Depuis 2010, il est possible de constater une augmentation des démarches visant à défendre et à contester les droits religieux. Ces démarches se produisent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du système juridique. Les exemples abondent: on peut penser ici aux lieux ou espaces de culte dont la présence et l’esthétique sont remises en cause par le biais de référendum, au recours à des ordonnances locales contre le port de vêtements religieux dans les espaces publics, ou encore au lobbying religieux dans les institutions parlementaires. Nous pouvons également considérer le choix de l’État de définir et d’assumer la responsabilité du patrimoine religieux en justifiant son intervention sur la présence de symboles religieux dans les institutions publiques. Ces exemples et ces processus nous invitent à nous interroger sur la manière dont nous comprenons les impératifs démocratiques, les droits religieux, ainsi que leur gouvernance dans des contextes variés.
Ce numéro spécial est publié à la suite d’un colloque tenu à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), en janvier 2020, organisé par la professeure Dia Dabby (Département des sciences juridiques, UQAM) et le professeur David Koussens (Faculté de droit, Université de Sherbrooke). Financé par le CRIDAQ, un centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie, ainsi que par la Chaire de recherche Droit, religion et laïcité de Koussens et le Centre de recherche Société, droit et religions de Université de Sherbrooke (SoDRUS), ce colloque visait à explorer, analyser et évaluer de façon critique comment des processus tels que le référendum, l’activité législative et les gouvernances locales permettent de contourner les droits religieux au nom du « bien public » ou « commun ». Ce numéro spécial reprend et approfondit ces discussions en s’intéressant aux mécanismes de droit public qui peuvent restreindre indûment l’expression religieuse et, dans de nombreux cas, affecter directement les populations religieuses minoritaires. Les mécanismes de droit public sont souvent invoqués au nom du bien commun et des principes démocratiques. Si les destinataires de ces mécanismes de droit public peuvent être des individus (et donc entraîner des restrictions individuelles), ces mécanismes peuvent également viser les lieux de culte et d’autres espaces ayant une signification religieuseFootnote 1.
Bien que cet atelier et ce numéro spécial aient été envisagés avant la pandémie de COVID-19, bon nombre des questions abordées ici ont été réitérées par l’urgence sanitaire. Le recours imprudent ou expansif des gouvernements à la règle par décret, plutôt que de se soumettre au processus apparemment laborieux (et généralement plus imputable) de la règle de droit, est apparu comme l’outil préféré de certains gouvernementsFootnote 2. D’autres groupes, au contraire, ont contesté la compétence de l’État laïque en matière d’affaires religieuses, même dans le contexte de la pandémie, revendiquant la « juridiction de Dieu »Footnote 3 plutôt que celle de l’ÉtatFootnote 4. Le bras de fer juridictionnel sur les lieux de culte et leurs adeptes a, par conséquent, remodelé les pratiques religieuses. Il convient de noter que le remodelage des pratiques religieuses peut également conduire à des pratiques innovantes dans une lutte commune contre une pandémie, solutions souvent élaborées avec des groupes religieux travaillant main dans la main avec l’État. Ces interrogations juridictionnelles soulignent davantage la complexité inhérente des pratiques religieuses et, à l’inverse, offrent une classification ou une hiérarchie de ce qui est considéré comme un « bien essentiel » dans le contexte d’une crise sanitaire mondialeFootnote 5. Et l’expression religieuse n’est souvent pas prise en compte. D’autres encore ont tenté d’adopter de vastes lois sur la sécurité pendant la pandémie en invoquant des intérêts nationaux, ce qui entraînerait une profonde refonte des droits religieuxFootnote 6. Que ce soit en période d’urgence ou non, un récit important émerge sur la démocratie et le bien commun et sur la façon dont les droits religieux « s’y intègrent ».
