Introduction
Depuis son apparition dans l'histoire des idées, le concept de race se situe à la jonction entre le domaine socio-politique et la science (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007). Alors que la race désigne initialement, chez les humains, des familles dont la noblesse se transmet par héritage, elle devient un concept biologique dès le XVIIIe siècle, notamment sous l'effet du développement des taxonomies d'histoire naturelle, des théories de l'hérédité et de la théorie de l’évolution. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le concept voit toutefois sa pertinence biologique questionnée par la génétique des populations et acquiert une dimension plus sociale. Dès lors, les perspectives naturalistes, selon lesquelles la race désigne une entité naturelle, sont éclipsées au profit des conceptions constructivistes, qui la définissent comme un groupe dessiné dans un contexte social et politique particulier. Cependant, la race semble faire l'objet d'une nouvelle naturalisationFootnote 1 en ce début de XXIe siècle, à la faveur de l'essor des études sur les origines développementales de la santé et de la maladie (DOHaDFootnote 2 en anglais) et de l’épigénétique, deux champs qui mettent en lumière le rôle de l'environnement dans le développement et dans l'hérédité, et qui cherchent à comprendre comment l'expérience environnementale peut être « incorporée » par les individus, à l’échelle intra- et intergénérationnelle.
Dans cet article, qui relève de l’épistémologie descriptive, j'analyse ce qui se présente comme une nouvelle forme de biologisation de la race à l’ère de l’épigénétique. Je m'attache plus précisément à caractériser une conception émergente que j'envisage comme un naturalisme épigénétique, et je soutiens que cette conception permet d'articuler de façon originale naturalisme, environnementalisme et constructivisme. Dans le contexte théorique évoqué, la race n'est pas assimilée à un donné génétique inné. Elle est plutôt associée à une trace somatique produite par certaines expositions environnementales et sociales, et apparaît ainsi comme une construction bio-sociale.
Après avoir rappelé comment le concept de race oscille, dès l'origine, entre considérations socio-politiques et naturalistes (1), je m'attache à décrire la nouvelle biologisation de la race qui se profile à l’ère de l’épigénétique (2), en soulignant ses liens avec la mise à l'honneur de l'environnement dans les études sur le développement et sur l'hérédité, ainsi qu'avec les travaux consacrés aux disparités de santé entre groupes racisésFootnote 3 aux États-Unis. Je souligne en particulier que cette approche, en dépassant l'oscillation entre biologique et social, permet d'opérer une synthèse entre ces deux éléments et implique que la dimension biologique de la race est l'effet, et non la cause, d'une certaine réalité socio-culturelle. Enfin, je dessine les spécificités de ce que j'envisage comme un naturalisme épigénétique à l'occasion d'une comparaison avec d'autres naturalismes (3). Je montre alors que si ce dernier inscrit la race dans une marque corporelle qui traverse les générations, il se caractérise par une dimension environnementaliste faisant écho à des thèses externalistes plus anciennes, selon lesquelles la race est produite par une exposition à un ensemble de conditions. Je souligne par ailleurs que le naturalisme émergent conduit à penser la race comme une propriété relationnelle, plastique et accidentelle, rompant ainsi avec l'essentialisme qui caractérise les approches génétiques (ou tout autre internalisme). Enfin, je soutiens que le naturalisme épigénétique, qui est aussi un constructivisme, engage à envisager les races comme des constructions bio-sociales historiquement contingentes.
La présente réflexion s'appuie principalement sur la littérature anglophone et sur l'exemple des États-Unis, où la question raciale revêt une forme particulière. Elle entend néanmoins avoir une portée générale dès lors que le débat sur les différences raciales n'est pas l'apanage du continent nord-américain et que le concept de race continue de faire l'objet d'un usage réel, quoique pudique, dans d'autres pays.
1. La race, du politico-social au biologique et retour
Pour le grand public, le concept de « race » désigne avant tout une entité biologique, une classe naturelle. Cependant, c'est dans le discours politique que le terme a émergé à partir du XVe siècle, avant d’être pris en charge par les naturalistes dès le XVIIIe. Depuis lors, la race n'a cessé d'osciller entre deux sphères, les sciences naturelles et les sciences politico-sociales. Autrement dit, « aujourd’hui comme hier, la question raciale est à cheval sur la science et la politique » (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007, p. 277).
1.1. De la sphère politico-sociale aux sciences de la vie (XVe-XIXe siècles)
Historiquement, la race est d'abord un fait politique. Elle renvoie, à partir des XVe et XVIe siècles, à des lignées familiales — telles que celle des Bourbon — dont la noblesse se transmet par héréditéFootnote 4 (Guillaumin, Reference Guillaumin1981 ; Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007 ; Bessone, Reference Bessone2013). L’émergence de l'idée de race serait par ailleurs liée à la question de la « pureté du sang » qui apparaît dans une Espagne catholique où les rois Isabelle et Ferdinand, après la Reconquête qui s'achève en 1492, cherchent à traquer les convertis descendant de lignages juifs et musulmans (Bessone, Reference Bessone2013 ; Michael et Burgos, Reference Michael and Burgos2020). Enfin, le concept de race, qui permet de désigner des groupes d'animaux d’élevage au moins depuis le XVIe siècle (De Coppet, Reference de Coppet2021), est employé pour classer des êtres humains faisant l'objet d'une domination politique dans le contexte de la colonisation organisée par les Européens (Guillaumin Reference Guillaumin1981 ; Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007 ; Bessone, Reference Bessone2013).
De la famille légale, restreinte et noble, le terme en est arrivé à être utilisé pour de vastes groupes d'hommes auxquels l'attribution d'un trait physique commun allait être le prétexte à les désigner comme un tout (Guillaumin, Reference Guillaumin1981).
Le vocabulaire de la race émerge donc dans la sphère politique et ses premiers théoriciens, d'ailleurs, ne sont pas nécessairement des naturalistes (Guillaumin, Reference Guillaumin1981 ; Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007)Footnote 5. Pour autant, des travaux scientifiques d'anthropologie, au premier rang desquels figurent ceux d'Emmanuel Kant (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007), et d'histoire naturelle, tels que ceux de Georges-Louis Leclerc de Buffon ou encore de Carl von Linné (Hoquet, Reference Hoquet, Bancel, David and Thomas2014), permettent d'esquisser un concept naturalisé de la race dès le XVIIIe siècle. Ainsi, dans ses Opuscules sur l'histoire (Reference Kant1990), Kant identifie quatre races d'hommesFootnote 6 — Blancs, Hindous jaunes, Nègres, Américains cuivrés — et soutient que parmi tous les caractères qui se transmettent des parents aux enfants, seuls ceux qui dépendent de la race, à savoir les différentes couleurs de peau, sont légués de façon infaillible (Huneman, Reference Huneman, Agard and Lartillot2011). Buffon (1749) et LinnéFootnote 7 (Reference Linné1793, p. 32–33) identifient également plusieurs racesFootnote 8, même s'ils n'emploient pas toujours le concept et font notamment référence à des variétés (Hoquet, Reference Hoquet, Bancel, David and Thomas2014, p. 31). Enfin, on distingue dès cette époque les approches internalistes à la Kant, qui disent que les différences raciales sont fixes et inscrites dans des germes actualisés par l'environnement, et les approches externalistes, à la Buffon, d'après lesquelles les caractéristiques de la race sont réversibles et causées par des expositions environnementalesFootnote 9 (climat, nourriture, mœurs)Footnote 10.
