1. Introduction : la dépendance mentale des entités institutionnelles
La question de la dépendance mentale des entités sociales a occupé un grand nombre de philosophes et de chercheurs en sciences sociales. Dans une série de réflexions visant à cerner la spécificité des faits que prennent pour objets les sciences sociales, Friedrich Hayek (Reference Hayek1943, Reference Hayek and Barre1953) s'interroge sur la nature et les critères d'identification des entités sociales. Ces dernières, qu'il s'agisse d'actions ou d'objets, ont bien des propriétés physiques : la pratique d'un rituel ou l'action de voter consistent, entre autres, à effectuer certains mouvements corporels ; une pièce de monnaie ou un porte-bonheur sont des objets matériels. Ces entités (rituel, vote, argent ou porte-bonheur) ne sont toutefois pas, selon Hayek, catégorisées comme telles du fait de certaines propriétés physiques que posséderaient en commun leurs instanciations et que nous pourrions découvrir empiriquement. Il est ainsi vain de tenter de définir l'action de voter à partir des propriétés physiologiques d'un mouvement de bras que toutes les actions de voter, et elles seules, partageraient et de considérer que certaines découvertes physiologiques pourraient modifier notre concept de vote. Ces entités se définissent en réalité par ce que les agents pensent qu'elles sont. Lorsque, par exemple, l'anthropologue cherche à savoir si tel groupe pratique un rituel, il ne doit pas analyser les composantes matérielles de cette entité, mais plutôt s'interroger sur la manière dont elle est catégorisée dans tel contexte. Son travail ne consiste donc pas à examiner empiriquement son efficacité réelle en se demandant si ce rituel produit l'effet escompté, mais s'il est conçu comme ayant cet effet (Hayek, Reference Hayek and Barre1953, p. 38). Ces croyances classificatrices générales déterminent la nature de l'entité sociale en question : les critères d'identification résident ainsi dans les attitudes mentales que les agents entretiennent à leur égardFootnote 1.
Cette thèse a une conséquence immédiate pour l’épistémologie des sciences sociales : malgré un langage trompeusement objectiviste (Hayek, Reference Hayek and Barre1953, p. 66), ces sciences auraient pour objet véritable les pensées des individus observés : le chercheur en sciences sociales identifie X (telle action, tel morceau de papier) comme Y (un rituel, de l'argent) sur la base non pas de ce qu'il pense être les propriétés objectives de X mais de ce qu'il pense que les agents étudiés pensent de X. Comment, toutefois, accorder une forme d'objectivité à ces entités si ces dernières consistent en pensées ? Hayek distingue deux rôles logiques possibles pour les idées : d'une part un rôle motivationnel ou constitutif, et d'autre part un rôle spéculatif ou explicatif (Hayek, Reference Hayek and Barre1953, p. 49). D'un côté, les idées sont une composante des entités sociales : la croyance partagée selon laquelle telle action consiste à accomplir un rituel contribue à faire de cette même action l'accomplissement du rituel en question. De l'autre, les idées peuvent également consister en théorisations plus ou moins fondées, que ce soit à propos des effets non intentionnels de nos actions ou de la nature de certains faits sociaux, comme le capitalisme ou l'impérialisme. Si les sciences sociales ont en partie pour finalité d’œuvrer à la révision de ces théorisations, elles doivent considérer les idées constitutives des entités sociales comme des données. Précisons enfin qu'une même idée peut avoir un rôle logique différent selon les contextes épistémiques : telle science sociale considérera ainsi comme des données les opinions que les agents entretiennent sur le corps social afin d'expliquer leurs actions, opinions qu'une autre science sociale appréhendera comme des théorisations à réviser (Hayek, Reference Hayek and Barre1953, p. 50–51).
Quoiqu'insuffisante sur plusieurs pointsFootnote 2, cette analyse a le mérite de poser clairement la question de la dépendance mentale des entités sociales. Cette interrogation a été reprise par une partie de l'ontologie sociale contemporaine. Le traitement que propose John Searle (Reference Searle and Tiercelin1998, Reference Searle2010) de cette question est plus précis en ce qu'il permet d'identifier, en relation avec le critère de dépendance mentale, cette sous-catégorie d'entités sociales que sont les entités institutionnelles. Selon Searle, la structure logique d'un fait ou d'une entité institutionnelle (EI)Footnote 3 est la suivante :
(EI) X vaut comme (est compté comme) Y en C
X désigne une entité pré-institutionnelle, l'expression « vaut comme » correspond à une attitude mentale collective, Y désigne le statut institutionnel conféré à X et C le contexte au sein duquel X possède ce statut. Ainsi, telle pièce de métal (X) a la valeur d'un rouble (Y) en Russie (C) ; tel drapeau blanc (X) est compté comme un signe de paix (Y) en période de guerre (C) ; tel mouvement (X) vaut comme l'action de voter (Y) dans un bureau de vote en Belgique (C)Footnote 4.
L'interprétation de chacun de ces éléments a suscité de vastes débats, initiés pour la plupart par Barry Smith (Reference Smith2003) : les statuts institutionnels sont-ils nécessairement attribués à des X matériels ? Les types de Y ne sont-ils pas plus divers que ne le pense Searle, qui semble se focaliser sur les objets individuels ? On a également souligné la confusion possible entre « être compté comme » ou « être le signe de » : mon badge représente mon appartenance à telle entreprise, il n’est pas cette appartenance. Enfin, les statuts institutionnels ne sont-ils pas parfois irréductiblement ambigus, lorsque par exemple un même X est compté comme différents Y dans divers C ? Ne pouvant traiter toutes ces questions, nous considérerons que Y peut désigner des objets (comme un billet de banque), des actions (voter, inaugurer, etc.), des pouvoirs (comme les pouvoirs du Parlement) ou des relations (de propriété, d'autorité, etc.).
Afin de couvrir dans cet article le plus grand nombre possible d'entités institutionnelles, nous souscrivons, de plus, aux distinctions qu’élabore Amie Thomasson (Reference Thomasson, Le Poidevin, Simons, McGonigal and Ross2009, p. 548–549) à partir de la formulation searlienne. Thomasson dégage en effet trois règles de construction des entités institutionnelles : singulière, qui stipule que tel X vaut comme Y en C (telle démarcation vaut comme une frontière entre deux tribus) ; universelle, selon laquelle les X de tel type valent comme des Y en C (toute pièce de métal de ce genre vaut comme de l'argent dans telle société) ; enfin, existentielle, qui affirme que si telles conditions sont remplies, alors tel objet Y advient en C (si l'Assemblée nationale et le Sénat votent en sa faveur, alors telle loi entre en vigueur en France). Pour plus de commodités, nous nous en tiendrons à la formulation initiale de Searle en gardant à l'esprit qu'elle englobe ces trois cas de figure, et donc également les entités institutionnelles abstraites comme les lois ou les règlements.
La création d'une entité institutionnelle consiste en l'introduction d'une « fonction agentive », c'est-à-dire d'une fonction liée à des usages pratiques possibles (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 36), d'un type spécifique. Considérons le cas le plus simple : une fonction agentive est attribuée à un objet physique préexistant ou élaboré à cet effet. La spécificité de l'entité institutionnelle réside en ce que l'accomplissement de la fonction que lui confère son statut, ce que Searle nomme une « fonction-statut », excède les capacités qui découlent de sa constitution matérielle. Si un mur infranchissable empêche de fait le passage entre deux lieux, une trace de craie sur le sol peut remplir cette même fonction indépendamment de ses propriétés brutes. Autrement dit, le terme X ne spécifie pas des caractéristiques causales suffisantes pour l'accomplissement de la fonction-statut Y (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 65). La capacité en question a, dès lors, nécessairement une composante normative : la trace de craie symbolise le fait que les individus ne sont plus autorisés à franchir la ligne en question, quoique la chose soit physiquement possible. Un ensemble de déontiques, c'est-à-dire de droits, d'obligations et d'interdictions sont ainsi consubstantiels à Y. La seconde étape de l'argumentation de Searle consiste à affirmer qu'une attitude collective est nécessaire à la réalisation de cette fonction : si le mur est en lui-même apte à faire office de séparation entre deux lieux, la trace de craie ne le peut que parce qu'elle est collectivement reconnue comme telle. X ne peut donc accomplir la fonction propre au statut Y que s'il est collectivement identifié comme Y, identification rendue nécessaire par le caractère non causal de la relation entre X et Y (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 66).
Plusieurs questions se posent à propos de la nature de l'attitude mentale en question :
(1) Quel type d’état mental désigne l'expression « être compté comme » ? S'agit-il d'une croyance ou d'une acceptation au sens où ce terme a été élaboré en philosophie de l'esprit par Jonathan Cohen (1992) ou Michael Bratman (Reference Bratman1992) ?
(2) Cette attitude mentale est-elle nécessairement collective et, si oui, en quel sens ? Avons-nous, par exemple, affaire, pour reprendre la terminologie de Margaret Gilbert (Reference Gilbert1987), à une attitude collective en un sens « sommatif » ? Si tel est le cas, dire que X vaut comme Y signifie que les individus entretiennent au moins des attitudes individuelles partagées vis-à-vis du fait que X est Y. Prise en un sens non sommatif, cette formulation signifie qu'un groupe doit en tant que tel appréhender X comme Y : les membres du groupe doivent ainsi, de manière explicite ou non, s'engager conjointement (Gilbert, Reference Gilbert1987, p. 194–196) à conférer le statut Y à X. De plus, l’état mental en question doit-il inclure une croyance de second niveau portant sur le fait que d'autres agents identifient X comme Y (Tuomela, Reference Tuomela1997, p. 438 ; Tuomela, Reference Tuomela2003, p. 151) ?
(3) Sur quelles propriétés de Y cette attitude mentale doit-elle porter ?
Puisque (3) est l'objet de notre article, nous discutons rapidement dans la fin de cette partie les questions (1) et (2).
Concernant la question (1), nous mobiliserons indifféremment les concepts de « croyance », d’« identification » ou de « reconnaissance ». Bien que l'expression d’« acceptation collective » soit souvent mobilisée (Hindriks, Reference Hindriks2003 ; Thomasson, Reference Thomasson2003a ; Tuomela, Reference Tuomela2003 ; Guala, Reference Guala2010), ce concept nous semble plus complexe à manier, du fait de la grande diversité de ses emplois et de son ambivalence. Tout d'abord, si l'on considère les définitions, certes elles-mêmes diverses, qu'en donnent Cohen (1992), Bratman (Reference Bratman1992) ou Pascal Engel (Reference Engel1998), l'acceptation comporte une dimension volontaire qui ne reflète pas le rapport que nous entretenons avec les entités institutionnelles. Je ne décide pas de considérer tel objet comme de l'argent ou tel individu comme premier ministre : l'attitude mentale que désigne l'expression « compter comme » s'impose à moi. De plus, l'idée d'acceptation de Y peut, en un autre sens, véhiculer celle d'approbation, d'adhésion ou de reconnaissance de la légitimité du statut conféré. Or si, par exemple, l'existence d'un tsar nécessite l'identification collective comme tsar de l'individu qui occupe cette fonction, ce fait institutionnel ne requiert ni l'approbation du fait que tel individu occupe telle fonction ni l'adhésion axiologique au tsarisme en tant que tel. Le tsar est considéré comme tel aussi bien par ceux qui contestent sa légitimité comme tsar que par des révolutionnaires qui s'opposeraient dans son principe à l'institution elle-mêmeFootnote 5.
La seconde série d'interrogations (2) nous invite à caractériser la dimension collective de cette attitude. Comme l'a noté Emma Tieffenbach (Reference Tieffenbach2010, p. 198–199), l'accomplissement de la fonction liée à un statut ne nécessite pas que ce dernier soit collectivement identifié. Il est par exemple possible d'utiliser, de manière privée et en l'absence de toute identification partagée de ce statut, le coucher de soleil comme une incitation quotidienne au repentir. On ne peut donc pas, si l'on se conforme à ce que Searle présente comme étant des exemples paradigmatiques d'objets institutionnels (l'argent, la propriété privée, les mariages ou les frontières), identifier les entités institutionnelles aux fonction-statuts ainsi définies. Les objets institutionnels sont toujours liés à des interactions effectives ou potentielles, et donc à une fonction-statut collectivement identifiée.