Les illustrations proposées au début de notre introduction mettent en évidence de nombreuses questions transversales et communes, qui sont examinées dans les articles de ce numéro spécial. Tout d’abord, nous constatons que le recours aux impératifs démocratiques est souvent mobilisé pour justifier le contournement des droits religieux. Pourtant, cet exercice se révèle être, au mieux, un exercice démocratique partiel et minimal qui limite les droits fondamentaux. Ensuite, ces tendances, qui trouvent souvent un écho à l’échelle locale, peuvent également avoir une influence importante lorsqu’il s’agit de réglementer la diversité religieuse à grande échelle. De tels mécanismes ne sont pas sans conséquence sur les groupes religieux et spirituels, ce qui contribue au renouvellement, voire à la redéfinition (préventive), de leur expression et de leur épanouissement religieux. En effet, les débats qui ont occupé le Québec depuis la loi de 2019 sur la laïcité de l’ÉtatFootnote 7 s’inscrivent dans les questions de ce numéro spécial, à savoir : comment, sous registre de la démocratie, son processus peut être lui-même détourné. D’une part, les discussions parlementaires ont été restreintes par le gouvernement, qui a choisi de limiter les représentations du public et des parties intéressées pendant les auditions de la Commission des institutions; le processus parlementaire a encore été limité par la décision du gouvernement d’invoquer la clôture du projet de loi ayant pour résultat une discussion incomplète sur les différents articles (et amendements) contenus dans la proposition législativeFootnote 8. D’autre part, la décision du gouvernement provincial d’utiliser la clause nonobstantFootnote 9, pour prémunir la loi (et le gouvernement) contre les contestations judiciaires des droits religieux et des droits à l’égalité, contenus à la fois dans la Charte canadienne des droits et libertésFootnote 10 et dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personneFootnote 11, expose un choix troublant d’utilisation des instruments de droit public pour restreindre les droits identitaires protégés par la Constitution. Ainsi, la « démocratie » varie grandement, protégeant certains droits au détriment d’autres, et créant un nouveau cadre normatif qui est non seulement imprégné de sens, mais qui entraîne également des obligations contraignantes.
Ce numéro spécial cherche à mettre en lumière les conversations complexes et continues sur le droit et la religion. Il vise également à se questionner sur les impératifs démocratiques, invoqués au nom du bien commun ou public, qui sous-tendent bon nombre des actions politiques et des instruments juridiques élaborés. Les autrices et auteurs publiés dans ce numéro spécial proposent des réflexions sur la démocratie dans des contextes particuliers et des questionnements sur la gouvernance de la diversité religieuse, et ce, dans une variété de perspectives. Ces réflexions sur la démocratie dans des contextes particuliers s’accompagnent de plusieurs opinions et de raisonnements; chacun d’eux, cependant, remet en question les instruments de droit public dans le contexte de ce que l’on a appelé la « nouvelle diversitéFootnote 12 ». Ces propositions émanent également de diverses disciplines universitaires, notamment le droit, les sciences politiques, les études religieuses et l’anthropologie. Comme dans tout exercice démocratique, il y a forcément une multiplicité de points de vue sur la façon dont le droit public doit définir les limites de la diversité religieuse. Ce numéro spécial cherche également à combler le fossé linguistique entre les conversations canadiennes et européennes sur les questions de diversité religieuse, en faisant dialoguer des auteurs qui, autrement, ne conversent généralement pas ensemble. Enfin, les lectrices et les lecteurs pourront également remarquer un intéressant clivage entre les sexes – alors que les articles en anglais sont rédigés par trois femmes, les articles en français sont rédigés par cinq hommes. Nous pouvons nous demander si ces fractures de la langue et du genre changent, modifient ou remettent en question notre compréhension des impératifs démocratiques dans le contexte de la gouvernance religieuse.
Les textes de ce numéro spécial sont répartis en trois sections distinctes. La première section examine comment la religion est opérationnalisée dans le contexte de la gouvernance de l’État ou du cadre supranational. Dans cette section, le premier texte porte sur l’analyse de Lori G. Beaman, qui explique comment le bien commun, tel qu’il se reflète dans la culture et l’héritage d’un peuple, est utilisé pour justifier l’affichage d’une croix dans un hôpital public et la pratique de la prière chrétienne lors d’une réunion du gouvernement municipalFootnote 13. À ce titre, Beaman nous invite à nous demander quelle religion, quel patrimoine et quelles valeurs sont protégés et comment le vocabulaire de la culture s’impose comme la nouvelle façon de parler des croyances majoritaires. Xavier Delgrange aborde, par la suite, la question de la compréhension du bien commun par la Cour européenne des droits de l’homme. Il explore comment, en tant qu’outil judiciaire, la doctrine de la marge d’appréciation se révèle être une épée à double tranchant lorsqu’elle est confrontée à des questions d’identitéFootnote 14. Son analyse met en évidence l’exercice de la Cour visant à justifier sa propre légitimité démocratique, lorsqu’il s’agit d’équilibrer les droits entre les groupes majoritaires et minoritaires. Claude Gélinas examine comment le processus de réconciliation au Canada a, à la fois, guidé et remodelé l’interprétation des droits religieux et spirituels des autochtonesFootnote 15. Ce faisant, Gélinas illustre comment ces croyances spirituelles cadrent rarement avec la liberté de religion comme élaborée par les tribunaux, perpétuant ainsi les déséquilibres de pouvoir au sein de l’État canadien.