Au XIXe siècle, la biologisation du concept de race est renforcée par la théorie de l’évolution par sélection naturelle. Si Darwin (Reference Darwin1876, VII, p. 239) considère modestement que les variétés humaines, toujours conventionnelles, peuvent être envisagées comme des « sous-espèces »Footnote 11, que les hommes sont issus d'un ancêtre commun et que les différences physiques entre les groupes humains sont le fait de la sélection sexuelle, sa théorie de l’évolution encourage le développement d'un « appareil conceptuel » et d'une « imagerie » qui viendront consolider le concept biologique de race (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007). Cette théorie conduit notamment à envisager les différences mentales et morales des groupes humains comme le produit de l’évolution biologique et, partant, à renforcer les liens entre race et cultureFootnote 12 (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007). Elle favorise aussi l’élaboration d'arbres phylogénétiques dans lesquels chaque race apparaît comme une espèce séparée des autres et se trouve plus ou moins élevée dans la hiérarchie biologique (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007). En témoignent notamment les arbres de Haeckel (1868/Reference Haeckel1874), qui font apparaître 12 espèces et 36 races humaines dont certaines (par exemple les Indo-Germains) se situent plus haut que d'autres (par exemple les Australiens) sur l’échelle des êtres.
L'essor des approches évolutionnaires, couplé à celui des théories de l'hérédité qui excluent la possibilité de transmettre des caractères acquis, contribuent à forger les conceptions internalistes et essentialistes de la race. Selon ces perspectives, la race est inscrite de façon irréversible dans un patrimoine héréditaire (on parlera de patrimoine « génétique » au XXe siècle) ayant été sculpté au cours de l'histoire du vivant. L'anthropologie physique s'attachera bientôt à mesurer les traits associés à ce patrimoine pour mieux cerner les contours des groupes, supposés disjoints, qui constituent l'humanité.
1.2. Des sciences de la vie aux sciences sociales (XXe siècle)
Au XXe siècle, et selon un mouvement inverse, les approches biologiques du concept de race tendent à s'affaiblir au profit de conceptions plus sociales ; le naturalisme s’éclipse pour faire place aux thèses dites constructivistes. C'est plus précisément dans la deuxième moitié du siècle que le concept biologique de race est fragilisé. Le contexte politique est alors celui de la révélation des atrocités perpétrées par les nazis au nom d'une idéologie raciale, ainsi que celui des processus de décolonisation (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007). La biologie de l’évolution est quant à elle dominée à ce moment-là par la théorie synthétique, selon laquelle la transformation des êtres vivants résulte du remplacement progressif des fréquences de gènes dans les populations, sous l'effet de la sélection naturelle.
La génétique des populations, qui constitue l'un des principaux piliers de la théorie de l’évolution alors en vigueur, conduit à considérer que les races ne peuvent pas être envisagées comme des « types », des groupes statiques, disjoints les uns des autres et dont tous les membres présenteraient des traits communs et essentiels, mais doivent plutôt être conçues comme des « populations en évolution » entre lesquelles il existe une continuité et qui se signalent simplement par différentes fréquences alléliques. Autrement dit, la science de l’époque disqualifie le concept typologique de race et invite à le remplacer par une « interprétation génétique, populationnelle et dynamique de la diversité biologique » (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007)Footnote 13 ; elle implique que les entités biologiques que constituent les races sont des « populations ou ensembles de populations qui diffèrent d'autres par la plus ou moins grande fréquence de certains gènes » (Lévi-Strauss, Reference Lévi-Strauss1971). Cette perspective est retenue dans les déclarations de l'UNESCO en 1950 et 1951 (Gayon, Reference Gayon2002).
Dans ce contexte, les différences raciales sont bien inscrites dans quelques fréquences alléliques, dans quelques gènes, mais tout découpage de l'humanité en groupes discrets relève de l'arbitraire et de la convention (Dobzhansky, Reference Dobzhansky1953 ; Lévi-Strauss, Reference Lévi-Strauss1971). D'ailleurs, le nombre de races existantes n'a jamais fait l'objet d'un quelconque consensus (Darwin, Reference Darwin1876, p. 232 ; Guillaumin, Reference Guillaumin1981, p. 57 ; Bessone, Reference Bessone2013, p. 54 ; Michael et Burgos, Reference Michael and Burgos2020) et l'idée d'une continuité entre les groupes humains est avancée dès le XVIIIe siècle (Panese, Reference Panese, Bancel, David and Thomas2014). L'obsolescence d'un concept biologique robuste de race est en outre définitivement confirmée par les analyses montrant que les classifications raciales classiquesFootnote 14 ne rendent compte que de 15% de la diversité génétique humaine (voire de 6,3%) (Lewontin, Reference Lewontin1972)Footnote 15 et que les allèles qui sont corrélés à des traits traditionnellement étudiés par l'anthropologie physique ne sont pas systématiquement associés dans les prétendues races humaines (Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007 ; Livingstone, Reference Livingstone1962 ; Loring Brace, Reference Loring Brace and Montagu1964 et Reference Loring Brace, Peregrine, Ember and Ember2002 ; Andreasen, Reference Andreasen2005)Footnote 16. Enfin, il est admis dès les années 1950, notamment par les experts de l'UNESCOFootnote 17, que race et culture doivent être clairement distinguées (Lévi-Strauss, Reference Lévi-Strauss1971 ; Gayon, Reference Gayon2002 ; Gayon, Reference Gayon, Bortsch, Hervé and Rozenberg2007)Footnote 18.
Ainsi, le concept biologique de race tend à perdre toute pertinence (Montagu, Reference Montagu1942) et se trouve bientôt supplanté par des approches plus sociales. Les experts de l'UNESCO soutiennent que la race « est moins un phénomène biologique qu'un mythe social » (article 14, déclaration de 1950). Leur propos est représentatif de la posture des anthropologues de la deuxième moitié du XXe siècle (Gravlee, Reference Gravlee2009, p. 54 ; Hochman, Reference Hochman2021). Ainsi, « au milieu du XXe siècle, la plupart des anthropologues ont rejeté la race comme biologie, et la vision selon laquelle la race est une construction sociale en est venue à dominer les sciences sociales » (Gravlee, Reference Gravlee2009). La race, dans cette perspective, se décline de différentes façons : elle peut être une fiction, un genreFootnote 19, un statut, etc. (Hochman, Reference Hochman2021). Quoi qu'il en soit, elle est une catégorie construite dans une société particulière, ce qui en fait une réalité résolument contingente et accidentelle.
