont mises en lumière grâce à diverses stratégies narratives.
L’idée de tisser des liens entre les révolutions de 1820-1821 n’est certes pas nouvelle. Si l’entreprise remonte à plusieurs décennies, elle s’est récemment vue enrichie de nombreuses études, du fait du bicentenaire des événements. Toutefois, il s’agit surtout d’ouvrages collectifs plutôt que de recherches et d’analyses individuelles. Ce qui se rapproche le plus de ce qu’offre aujourd’hui M. Isabella est sans doute le livre de Richard Stites, The Four Horsemen: Riding to Liberty in Post-Napoleonic Europe Footnote 1. Sans non plus renoncer à comparer les différents cas, R. Stites centrait cependant son analyse sur chacun d’eux séparément, tandis que M. Isabella adopte une perspective transversale. En outre, R. Stites prêtait peu d’attention au Portugal et au Piémont, et incluait dans son livre les décembristes russes, les intégrant ainsi dans un mouvement politique révolutionnaire paneuropéen initié en Méditerranée. Pour sa part, M. Isabella ne prend pas en compte le cas russe. Son critère d’analyse est d’abord géographique, axé sur ce qu’il appelle « Southern Europe », un espace dont la cohérence ne fait aucun doute mais qui n’est pas sans poser d’autres défis méthodologiques. Bien sûr, M. Isabella cherche à éviter que ce critère géographique n’apparaisse comme un choix déterministe ou de circonstance. De fait, cette « Europe du Sud » a déjà été traitée comme telle par d’autres historiennes et historiens, qui la rapportent aux États bordiers de la Méditerranée. Il en va ainsi, par exemple, du livre collectif Re-Imagining Democracy in the Mediterranean, 1780-1860, dans lequel M. Isabella livrait un chapitre où il présentait certaines de ses interprétations et hypothèsesFootnote 2. Ce dernier a également co-édité un livre sur l’espace méditerranéen étudié du point de vue des mobilités, dans lequel il replaçait l’étude de l’Europe méridionale au sein d’une longue tradition historiographiqueFootnote 3.
En ce sens, le statut de l’Europe méridionale ou méditerranéenne comme espace pertinent n’est plus à prouver ; toutefois, cette catégorie d’analyse continue à entretenir une relation complexe avec la genèse historique de sa régionalisation. Les connexions entre Espagne, Portugal, Royaume des Deux-Siciles et Piémont-Sardaigne pendant l’âge des révolutions sont multiples et transcendent la seule proximité géographique, qu’il s’agisse des liens dynastiques entre les différentes monarchies, d’un passé politique, de ressemblances culturelles, linguistiques et religieuses, d’intenses relations commerciales, etc. Ces précédents culminent avec la proclamation en 1820-1821 de la constitution espagnole dans les quatre royaumes selon un modèle révolutionnaire (revolutionary script Footnote 4) fondé sur la stratégie, née en Espagne, de provoquer le changement politique au moyen d’un pronunciamiento civico-militaire. Le cas grec, pour sa part, se présente sous un jour plus complexe puisque les différences entre les pays de l’Occident méditerranéen et la région sous contrôle ottoman sont plus prononcées, et les travaux qui ont voulu étudier ces espaces dans une perspective comparée ou connectée sont raresFootnote 5. Proposer une telle mise en relation est, de fait, l’un des apports les plus notables du livre. M. Isabella conclut que le cas grec se différencie des autres, tout en soulignant combien la rébellion contre le sultan ottoman participe du moment historique révolutionnaire qu’il décortique.
Les lectrices et lecteurs les plus sourcilleux remettront sans doute en question la pertinence de la catégorie de « Europe du Sud » pour examiner de façon conjointe ces processus révolutionnaires. Il est certes légitime de se demander si l’on n’agrège pas de la sorte des cas disparates, forçant ainsi l’analyse pour en tirer des éléments communs quitte à en minorer les différences, et si cette analyse ressortit de la catégorie d’« Europe du Sud ». Autrement dit, existe-t-il vraiment une région méridionale européenne au-delà de la description géographique qu’il faut se garder d’essentialiser ?