Quel sens, toutefois, attribuer au terme « collectif » ? Une croyance collective en un sens non sommatif est tout à fait susceptible de faire advenir une entité institutionnelle : un groupe dont les membres s'engagent conjointement à considérer tel cri (X) comme un signe de ralliement propre au groupe (Y) instaurera bien cette entité inédite qu'est le signe de ralliement, entité ayant ce statut au sein du groupe uniquement (C), et non dans les autres contextes sociaux que fréquentent ses membres. Certes, l'existence de Y dépend, dans ce cas de figure, d'une identification collective en un sens non sommatif. Rien ne justifie, cependant, la thèse selon laquelle il doit nécessairement en être ainsi. La reconnaissance collective de X comme Y ne consiste, en effet, pas en une croyance collective en un sens non sommatif, mais en un ensemble d'attitudes mentales partagées. Il serait ainsi étrange de penser que l'existence de l'argent requiert que nous nous engagions conjointement à reconnaître ceci comme de l'argent et que cet engagement a une forme d'autonomie vis-à-vis de nos attitudes individuelles à l’égard de XFootnote 6. Ajoutons cependant que la conscience du caractère collectif de l'identification est nécessaire. Un grand nombre d'agents peuvent en effet simultanément accorder de manière privée telle fonction-statut Y (être une incitation au repentir) à X (le coucher de soleil) sans que cette dernière soit institutionnelle au sens propre. Puisqu'une entité institutionnelle a toujours une dimension interactionnelle, la reconnaissance collective de X comme Y implique la connaissance partagée du fait que d'autres agents identifient également X comme Y (Searle, Reference Searle2010, p. 58). En d'autres termes, le fait que X soit Y ne doit pas être seulement l'objet d'une connaissance mutuelle, mais bien d'une connaissance commune (Vanderschraaf et Sillari, Reference Vanderschraaf, Giacomo and Zalta2014)Footnote 7.
2. Rétro-référentialité et variété de dépendances mentales
Comment caractériser cette dépendance mentale ? Examinons certains concepts censés nous permettre de déterminer le type de dépendance propre aux faits institutionnels et ainsi de distinguer ces derniers d'un autre type de faits sociaux.
Searle tire de son analyse une conséquence concernant la nature des concepts et des faits institutionnels. Ces derniers résultent nécessairement d'une attitude collective au sens précédemment entendu : puisque Y ne possède aucune propriété physique additionnelle par rapport à X, X ne peut être Y que s'il est collectivement pensé comme en étant Y. Les concepts institutionnels sont, par conséquent, « rétro-référentiels » : ils désignent des faits qui ont besoin du concept non seulement, comme pour n'importe quel type de faits, pour être nommés et conceptualisés, mais également pour exister (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 50).
Considérons l'exemple fameux de Searle : l'argent. L'existence de l'argent suppose celle du concept d'argent et plus précisément de certaines attitudes mentales à l’égard de l'argent. Pour qu'un type de chose satisfasse à la définition « argent », il faut qu'on croie qu'il satisfait à cette définition : être pensé comme de l'argent est donc logiquement antérieur au fait d’être de l'argent. Y (l'argent, mais aussi les élections, les impôts, les loyers, les inaugurations, etc.) ne pourrait exister si personne ne possédait le concept de Y. Plus précisément, Y n'existerait pas si personne n’était apte à entretenir certaines croyances vraies à propos de Y, à commencer par la croyance que des instanciations de Y existent ou l'aptitude à identifier correctement tel X comme Y. L'idée de rétro-référentialité ou de réflexivité des faits institutionnels provient de la philosophie du langage et est comparable à ce qu'on a pu appeler la « réflexivité » des énoncés performatifs (Benveniste, Reference Benveniste1963, p. 273–274 ; Recanati, 1979, p. 98) : si un énoncé performatif désigne une action qui nécessite d’être énoncée pour être effectuée, un concept institutionnel désigne une entité qui nécessite d’être pensée pour exister.
Un bon moyen de savoir si un concept est rétro-référentiel consiste à se demander si l'entité qu'il désigne peut être considérée comme existante dans des contextes au sein desquels le concept n'est pas disponible, et donc au sein desquels aucune attitude mentale portant sur Y n'est envisageable. Il serait ainsi pour le moins étrange de considérer que des élections ou des loyers existent dans une société dont aucun des membres ne sait ce que signifie le fait d’élire un candidat ou de payer un loyer. Par opposition, un certain nombre de réalités sociales, que l'on caractérisera comme « opaques » (Thomasson, Reference Thomasson2003a, p. 583), peuvent être légitimement projetées de la sorte. Appartiennent à cette catégorie des phénomènes aussi divers que la récession, l'inflation, la pauvreté, la discrimination, le racisme, la domination ou l'urbanisation. Ces derniers sont certes très divers. Certains désignent des états (comme la récession) ou des processus (comme l'urbanisation) macro-sociaux qui résultent de réalités elles-mêmes désignées par des concepts rétro-référentiels (Burman, Reference Burman2015). D'autres, comme le racisme ou la domination, paraissent au moins en partie offrir une nouvelle description d'attitudes mentales préexistantes (Searle, Reference Searle2010, p. 118). Mais les concepts qui les désignent portent indéniablement sur des propriétés sociales des situationsFootnote 8.
L'application de cette distinction n'est pas toujours simple à opérer. Remarquons, tout d'abord, que des concepts distincts du point de vue de la rétro-référentialité peuvent être désignés par un terme identique. On peut, par exemple, adéquatement qualifier de « communistes » certains systèmes d'idées apparus au XVIIe siècle afin, entre autres, d'expliciter les liens inférentiels qui les structurent. Mais le même terme, en tant qu'il désigne les membres d'une organisation politique ainsi nommée, ne peut évidemment être projeté de la sorte (Haddock, Reference Haddock2002, p. 11–12). Cette distinction ne doit pas, de plus, être comprise de manière trop rigide, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il est parfois difficile de savoir si les concepts qui désignent certaines entités sociales sont ou non rétro-référentiels : la disponibilité du concept d’« œuvre d'art » est-elle, par exemple, nécessaire à l'existence d’œuvres d'artFootnote 9 ? Ensuite, la conventionalité est une affaire de degré : une même entité peut recevoir une interprétation plus ou moins conventionnelle selon le contexte (Khalidi, Reference Khalidi2015, p. 108).
Enfin, cette distinction ne doit pas être conçue de manière trop stricte parce que certains concepts peuvent acquérir un sens rétro-référentiel (Searle, Reference Searle2010, p. 23) ou avoir une double dimension dès leur élaboration. La formation du concept de « génocide » illustre ce cas de figure. Si j'investigue sur un massacre passé, je peux utiliser ce concept de manière purement descriptive ou explicative, et donc sans avoir à m'assurer de son existence au sein du contexte que j'analyse (Boghossian, Reference Boghossian2010, p. 71–72). Il est ainsi légitime de considérer comme génocidaire toute pratique qui se conforme aux critères d'identification d'un génocide, indépendamment de la question de savoir si le concept était élaboré au moment des faits ou cognitivement accessible aux auteurs ou victimes de ces pratiques. Si je songe, en revanche, à la manière dont la Cour pénale internationale engage des poursuites contre les auteurs présumés d'actes de génocide, l'usage de ce concept sera au moins en partie rétro-référentielFootnote 10. Son contenu ne sera, en effet, pas simplement descriptif (les types d'actions commises et qualifiées de génocidaires) mais également normatif (par exemple, le type de responsabilités et de sanctions qui s'appliquent aux auteurs de génocides).
La rétro-référentialité des concepts institutionnels manifeste un type spécifique de dépendance mentale. Quel est l'objet de cette attitude et comment caractériser le mode de dépendance en question ?
Concernant le premier point, deux formes de rétro-référentialité doivent être distinguées (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 75 ; Khalidi, Reference Khalidi2015, p. 100–101). Certaines entités institutionnelles nécessitent pour exister que des attitudes mentales portent sur le type social qu'elles instancient. Pour que tel X soit une pièce de monnaie, il est nécessaire que certains agents aient une attitude mentale dirigée vers le type social « argent », autrement dit qu'ils possèdent le concept d'argent. Il est ainsi justifié d'affirmer que tel morceau de papier, imperceptible jusqu’à sa désagrégation car coincé entre deux meubles de la Banque centrale, est un billet de banque. D'autres entités institutionnelles requièrent une attitude mentale différente : pour que tel individu soit premier ministre, il ne faut pas seulement que d'autres agents aient une maîtrise minimale du concept de « premier ministre » et qu'ils croient qu'un premier ministre existe. Il est également nécessaire qu'ils identifient cet individu comme premier ministre : l'attitude collective conditionnant le fait que X soit Y est ici dirigée non pas vers le type mais vers le token. Dans les deux cas, l'attitude mentale doit au moins en partie porter sur le type puisque le token nécessite d’être identifié comme une instanciation du type : la possession minimale du concept du type est donc requiseFootnote 11.
Concernant le second point, une distinction doit être faite entre deux modes de dépendance mentale. Une entité institutionnelle est, tout d'abord, causalement dépendante d’états mentaux divers. La dépendance causale peut prendre au moins deux formes, intentionnelle et non intentionnelle. D'un côté, bon nombre d'entités institutionnelles sont intentionnellement produites en vue d'avoir tel statut, comme un billet de banque ou un drapeau blanc fabriqué afin de signifier l'intention de se rendre. De l'autre, des attitudes mentales peuvent exercer une influence causale non intentionnelle et non consciente sur l'avènement ou la persistance de faits institutionnels. C'est un mécanisme de ce type que Robert Merton (Reference Merton and Mendras1967) a nommé « prophétie auto-réalisatrice ». Dans certains contextes, la croyance prédictive portant sur tel fait institutionnel contribue en effet à le faire advenir. Par exemple, le fait de croire qu'une dissolution de l'Assemblée adviendra peut susciter certaines actions qui contribueront de manière non intentionnelle à cette dissolution. La dépendance causale peut toutefois également concerner des faits sociaux opaques et n'a donc rien de spécifique aux faits institutionnels. Elle désigne seulement le fait que certains états mentaux figurent dans le mécanisme produisant la survenue d'un phénomèneFootnote 12.
La dépendance constitutive est censée distinguer les faits institutionnels des faits sociaux opaques (Guala, Reference Guala2010, p. 247). Le concept de « dépendance constitutive » n'est, cependant, pas aisé à définir. Il est la plupart du temps mobilisé pour désigner un rapport conceptuel ou analytique entre une entité d'un côté et un esprit ou certaines attitudes mentales de l'autre (Khalidi, Reference Khalidi2016, p. 230). Plus précisément, l'esprit ou les états mentaux sont supposés appartenir à la définition des entités constitutivement dépendantes. Ainsi, la définition d'un genre psychologique implique le concept d'esprit : on dira, par exemple, qu'une émotion dépend « constitutivement » d'un esprit auquel elle se rapporte (Khalidi, Reference Khalidi2016, p. 231). Thomasson (Reference Thomasson, Margolis and Laurence2007) mobilise également ce concept lorsqu'elle écrit que les artefacts dépendent constitutivement de nos états mentaux pour signifier le fait que ces derniers déterminent la nature des genres artefactuels. De même, Searle (Reference Searle and Tiercelin1998, p. 52) ou Hayek (Reference Hayek and Barre1953, p. 49) affirment que l'attitude que nous adoptons vis-à-vis de certains phénomènes sociaux est au moins en partie « constitutive » de ceux-ci. Une entité institutionnelle comme l'argent dépend ainsi constitutivement de nos attitudes mentales au sens où le fait de pouvoir être identifié et pensé comme de l'argent fait partie de la définition de l'entité « argent ». La rétro-référentialité constitue, de ce point de vue, un cas de dépendance constitutive.
Le concept de dépendance constitutive soulève néanmoins un certain nombre de problèmes (Khalidi, Reference Khalidi2016, p. 231–232). L'un d'eux est que les relations de dépendance que manifestent les exemples pris, à savoir les genres psychologiques d'un côté et les genres artefactuels et institutionnels de l'autre, sont très différentes, ce qui peut faire douter de la pertinence d'un concept identique les subsumant. Nous n'entrerons pas dans ce débat et mobilisons ici cette notion uniquement pour marquer une différence avec la dépendance causale. Contentons-nous, à ce point de la discussion, de remarquer que la spécificité du type de dépendance constitutive propre aux entités institutionnellesFootnote 13 réside dans le fait que l'existence de ces dernières dépend d'une attitude mentale les prenant pour objets.