Enfin, la race peut être envisagée comme un outil social de domination. Ainsi, la sociologue Colette Guillaumin affirme que la race est une « catégorie sociale d'exclusion », un moyen « de rationaliser et d'organiser la violence meurtrière et la domination de groupes sociaux puissants sur d'autres groupes sociaux réduits à l'impuissance » (Reference Guillaumin1981, p. 65). Dans une veine similaire, la philosophe Magali Bessone soutient que « les races existent par construction, par sélection arbitraire de certains traits érigés en signes différentiels, opérée dans des contextes historiques où cette sélection servait un système d'organisation politique, économique et social » (Reference Bessone2013, p. 19). De ce point de vue, ce n'est pas la race qui produit le racisme, mais bien au contraire le racisme, ou la logique de hiérarchisation qui lui est consubstantielle, qui favorise la construction des catégories raciales. Ces considérations font écho au fait que le concept de race apparaît initialement pour distinguer des groupes humains — familles, colons, colonisés — engagés dans des rapports de pouvoir et de domination.
1.3. Un reste de naturalisme ?
Le développement des approches sociales n'a pourtant pas mis un terme aux préjugés raciaux, fondés sur la croyance d'une différence biologique entre les êtres humains. Dans l'imaginaire collectif, la race continue de désigner un groupe naturel ; elle reste associée à un marqueur physique — couleur de la peau, texture des cheveux — qui permet de naturaliser la différence et partant, de la rendre irréversible (Guillaumin, Reference Guillaumin1972). Autrement dit, la race continue de se présenter comme un groupe social « perçu comme naturel », elle ne laisse pas de renvoyer à « un groupe d'hommes considéré comme matériellement spécifique dans son corps » (Guillaumin, Reference Guillaumin1972, p. 323).
La naturalisation persistante de la race dans les perspectives populaires semble empêcher de faire de cette dernière un groupe social comme un autre (Hochman, Reference Hochman2019). La « racisation » ou « racialisation », c'est-à-dire le fait d'assigner les individus à différents groupes raciaux, peut d'ailleurs être pensée comme un processus « qui consiste à absolutiser la différence “culturelle et d'origine” en l'inscrivant dans la nature » (De Rudder et al., Reference De Rudder, Poiret and Vourc'h2000, cités par Bessone, Reference Bessone2013, p. 11), ou encore comme un mouvement à travers lequel « des groupes en viennent à être compris comme des entités biologiques majeures et des lignages humains, constitués par isolement reproductif, dans lesquels l'appartenance est transmise à travers la descendance biologique » (Hochman, Reference Hochman2019, p. 1246). La question est alors de savoir ce qui sous-tend une telle persistance du biologique dans la pensée de la race.
Si l'on s'en réfère à l'analyse de Véronique De Rudder et collègues, c'est l'histoire du concept qui empêcherait de le débarrasser de sa dimension biologique. Soutenant que « le passé des mots sédimente et persiste […] dans leur usage ultérieur », ces auteurs considèrent que le mot race, « même apparemment tout à fait “sociologisé”, garde en réserve le sens biologique fixé au XIXe siècle » (De Rudder et al., Reference De Rudder, Poiret and Vourc'h2000, cités par Bessone, Reference Bessone2013, p. 13). La survivance des considérations naturalistes est sans doute aussi liée aux travaux des généticiens des populations sur la réalité biologique de la race (Rosenberg et al., Reference Rosenberg2002 ; Spencer, Reference Spencer2015), au maintien de certains usages médicaux plus ou moins officiels selon les contextes nationaux (Grossi et Poiret, Reference Grossi and Poiret2016), et au développement d'une biomédecine ouvertement « racialisée » dans un pays comme les États-Unis (Kahn, Reference Kahn2012 ; Roberts, Reference Roberts2011). La mise sur le marché dans les années 2000 d'un traitement contre les insuffisances cardiaques spécifiquement adressé aux Afro-Américains — le BiDil — est sans doute l'exemple le plus parlant en la matière. Si cet événement n'est pas sans lien avec des enjeux commerciaux (Sankar et Kahn, Reference Sankar and Kahn2005), la Food and Drug Administration (FDA) aurait à travers lui « ouvert la voie à une réification de la race comme catégorie biologique et génétique fonctionnelle » (Doron et Lallemand-Stempak, Reference Doron and Lallemand-Stempak2014). Dans le contexte américain, l'usage non critique du concept de race en biomédecine et en santé publique favoriserait par ailleurs l'hypothèse par défaut selon laquelle les différences raciales ont un fondement génétique (Gravlee, Reference Gravlee2009). Enfin, les conceptions biologiques de la race opéreraient un retour tonitruant à travers les pratiques de tests génétiques qui retracent les ascendances bio-géographiques (Doron et Lallemand, Reference Doron and Lallemand-Stempak2014 ; Nelson, Reference Nelson2016). Aussi le concept génétique de race connaîtrait-il un regain de vigueur en ce début de XXIe siècle (Doron et Lallemand, Reference Doron and Lallemand-Stempak2014Footnote 20 ; Saini, Reference Saini2019).
En résumé, si le XXe siècle a été marqué par la montée en puissance des perspectives sociales, la race reste inextricablement mêlée à l'idée de généalogie, d'hérédité et partant, de nature. Autrement dit, le concept de race continue d'osciller entre deux pôles — biologique et socio-politique — dès lors que semble se maintenir, derrière le consensus constructiviste, un reliquat de naturalisme essentialiste et internaliste selon lequel la race est inscrite dans un patrimoine génétique censé déterminer le développement des traits de façon rigide depuis le cœur des cellulesFootnote 21.
2. La race à l’ère de l’épigénétique : une autre forme de naturalisation
Depuis quelques années, le concept de race semble faire l'objet d'une nouvelle forme de naturalisation. À côté des derniers développements de la génomique, mais aussi des travaux de psychologie évolutionniste proposant une description naturaliste de l'architecture cognitive — avec son module de biologie naïve — qui pousse les individus à dessiner des catégories raciales (Machery et Faucher, Reference Machery, Faucher, Cohen and Lefebvre2005 ; Bessone, Reference Bessone2013, p. 120–121), les études relatives aux effets de l'environnement sur le développement et l'hérédité, notamment par l'intermédiaire de mécanismes épigénétiques, réintroduisent de façon originale de la biologie (moléculaire) dans les débats sur la race. Dans les lignes qui suivent, il s'agira d'analyser l'approche épigénétique, qui, si elle réinscrit l'identité raciale dans la chair ou la nature, permet aussi de dépasser l'oscillation entre biologique et social, voire d'en proposer une synthèse.