En réalité, cette catégorie ne prend tout son sens que si elle est définie de façon relationnelle et historique. On peut donc plutôt se demander par rapport à quel autre espace pourrait se définir cette Europe méridionale ? L’Europe septentrionale ? L’Europe occidentale et orientale ? Quoi qu’il en soit, retenons surtout que ces catégories ont précisément été reconfigurées pendant la première moitié du xixe siècle et que leurs évolutions ont partie liée avec les révolutions libérales. Comme l’ont montré de nombreuses études, la caractérisation de l’Europe septentrionale et occidentale comme espace générateur de modernité par excellence est liée à l’établissement de hiérarchies politiques datées, les Lumières et l’âge des révolutions ayant été des moments clefs dans ce processus. C’est durant ces décennies que se transforme de manière décisive la compréhension de la géographie civilisatrice européenne, avec, d’une part, l’apogée d’un processus d’inversion des rôles entre le Nord et le Sud, ce dernier ayant jusque-là structuré le continent, et, d’autre part, l’inauguration d’une division entre les parties occidentale et orientale de la région.
M. Isabella note qu’il existe dans l’historiographie une différenciation entre l’Europe occidentale et l’Europe méridionale, par exemple quand il s’agit de considérer que la chronologie de la période d’une « intense instabilité qui dura au moins quatre décennies » (des années 1820 aux années 1860) dans l’Europe du Sud « se chevaucha mais ne coïncida pas exactement avec les dates habituellement admises comme étant celles de l’âge des révolutions en Europe occidentale »Footnote 6. Mais quels pays compose au juste cette région occidentale et septentrionale ? Admettons qu’il s’agisse tout simplement de la France et de la Grande-Bretagne, considérées comme les principaux modèles de développement à l’aune desquels se mesure le reste du continent. Or la France n’est-elle pas tout autant un pays méridional, en ceci qu’elle a, elle aussi, une partie méditerranéenneFootnote 7 ?
Peut-on dès lors parler d’une manière proprement méridionale de traverser l’âge des révolutions ? Et cette manière serait-elle accessoire, dérivative et dépendante des processus septentrionaux ? L’Europe du Sud peut-elle être considérée, pendant la période révolutionnaire, comme un espace périphérique ? Le livre de M. Isabella réfute cette interprétation, bien qu’il laisse encore quelques questions en suspens. Au-delà du discrédit qui accompagne désormais les thèses diffusionnistes de la modernité, on peut encore s’interroger sur la pertinence de considérer l’espace géographique méridional comme situé à la périphérie du processus révolutionnaire ou s’il doit plutôt être pensé comme le lieu par excellence où s’est relancé ce processus pendant la période post-napoléonienne, alors qu’il avait été abandonné dans d’autres parties du continent. M. Isabella lui-même ouvre son livre en affirmant : « À cette époque, ce furent les périphéries du sud de l’Europe qui prirent l’initiative révolutionnaireFootnote 8. » Quoi qu’il en soit, la position de l’Europe du Sud quant aux révolutions (périphérie ou avant-garde ?) peut résolument être considérée comme l’un de ses éléments fondateurs et comme le vecteur de caractéristiques communes.
Il est clair que M. Isabella cherche à démontrer que l’Europe méridionale a eu sa propre capacité à produire des éléments de modernité (et d’anti-modernité) en fonction de son propre passé et de ses propres défis, et qu’elle a ainsi produit des résultats bien spécifiques (par exemple, la mise en avant de l’importance de la dimension communautaire de la nation, en s’appuyant sur sa compréhension en termes religieux) qu’il n’y a pas lieu de désigner comme des errements ou des échecs. Mais cela ne revient pas à ignorer que les Portugais, les Espagnols, les Italiens et les Grecs débattaient déjà, et depuis des décennies en ce début de xixe siècle, de leur « décadence » et de ce qu’ils percevaient eux-mêmes comme un éloignement par rapport au modèle civilisateur qui se définissait, à leurs yeux, au nord-ouest du continent. Ce sont de fait des objets de régénération qui sont à l’origine des élans révolutionnaires du début xixe siècle dans l’Europe méridionale, même si, dans ce registre, ce ne sont pas seulement les comparaisons avec la France ou la Grande-Bretagne qui entrèrent en ligne de compte, mais aussi la recherche dans le passé « national » d’un âge d’or perdu. En tout cas, la production culturelle des Lumières et du romantisme a été fondamentale pour le développement des processus « d’orientalisation » de l’Europe du Sud et de l’Est, qui les éloignaient des canons de la modernité nord-occidentaleFootnote 9.