Comparons ces deux types de dépendance mentale. Si, par exemple, une croyance auto-réalisatrice explique l'avènement d'une réalité, elle ne contribue pas à la définir. La dissolution de l'Assemblée peut, certes, être causalement dépendante de la croyance prédictive en la dissolution, mais cette attitude mentale n'est pas une propriété intrinsèque de la dissolution de l'Assemblée. Dit autrement, le phénomène prédit est conceptuellement distinct de la croyance prédictive. La dissolution de l'Assemblée ne nécessite donc pas une telle genèse, alors qu'elle est inconcevable sans cette attitude mentale plus fondamentale qu'est la possession du concept de dissolution de l'Assemblée. La différence entre la dépendance causale en général et la dépendance constitutive se laisse, plus profondément, appréhender lorsqu'on examine les conditions de la permanence de l'entité institutionnelle. En cas de disparition soudaine du concept de dissolution de l'Assemblée, l’état de choses désigné par ce concept ne pourrait plus exister. La croyance prédictive n'a, quant à elle, aucune incidence sur la persistance du fait institutionnel comme tel. De même, en cas de disparition soudaine de toute forme d'intentionnalité ou, de manière moins dramatique, du concept d'argent, tel morceau de papier ne serait plus de l'argent même s'il a été intentionnellement produit pour assurer cette fonction. Il redeviendrait un pur X doté de propriétés internes et pré-institutionnelles. L'attitude mentale vis-à-vis de Y, c'est-à-dire la possession minimale du concept de Y, est ainsi nécessaire à la persistance de Y (Khalidi, Reference Khalidi2016, p. 240–244)Footnote 14.
Si la rétro-référentialité et la forme de dépendance constitutive qu'elle manifeste nous permettent de distinguer les entités et faits institutionnels des faits sociaux opaques, elles ne sont cependant pas le propre de l'institutionnel. En effet, la totalité des concepts fonctionnels agentifs sont rétro-référentiels (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 76) : un couteau perd ses propriétés fonctionnelles et n'est donc plus caractérisable comme couteau si personne n'est apte à l'appréhender et l'utiliser comme tel. Une entité institutionnelle se distingue d'un tel outil en ce que la fonction-statut qui la caractérise ne peut, comme on l'a vu, s'accomplir qu’à condition d’être l'objet d'une identification collective. Examinons à présent l'une des implications épistémologiques de l'idée de rétro-référentialité des concepts institutionnels : l'infaillibilisme.
3. La thèse infaillibiliste (TI)
TI n'affirme pas seulement que nous avons un accès cognitif privilégié aux propriétés des entités institutionnelles qui nous environnent. Selon TI, nous sommes immunisés contre certaines erreurs à leur sujet. Présentons le contenu de cette thèse et certaines de ses implications.
Une telle thèse a été explicitement défendue par différents auteurs. Ainsi, David Ruben (Reference Ruben, Lawson and Appignanesi1989) affirme l'impossibilité d'une erreur universelle à propos du contenu de nos croyances classificatrices générales portant sur des types sociaux. Certes, une erreur systématique concernant l'instanciation de tel genre social, ce que Ruben nomme une « croyance classificatrice singulière » (Ruben, Reference Ruben, Lawson and Appignanesi1989, p. 72), est concevable. Mais il est impossible que tous les agents se trompent à propos du fait que des objets en général instancient tel genre social : si tout le monde peut se tromper sur l'authenticité de tel certificat de travail, la totalité des individus ne peut croire faussement qu'il existe des certificats de travail. On retrouve chez Searle une idée très proche lorsqu'il écrit :
Pour que le concept argent s'applique à cette chose qui se trouve dans ma poche, il faut que ce soit le genre de choses que les gens pensent être de l'argent. Si tout le monde cesse de croire que c'est de l'argent, il cesse de fonctionner comme de l'argent, et cesse finalement d'en être […] Pour ce genre de faits, qu'il soit impossible de tromper tout le monde tout le temps semble quasiment relever de la vérité logique. Si tout le monde pense en permanence que ce genre de chose est de l'argent […], alors cela en est. Si personne ne pense jamais que ce genre de chose soit de l'argent, alors ce n'en est pas. Et ce qui vaut pour l'argent vaut pour les élections, les propriétés privées, les guerres, les votes, les promesses, les mariages (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 50).
Cet extrait contient plusieurs thèses distinctes. Il affirme, entre autres, que l'identification collective de tel genre de X comme Y conditionne la possibilité pour ce genre de X d’être Y et, par conséquent, pour un X de ce genre d’être Y. D'où la conclusion infaillibiliste : il est impossible que tel X soit Y ou, plus généralement, que tel genre de X soit Y et que tout le monde se trompe sur ce fait ou l'ignore. Dit positivement : si tel X est Y, alors le genre de X qui est Y doit nécessairement être connu.
Qu'entendre, toutefois, par « genre de choses » ? Searle affirme qu'une incapacité systématique à identifier tels tokens (tels morceaux de papiers avec telles propriétés physiques identifiables) comme des exemplaires du type (l'argent) est incompatible avec leur existence. C'est donc l'inaptitude généralisée à instancier les types institutionnels que vise Searle. Si l'on garde à l'esprit la thèse de la rétro-référentialité, on peut cependant penser que la portée de son propos est plus générale. Ce dernier concerne également la possession minimale du concept de Y et donc notre aptitude à entretenir un certain nombre de croyances vraies à propos de Y. Ainsi, tels morceaux de papiers ne seraient pas de l'argent si tout le monde les catégorisait correctement tout en se trompant sur ou en ignorant ce que l'on peut faire avec de l'argent. Searle précise en effet que l'attitude collective doit porter sur « l'imposition de ce statut à la chose désignée par le terme X, et sur la fonctionFootnote 15 qui va de pair avec ce statut » (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 65). Une erreur ou ignorance universelle concernant la fonction de Y compromettrait l'existence même de Y et donc la possibilité pour tel X d’être Y. Cette impossibilité est, en lien avec l'idée de dépendance constitutive précédemment exposée, censée être conceptuelle au sens où elle est supposée constituer une composante du concept de Y.
TI peut être formulée, sous une forme négative et en première approximation, de la manière suivante :
(TI-n) Il est impossible que X soit Y si la totalité des agents se trompent sur ou ignorent systématiquement l'ensemble des propriétés de Y.
Il est ainsi impossible que des entités comme l'argent, les élections ou les promesses existent si la totalité des individus ignorent ou se trompent systématiquement sur l'intégralité des propriétés de ces entités — et donc, entre autres, sur les genres de choses qui constituent des instanciations de ces types institutionnels. Appliquée aux entités institutionnelles dépendantes d'une attitude mentale portant sur le token, la formulation négative de TI contient, en plus de ces éléments, la condition suivante : il est impossible que tel X soit Y et que la totalité des agents se trompent sur ou ignorent systématiquement le fait que ce même X soit Y. Tel individu n'est pas premier ministre si tout le monde ignore ou se trompe en permanence sur le fait qu'il le soit. Comme nous l'avons vu, une référence mentale au type est nécessaire pour les deux genres d'entités institutionnelles puisque, dans un tel cas, la possession du concept de premier ministre est requise. Pour plus de simplicité, nous traiterons essentiellement dans cet article de la thèse infaillibiliste en rapport avec les entités institutionnelles dépendantes d'une attitude mentale portant sur le genre.
Caractérisée positivement, TI peut, toujours en première approximation, être formulé de la manière suivante :
(TI-p) Le fait que X soit Y ou que tel genre de X soit Y nécessite que certaines propriétés de Y soient connues.
Certaines composantes de l'attitude mentale portant sur Y seraient, ainsi, soustraites par définition à la possibilité de l'erreur collective et cette connaissance conditionnerait l'existence même de Y. De quel type de condition s'agit-il ? Une version forte de TI, contenue dans la citation de Searle, consiste à affirmer que l’état mental collectif portant sur Y est une condition nécessaire et suffisante de l'existence de Y (Thomasson, Reference Thomasson2003a). Ces deux types de conditions mettent en lumière des implications différentes de TI : si la thèse de la suffisance permet de distinguer ontologiquement les entités institutionnelles des entités naturelles, l'idée de nécessité permet de tirer l'implication épistémologique qui intéresse notre propos, à savoir TI (Guala, Reference Guala2010, p. 248–249). Puisque TI est l'objet de notre article et que, suivant en cela Muhammad Ali Khalidi (Reference Khalidi2016), nous considérons la thèse de la suffisance peu plausibleFootnote 16, nous nous en tiendrons à une version faible de TI. Nous considérerons ainsi l'attitude mentale désignée par TI comme une condition nécessaire à l'existence de Y.
L'un des intérêts d'une réflexion sur TI est qu'elle nous invite à questionner le degré de réalité que nous accordons aux entités institutionnelles. Thomasson (Reference Thomasson2003a, p. 580) distingue à ce sujet trois types interdépendants de thèses réalistes :
(1) Réalisme ontologique : les types d'entités existent indépendamment de l'esprit et leur nature est indépendante des attitudes mentales que nous entretenons à leur égard.
(2) Réalisme sémantique : l'extension des termes désignant ces types d'entités est déterminée par le monde (la nature réelle du genre) indépendamment de nos croyances à leur sujet, ce qui explique la possibilité de référer à ces entités malgré notre ignorance ou nos erreurs sur la nature de ces genres.
(3) Réalisme épistémologique : des découvertes et révisions substantielles concernant l'intégralité des propriétés de ces genres d'entités peuvent être faites, autrement dit l'erreur et l'ignorance universelles à leur propos sont possibles.
Les entités institutionnelles ne semblent remplir aucun de ces critères. Contrairement à ce qu'affirme (1), ces entités existent au moins en partie du fait qu'elles sont conçues comme existantes. Ensuite, la définition même de l'entité institutionnelle exclut (2), c'est-à-dire une conception intégralement externaliste de la connaissance de l'institutionnel. Ce n'est, en effet, pas le monde qui dicte la totalité des propriétés des entités institutionnelles : certaines composantes au moins de ces entités sont conventionnelles et donc déterminées par nos attitudes mentales. Une partie au moins de notre concept de Y ne consiste pas à refléter des propriétés essentielles et préexistantes de Y, mais au contraire à les fixer. Pour justifier ce point, Ruben applique aux entités institutionnelles l'expérience de pensée des Terres Jumelles, initialement conçue par Hilary Putnam (Reference Putnam1975) pour élucider la signification des termes référant à des entités naturelles. Imaginons une Terre jumelle sur laquelle les individus nomment « argent » une entité fonctionnellement et phénoménologiquement identique à ce que nous nommons « argent », mais dont la structure physique imperceptible diffère de nos pièces de métal et de nos billets (Ruben, Reference Ruben, Lawson and Appignanesi1989, p. 70). Cette différence n'aurait, explique-t-il, aucune implication sur la signification du concept d'argent mobilisé sur la Terre jumelle : l'aptitude à identifier correctement tel objet comme de l'argent ne serait pas affectée par cette différence de structure physique. Autrement dit, l'extension d'un tel terme institutionnel est, contrairement à celle des termes référant à des entités naturelles, déterminée par notre concept institutionnel lui-même et non par une supposée nature indépendante du genre institutionnel. La signification du concept d'argent est ainsi identique sur les deux Terres parce que ces attitudes mentales, et plus particulièrement les fonctions attribuées à l'entité, le sont. Enfin, (3) est incompatible avec TI : des découvertes ou révisions substantielles concernant le contenu de nos croyances classificatrices générales, par exemple à propos des types d'instanciations de Y ou de sa fonction, sont inconcevables selon TI.
Est-ce à dire que nos croyances classificatrices générales déterminent l’intégralité des propriétés des entités institutionnelles ? Comment caractériser plus précisément l'erreur et l'ignorance censées être fatales à l'existence des entités institutionnelles ? Quels sont, s'ils existent, les types d'erreurs et d'ignorance universelles à propos des entités institutionnelles compatibles avec TI ?