2.1. L'environnement dans le développement et l'hérédité, et l'incorporation des expositions sociales à travers l’épigénétique
Il importe, pour commencer, de proposer une mise en contexte, et de souligner que la nouvelle biologisation de la race dont il est question dans cet article se déploie dans un cadre théorique où le rôle causal de l'environnement, notamment social, est mis en lumière dans les études consacrées au développement et à l'hérédité.
Depuis une quarantaine d'années et les travaux pionniers du médecin David Barker sur la programmation (ou l'origine) fœtale des maladies, de nombreuses études explorent la façon dont les expositions précoces à divers environnements — sociaux, nutritionnels, etc. — déterminent le développement, et plus précisément les états sains et pathologiques à l’âge adulte (Charles, Delpierre et Bréant, Reference Charles, Delpierre and Bréant2016). Ces études s'inscrivent dans le champ des DOHaD, que certains situent à la frontière entre épidémiologie socialeFootnote 22, neurosciences et toxicologie (Charles, Delpierre et Bréant, Reference Charles, Delpierre and Bréant2016), mais que d'autres localisent à l'intersection de la médecine, de la santé publique et de l'anthropologie (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009). Les études consacrées aux DOHaD entendent prendre en compte des dynamiques développementales sur une durée significative allant de la vie fœtale à l’âge adulte. Elles mettent notamment en évidence une corrélation entre le poids de naissance et le risque de développer des maladies cardio-vasculaires, ou encore entre l’état glycémique de l'environnement utérin et la tolérance au glucose (Charles, Delpierre et Bréant, Reference Charles, Delpierre and Bréant2016). Les recherches conduites en épigénétique, la science qui s'intéresse au « contrôle de l'activité des gènes par méthylation de l'ADN ou modification des composants de la chromatine » (Morange, Reference Morange2005, p. 367), ont mis au jour certaines des voies par lesquelles les expériences précoces et l'environnement peuvent avoir un effet de long terme sur le développement (Junien, Reference Junien2011 ; Junien et al., Reference Junien2016). En cela, elles auraient apporté « une crédibilité biologique » au concept d'origines développementales des états de santé et de maladie (Charles, Delpierre et Bréant, Reference Charles, Delpierre and Bréant2016).
L'environnement a également fait l'objet d'une attention renouvelée dans les études consacrées à l'hérédité. Alors que cette dernière est devenue synonyme de génétique au XXe siècle, et que les gènes ont dès lors été envisagés comme les seuls facteurs héréditairesFootnote 23, des chercheurs ont récemment mis en évidence un ensemble de transmissions non génétiques impliquées dans le retour des traits au fil des générations (Jablonka et Lamb, Reference Jablonka and Lamb2005). L'hérédité dite « étendue » désigne ainsi la transmission d’éléments divers en plus des portions d'ADN : marques épigénétiques (Jablonka et Raz, Reference Jablonka and Raz2009), comportements parentaux (Galef et Laland, Reference Galef and Laland2005), microorganismes symbiotiques (Gilbert, Sapp et Tauber, Reference Gilbert, Sapp and Tauber2012) ou encore niches écologiques construites (Odling-Smee, Laland et Feldman, Reference Odling-Smee, Laland and Feldman2003 ; Stotz, Reference Stotz2017)Footnote 24. Dans ce contexte théorique, l'environnement — social, microbien, etc. — apparaît comme une partie du bagage héréditaire directement légué aux descendants. Mais ses effets peuvent aussi être transmis de façon indirecte à travers des marques épigénétiques. Celles-ci sont parfois présentées comme des traces d'expositions environnementales transmissibles à la descendance (Champagne, Reference Champagne2010). Ainsi, une étude désormais célèbre montre comment des petites rates expérimentant des soins maternels défaillants présentent des patrons de méthylation inhibant la production de récepteurs hormonaux et étant corrélés à un comportement maternel défaillant lorsqu'elles atteignent l’âge adulte (Champagne, Reference Champagne2008). Dans ce cas précis, l'expérience sociale laisse des traces épigénétiques qui peuvent affecter les comportements dans les lignages biologiques, de génération en génération.
Les mécanismes épigénétiques apparaissent dès lors comme des moyens privilégiés pour assurer ce qu'il est désormais commun d'appeler l'incorporation (embodiment) des effets de l'environnement, à l’échelle intra- ou intergénérationnelle (Junien et al., Reference Junien2016). Relevant initialement du champ de la philosophie (Smith, Reference Smith2017), puis de la sociologie, le concept d'incorporation a récemment été remis en lumière, notamment par l’épidémiologiste Nancy Krieger, pour qui il désigne « la façon dont nous incorporons littéralement, biologiquement, le monde matériel et social dans lequel nous vivons, de la conception à la mort […] » (Reference Krieger2005, p. 352). Dans le contexte qui nous intéresse, l'incorporation renvoie précisément au fait que les expériences et expositions environnementales laissent des traces — notamment épigénétiques — plus ou moins durables dans le corps. Ces traces font l'objet d'un intérêt accru dans le cadre de disciplines telles que l’épigénétique environnementale (Landecker et Panovsky, Reference Landecker and Panovsky2013 ; Mansflied et Guthman, Reference Mansfield and Guthman2015) et l’épigénétique sociale (Baedke et Delgado, Reference Baedke and Delgado2019).
2.2. Incorporation transgénérationnelle de l'expérience raciale aux États-Unis
Les travaux consacrés aux DOHaD ont encouragé certains chercheurs à repenser les causes des disparités de santé observées entre « Noirs » et « Blancs » aux États-Unis (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009 ; Gravlee, Reference Gravlee2009 ; Jasienska, Reference Jasienska2009). Ils les ont plus précisément conduits à envisager une incorporation intra- et intergénérationnelle de l'expérience raciale, notamment à travers des mécanismes épigénétiques (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009 ; Jasienska, Reference Jasienska2009, Gravlee, Reference Gravlee2009, Sullivan, Reference Sullivan2013)Footnote 25.