La mise en opposition de ces catégories géographiques (Europe septentrionale/Europe méridionale/Europe orientale) a pu être identifiée comme étant le produit de l’élaboration intellectuelle de penseurs et d’hommes politiques occidentaux qui se sont eux-mêmes érigés en champions du progrès au moyen d’une comparaison avantageuse avec des espaces considérés comme « en retard ». Les plumes de figures influentes telles que Montesquieu ou Germaine de Staël ont ainsi souligné ces contrastes et ces différencesFootnote 10. Larry Wolff a soutenu, il y a déjà trente ans, que les philosophes des Lumières avaient contribué à cette réorientation de la géographie civilisatrice européenne : d’une division nord/sud, ils passèrent à une partition est/ouest, afin d’élever l’Occident au rang supérieur et de reléguer par conséquent l’Europe orientaleFootnote 11. L’élaboration de ces catégories affecta aussi l’Europe méridionale, un espace qui fut dès lors progressivement éloigné du supposé foyer civilisateur occidentalFootnote 12. Cette différenciation s’expliquait alors (et c’est en bonne partie toujours le cas) par la description d’un processus de translation du pouvoir depuis le sud du continent (ce qui était alors identifié comme la civilisation méditerranéenne) vers le nord, à partir du xvie siècleFootnote 13. Il s’agissait là de mécanismes de construction d’altérité destinés à consolider une identité nord-occidentale, par opposition avec une autre identité méridionale et orientale.
Or, ce qui est certain, c’est qu’à l’âge des révolutions, la division nord/sud de l’Europe n’était pas chargée de cette connotation négative pour beaucoup de contemporains qui ont participé au processus de segmentation du continent selon ces critères de civilisation. De fait, pour bon nombre de libéraux espagnols, portugais et italiens, à partir des années 1820, la géographie du progrès s’était rééquilibrée entre le Nord et le Sud. La grande majorité des libéraux méridionaux désiraient distinguer leurs révolutions du modèle français, considéré comme violent et synonyme de déstabilisation sociale, tout comme ils refusaient de les identifier au républicanisme, soulignant aussi leur attachement à la monarchie constitutionnelle. Cela ne revient pas à dire qu’ils n’avaient pas intériorisé la différence avec le Nord en termes de civilisation ou qu’ils ne ressentaient pas le besoin d’argumenter en faveur de la disposition de leurs nations à la modernité politique, comme le montre M. Isabella pour le cas du Napolitain Guglielmo Pepe : « Tout en admettant que, comparées à l’Europe du Nord, Naples et plus généralement l’Europe du Sud avaient été corrompues par des centaines d’années de despotisme […], Pepe annonça à son lectorat international que vers 1820, il estimait que les Napolitains avaient atteint la maturité nécessaire pour pouvoir bénéficier d’un gouvernement constitutionnelFootnote 14. » Même après la chute des régimes constitutionnels, le Portugais João Almeida Garrett parlait d’un « système de liberté méridional » et l’Espagnol Álvaro Flórez Estrada opposait depuis son exil « les hommes libres du sud de l’Europe » aux « despotes du Nord »Footnote 15. De son côté, Juan Romero Alpuente, dans un livre publié en France en 1832, considérait que la Pologne était « l’unique muraille qui pouvait délivrer l’Europe du torrent presque irrésistible des forces colossales de la Russie, qui, enthousiasmées par le désir ardent de sortir de leurs régions glacées du Nord et du traitement tyrannique de leurs seigneurs, sont prêtes à souffrir toute espèce de fatigue pour venir s’emparer des belles contrées du Midi ». Romero Alpuente regrettait que la monarchie de Juillet n’eût pas aidé les Polonais pendant leur récente insurrection contre le tsar : « […] cette muraille de nationalité n’existe plus »Footnote 16. Cette considération sur l’existence d’une barrière contre le despotisme septentrional et oriental était partagée par Almeida Garrett, qui considérait qu’une Italie unifiée serait le « rempart du midi de l’Europe » face à la « coalition du Nord, face à l’Autriche », tandis que la Pologne et la Courlande (dans l’actuelle Lettonie) devaient, « unies elles aussi, défendre l’Europe du colosse asiatique russe qui menace tous les jours de dévorer l’Occident »Footnote 17. On trouve encore chez Almeida Garret une description explicite de l’enchaînement des révolutions dans l’Europe méridionale qui inclut aussi la Grèce, et pas seulement les pays unis par la constitution espagnole : « Le Portugal suivit l’Espagne. Et peu après la péninsule italienne s’empressa de réclamer la liberté méridionale. Depuis la rive opposée la Grèce lui réponditFootnote 18. » On voit donc bien comment la ligne de division ouest/est, et non pas seulement la division nord/sud, fut également tracée par les libéraux méridionaux, qui associaient le despotisme septentrional principalement à des puissances qu’ils considéraient comme orientales, telles l’Autriche, la Prusse et, surtout, la Russie, mais qui pouvaient tout aussi bien inclure la Grèce dans son projet de liberté méridionale. Les références à la Pologne en tant que rempart face à la Russie dans la géographie politique établie par les libéraux méridionaux confirment sa position comme zone de transition entre Occident et Orient, reléguant ainsi la Russie au rang de pays asiatiqueFootnote 19. Malgré son éloignement, la Russie n’était cependant pas étrangère à la politique du sud du continent. M. Isabella montre comment nombre de rumeurs à propos d’une possible invasion russe circulèrent en Espagne et au Portugal, tandis qu’en Grèce, ces mêmes rumeurs concernaient l’aide potentielle que pouvait apporter la Russie au nom de leur commune confession orthodoxe.