4. Ce que TI ne dit pas
L'application de TI à toutes les propriétés des entités institutionnelles limiterait considérablement l'apport des sciences sociales. Ces dernières auraient pour finalité épistémique d'expliciter et de systématiser notre compréhension préthéorique de ces entités, mais elles seraient par définition incapables d'effectuer d'authentiques découvertes à leur proposFootnote 17. Une telle thèse est évidemment très contestable. Par exemple, la fameuse « loi d'airain » (Michels, 2009) nous informe, si elle est vraie, sur les tendances oligarchiques inhérentes à cette entité institutionnelle qu'est un parti politique. Il est évident qu'une ignorance généralisée de ce mécanisme n'affecte en rien la possibilité même de l'existence de partis politiques. En réalité, TI circonscrit étroitement le champ de l'infaillibilité nécessaire à l'existence des entités institutionnelles. TI laisse ainsi ouverte la possibilité de l'ignorance ou d'erreurs universelles à propos de bon nombre de propriétés ou de faits caractérisant Y. Quels sont ces faits et propriétés ?
Les premiers sont empiriques. Il s'agit, plus précisément, des régularités sociales et des liens causaux qui affectent les entités institutionnelles (Khalidi, Reference Khalidi2015, p. 107–108). Ainsi, c'est une chose de constater que l'existence d’élections suppose le partage d'un concept minimal désignant cette pratique ; c'en est une autre de découvrir que le niveau d’études des électeurs a une incidence sur la nature du vote. Or, c'est en partie ce type de corrélation, qui peut être universellement ignoré ou l'objet de croyances systématiquement fausses, qu'aident à détecter les sciences sociales. Notons que ce genre de découverte peut également être fait à propos de l'attitude mentale entretenue à l’égard de la réalité institutionnelle, par-delà la composante d'identification que nous thématisons dans cet article : si l'existence d'impôts suppose le partage d'un concept désignant cette réalité, les sciences sociales nous permettent de découvrir que le niveau d’études a une incidence sur la représentation du système fiscal, c'est-à-dire à la fois la connaissance de ses mécanismes (Spire, Reference Spire2018, p. 38), la conception de sa finalité générale et l’évaluation de sa légitimité (Spire, Reference Spire2018, p. 142–146). Ces diverses corrélations peuvent être exprimées sous une forme statistique et cette expression constituera une information précieuse sur Y ainsi que, plus généralement, sur C.
Il est de plus, comme nous l’écrivions, possible d'ignorer universellement ou d'entretenir des croyances systématiquement fausses sur les mécanismes qui expliquent ces corrélations. Autrement dit, l'ignorance des rapports de causalité dans lesquels sont insérées les entités institutionnelles est compatible avec TI. Les divers concepts de mécanismes sociaux (Yilovski et Hedström, Reference Yilovski and Hedström2010) que la sociologie analytique élabore sont ainsi la plupart du temps non rétro-référentiels. Pour reprendre un exemple fameux, il n'est pas nécessaire que les agents sociaux disposent du concept de « prophétie auto-réalisatrice » pour faire involontairement advenir un état de choses institutionnel en l'anticipant. L'une des tâches centrales des sciences sociales consiste, plus généralement, à examiner ce que l'on nomme des « effets macro-sociaux émergents » (Boudon, Reference Boudon1979, p. 119) : la prise en compte des conséquences non intentionnelles des activités institutionnelles permet ainsi l’élaboration de concepts non rétro-référentiels pour désigner ces phénomènes. Une société peut, par exemple, subir une récession sans conceptualiser ce phénomène. Or, l'ignorance universelle des effets émergents (comme la récession ou l'inflation) résultant de la combinaison d'actions institutionnelles (acheter, vendre, épargner, etc.) est, également, parfaitement compatible avec TI. TI affirme uniquement que certaines propriétés des actions individuelles qui, combinées, produisent ces effets macro-sociaux sont nécessairement connues.
Le second type de propriété susceptible d’être universellement ignorée ou de faire l'objet d'erreurs systématiques sans remettre en cause TI est conceptuel. Il s'agit, plus précisément, de la condition d'identification collective : pour que Y existe, il n'est pas nécessaire que les individus soient conscients du fait que Y existe parce qu'il est collectivement identifié comme tel. Autrement dit, la reconnaissance de Y n'implique pas la conscience de son caractère instituéFootnote 18. Les entités institutionnelles naturalisées illustrent ce type d'ignorance. Si un grand nombre d'entités institutionnelles sont quasi unanimement appréhendées comme telles, certaines peuvent en effet être universellement conçues comme naturelles ou surnaturelles sans que la possibilité de leur existence soit mise en cause. Pour prendre un exemple searlien, la croyance universelle en une monarchie de droit divin est évidemment compatible avec l'existence du statut de roi. Des entités institutionnelles naturalisées aussi diverses que les sorciers, les aliments kasher ou les races (Haslanger, Reference Haslanger2006 ; Bessone, Reference Bessone2013) sont de ce type. Si les interprétations « naturalisante » et conventionnelle de ces entités coexistent aujourd'hui au sein de beaucoup de sociétés, les premières peuvent être universellement acceptées sans que cela affecte l'existence des entités en question. La compatibilité de TI avec de telles croyances fausses sur Y montre qu'aucune compréhension profonde de la nature de Y n'est nécessaire à son existence : l'origine et le fondement de la légitimité de la royauté sont en effet des propriétés centrales de l'entité et se tromper à leur sujet constitue une erreur considérableFootnote 19.
L'analyse des limitations de TI nous permet ainsi d'affiner la distinction proposée par Hayek entre les idées constitutives des entités sociales et les théorisations portant sur ces entités (cf. section 1). TI ne peut, on le voit, concerner que les premières. Tentons, à présent, de circonscrire plus étroitement TI : quelles sont les propriétés de Y qui doivent nécessairement être connues pour que Y existe ?
5. Première interprétation de TI : une connaissance nécessaire des conditions d'instanciation ?
Une première interprétation de TI a été proposée par Amie Thomasson (Reference Thomasson2003a, Reference Thomasson2003b) et Francesco Guala (Reference Guala2010). Elle consiste à redéfinir C dans la formule « X vaut comme Y en C ». Contrairement à Searle qui l'identifie au contexte, Thomasson et Guala considèrent C comme les conditions d'instanciation de X comme Y, autrement dit les conditions à satisfaire pour que X soit Y. Par exemple, ces billets (X) sont de l'argent aux États-Unis (Y) s'ils sont émis par le Bureau de la gravure et de l'impression (C) ; tel individu (X) est un criminel dans tel État (Y) s'il a été déclaré coupable au cours d'un procès (C). Les conditions réelles et apparentes doivent, dans certains cas, être distinguées (Sveinsdóttir, Reference Sveinsdóttir2013). On peut, par exemple, considérer que telle position simultanée de deux corps au départ du ballon est la condition pour qu'il y ait hors-jeu lors d'un match de football et prendre conscience, après examen, que le critère décisif est en réalité la décision de l'arbitre à ce sujet (quoique cette décision soit censée découler de l'identification par l'arbitre de l’état de choses en question). Même dans ce type de situations, il existe bien des conditions authentiques d'instanciation de X comme Y : bien que des générations de supporters puissent avec raison s'indigner en affirmant que tel but était en réalité valable, l'arbitre a fait être tel hors-jeu en le sifflantFootnote 20.
Selon cette interprétation, il n'est pas seulement nécessaire que X soit collectivement identifié comme Y pour constituer une instanciation effective de Y. X est Y du fait de la connaissance des conditions d'instanciation de Y (Thomasson, Reference Thomasson2003a, p. 586 ; Guala, Reference Guala2010, p. 248). L'attitude collective porte donc sur l'ensemble des conditions considérées comme suffisantes pour que X acquière tel statut institutionnel (argent, criminel, hors-jeu, etc.). Ces dernières ne peuvent ainsi être universellement ignorées ou l'objet d'erreurs massives sans rendre impossible l'existence même d'instanciations de Y. Affirmer qu'elles doivent être connues n'implique pas simplement que ces conditions puissent être énoncées ou explicitées, mais également que leur satisfaction doit pouvoir être attestée. Il s'agit ainsi non seulement de savoir que C est une condition d'instanciation de Y, mais également d’être apte à vérifier empiriquement si C est satisfait. Si tout le monde savait que X est un criminel dès lors qu'il a été déclaré tel au cours d'un procès mais que personne, faute de croyances adéquates sur le sujet, n’était capable de reconnaître une telle déclaration et/ou de comprendre les règles qui président à son élaboration, il n'existerait tout simplement pas de criminelFootnote 21.
Qui doit, toutefois, disposer d'un tel savoir ? Il n'est pas nécessaire que la totalité des agents ait connaissance de l'intégralité ou même de certaines de ces conditions. Le fait que certains individus en position d'autorité épistémique les connaissent est néanmoins requis. On peut dès lors parler d'une division du travail cognitif eu égard à C (Tuomela, Reference Tuomela2002a, p. 200) : nous dépendons épistémiquement d'autorités compétentes ou de ce qu'on a pu nommer des « membres opératoires » (Tuomela, Reference Tuomela and Meggle2002b, p. 427) en la matière. Ces autorités sont aptes et dans certains contextes disposées (Guala, Reference Guala2010, p. 256) à expliciter C, à vérifier si tel X est conforme à C et donc à instancier correctement Y. En ce sens, l'infaillibilité peut être attribuée au corps social : cette connaissance est emmagasinée quelque part au sein du monde social, nous nous appuyons tacitement sur elle et pouvons, au moins en principe, recourir à des experts si la nécessité d'une explicitation se fait sentir. Nous connaissons donc nécessairement C « en tant que société » (Guala, Reference Guala2010, p. 255). La formule searlienne « X vaut comme Y en C » décrit plutôt, par conséquent, le rapport spontané qu'entretiennent un grand nombre d'individus aux entités institutionnelles : n'ayant qu'une très faible connaissance des conditions authentiques d'appartenance de tel morceau de papier au genre « argent », je l'identifie et l'utilise pourtant comme tel. Certains agents au moins doivent toutefois entretenir une attitude mentale infaillible concernant les critères de Y, attitude nécessaire à l'existence de Y. Dit autrement : si personne ne disposait de cette connaissance de C, aucun X ne pourrait être YFootnote 22.
Cette interprétation de TI est-elle correcte ? Une série de contre-exemples a été proposée par Guala (Reference Guala2010,p. 256–262) afin de contrer l'idée selon laquelle l'ignorance ou l'erreur systématique concernant C remettrait en cause le fait que X soit Y. Nous proposerons, en nous inspirant de son premier contre-exemple (Guala, Reference Guala2010, p. 256–259), une illustration tirée de l'anthropologie, et plus précisément de l'analyse faite par Edward Evans-Pritchard (Reference Evans-Pritchard and Evrard1972) de la conception qu'ont les Azandé d'une entité institutionnelle naturalisée : la sorcellerie.
Selon l'ontologie zandée, la sorcellerie est une substance logée dans le corps, biologiquement héritée et permettant à son possesseur d'agir psychiquement sur d'autres individus. Sera donc dit « sorcier » tout agent possédant une telle substance dans le corps : la présence de cette dernière est ainsi collectivement considérée comme une condition suffisante d'instanciation de la sorcellerie. Tel individu (X) est donc compté comme sorcier (Y) parmi les Azandé si son corps contient telle substance (C). Le statut Y est institutionnel : il confère au sorcier certaines fonctions au sein de l'organisation sociale zandée et l'accomplissement de cette fonction nécessite l'identification collective de X comme Y. Les Azandé sont, en effet, supposés ignorer le fait que les caractéristiques causales pré-institutionnelles de X sont insuffisantes pour l'accomplissement de la fonction de Y. Cette ignorance nous permet précisément de considérer la sorcellerie comme une entité institutionnelle naturalisée.
Les Azandé, ou du moins leurs autorités épistémiques sur le sujet, ont évidemment une connaissance de ces conditions d'instanciation : ces autorités sont aptes à expliciter les conditions qui doivent être remplies pour que tel individu soit un sorcier et surtout à évaluer si, dans telle situation, ces conditions sont remplies. Cette condition est toutefois illusoire : n'existant pas, une telle substance ne peut être logée en aucun corps. Aucun X ne peut la posséder et donc être authentiquement Y du point de vue du critère zandé lui-même. Remarquons qu'il ne s'agit pas ici d'une simple croyance fausse portant sur une instanciation de Y : les Azandé sont par principe incapables de savoir si C est effectivement rempli et donc d'identifier une instanciation de Y. La croyance que tel genre de X est Y ne pourra dès lors jamais avoir le statut de connaissance. Aucune infaillibilité critériologique n'est, par conséquent, attribuable au corps social. Interprétée à la lumière de cette caractérisation de TI, la thèse de Searle semble fausse : tout le monde peut penser en permanence que ce type d'individus (X) est un sorcier (Y) sans que ce type d'individu soit un sorcier du point de vue même des critères qui valent en C. Dit autrement : les agents peuvent systématiquement échouer à instancier tels X comme Y. Mais la reformulation de Thomasson est fausse également puisque le contenu des conditions censées assurer l'appartenance de tel genre de X à Y est inexistant, ce qui rend nécessairement fausse toute croyance portant sur les instanciations de Y.