Dans un pays où les distinctions raciales s'inscrivent dans une longue histoire qui comprend des périodes d'esclavage et de ségrégation, les personnes identifiées comme Noires ont en moyenne un poids de naissance inférieur aux personnes identifiées comme Blanches, et elles se trouvent statistiquement plus affectées par les maladies cardiovasculaires (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009 ; Gravlee, Reference Gravlee2009). Ainsi, « le risque de mourir d'une maladie cardiaque est 1,3 fois plus élevé chez les Afro-Américains comparé aux Blancs américains […], et les Afro-Américains sont 1,8 fois plus susceptibles de développer du diabète […] » (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009). Tandis que plusieurs études font état des limites des explications génétiques pour rendre compte de ces disparités de santé (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009 ; Gravlee, Reference Gravlee2009 ; Kaplan, Reference Kaplan2010)Footnote 26, les travaux sur les DOHaD et l’épigénétique ont poussé les spécialistes à explorer l'hypothèse de l'incorporation biologique. Selon cette dernière, les spécificités de santé des Noirs américains ne seraient pas inscrites dans un patrimoine génétique, mais se présenteraient plutôt comme la traduction biologique d'une expérience sociale particulière, celle d’être Noir dans un pays où une telle identité va statistiquement de pair avec le fait de subir des discriminations, d'expérimenter des situations stressantes, de vivre dans des quartiers plus défavorisés et d'avoir un régime alimentaire non équilibré (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009).
Christopher Kuzawa et Elizabeth Sweet (Reference Kuzawa and Sweet2009), qui sont respectivement anthropologue et sociologue et dont l'article sur « l'incorporation épigénétique de la race » est sans doute le plus célèbre sur le sujet, adoptent plus précisément une perspective qu'ils présentent comme sociale et constructiviste. Ils défendent la thèse selon laquelle l'expérience sociale raciale peut être « incorporée » à travers des mécanismes épigénétiques et développementaux, à l’échelle intra- et intergénérationnelles. Autrement dit, ils proposent un modèle épigénétique pour rendre compte des disparités de santé entre Blancs et Noirs aux États-Unis. Si la race revêt bien, dans ce contexte, une dimension biologique, cette dernière est le produit des inégalités raciales (Gravlee, Reference Gravlee2009), le résultat d'une exposition à certains facteurs environnementaux et psychosociaux (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009), ou l'effet lointain des conditions de l'esclavage (faible apport nutritionnel et effort considérable) (Jasienska, Reference Jasienska2009). Les marques épigénétiques associées à l'expérience raciale rappellent d'ailleurs celles qui caractériseraient les populations dont les ancêtres ont été confrontés à des traumatismes, et qui sont notamment étudiées dans la littérature consacrée aux effets biologiques de l'holocauste (Yehuda et al., Reference Yehuda2016).
2.3. La race à l’ère de l’épigénétique : une nouvelle synthèse entre biologique et social
Dans le contexte décrit, le concept de race n'oscille plus entre un pôle biologique et un pôle social, mais tend bien plutôt à les conjuguer ; la biologie apparaît alors comme inextricablement mêlée au culturel (Gravlee, Reference Gravlee2009). La synthèse est notamment rendue possible par la mise au jour de mécanismes épigénétiques, sachant que l’épigénétique est parfois envisagée comme un pont entre gène et environnement (Sainani, Reference Sainani2010), comme le terrain d'une réconciliation entre inné et acquis (« nature » et « nurture »Footnote 27) (Fox Keller, Reference Fox Keller2010, p. 4), ou encore comme la discipline qui permet de penser et de comprendre l'articulation du biologique et du social (Blane et al., Reference Blane2013 ; Müller et al., Reference Müller2017). S'inscrivant dans le sillage d’études anthropologiques qui cherchent à établir un lien entre ces deux domaines (Dressler, Reference Dressler1995), la discipline « perturbe les dualismes entre social et biologique, et naturel et culturel, qui ont été si importants dans les descriptions sociologiques de la race » (Skinner, Reference Skinner2007, cité par Meloni, Reference Meloni2017). Plus généralement, l’épigénétique permet de réhabiliter la vieille thèse de l'interpénétration de la nature et de la société dans la détermination des trajectoires individuelles et familiales. En vigueur au XIXe siècle (voir par exemple les travaux de Bénédict Augustin Morel sur la dégénérescence, Reference Morel1857), cette thèse est illustrée par la fresque littéraire des Rougon-Macquart, dans laquelle Émile Zola dépeint l'histoire « naturelle et sociale d'une famille sous le second empire » (1871/Reference Zola1960). Elle a cependant été éclipsée au XXe siècle par la génétique et l'idée selon laquelle les déterminants développementaux héréditaires sont imperméables aux effets de l'environnementFootnote 28.
La synthèse évoquée doit être distinguée du paradigme « sociogénomique de la race » (Bliss, Reference Bliss2012, citée par Doron et Lallemand-Stempak, Reference Doron and Lallemand-Stempak2014 ; Bliss, Reference Bliss2020), qui repose sur l'idée selon laquelle la race a une composante à la fois génomique et sociale. Par ailleurs, si la nouvelle articulation entre biologique et social rompt avec la distinction opérée entre races et cultures dans le courant du XXe siècle, elle ne conduit pas pour autant à revenir aux perspectives des XVIIIe et XIXe siècles, selon lesquelles la biologie détermine les capacités morales et intellectuelles des différents groupes humains, ni à épouser les thèses plus récentes de la sociobiologie, qui disent en substance, et dans une veine similaire, que les gènes issus de l’évolution tiendraient la culture en laisse (Wilson, Reference Wilson1978). Enfin, il ne s'agit pas non plus de considérer que, sur un temps évolutionnaire (sur plusieurs générations), la culture modifie les pressions de sélection s'exerçant sur les pools génétiques dans les populations humaines (co-évolution gène-culture)Footnote 29. Dans le contexte présent, il est surtout question de penser que la biologie n'est pas imperméable à l'environnement socio-culturel à l’échelle temporelle développementale et intergénérationnelle (qui est prise en compte par l’épigénétique), et qu'elle peut même être façonnée par lui ; il est question d'envisager le corps « racisé » comme le produit d'un contexte socio-culturel particulier.
De ce point de vue, la nouvelle naturalisation de la race va de pair avec une inversion du rapport de cause à effet entre biologie et culture, ou biologie et société : la première, ici, n'est plus la cause des secondes, mais elle en est une conséquence. Dans le sillage d'autres travaux soutenant que les races sont des constructions sociales qui produisent de la biologie (Krieger, Reference Krieger2000 ; Kaplan, Reference Kaplan2010), la biologie est « le résultat de la racialisation plutôt que le fondement de la race » (Meloni, Reference Meloni2017). Bref, il n'est plus question d'expliquer le social par le biologique mais, conformément à un mouvement inverse, d'expliquer le biologique par le social. Dans la perspective qui se dessine, « les différences raciales sont des différences socio-culturelles et environnementales incorporées » (Baedke et Delgado, Reference Baedke and Delgado2019), la race est « une construction sociale mobile » qui est « relativement affermie dans la réalité biologique » (Meloni, Reference Meloni2017), ou encore « une catégorie construite socialement qui a des implications biologiques » (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009). Le défi, dès lors, n'est pas d’évacuer la biologie du débat sur la race, mais d’« expliquer comment la race devient de la biologie » (Gravlee, Reference Gravlee2009)Footnote 30. Il consiste aussi à comprendre par quels moyens, comme l'affirmait Colette Guillaumin (Reference Guillaumin1984, p. 218), le racisme est « l'inventeur de la race », ou comment certaines différences biologiques peuvent être pensées comme des effets du racisme (Sullivan, Reference Sullivan2013 ; Mansfield et Guthman, Reference Mansfield and Guthman2015, p. 4).