Alors que la première section s’intéresse à l’aspect plus performatif de la religion, la deuxième section se concentre plutôt sur la gouvernance locale de la diversité religieuse et les outils de démocratie délibérative. Dans son article, Dia Dabby propose une lecture de la conscience juridique suivant un projet de cimetière musulman à Saint-ApollinaireFootnote 16. À travers une étude empirique à petite échelle, Dabby met l’accent sur la façon dont les acteurs locaux comprennent les processus de prise de décision, et comment leurs interprétations (re)façonnent leurs engagements avec la loi et la gouvernance de la diversité religieuse. Amélie Barras, quant à elle, propose une lecture comparative des lois régissant la diversité religieuse dans la province de Québec et dans le canton de Genève pour examiner ce qu’elle appelle la “crise globale de la diversité”Footnote 17. Selon Barras, les deux lois présentent une forme « préventive » de laïcité à travers leurs instruments de droit public, ce qui nous invite à considérer la dimension transnationale et les conséquences de ces deux lois. Enfin, Vincent Valentin examine la loi française de 1905 sur la laïcité, en s’interrogeant sur la manière dont cette loi contrôle et soutient la religionFootnote 18. Selon Valentin, les justifications de cette approche contradictoire se renforcent et se confrontent mutuellement. Barras et Valentin évaluent l’effectivité de la neutralité à travers ces manœuvres législatives dans les contextes français, québécois et genevois. Les contributrices et contributeurs des deux premières sections soulignent tous, à leur manière, les tensions qui existent, au sein des outils démocratiques, entre l’habilitation et la protection d’une compréhension inclusive de la liberté religieuse et la réglementation des limites de la religion « appropriée ».
Une dernière section examine les débats normatifs en cours sur le modèle optimal pour aborder la diversité religieuse au Québec. Ces deux articles examinent l’interculturalisme et la convergence culturelle, qui ont tous deux été présentés comme des solutions de rechange au modèle canadien de multiculturalisme et fournissent différentes voies pour s’engager dans l’équilibre (fragile) entre les droits individuels et collectifs. Les articles de Louis-Philippe Lampron et Guillaume Rousseau proposent également des opinions très divergentes sur la manière de traiter les fragmentations de la démocratie qui en résultent. Tout d’abord, Lampron revisite une proposition sur la place de l’interculturalisme dans l’ordre quasi-constitutionnel au QuébecFootnote 19. À la lumière de la nouvelle loi 21 adoptée par le Québec, il affirme que les instruments de droit public qui y sont contenus rendent impossibles les fondements juridiques de l’interculturalisme et son enracinement dans la Charte des droits et libertés de la personne au Québec. De son côté, Rousseau soutient que non seulement le passage à la « convergence culturelle » devrait être accueilli favorablement, mais que la politique elle-même devrait reposer sur une base légaleFootnote 20. Il propose une législation visant à renforcer la prédominance de la langue et de la culture françaises, avalisant ainsi ce qu’il prétend être l’« intégration » par opposition à l’« assimilation » des « communautés culturelles ». La proposition de Rousseau suit un courant particulier du discours politique québécois sur la diversité religieuse, qui a gagné en force depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition Avenir Québec en 2018Footnote 21. Tout effet négatif sur la liberté de religion ou l’aplatissement de l’expression religieuse est présenté comme étant soit accessoire, soit nécessaire pour assurer la primauté de la langue française, la protection des droits collectifs et la promotion d’un récit particulier de la nation québécoiseFootnote 22.
Dans son ensemble, ce numéro spécial permet de montrer comment les changements dans les politiques officielles, les cadres statutaires et les raisonnements judiciaires non seulement reflètent des visions différentes de la société, mais ont aussi une incidence sur la façon dont les gens mènent leur vie au quotidien. Amy Gutmann note que « [l]es groupes identitaires occupent une place difficile dans la démocratie »Footnote 23. Ce numéro spécial examine comment les processus démocratiques peuvent soit faciliter soit entraver les droits religieux, tout cela au nom du bien public ou commun. Les questions d’identité mettent en lumière la manière dont la transparence, les processus et les justifications sont utilisés lorsqu’on tente d’atteindre les impératifs démocratiques. À cet égard, ce numéro spécial confirme l’argument de Gutmann et invite à un examen plus approfondi de la manière dont les instruments de droit public sont utilisés et de leurs effets sur des communautés minoritaires particulières. Dans l’ensemble, nous espérons que ce recueil montre comment la sensibilité aux conséquences réelles des instruments juridiques sur la qualité de la participation des personnes à la vie démocratique peut contribuer à nourrir l’imagination éthique et la volonté politique de trouver des moyens permettant aux gens de mener ensemble une vie significative.