On pourrait répondre à cette objection que le savoir nécessaire ne porte pas sur les conditions réelles d'instanciation de Y, mais sur les indices de la conformité de X à C. Autrement dit, TI ne concerne pas les conditions authentiques d'appartenance au genre mais les critères sociaux d'identification de l'appartenance supposée. Son objet n'est, en réalité, pas ontologique ou critériologique mais strictement épistémique. Certains contenus sont en effet censés constituer des indices de la présence de la propriété surnaturelle. La perception de ces contenus est ainsi supposée justifier la croyance en l'existence chez tel individu de cette propriété et une division du travail cognitif quant à l'attestation de la conformité de X à C existe bien chez les Azandé. Evans-Pritchard distingue à ce sujet les modes d'identification ordinaires et savants de la sorcellerie. Si la sorcellerie est une propriété qui rend capable d'effectuer certaines actions (essentiellement de lancer des sorts), il existe des méthodes d'identification profanes de ces manifestations de la substance ensorcelante. Là encore, ce ne sont pas les sorts en eux-mêmes qui sont détectés, mais les signes attestant qu'un sort a été jeté, comme une certaine lumière (Evans-Pritchard, Reference Evans-Pritchard and Evrard1972, p. 67). Certaines procédures, censées déterminer avec le plus haut degré de fiabilité la présence de ces signes de sorcellerie, sont uniquement possédées par les autorités épistémiques. Ces modes de détection portent soit sur les manifestations de la sorcellerie (grâce aux oracles, aptes à déterminer si un sort a été jeté), soit sur la présence de la substance ensorcelante elle-même à travers sa prétendue matérialisation physiologique (grâce aux autopsies). Les procédures et les critères d'identification sont nécessairement connus : ces procédures doivent pouvoir être exécutées et contrôlées et la présence des indices être empiriquement vérifiable. Seule l'interprétation surnaturelle de cette conformité aux critères est fausse.
La formule adéquate serait donc : Y ne peut exister si les critères sociaux d'identification supposée de Y sont universellement ignorés ou l'objet d'erreur. La connaissance des conditions sociales d'attestation du fait prétendument surnaturel préserverait ici TI. Le privilège épistémique des membres opératoires consisterait en une capacité à énoncer ces critères d'identification et à examiner s'ils sont remplis. Pour les Azandé, il s'agit entre autres de connaître les conditions adéquates d'effectuation de l'autopsie et de pouvoir détecter, au cours de l'expérimentation menée selon les règles, la présence effective de l’élément conçu comme un indice de la présence de la substance ensorcelante. Mais le cœur de la procédure est illusoire, à savoir l'attribution à cette dernière d'une signification surnaturelleFootnote 23. Ce premier contre-exemple nous conduit ainsi à restreindre davantage le contenu de TI.
Le second contre-exemple proposé par Guala (Reference Guala2010, p. 259–262 ; Reference Guala, Gallotti and Michaels2014, p. 63–66) a une portée plus générale, car il concerne des entités non naturalisées et donc des critères susceptibles d’être universellement reconnus comme conventionnels. La distinction entre les conditions réelles d'instanciation et les critères sociaux d'identification n'est alors plus pertinente puisque les premières peuvent être l'objet d'une connaissance directe. Guala reprend l'exemple de l'argent : certains billets sont considérés comme de l'argent du fait de certaines conditions (dont, entre autres, le fait d’être fabriqués par la Banque centrale). Des autorités épistémiques sont aptes à expliciter ces conditions et à évaluer leur satisfaction éventuelle. Imaginons toutefois que, du fait d'une hyperinflation, l'argent perde de sa valeur et que les individus se mettent à échanger des cigarettes (Guala, Reference Guala2016, p. 180). Quoi que ces derniers continuent de nommer ce nouveau moyen d’échange « cigarettes » et les pièces et billets « argent », les cigarettes sont en réalité devenues de l'argent. Guala s'appuie sur la distinction proposée par Sally Haslanger (Reference Haslanger2006) entre les concepts « manifestes » et « opératoires » : les premiers sont les concepts que l'on pense appliquer tandis que les seconds correspondent à ceux que l'on applique réellement. Bien qu'ils coïncident la plupart du temps, les concepts manifestes et opératoires peuvent différer (Haslanger, Reference Haslanger2006, p. 99). C'est précisément ce qu'il se passe dans cette situation : le concept manifeste d'argent désigne les entités conformes à C (le fait, entre autres, d'avoir été émis par la Banque centrale), tandis que le concept opératoire d'argent se rapporte aux cigarettes. Il importe peu, dans une telle situation d'hyperinflation, que les cigarettes ne soient pas produites par la Banque centrale et qu'il n'existe pas de conditions claires d'instanciation détenues par des autorités épistémiques : les cigarettes sont à présent de l'argent.
Cet exemple est censé montrer que la connaissance de C n'est pas une condition nécessaire à l'existence de Y (Guala, Reference Guala, Gallotti and Michaels2014, p. 62). C ne contribue pas à définir l'entité « argent » puisque, dans ce cas précis, l'entité persiste alors que ces conditions ont changé. C doit plutôt être conçu comme un dispositif assurant la coordination entre agents, c'est-à-dire l'ajustement de leurs attentes réciproques (Guala, Reference Guala, Gallotti and Michaels2014, p. 63). Cet exemple permettrait de comprendre que les conditions nécessaires d'existence de l'argent sont non-conventionnelles : l'argent étant, selon Guala, une solution d’équilibre à un problème de coordination, les conditions réelles de l'argent sont davantage à concevoir comme un système cohérent et interdépendant d'actions et d'attentes portant sur les actions d'autrui (Guala, Reference Guala2016, p. 38). En d'autres termes, l'attitude mentale adéquate ne porte pas sur C mais sur les attitudes des autres agents à l’égard de l'argent, c'est-à-dire leur croyance en la probabilité que d'autres accepteront tels morceaux de papier ou pièces de métal en échange de biens et de services. Ces croyances dépendant à leur tour du nombre de billets en circulation et de certains mécanismes par lesquels une autorité étatique crédible et douée d'un pouvoir d'exécution intervient. Contrairement à C, ces conditions nécessaires peuvent être systématiquement ignorées des individus qui échangent des billets. Il n'existe d'ailleurs pas, dans ce cas précis, d’équivalent de C pour les cigarettes, autrement dit de conditions codifiées, connues de certains experts et suffisantes pour que les cigarettes acquièrent le statut d'argent.
TI serait donc faux : la connaissance de C n'est pas une condition nécessaire à l'existence de Y. Est-ce à dire qu’aucune attitude mentale portant sur Y ne conditionne nécessairement l'existence de Y et sa possibilité d’être instancié ? Toute forme d'immunisation à l'erreur est-elle à proscrire dans le rapport que nous entretenons aux entités institutionnelles ?
6. Seconde interprétation de TI : une connaissance nécessaire des pouvoirs déontiques ?
Nous proposerons dans cette partie une seconde interprétation de TI. Cette dernière s'articule autour de deux thèses : d'une part, les attitudes mentales nécessaires à l'existence de Y et immunisées contre l'erreur ont pour objets les pouvoirs déontiques propres à Y ; d'autre part, ces attitudes doivent prendre au moins la forme d'un savoir pratique. En quoi consistent, plus précisément, les pouvoirs déontiques ?
6.1. TI et pouvoirs déontiques
Les pouvoirs déontiques ont, nous l'avons vu, une dimension normative qui les distingue des capacités brutes, ce qu'illustre l'opposition entre la trace de craie et le mur (cf. section 1.). Ils sont de deux sortes, positifs et négatifs. Plus précisément, les trois opérateurs de base de la logique déontique sont la permission (ou autorisation), l'obligation (ou devoir) et la prohibition (ou interdiction). Les déontiques imposent une contrainte mutuelle sur les comportements : aux devoirs de A correspondent des interdictions et des obligations de B vis-à-vis de A et inversement (Guala, Reference Guala2016, p. 75). Les déontiques structurent, de diverses manières, nos actions en lien avec Y, selon le type de X auquel s'applique Y. Mentionnons-en deux. Y peut être instancié par un objet X extérieur aux agents : dans ce cas, les déontiques caractérisent ce que ces derniers peuvent et doivent faire avec cet objet. Ainsi, le statut institutionnel « argent » est lié à un certain nombre de normes pratiques concernant ce que nous sommes ou non autorisés à effectuer avec les matérialisations de l'argent. Y peut également être attribué directement à un agent, par exemple sous forme de statut au sens ordinaire. Dans ce cas, Y déterminera les normes qui affectent son champ d'action dans les contextes au sein desquels ce statut est pertinent : en tant que président de telle association, je dispose, dans tel contexte, de tels droits et devoirs.
Les déontiques font advenir un type inédit de raisons d'agir en ce qu'ils nous donnent des motifs d'actions indépendants de nos désirs ou inclinations spontanés (Searle, Reference Searle2010, p. 9). Il ne s'agit pas ici d'affirmer que l'existence d'objets institutionnels démultiplie les objets potentiels de nos désirs (posséder, louer, instaurer une loi, etc.), mais de souligner le type de réalité normative qu'ils font advenir. Ainsi, le fait de promettre m'engage à telle action malgré la révision éventuelle de mon désir initial, à savoir celui qui a suscité la promesse. De même, reconnaître que tel objet est votre propriété m'oblige, quelles que soient mes inclinations à ce sujet, à ne pas l'utiliser sans votre permissionFootnote 24. Enfin, les déontiques peuvent être codifiés ou non. Ce critère distingue les entités institutionnelles « formelles » des entités « informelles ». Le concept de codification désigne la spécification à la fois des caractéristiques que doit avoir un token pour être une occurrence du type (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 76) et des déontiques propres au type (Searle, Reference Searle2010 p. 91). Les composantes normatives liées à la possession d'une nationalité ou au statut d’époux sont, par exemple, explicitées et consignées dans des textes faisant autorité, contrairement à celles qui sont attachées à l'amitié. Cette absence de codification n'empêche pas le fait qu’être ami avec X suppose une connaissance minimale des droits et devoirs qui découlent, dans tel contexte culturel, de ce statut. Les normes constitutives de Y peuvent donc rester implicitesFootnote 25.
Une telle interprétation de TI a une incidence sur le contenu de l'attitude collective : l'identification ne consiste pas simplement en la reconnaissance, dépourvue d'implications comportementales, de tels X comme étant des instances de Y. Elle ne porte pas non plus seulement, comme le pensent Thomasson (Reference Thomasson2003, p. 590) et Guala (Reference Guala2010, p. 257–258), sur les conditions d'instanciation de Y. TI caractérise la connaissance des normes comportementales adéquates au statut de YFootnote 26, savoir qui n'implique pas nécessairement la connaissance des conditions d'instanciation de Y. TI peut être reformulée ainsi :
(TI) X ne peut être Y si l'ensemble des agents ignore ou se trompe systématiquement sur la totalité des déontiques associés à Y.
Il n'y a ainsi aucun sens à dire que X hérite de telle chose, prête serment, est ami avec telle personne ou s'apprête à voter si tout le monde ignore ou se trompe systématiquement sur les pouvoirs déontiques liés ces entités (héritage, serment, amitié, vote)Footnote 27.
6.2. Pouvoirs déontiques et connaissance pratique
Comment caractériser le mode de connaissance des pouvoirs déontiques ? L'attitude mentale constitutive de Y n'est, contrairement à ce qu'affirme Guala (Reference Guala, Gallotti and Michaels2014, p. 58), ni prioritairement ni nécessairement propositionnelle. Nous tenterons de montrer qu'elle consiste au moins en partie en ce que Gilbert Ryle (Reference Ryle and Stern-Gillet2005) nomme un « knowing how » ou une connaissance pratique.