En effet, pendant la Restauration, le libéralisme du Sud (s’auto-percevant comme faisant partie intégrante de l’Occident) pouvait se présenter comme une alternative au despotisme des puissances nord-orientales, coalisées par le « système des congrès ». Répondant ainsi au processus d’« orientalisation » dépréciative auquel avait été soumis le sud de l’Europe pendant les Lumières, les libéraux d’Europe méridionale réagirent en revendiquant la capacité du Sud à s’intégrer à la civilisation moderne, en particulier dans sa dimension de régénération politique. Ils s’érigèrent en avant-garde constitutionnelle contre un Nord et un Orient considérés comme despotiques et identifiés avec les puissances ennemies du libéralisme issu des révolutions de 1820.
Est-ce à dire que c’est ce moment qui donna naissance à une solidarité politique spécifiquement méridionale ? Ce qui est certain, à l’heure des bilans, c’est que ces affinités ne se sont pas traduites par des actions concertées. D’une part, les interventions autrichiennes dans la péninsule italienne arrivèrent trop tôt pour que les libéraux ibériques, encore occupés à asseoir leurs mouvements révolutionnaires, pussent y envoyer de l’aide, si ce n’est l’asile accordé aux centaines d’exilés qui arrivèrent après la chute des régimes constitutionnels napolitain et piémontais. D’autre part, les régimes constitutionnels espagnols et portugais, malgré les manifestations de solidarité exaltées dans la presse et les sociétés patriotiques ibériques, maintinrent une certaine défiance à l’égard du mouvement voisin et ne lancèrent aucune forme d’alliance défensiveFootnote 20. Pourtant, un puissant internationalisme libéral fondé sur la solidarité demeura vivace parmi les exilés des pays du Sud post-1823, impliquant des interactions avec les libéraux de divers lieux d’EuropeFootnote 21. Nul doute que le libéralisme né dans le sud de l’Europe fût à l’origine d’influents discours et d’identités politiques qui eurent bientôt des échos ailleurs sur le continent.
Où situer alors la Grèce dans le cadre de cette confluence des axes est/ouest et nord/sud ? Pour beaucoup de contemporains, elle faisait partie de l’Orient et non du Sud catholique des péninsules Ibérique et italienne. Mais comme l’indique le témoignage d’Almeida Garrett précédemment cité, il semble certain que la simultanéité de la révolution grecque avec celles de la Méditerranée occidentale mit en évidence des affinités politiques entre les mouvements, ce dont pouvaient convenir les libéraux tout comme les réactionnaires. Si la connexion entre Italiens et Grecs est mieux connue, les libéraux ibériques ont aussi eu un mouvement philhellène que M. Isabella ne met pas suffisamment en valeurFootnote 22.