Notons qu'il est tout à fait possible de penser la race comme une construction sociale ayant des conséquences biologiques sans faire référence aux mécanismes épigénétiques. Par exemple, Nancy Krieger (Reference Krieger2000) évoque l'incorporation de l'expérience sociale sans proposer d'hypothèse sous-jacente ; Jonathan Kaplan (Reference Kaplan2010) renvoie quant à lui à la charge allostatique pour rendre compte des effets du social sur les corps. Néanmoins, l’épigénétique apporte sans doute une explication physiologique claire, et donne une crédibilité scientifique à l'idée d'incorporation biologique de l'expérience sociale, de même qu'elle le fait pour l'idée d'origines développementales de la santé et de la maladie.
3. Caractériser une conception émergente : vers un naturalisme environnementaliste et constructiviste
Au-delà de permettre une nouvelle synthèse entre biologique et social concernant la race, la perspective épigénétique semble fonder une nouvelle forme de naturalisme. S'appuyant sur des données issues de la biologie pour rendre compte d'un fait social, elle réinscrit en effet incontestablement la race dans le corps, dans la sphère de la nature. Pourtant, les auteurs qui esquissent cette perspective affirment défendre une vision sociale et constructiviste. Dès lors, il importe de mieux caractériser la conception épigénétique en interrogeant notamment ses résonances et ses divergences avec d'autres approches naturalistes.
3.1. Race, marques corporelles et généalogie
La biologisation de la race, à l’ère de l’épigénétique, maintient un invariant qui caractérise tous les naturalismes sur le sujet. Elle suppose en effet que la race est inscrite dans le corps et se transmet à travers lui. La race ne se situe plus, dans ce contexte, dans un assemblage de germes ou un héritage génétique, mais elle reste bel et bien associée à un ensemble de traces somatiques qui parcourent les générations, à une mémoire biologique héritable. Autrement dit, même si la race apparaît, en ce début de XXIe siècle, comme un fait avant tout social, elle continue de se signaler par une marque corporelle transmissible à la descendance. Mobilisant une terminologie bourdieusienne, Maurizio Meloni (Reference Meloni2017) évoque à ce sujet la transmission d'un « capital » non pas génétique ou culturel mais « somatique ». Aussi les races peuvent-elles aujourd'hui encore être décrites, conformément à l'analyse développée par Guillaumin (Reference Guillaumin1972, p. 12)Footnote 31, comme des catégories institutionnelles associées à une marque biologique.
Toutefois, les marques corporelles de la race sont, à l’ère de l’épigénétique, différentes de celles précédemment envisagées. Il ne s'agit plus, dans la perspective évoquée, de prendre en considération des marqueurs génotypiques. Il n'est pas non plus question de s'attarder sur de grands marqueurs phénotypiques tels que la couleur de la peau, la texture des cheveux, la forme du crâne ou encore celle des yeuxFootnote 32. La nouvelle race biologique renvoie bien plutôt à des états de santé plus ou moins directement observables, plus ou moins évidents, et à des profils épigénétiques correspondants. De ce point de vue, si la race est inscrite dans la chair, elle ne saute pas nécessairement aux yeux, ce qui va à rebours des perspectives populaires selon lesquelles le découpage de l'humanité en groupes naturellement distincts relève de l’évidence (Lewontin, Reference Lewontin1972 ; Guillaumin, Reference Guillaumin1972, p. 327). On pourrait ici objecter que les mécanismes épigénétiques ne produisent pas des traits généralement associés à la race (tels que la couleur de la peau), et ne permettent ainsi pas de fonder un nouveau naturalisme. Cependant, les caractéristiques physiologiques mises en avant dans la littérature (par exemple, les maladies caradio-vasculaires) ont longtemps été envisagées comme des états causés par des variants génétiques, et plus généralement comme des caractéristiques raciales. Par ailleurs, rien n'empêche d'envisager des traits raciaux autres que ceux ayant été historiquement mis en avant.
Notons en outre que, tandis que les constituants corporels de la race sont légués, dans le cadre du naturalisme génétique, lors de la fécondation, ils peuvent être transmis de différentes façons dans le contexte épigénétique, notamment à travers la permanence de l'environnement social (ou utérin), qui marque les générations successives (Kuzawa et Sweet, Reference Kuzawa and Sweet2009). La transmission épigénétique transgénérationnelle par voie cellulaire est encore très mal comprise chez les mammifères, où s'opère une réinitialisation de l’épigénome lors de la gamétogenèse (Heard et Martienssen, Reference Heard and Martienssen2014). De ce point de vue, l'idée d'une hérédité strictement épigénétique apparaît comme relativement spéculative. Néanmoins, les données épidémiologiques montrent qu'il existe une continuité biologique entre les corps racisés, et partant une hérédité des marques corporelles associées à l'appartenance raciale, même si cette hérédité est médiatisée par d'autres éléments. Reste dès lors à éclairer les diverses voies qui conduisent à la reconstruction du capital somatique racial, génération après génération.
Ces éléments — marques corporelles, généalogie —, auxquels il faut ajouter l'idée selon laquelle l’épigénétique tend à moléculariser les biographies (Niewöhner, Reference Niewöhner2011), permettent de considérer que l'approche épigénétique relève bel et bien du naturalisme. Pour autant, le naturalisme épigénétique ne renvoie pas la race du côté d'une nature innée et rigide, d'une essence. Les marques corporelles de la race épigénétique présentent en effet un caractère réversible qui conduit à désolidariser biologie et essence lorsque vient le temps de penser les catégories raciales.
3.2. Naturaliser sans essentialiser : vers un naturalisme environnementaliste…
Le naturalisme émergent contraste avec l'approche génétique, qui peut être qualifiée d'internaliste, de fixiste et d'essentialiste, et dans laquelle la race se présente comme une propriété intrinsèque, inaltérable et nécessaire. Dans la perspective génétique (qui fait somme toute écho à la perspective internaliste kantienne), les caractéristiques raciales sont inscrites dans des gènes hérités des ancêtres et apparaissant comme particulièrement stables. Ces gènes sont considérés comme les porteurs d'un programme rigide qui gouverne le développement depuis le cœur des cellules et qui est imperméable aux expériences individuelles (Jacob, Reference Jacob1970). Ils sont parfois associés à ce qui constitue essentiellement les individus (Jacob, Reference Jacob1970). En témoigne la fréquente évocation de l'ADN pour faire référence à ce qui définit fondamentalement une personne ou une société (Pontarotti, Reference Pontarotti and Gayon2020). En désolidarisant race et génétique, le naturalisme émergent rompt avec les thèses essentialistes, fixistes et internalistes. La perspective épigénétique permet plus précisément de penser un naturalisme environnementaliste dans lequel la race est une propriété relationnelle, plastique et accidentelle (voir tableau 1).