Nous n'utilisons pas cette expression au sens où l'entend Elizabeth Anscombe, à savoir comme la connaissance non observationnelle qu'a l'agent, au cours de son action, de ce sur quoi porte la description sous laquelle son action est intentionnelle (Anscombe, Reference Anscombe, Maurice and Michon2002, p. 151). Le savoir pratique des déontiques propres à Y désigne ici l'aptitude à avoir le comportement adéquat eu égard à telle instanciation de Y. Cette connaissance doit, selon nous, au moins prendre la forme d'un savoir-faire, mode de connaissance que l'on distingue généralement du savoir propositionnel ou « knowing that ». Je peux, par exemple, savoir que Staline avait un fort accent géorgien et savoir imiter le fort accent géorgien de Staline : ces deux attitudes, qui ne sont évidemment pas exclusives, manifestent chacune une relation épistémique différente à leur objet, à savoir l'accent de Staline. L'expression « savoir comment » par laquelle on traduit parfois « knowing how » est ambiguë, car on peut savoir sur un mode propositionnel comment effectuer certaines actions sans être précisément capable de les effectuer (Glick, Reference Glick2011, p. 427–428). Je peux, par exemple, savoir énoncer toutes les règles de l'imitation de l'accent de Staline sans savoir l'imiter. Dit autrement, le fait de savoir sur un mode propositionnel ce qu'il faut faire pour effectuer telle activité n'est pas suffisant pour savoir l'effectuer. Nous privilégierons donc l'expression de « savoir-faire » à celle de « savoir comment faire ». Pourquoi considérer que la connaissance des déontiques est au moins pratique ?
Prenons l'exemple d'un genre institutionnel informel comme l'amitié. La connaissance de certaines au moins des implications normatives propres à une relation amicale, autrement dit des droits et des devoirs liés au statut d'ami, est une condition nécessaire à l'existence d'amis. Elle conditionne ainsi le fait que X et Y soient authentiquement amis et non, par exemple, seulement complices. Or, il s'agit d'un savoir-faire au sens, avant tout, où ce savoir porte sur ce qu'on doit ou ne doit pas faire dans telle situation vis-à-vis de X, selon les opérateurs déontiques précédemment exposés. Les agents ont dès lors une connaissance au moins pratique de la spécificité de ces normes eu égard à celles qui régissent, entre autres, leurs interactions avec un inconnu croisé dans la rue. Ce savoir est donc pratique au moins au sens où il ne peut être purement théorique, mais régit nécessairement certaines des pratiques réciproques des agents. Il doit, en d'autres termes, se manifester dans certaines actions. Si la totalité des agents ne connaissait les déontiques propres à l'amitié que sous une forme propositionnelle, autrement dit si tous savaient ce qu'il faut faire vis-à-vis d'un ami sans savoir le faire, aucune relation entre agents sociaux ne pourrait être considérée comme amicale.
Ce savoir est également pratique du point de vue des modalités de son exercice. Si l'on suit, en effet, la thèse de Ryle, « knowing that » et « knowing how » constituent deux modes de connaissance distincts et non réductibles l'un à l'autre. Or, l'une des conséquences de cette thèse est que la mise en œuvre du savoir pratique ne requiert pas la mobilisation d'une connaissance propositionnelle portant sur le contenu de ce savoir (Ryle, Reference Ryle and Stern-Gillet2005, p. 98). Ainsi, savoir se comporter vis-à-vis d'un ami ne nécessite pas que je doive, avant ou pendant telle action manifestant ma connaissance pratique de ces déontiques, me représenter ces derniers afin de les appliquer. On pourrait dire, dans l'esprit de Ryle, que la pratique de l'amitié n'est pas un sous-produit de la théorie de l'amitiéFootnote 28. Plus profondément, la possession de cette connaissance pratique ne nécessite pas même que je puisse en général expliciter ces déontiques, c'est-à-dire les énoncer ou les convoquer mentalement comme des règles ou prescriptions. Le savoir-faire est ainsi, dans certains cas, compatible avec l'absence d'une telle compétence propositionnelle. En ce sens, une connaissance purement pratique des déontiques est, à tout le moins pour certaines entités institutionnelles, tout à fait envisageable. Je peux savoir ce que je dois faire par amitié, par politesse ou même dans telle situation aux échecs sans être apte à expliciter, verbalement ou de façon purement mentale, les règles de l'amitié, de la politesse ou des échecs qui s'appliquent dans ce cas particulierFootnote 29. Pour résumer, dans certains cas au moins, la possession par tel agent du savoir propositionnel des déontiques liés à Y n'est ni suffisante ni nécessaire pour qu'il sache se comporter adéquatement face à telle instanciation de Y.
La thèse de Ryle que nous mobilisons, affirmant l'irréductibilité du « knowing how » au « knowing that », a été l'objet de critiques, notamment de la part de Jason Stanley et Timothy Williamson (Reference Stanley and Williamson2001). Ces auteurs proposent un certain nombre d'arguments en faveur de la thèse dite « intellectualiste » visant à montrer que le « knowing how » constitue une espèce de « knowing that ». Il existe en réalité diverses versions, fortes et faibles, d'intellectualisme et d'anti-intellectualisme (Fantl, Reference Fantl2008, p. 452) eu égard au savoir pratique et nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, entrer dans ce débat riche et complexe. Soulignons toutefois quelques points à ce sujet.
On a tout d'abord pu montrer, en faveur de l'anti-intellectualisme, que la redéfinition propositionnelle du savoir pratique proposée par Stanley et Williamson mobilisait en réalité une forme de « knowing how » irréductible au « knowing that » (Koethe, Reference Koethe2002, p. 327)Footnote 30. Ensuite, la thèse que nous soutenons n'est pas a priori incompatible avec d’éventuelles redéfinitions du « knowing that » qui ne se conformeraient pas à la caractérisation ryléenne de la connaissance propositionnelle. Nous ne nous prononçons pas, en revanche, sur la question de savoir si le « knowing that » constitue ultimement une forme de « knowing how » — affirmation qui correspond à une version forte d'anti-intellectualisme (Hetherington, Reference Hetherington and Hetherington2006). Notre thèse n'exclut enfin pas l'idée selon laquelle la connaissance propositionnelle de certaines des modalités d'exécution de telle activité peut constituer une composante, certes non nécessaire (Katzoff, Reference Katzoff1984, p. 65), de la connaissance pratique de cette même activité. Elle est de ce fait compatible avec l'existence de degrés de « knowing how » et, plus précisément, avec le fait que le degré le plus haut de maîtrise pratique puisse dépendre de la connaissance propositionnelle des modalités d'exécution de l'activité en question (Fantl, Reference Fantl2008, p. 465–466).
Nos remarques concernant le rapport cognitif individuel que les agents peuvent entretenir à l’égard des déontiques ont des conséquences sur les modes d’être et d'acquisition d'au moins certaines entités institutionnelles. Ces conséquences s'accordent avec l'ontologie sociale de Searle. Elles expliquent, tout d'abord, la possibilité de genres institutionnels informels. L'existence des déontiques, et donc de l'entité institutionnelle correspondante, ne requiert pas que ces derniers soient officiellement exposés sous une forme propositionnelle dans le monde social. Ainsi, il n'existe pas nécessairement de codification de ces déontiques, c'est-à-dire d'explicitation sous la forme de règles, lois ou préceptes socialement exposés de la liste de ces constituants normatifs pour chaque Y. La pratique de l'amitié n'est donc pas non plus nécessairement un sous-produit d'une théorie officielle de l'amitié détenue par au moins certains experts.
Ensuite, et ce point est également une conséquence de nos remarques précédentes, l'apprentissage de ces déontiques peut se faire sur un mode strictement pratique. Comme l'explique Searle, notre savoir-faire eu égard à telle réalité institutionnelle, qui constitue une partie de ce qu'il nomme l’« Arrière-plan », peut en effet être causalement sensible aux règles qui définissent ces réalités institutionnelles sans contenir de représentation de ces règles (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 181–192). Autrement dit, l'acquisition du contenu des déontiques ne suppose pas nécessairement de représentations propositionnelles de ces derniers. Je peux apprendre à maîtriser les déontiques propres à certains Y par pure familiarisation, c'est-à-dire par exemple en observant et imitant certains comportements et/ou en constatant les sanctions spécifiques qui adviennent quand tel type de comportement a lieu. C'est d'ailleurs sur cette forme d'acquisition de contenus qu'insistent un grand nombre de théories de la socialisation (Darmon, Reference Darmon2006). Pour résumer, la connaissance des déontiques est pratique de différentes manières : par son objet, qui consiste en actions ; par son mode d'exercice, en ce qu'elle ne nécessite pas de représentations propositionnelles simultanées ou préalables à l'action qui la manifeste (et peut même s'accompagner d'une incapacité à entretenir de telles représentations) ; enfin, par le fait que l'existence et l'acquisition de certains au moins de ces contenus normatifs ne requiert pas leur codification socialeFootnote 31.
Dans les paragraphes précédents, nous avons considéré les genres informels pour deux raisons : d'une part, afin de défendre la thèse selon laquelle la connaissance des déontiques devait être au moins pratique ; d'autre part, pour préciser en quoi pouvait consister une connaissance purement pratique des déontiques. Ces remarques n'excluent toutefois évidemment pas, comme nous l’écrivions plus haut, la possibilité de connaître ces derniers sur un mode propositionnel. Le « knowing how » désigne en effet une disposition « déterminable » (Ryle, Reference Ryle and Stern-Gillet2005, p. 212) : savoir utiliser de l'argent signifie être disposé à se comporter de diverses manières eu égard à ou avec cette entité (Ryle, Reference Ryle and Stern-Gillet2005, p. 121). Or, le jugement ou l'assertion portant sur le contenu des règles à accomplir pour effectuer telle activité, comme le fait d'expliquer à un enfant ce que l'on peut faire avec de l'argent, peut tout à fait constituer l’une des manifestations du savoir-faire concernant cette activité. Ainsi, qu'il existe ou non une codification officielle des déontiques, les agents peuvent être aptes à les formuler ou les penser sous une forme propositionnelle. Ensuite, et plus fondamentalement, nos remarques antérieures n'excluent pas le fait que :
(1) les déontiques propres à un certain nombre de Y soient socialement codifiés, c'est-à-dire officiellement exposés sous une forme propositionnelle ;
(2) cette codification puisse être nécessaire à l'existence de certains Y ;
(3) l'apprentissage de certains déontiques, liés à des genres institutionnels formels ou informels, puisse ou doive passer par des consignes ou règles portant explicitement sur le contenu des déontiques.
L'explicitation propositionnelle semble, par exemple, consubstantielle à l'existence des genres institutionnels formels comme les gouvernements, les élections municipales ou les règles fiscales. Prenons l'exemple d'un gouvernement. Les prérogatives de ce type d'entité sont ainsi officiellement codifiées (1). De plus, étant donné à la fois sa centralité dans l'organisation sociale, la diversité et la complexité des déontiques qui lui sont propres ainsi que des finalités qu'elle poursuit, une telle entité requiert une certaine codification pour exister (2). Il est enfin difficile, pour les mêmes raisons, de concevoir un apprentissage purement pratique du contenu de ces déontiques : acquérir la connaissance de ce que peut et doit ou non faire un gouvernement nécessite l'exposition de ces contenus sous la forme de règles (3).
Notre thèse consiste donc à affirmer que l'expression propositionnelle n'est pas nécessaire à l'existence, à l'apprentissage et à la mise en œuvre des déontiques propres à la totalité des genres institutionnels. Remarquons que, bien qu'il le présuppose, le contenu de cette connaissance pratique n'est pas identique à celui que Thomasson (Reference Thomasson2003, p. 590) et Guala (Reference Guala2010, p. 257–258) mentionnent lorsqu'ils envisagent de reformuler TI en termes de « knowing how ». Ces derniers font en effet référence à notre seule aptitude à catégoriser correctement X comme Y, c'est-à-dire au savoir-faire concernant les conditions critériologiques de Y que nous possèderions en tant que locuteurs compétents. Dans leur perspective, nous acceptons sur un mode pratique les principes d'appartenance à Y au sens où nous traitons quotidiennement X comme Y malgré notre ignorance des conditions authentiques d'instanciation de Y. Ce savoir pratique est donc bien compatible avec notre incapacité à articuler C sous la forme d'un « knowing that ». Mais l'infaillibilité pratique telle que nous la concevons ne concerne pas simplement la catégorisation linguistique puisqu'elle inclut l'identification des déontiques : le « knowing how » concerne la gamme d'actions autorisées, obligatoires ou interdites en lien avec Y. Tel est, selon nous, l'objet véritable de la thèse infaillibiliste.