Enfin, M. Isabella ne se contente pas de considérer que les pays d’Europe du Sud partagent des caractéristiques communes qui justifient et exigent une analyse comparative et connectée. Il va bien plus loin et propose de les comprendre comme faisant partie intégrante de la catégorie de « Sud global » (Global South). Il ouvre ainsi la possibilité de trouver dans les révolutions méridionales un lien avec l’histoire globale de l’âge des révolutions : « […] l’Europe du Sud est l’espace géographique qui démontre le mieux les interconnexions et les convergences entre les soulèvements d’Europe, d’Amérique ibérique et d’Asie ». M. Isabella identifie ici une caractéristique que les historiens et historiennes du monde ibéro-américain soulignent depuis des décennies : « Ces révolutions nous invitent ainsi à comprendre l’Europe du Sud comme faisant partie de l’Amérique ibérique, et inversement, et à penser la Méditerranée et l’Océan Indien comme des espaces maritimes impériaux et révolutionnaires interconnectés »Footnote 23, une connexion qui, à ma connaissance, demeure quasi inexploréeFootnote 24. Pour autant, M. Isabella ne développe pas vraiment ce qui demeure à l’état de proposition.
D’autre part, on ne saurait vraiment dire si M. Isabella considère que l’Espagne et le Portugal font ou non partie de ce Sud global. Corroborant la thèse de Linda ColleyFootnote 25 sur la diffusion mondiale du constitutionnalisme pendant cette période, il affirme que « [l]es soulèvements des années 1820 à travers le Sud global confirment la validité de ces postulats », mais, à la page suivante, il semble réduire le Sud global aux seuls territoires de « l’empire espagnol »Footnote 26. Est-ce à dire qu’il inclut dans les insurrections des années 1820 celles de l’Europe méridionale, qui se verraient ainsi incorporées au Sud global en question ? Ce serait là une proposition ambitieuse, quoique risquée, mais qui servirait en tout cas à ouvrir la réflexion sur la place tant de l’Europe méridionale que des empires ibériques dans l’histoire globale. D’une part, quelle serait l’utilité, serait-on en droit de se demander, d’appréhender l’Espagne et le Portugal – c’est-à-dire les parties européennes de ces monarchies transocéaniques qui furent amputées d’une partie de leurs empires dans ces années 1820 et transformées en États-nations – comme appartenant au Sud global ? Ne faut-il pas plutôt les séparer de leurs colonies dans une telle analyse ? Car que deviennent au juste leurs colonies américaines, asiatiques et africaines dans la géographie du Sud global ? D’autre part, la position périphérique que l’Espagne et le Portugal ont pu avoir au début du xixe siècle par rapport à l’Europe nord-occidentale dans la cartographie imaginée de la civilisation justifie-t-elle leur inclusion aujourd’hui dans la catégorie de Sud global ? Ou s’avère-t-elle aussi absurde que le mouvement consistant à inclure la Grande-Bretagne en raison de son empire ultramarin ? Il est clair que peu de pays contribuèrent autant que l’Espagne et le Portugal à la création d’un monde inégalitaire caractérisé par les relations coloniales. Si ce fut le cas, bien entendu, au cours de l’époque moderne, cela l’était toujours tout au long du xixe siècle, quand les deux pays possédaient encore des coloniesFootnote 27. Quoi qu’il en soit, le fait est que les présupposés de l’histoire globale (si tant est que l’on puisse lier l’histoire globale à la notion de Sud globalFootnote 28) n’ont pas été particulièrement appliqués à l’Amérique latine ou à l’Espagne, que ce soit par les historiennes et historiens locaux éloignés des centres de production académique du Nord ou par les principaux promoteurs des histoires globales du xixe siècle, à l’instar de Jürgen Osterhammel ou de C. A. BaylyFootnote 29.
Soulignons que M. Isabella mentionne le Sud global dans son introduction sans y revenir ensuite dans l’ouvrage. Si l’on comprend, toutefois, qu’en ayant recours à ce concept il signale la nécessité de tenir compte des espaces extra-européens des monarchies espagnole et portugaise, il aurait été judicieux de les inclure de façon plus évidente dans son analyse, d’autant que celles-ci eurent une importance décisive dans le développement de ces révolutions. Des historiens et historiennes des monarchies espagnoles et portugaises soutiennent depuis de nombreuses années qu’il est impossible de comprendre le processus révolutionnaire qui a mené à leur dissolution et à leur remplacement par un univers d’États-nations sans considérer les liens atlantiques et transimpériaux qui les caractérisaient, et, je le répète, M. Isabella partage ce point de vueFootnote 30.
J’espère avoir convaincu les lectrices et lecteurs de cette note que Southern Europe in the Age of Revolutions est appelé à devenir un ouvrage de référence dans le renouveau historiographique actuel sur l’âge des révolutions, dans la mesure où il repense des questions cruciales quant aux méthodes et aux façons de faire l’histoire transnationale, connectée, comparée et globale.