Cette perspective implique en effet tout d'abord que la race se joue dans la relation d'un individu avec son environnement. En cela, elle semble renouer avec les thèses « externalistes » en vigueur au XVIIIe siècle (Bessone, Reference Bessone2013, p. 37 ; Hoquet, Reference Hoquet, Bancel, David and Thomas2014)Footnote 33, notamment avec celle de Buffon qui, considérant que les variétés humaines sont produites par les conditions extérieures, affirme que l'homme blanc en Europe, noir en Afrique, jaune en Asie ou encore rouge en Amérique « n'est que le même homme teint de la couleur du climat » (Buffon, Reference Buffon1749b, p. 2)Footnote 34. Le nouveau naturalisme environnementaliste semble en outre faire écho à la perspective de la médecine humorale de la nouvelle Espagne (XVIe-XVIIIe siècles), selon laquelle il existe un rapport entre race, environnement et statut social (Baedke et Delgado, Reference Baedke and Delgado2019)Footnote 35. Enfin, il n'est pas sans rappeler les travaux de l'anthropologue Franz Boas (Reference Boas1912), qui soutient que la forme du crâne des immigrants européens tend à changer lorsque ces derniers arrivent en Amérique, et affirme, au début du XXe siècle, que les caractéristiques raciales se modifient sous l'effet de l'environnement.
Selon cette tradition externaliste, qui semble réhabilitée dans la littérature contemporaine, l'environnement est donc le principal artisan des différences raciales. Toutefois, tandis que l'environnement « racisant » des conceptions antérieures peut être qualifié de géographique (climat, nourriture, etc.), celui qui est pris en compte dans les études contemporaines est avant tout humain. Il est plus précisément social, ou modifié par les sociétés. On pourra alors l'envisager comme une niche construite. Par ailleurs, l'environnement « racisant » d'aujourd’hui a la particularité d’être pathogène. En effet, la littérature relative aux DOHaD s'intéresse généralement à la façon dont les expériences précoces affectent négativement la vie de l'adulte (Mansfield et Guthman, Reference Mansfield and Guthman2015) et l’épigénétique s'invite dans les débats sur la race à la faveur d'un questionnement sur les inégalités sociales de santé.
Le naturalisme épigénétique fait de la race une propriété non seulement relationnelle, mais aussi plastique (Meloni, Reference Meloni2017), dès lors qu'il est de coutume de considérer que les marques épigénétiques, qui incorporent les effets de l'environnement, sont labiles et réversibles (Johannes, Colot et Jansen, Reference Johannes, Colot and Jansen2008 ; Jablonka et Raz, Reference Jablonka and Raz2009 ; Richards, Bossdorf et Pigliucci, Reference Richards, Bossdorf and Pigliucci2010). L'association entre environnementalisme et plasticité se retrouve également dans des conceptions plus anciennes. Elle rejoint notamment l'analyse d'un Buffon qui soutient, au sujet des variétés humaines, qu'elles « n'ont été produites originairement que par le concours de causes extérieures et accidentelles » et qu'il « est très probable qu'elles disparaîtraient aussi peu à peu, et avec le temps, ou même qu'elles deviendraient différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui, si ces mêmes causes ne subsistaient plus […]. » (Buffon, Reference Buffon1749a, p. 529–530). Si l'on en réfère à cette analyse, qui fait notamment écho à celle de Johann Friedrich BlumenbachFootnote 36, la plasticité de la race dans les perspectives environnementalistes va de pair avec son caractère accidentel. De ce point de vue, la race est le produit des circonstances fluctuantes et, comme elles, elle n'a rien de fixe ni de nécessaire. Autrement dit, l'inscription de la race dans la nature n'a pas pour conséquence d'absolutiser la différence ou de la rendre irréversible. Naturaliser la race ne revient pas à l'essentialiser.
3.3. …et constructiviste
Reposant sur l'idée que l'environnement racisant est avant tout social, le naturalisme épigénétique apparaît en outre comme compatible avec les thèses constructivistes, et tend même à les renforcer. De ce point de vue, le naturalisme épigénétique est aussi un constructivisme. Toutefois, la perspective décrite a la particularité de conduire à l'articulation d'un constructivisme social et biologique dans la mesure où elle suppose que la dimension biologique de la race est le produit d'une construction sociale. On notera d'ailleurs que le concept d’« embodiment » (incorporation), qui est au cœur du naturalisme épigénétique, renvoie lui-même à quelque chose de construit (Krieger, Reference Krieger2005, p. 352).
Ces éléments suggèrent que la race est une construction bio-sociale historiquement contingente, et qu'elle peut donc changer au gré des circonstances politico-sociales. Le constructivisme va en effet de pair avec l'idée selon laquelle les catégories raciales « ne renvoient pas à l'identité des individus mais à des modes de domination historique » (Bessone, Reference Bessone2013, p. 21) qui dépendent, cela va sans dire, des sociétés qui les mettent en place. Les catégories raciales contemporaines peuvent d'ailleurs être envisagées comme des « constructions sociales historiquement contingentes » (Kaplan, Reference Kaplan2010, p. 281, au sujet des catégories raciales américaines).
En conséquence, la nouvelle biologisation de la race dynamite la vieille dichotomie, généralement considérée comme structurante, entre naturalisme et constructivisme. Elle révèle plus précisément que l'opposition pertinente, sur le sujet, ne se joue pas entre naturalisme et constructivisme, ou entre biologique et social, mais entre internalisme et externalisme, sachant que ces distinctions ne se recoupent pas nécessairement. Par exemple, les approches naturalistes peuvent être internalistes (génétiques) ou externalistes (épigénétiques), et les perspectives constructivistes peuvent mettre à l'honneur des dynamiques biologiques et/ou sociales.
Soulignons finalement qu'un naturalisme environnementaliste et constructiviste n'est possible que dans un contexte théorique spécifique. Il requiert que l'hérédité soit envisagée comme un phénomène plastique, que les caractères acquis soient conçus comme transmissibles et que les facteurs héréditaires soient pensés comme sensibles à l'environnement. Hier comme aujourd'hui, le naturalisme environnementaliste appliqué à la race n'est en effet envisageable que s'il n'existe pas de barrière étanche entre le corps et l'environnement, que si la biologie est conçue comme « impressionnable » (Meloni, Reference Meloni2019).