Qui doit posséder un tel savoir pratique au sein du corps social ? L'existence de Y ne requiert pas que la connaissance de l'intégralité des déontiques constitutifs de Y soit partagée par la totalité des agents. Une telle infaillibilité pratique doit, ici encore, seulement être attribuée au corps social en son entier. Le mode de distribution de cette connaissance pratique est cependant déterminé par le type d'entité institutionnelle, c'est-à-dire en partie par son rôle et son importance sociale. Il n'existerait ainsi pas d'argent si un nombre très conséquent d'individus était incapable d'utiliser l'argent et donc ne maîtrisait pas, au moins sur un mode pratique, une grande partie des déontiques constitutifs de l'argentFootnote 32. L'existence d'autres entités est, en revanche, compatible avec une plus grande ignorance : que la majorité des agents ignore les déontiques liés à la possession du statut, par exemple, d'entraîneur adjoint d'une équipe de football n'a pas d'implication sur l'existence d'entraîneur adjoints. Deux questions, qu'il nous semblerait pertinent d'explorer, ne pourront ici qu’être soulevées. Tout d'abord, existe-t-il nécessairement des autorités épistémiques pour chaque Y ? Si la distinction entre les membres « opératoires » et « non opératoires » est pertinente pour bon nombre d'entités institutionnelles, quel sens y aurait-il à dire qu'il existe des autorités épistémiques concernant l'amitié, le leadership, les rendez-vous ou les soirées cocktailsFootnote 33 ? Ensuite, la connaissance des déontiques que possèdent les autorités épistémiques, lorsqu'elles existent, doit-elle être de nature propositionnelle ? On peut en effet concevoir une asymétrie épistémique tant du point de vue du « knowing that » que du « knowing how »Footnote 34. Il n'est toutefois pas absurde de penser que la capacité à agir adéquatement vis-à-vis d'une entité institutionnelle est globalement, quoique non-nécessairement, corrélée à la possession d'une connaissance propositionnelle de ses déontiques. On peut en effet considérer, comme nous l'avons vu précédemment, que la connaissance propositionnelle des modalités d'exécution d'une activité accroît la qualité de notre maîtrise pratique de cette même activité (Fantl, Reference Fantl2008, p. 465–466). Quoi qu'il en soit, les autorités épistémiques eu égard aux entités institutionnelles formelles doivent bien posséder une connaissance propositionnelle de leurs déontiques, ces derniers étant par définition codifiés.
Reprenons à présent le contre-exemple des cigarettes proposé par Guala (Reference Guala, Gallotti and Michaels2014, Reference Guala2016). Ce dernier montre, certes, que la connaissance propositionnelle des critères conventionnels d'instanciation de X comme Y n'est pas nécessaire au fait que X soit Y. Mais il ne remet nullement en cause l'idée d'une infaillibilité pratique concernant les déontiques. Dans cette situation, un certain nombre des déontiques propres à l'argent ont simplement été transférés aux cigarettes. Affirmer que les cigarettes sont à présent de l'argent, c'est dire que, par-delà ses multiples réalisations physiques possibles, Y est en partie défini par sa fonction et donc parles déontiques nécessaires à l'accomplissement de cette dernière.
De plus, la manière dont Guala caractérise l'attitude mentale des agents dans cette situation est contestable. Selon lui, les individus continuent à croire faussement que les pièces de monnaie sont de l'argent et que les cigarettes n'en sont pas. Certes, ces derniers n'ont pas nécessairement de regard réflexif sur leurs pratiques, mais ils n'ignorent pas pour autant ce qu'ils font. On peut considérer, en se basant sur une approche dispositionnelle des croyances (Schwitzgebel, Reference Schwitzgebel2002), que Guala confond en réalité croyance et jugement : étant donné leurs nouvelles dispositions à agir, à ressentir et à raisonner en cas d'inflation, les agents croient bien que les cigarettes sont de l'argent même s'ils jugent, quand on le leur demande, que ce ne sont que des cigarettes. Le jugement que P, s'il est en décalage avec le profil dispositionnel général qu'entretient un individu à l’égard de P, ne reflète pas de croyance sous-jacente que P. Bien plus, la mise en œuvre du savoir pratique des déontiques propres à Y nous semble révéler leur croyance véritable concernant les instanciations de Y. Autrement dit, puisqu'ils traitent massivement les cigarettes comme de l'argent, peu importe le terme qu'ils emploient pour les désigner : les agents croient que les cigarettes sont, au moins sous une description, de l'argent. Notre thèse est par ailleurs compatible avec l'idée, défendue par Guala, selon laquelle la totalité des individus peut ignorer les conditions réelles qui font que Y est Y. Il n'est en effet pas nécessaire que les mécanismes explicatifs du fait que les cigarettes peuvent se substituer aux billets soient connus pour que la substitution soit possibleFootnote 35.
6.3. Pouvoirs déontiques et entités naturalisées
Cette réinterprétation de TI est-elle compatible avec l'existence d'entités institutionnelles naturalisées ? Une entité institutionnelle est dite « naturalisée » si au moins certains agents considèrent faussement que certaines de ses propriétés institutionnelles sont naturelles ou découlent de propriétés naturelles. Ces derniers croient ainsi que X possède certaines caractéristiques causales pré-institutionnelles suffisantes pour l'accomplissement de la fonction de Y. L'analyse des entités institutionnelles naturalisées est pertinente à ce stade de la discussion en ce qu'elle permet de tester TI. Elle constitue en effet une mise à l’épreuve intéressante de la thèse infaillibiliste car, comme nous l'avons vu dans la section précédente, les agents peuvent se tromper à la fois universellement et massivement sur les propriétés de ces entités.
Imaginons, pour reprendre l'exemple de Searle, que l'intégralité des membres d'une société pense que deux personnes ne sont mariées que si cette union est sanctifiée par Dieu. Bien que, comme dans le cas de la substance ensorcelante des Azandé, cette condition d'instanciation ne puisse être remplie, il s'agit bien d'un mariage si les déontiques associés à l'entité sont reconnus. La question pertinente pour savoir si le mariage existe est donc celle des droits, obligations et interdictions du couple et des membres de la communauté à leur égard. De même, les castes existent ou ont existé malgré les croyances fausses en l'inégalité naturelle dont découlent les déontiques infériorisants qui les définissent. C'est une chose de dire que les déontiques associés au statut de Y proviennent de croyances fausses entretenues potentiellement par l'ensemble des agents à propos des propriétés de Y (comme pour la monarchie de droit divin, la sorcellerie ou les castes) ; c'en est une autre d'affirmer que les déontiques liés à Y n'existent pas. Selon notre nouvelle interprétation, seule l'ignorance et/ou l'erreur universelle portant sur ces derniers rend impossible l'instanciation de X comme Y.
Le cas des entités naturalisées semble toutefois plus complexe. Searle approfondit cette question dans l'extrait suivant :
Supposons qu'une communauté croit que quelqu'un a des pouvoirs divins, par exemple que le pape est infaillible. On pense [au sein de cette communauté] que la fonction-statut est porteuse de pouvoirs extraordinaires qui peuvent ne pas exister. S'agit-il toujours d'une fonction-statut ? Eh bien, selon ma définition, oui, parce que le pape a toujours des pouvoirs déontiques. Par exemple, les catholiques ont l'obligation de le croire. Mais ces pouvoirs ne sont pas reconnus comme des fonctions-statuts. On pense [au sein de cette communauté] que le pape a un pouvoir physique (surnaturel) supplémentaire, lorsque la croyance va au-delà des faits, et la fonction-statut ne fonctionne précisément comme fonction-statut que parce qu'on pense que ce n'est pas une fonction-statut mais un fait brut de l'univers, indépendant de l'intentionnalité. L'acceptation d'un fait institutionnel, ou même de tout un système de fonctions-statuts peut être basée sur des croyances fausses. Du point de vue de l'analyse institutionnelle, il importe peu que les croyances soient vraies ou fausses. Il importe seulement que les gens reconnaissent ou acceptent collectivement le système de fonctions-statuts. Dans le cas extrême, un fait institutionnel peut fonctionner uniquement parce qu'il n'est pas considéré comme un fait institutionnel. Dans ce cas, l'acceptation collective est celle des pouvoirs déontiques, mais ils ne sont acceptés qu'en raison d'une autre croyance (Searle, Reference Searle2010, p. 118–119).
Cet extrait aborde différents points qu'il nous faut démêler afin de caractériser l'attitude mentale nécessaire à l'existence des Y naturalisés, à savoir :
– la distinction entre les types de contenus en jeu, et plus précisément entre les capacités pures, les fonctions-statuts et les déontiques ;
– la question des croyances portant sur les relations causales entre certains de ces contenus, autrement dit des croyances concernant le fait que tels déontiques découlent de la possession par Y de telles capacités ;
– le problème de la catégorisation correcte ou non de ces contenus par les agents, par exemple la question de savoir si une fonction-statut est appréhendée comme telle ou si, ce qui est nous le verrons différent, tel déontique est identifié comme un déontique.
Prenons l'exemple d'un Y non naturalisé afin d'expliciter les enjeux liés à ces distinctions. Il est physiquement possible de déplacer des morceaux de papier (X). L'attribution du statut d'argent à tel ensemble de X leur confère certaines fonctions, comme celle d’être des moyens d’échange. Certains déplacements de ces X sont ainsi caractérisables comme des échanges. Un ensemble de déontiques définit alors les types d’échanges que nous sommes autorisés à effectuer avec ces X et rend possible l'accomplissement de la fonction. Les pouvoirs déontiques, par l'intermédiaire de l'identification collective, se greffent donc sur une capacité brute : nous ne pourrions, pour des raisons évidentes de commodité, échanger des enclumes.
Le statut institutionnel ne crée donc pas de capacité physique inédite. Il étend cependant nos possibilités d'actions en ce qu'il démultiplie ce que nous pouvons accomplir avec ces objets, en faisant advenir une gamme d'actions institutionnelles qui entretiennent des relations systématiques (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 54) : acheter, vendre, offrir, épargner, etc. Or, nous ne pensons pas qu'il existe un lien intrinsèque ou naturel entre, d'une part, les potentialités brutes d'un morceau de papier et, d'autre part, les actions que sa fonction-statut d'argent rend possibles. Nous considérons que ce lien est conventionnel et que la fonction institutionnelle est seulement compatible avec ses propriétés physiques : d'autres objets auraient pu faire l'affaire. Nous voyons, dans le cas d'un Y reconnu comme institutionnel, comment les déontiques se superposent aux propriétés brutes. Les pouvoirs déontiques sont, de plus, identifiés comme tels : lorsque j’échange des billets, j'ai une connaissance, au moins pratique et non nécessairement exhaustive, de la gamme d'actions que je suis habilité ou non à entreprendre du fait de ma possession de ces objets.
Tournons-nous à présent vers les entités naturalisées en examinant l'exemple de l'infaillibilité pontificaleFootnote 36. La situation est à première vue identique à celle décrite précédemment : le pape est un individu (X) auquel est attribué un statut (Y) qui lui confère certaines fonctions : enseigner la foi authentique, garantir les conditions du culte, etc. Y (ou X en tant qu'Y) exerce sa fonction du fait des pouvoirs déontiques ou « conventionnels » (Searle, Reference Searle and Tiercelin1998, p. 133) dont il est doté et qu'il ne possédait pas en tant que pur X. La différence réside toutefois en ce que l'existence du statut Y nécessite, dans ce cas de figure, que certains agents ignorent sa dimension conventionnelle. L'attribution au pape de propriétés surnaturelles censées justifier le fait qu'il occupe cette fonction témoigne précisément de l'ignorance en question. Qu'est-ce à dire ?