3.4. Le problème de la sous-détermination biologique et sociale de la race
La biologie associée à la conception épigénétique de la race ne semble pas spécifique aux groupes racisés. Tandis que dans les approches naturalistes relevant de l'anthropologie physique ou de la génomique, les marqueurs corporels de la race (ou leur fréquence) sont pensés comme l'apanage de chaque groupe, les pathologies surreprésentées dans certaines populations et les marques épigénétiques associées ne sont pas propres, dans le contexte qui nous intéresse, à ces mêmes populations. Ainsi, le profil de santé des Noirs américains n'est pas spécifique aux Noirs américains comme le serait un trait morphologique dans l'anthropologie du XIXe siècle. Tout individu placé dans les mêmes conditions sociales aurait des chances de développer les mêmes pathologies. La biologie n'est pas ici un critère de l'identité raciale, mais un simple indice d'appartenance à un groupe racisé. Par conséquent, le naturalisme épigénétique invite à penser la race comme une catégorie biologiquement sous-déterminée.
En réalité, les auteurs qui cherchent à articuler race et épigénétique et qui fondent leur réflexion sur les études relatives aux DOHaD n'ont pas pour objectif de tracer les contours de groupes naturels. Ils entendent bien plutôt comprendre l'origine des disparités de santé observées entre des groupes distingués socialement et « définis racialement » (Gravlee, Reference Gravlee2009). La naturalisation de la race ne va donc pas ici de pair avec la volonté de classer ou de retracer des dynamiques évolutives, mais avec l'objectif d'améliorer l’état de santé d'une population. Dans ce contexte, la race n'est ni un type, ni une population naturelle en évolution, mais un groupe social qui doit faire l'objet de politiques de santé publique appropriées. Aussi peut-on considérer que le naturalisme épigénétique s'inscrit dans le cadre de ce que le sociologue Steven Epstein (Reference Epstein2007) nomme le paradigme « de l'intégration et de la différence » (Peretz, Reference Peretz2012) ou paradigme de « l'inclusion » (Doron et Lallemand-Stempak, Reference Doron and Lallemand-Stempak2014), fondé sur la nécessité de rechercher « une meilleure inclusion de tous dans le système de santé général », en reconnaissant des « groupes à l'identité et aux besoins différents, autant d'un point de vue social que biologique » (Peretz, Reference Peretz2012).
Une telle conception encourage cependant à envisager différents groupes sociaux (les riches, les pauvres, les artisans, les agriculteurs, etc.) comme des races, ce qui va à rebours des intuitions communes. Elle se heurte au problème de la sous-détermination sociale de la race, problème selon lequel toute approche sociale échoue à rendre compte de ce que le grand public se représente généralement sur le sujet. C'est ce qu'Adam Hochman (Reference Hochman2019 ; Reference Hochman2021) appelle le problème de la « spécificité » ou de l’« inflation » allant de pair avec le fait de définir la race comme un groupe social, et plus particulièrement comme un « genre social » (social kind) identifiable par des propriétés et des relations uniques : « Lorsque la race est définie comme un genre social, elle perd sa spécificité conceptuelle […] et de plus en plus de catégories commencent à compter comme des “races” » (Hochman, Reference Hochman2021). Le philosophe (2021) retient les propriétés des groupes « raciaux » proposées par Phila Msimang (Reference Msimang2019), à savoir la fixité, la généalogie ou encore le stéréotype, et soutient que rien ne permet de dire, si l'on se fonde sur ces critères, que les mineurs écossais des XVIIe et XVIIIe siècles, par exemple, ne constituent pas une raceFootnote 37. Pour éviter cette difficulté, une option consiste à préciser que la race, dans la perspective épigénétique, renvoie à un groupe social devant faire l'objet de politiques de santé publique appropriées, dès lors qu'il inclut des personnes subissant des discriminations pathogènes liées à la perception d'une différence physique (rattachée à une origine géographique).
En tout état de cause, la sous-détermination sociale de la race semble faire écho à sa sous-détermination biologique. Ni groupe social, ni entité biologique, la race ne saurait être réduite à un objet univoque dont les contours pourraient être tracés par une analyse unidimensionnelle. Aussi importe-t-il de prendre en considération d'autres éléments (politiques, subjectifs, etc.) pour faire état de sa réalité dans une société donnée.
Conclusion
Le présent article avait pour objectif d'examiner et de caractériser une nouvelle conception de la race qui émerge subtilement à l’ère post-génomiqueFootnote 38. Fondée sur les études relatives aux DOHaD, ainsi que sur l'idée selon laquelle plusieurs mécanismes biologiques, notamment épigénétiques, permettent d'incorporer les expériences sociales, cette conception relève d'un naturalisme environnementaliste et constructiviste, et n'est pas sans soulever certains paradoxes. Le naturalisme épigénétique tend en effet à conforter la thèse selon laquelle la catégorisation raciale est avant tout un fait social ; il engage en outre à penser la race comme une catégorie biologiquement sous-déterminée.
Dans la perspective épigénétique, la race n'est pas un donné inaltérable inscrit dans un patrimoine génétique ou dans quelques traits directement observables, mais une expérience sociale qui laisse des traces corporelles. Elle est une construction sociale et biologique, un fait plastique et contingent. Si la nouvelle naturalisation de la race ne permet pas de donner une définition satisfaisante d'un groupe « racisé », l'analyse proposée permet d'ores et déjà d'affirmer que les races sont, à l’ère de l’épigénétique, des entités poreuses comme tous les groupes sociaux. Dans ce contexte, les identités raciales sont toujours ouvertes, fluctuantes et accidentelles. Ces conclusions ne sont pas incompatibles avec l'idée selon laquelle il existe des caractéristiques génétiques plus fréquentes dans certains groupes humains.
La question est maintenant de savoir si le naturalisme épigénétique porte en germe le risque d'alimenter de nouvelles formes de stigmatisation et de discrimination (Meloni, Reference Meloni2017). Si l'on se réfère à l'analyse de Guillaumin (Reference Guillaumin1972), l'inscription de la race dans le corps conduit à absolutiser la différence et à la rendre irréversible. Or, dans la perspective décrite, les traces corporelles raciales sont contingentes et réversibles. Elles ne sont que le produit accidentel d'une structure sociale et politique qui n'a rien de nécessaire. S'il s'agit là d'un élément rassurant, il convient néanmoins de rester vigilant face à la possibilité d'une utilisation malveillante des données.
Quoi qu'il en soit, les réflexions relatives à la nouvelle naturalisation de la race, à l’ère de l’épigénétique, peuvent nourrir des débats dans tous les pays où les structures sociales et politiques produisent des discriminations susceptibles de se traduire dans les corps.
Remerciements
L'auteure remercie les deux relecteurs anonymes de cet article pour leurs précieux conseils, mais aussi Francesca Merlin et Philippe Huneman. Ce travail a été financé par le projet ANR Envirobiosoc.