Considérons l'une de ces propriétés : l'infaillibilité. De la croyance factuelle en l'infaillibilité découlent des croyances normatives portant sur certains déontiques, comme l'obligation pour les catholiques d'accepter la vérité de ses propos. Il faut dès lors bien distinguer la croyance en la justification surnaturelle d'un déontique de la croyance en un pouvoir déontique surnaturel, comme le serait, par exemple, l'idée selon laquelle certains êtres auront des droits et des devoirs dans l'au-delà. Ni les contenus surnaturels (les capacités faussement attribuées), ni leur supposée portée justificatrice (le fait que ces propriétés justifient les fonctions-statuts et les déontiques attachés à Y), ni d’éventuels déontiques surnaturels ne peuvent, par définition, être l'objet d'un savoir. Seule la connaissance des déontiques effectifs est nécessaire à l'existence de l'entité. Contrairement à ce qu'il se passe pour les entités institutionnelles reconnues comme telles, la fonction-statut et les déontiques associés sont faussement considérés comme causés par et non pas seulement compatibles avec certaines propriétés brutes de l'entité. Certes, la fonction-statut « pape » a, même pour les catholiques, une dimension sociale puisque ces derniers savent qu'elle est socialement identifiée et consacrée. Mais cette dimension n'est pas, à leurs yeux, l'origine du fait que cet individu possède ce statut : ce dernier reflète au moins en partie des caractéristiques intrinsèques, et donc non instituées, de l'entité. Dit autrement : de leur point de vue, Y correspond ou s'ajuste à des propriétés réelles de X. L'institution sociale de X comme Y découle donc à leurs yeux d'une identification correcte de la nature de X.
Une ambiguïté affecte, cependant, l'usage du terme « pouvoir » dans cet extrait. Pourquoi Searle affirme-t-il que ces pouvoirs déontiques ne sont pas « reconnus comme des fonctions-statuts » ? Ne commet-il pas une erreur de catégorie en confondant les pouvoirs surnaturels et les pouvoirs déontiques censés en découler ? On peut expliciter son propos de la façon suivante : les pouvoirs déontiques sont conçus comme provenant non pas d'un statut institutionnel mais d'une propriété surnaturelle, à savoir l'aptitude du pape à former des croyances vraies sur les sujets qui excèdent les données disponibles. L'obligation d'accepterFootnote 37 ce que dit le pape découle de son statut, lui-même censé refléter ses propriétés réelles. Pour que le pape remplisse sa fonction-statut et donc que ses pouvoirs déontiques s'exercent, il est dès lors nécessaire qu'un ensemble d'individus considère qu'il ne s'agit pas d'une fonction-statut. Le paradoxe, selon nous généralisable à toutes les entités institutionnelles naturalisées, est le suivant : l'accomplissement de la fonction requiert la reconnaissance du statut et l'ignorance de la nécessité de cette reconnaissance. D'un côté, il est nécessaire qu'un ensemble d'agents identifie Y et les déontiques qui lui sont liés puisque X ne possède pas de caractéristiques causales suffisantes pour l'accomplissement de la fonction de Y ; de l'autre, il est tout aussi nécessaire que cet ensemble d'agents croit que Y reflète des caractéristiques causales de X suffisantes pour l'accomplissement de sa fonction. Le pape peut donc susciter ce type d'obligation, par lequel s'exerce l'une de ses fonctions, en partie parce que certains agents pensent que son statut n'est pas uniquement institutionnel. La fausseté des croyances qui fondent cette obligation importe peu : seule compte la reconnaissance collective des déontiques nécessaires au fonctionnement du statut.
Toutefois, et c'est ici que le propos de Searle est ambigu, l’ignorance de la dimension institutionnelle de Y n'implique pas l’ignorance de la normativité des déontiques propres à Y. La fonction-statut n'est, certes, pas reconnue comme telle, mais les déontiques ne peuvent qu’être adéquatement identifiés comme des déontiques. Les catholiques considèrent ainsi qu'ils doivent accepter les contenus énoncés par le pape. Ils savent, ce que l'observation du comportement des non-catholiques leur rappelle, qu'il est aisé de ne pas le faire. Le normatif, quoique fallacieusement pensé comme découlant de capacités réelles, est bien reconnu comme tel. Si l'infaillibilité pontificale est un pouvoir surnaturel institué qui s'ignore, il n'en va pas de même pour les déontiques : en me conformant à la parole du pape, j'ai conscience de faire ce que je dois et donc pourrais ne pas faire. Le devoir d'obéir au pape n'est, certes, pas reconnu comme un fait institutionnel, mais comme la conséquence d'une compréhension adéquate de la nature du papeFootnote 38. Il est, cependant, correctement appréhendé comme une obligation. Seule compte, comme condition nécessaire à l'existence de Y, la reconnaissance des normes pratiques conformes au statut de Y, et ce, quelle que soit l'interprétation que j'ai de ces normes. L'objet de TI est donc bien ici la connaissance des déontiques propres aux entités institutionnelles naturalisées, indépendamment de la fausseté des croyances sur lesquelles ils reposent.
Une question se pose néanmoins : des pouvoirs déontiques sont-ils nécessairement liés aux entités sociales naturalisées ? En d'autres termes, ces dernières constituent-elles nécessairement, du point de vue de Searle, des entités institutionnelles ? Evans-Pritchard, par exemple, identifie des normes attachées à la sorcellerie lorsqu'il expose ce que les Azandé sont autorisés à faire face à un sorcier ainsi que les droits et devoirs de ce dernier en réponse aux accusations éventuelles (Evans-Pritchard, Reference Evans-Pritchard and Evrard1972, p. 119–134). Mais la croyance fausse en une capacité surnaturelle n'est pas nécessairement une source de déontiques. De même, tout comportement typique face à une telle entité naturalisée peut n'avoir aucune composante normative. Attribuer, par exemple, telle capacité maléfique à un sorcier et le fuir parce qu'on le craint ne procède d'aucune identification collective de déontiques. Le pouvoir sur les autres que ce statut social lui confère, à savoir susciter la crainte, est une pure capacité psychologique, contrairement à ce qu'impliquerait l'idée de droits et devoirs régissant nos interactions avec lui.
Plus généralement, la connaissance commune des déontiques relatifs à Y génère, certes, des régularités dans le monde social et ainsi des attentes déterminées eu égard au comportement des agents. Mais toute inférence portant sur les actions d'autrui ne découle pas nécessairement de croyances normatives et peut donc exister sans attribution de déontiques. Imaginons des individus auxquels sont imputées des propriétés surnaturelles suscitant certains affects et comportements, comme la méfiance et la disposition à fuir ou à se protéger, mais dont les interactions avec les autres membres de telle société ne sont, même tacitement, définies par aucune norme. Aurions-nous toujours affaire à des statuts institutionnels ? Deux possibilités au moins s'offrent à nous : refuser à ces entités le caractère institutionnel ou bien considérer que la présence de pouvoir déontiques n'est pas, en réalité, le critère de l'institutionnel. En plus de nous priver potentiellement d'une source précieuse de discrimination entre différents types d'entités sociales, la seconde option appauvrit fortement TI. La condition nécessaire, décrite par TI, au fait que X soit Y, consisterait en effet alors en la seule connaissance pratique des critères d'identification et de classification de X comme Y. Cette interprétation semble toutefois, comme on l'a remarqué Guala (Reference Guala2010, p. 258), trop minimale pour qu'on puisse considérer TI comme une thèse philosophiquement intéressante. La première option s'accorde en revanche avec notre dernière interprétation de TI. Elle nous conduit à distinguer deux types d'entités naturalisées : purement sociales et institutionnellesFootnote 39.
7. Conclusion : entités institutionnelles et prénotions
Nous avons évalué, dans cet article, différentes interprétations de TI. La plus concluante consiste, de notre point de vue, à affirmer que l'existence d'une entité institutionnelle nécessite que nous ayons en tant que société une connaissance au moins pratique des pouvoirs déontiques qui lui sont associés. Nous avons montré que cette version de TI était compatible avec l'existence d'au moins certaines entités institutionnelles naturalisées.
Cette thèse n'est pas sans implication concernant le rapport que nous entretenons spontanément à l’égard des entités institutionnelles ainsi que le rôle et la portée des sciences sociales. Durkheim nous mettait en garde contre le danger que constituent les prénotions à propos du monde social. Nous aurions tendance à considérer ces représentations, formées par et pour la pratique, comme un substitut légitime des entités sociales (Durkheim, Reference Durkheim1988, p. 109). Or, la nature du social serait propice à une telle substitution : les réalités sociales étant le produit de l'activité humaine, elles paraissent consister en la mise en œuvre d'idées que les sciences sociales auraient pour but d'exhumer et d'expliciter (Durkheim, Reference Durkheim1988, p. 111). La préconisation méthodologique durkheimienne de mettre systématiquement à l’écart les prénotions dérive précisément de ce constatFootnote 40. Toutefois, les expressions de « sociologie spontanée » ou de « prénotion » sont souvent mobilisées de façon ambiguë, sans qu'une distinction soit faite entre les dimensions conceptuelles et empiriques. Si notre interprétation de TI est correcte, le contenu de nos représentations ordinaires des entités sociales ne saurait intégralement consister en prénotions. Comme l'affirmait Hayek, certaines attitudes mentales ne peuvent, du fait de leur dimension constitutive, être fondamentalement révisées sans remettre en cause l'existence des entités qu'elles prennent pour objets. La connaissance pratique des critères d'identification et des pouvoirs déontiques propres aux entités institutionnelles doit ainsi nécessairement être attribuée au corps social. Ce savoir est néanmoins compatible avec l'ignorance et l'erreur universelle concernant bon nombre de leurs propriétés, d'où le rôle central des sciences sociales.
Ces remarques nous conduisent à formuler quelques suggestions à propos de la spécificité de notre dépendance épistémique et de la division du travail cognitif concernant les entités institutionnelles. Étant donné la complexité de ces dernières, différentes sources d'autorité épistémique eu égard aux croyances que nous formons à leur sujet nous semblent devoir être distinguées. Il s'agit bien de sources et non d'agents, car ces compétences diverses peuvent être possédées par les mêmes individus.
Nous dépendons de certains experts, tout d'abord, pour la connaissance des propriétés conventionnelles des entités institutionnelles. Deux types de propriétés conventionnelles, critériologique et déontique, ont été examinées. Cette forme de dépendance caractérise une partie au moins de notre compétence conceptuelle préthéorique vis-à-vis de ces réalités. Nous dépendons épistémiquement, de plus, des sciences sociales du point de vue de la connaissance empirique des entités institutionnelles. L'intérêt de ces sciences vient précisément du fait qu'elles portent, en grande partie, sur des mécanismes sociaux conceptuellement opaques. Ce type de dépendance est d'ailleurs un rouage du fonctionnement du monde social puisque les agents s'approprient de diverses manières ces contenus théoriques : comme l'ont différemment analysé Ian Hacking (1996) ou Anthony Giddens (Reference Giddens and Audet2012, p. 414–420), la connaissance des phénomènes sociaux fait retour, sous diverses formes, dans le monde social et l'affecte. Sociologie spontanée et scientifique sont ainsi souvent imbriquées.
Nous souhaiterions, pour finir, attirer l'attention sur un type de dépendance épistémique peu thématisé en ontologie sociale et que nous n'avons pas analysé dans cet article : la dépendance à l’égard d'autorités épistémiques disposant de la connaissance de la justification de l'existence des entités institutionnelles. La ou les fonctions ou raisons d’être de certaines d'entre elles peuvent en effet échapper au profane. Nous pouvons savoir que Y existe, connaître les critères d'instanciation et les déontiques propres à Y et, néanmoins, seulement accepter ou supposer que l'existence et/ou les modalités d'existence de Y ont telle (ou telles) raison(s) d’être. En d'autres termes, nous pouvons nous contenter de penser qu'elles sont justifiées tout en ignorant le contenu de ces justifications. Nous dépendons, par exemple, de certains experts pour la compréhension du concept de progressivité de l'impôt, autrement dit des conditions d'instanciation du genre qu'il désigne ainsi que de la totalité des droits, devoirs et interdictions qui découlent de cette réalité institutionnelle. Une seconde source d'autorité épistémique produit des connaissances sur les aspects empiriques de ce fait institutionnel, par exemple sur les effets de ce type d'impôt sur tel aspect de la vie économique ou encore sur la corrélation entre le degré de compréhension de la progressivité au sein de la population et certaines variables sociales. Nous saisissons bien, quoi que peut-être confusément, qu'un tel impôt a une fonction en partie redistributive. Mais notre connaissance, d'une part, de la finalité d'une telle entité et, d'autre part, des valeurs qui lui sont sous-jacentes s'arrête souvent là. Or, il existe également des autorités aptes à éclairer, par-delà ces dimensions critériologique, déontique ou empirique, la ou les raisons d’être de la progressivité et à exhumer les croyances axiologiques qui sous-tendent cet état de chosesFootnote 41.
Remerciements
Je remercie les Archives Henri Poincaré de m'avoir permis de présenter la plupart des idées présentes dans cet article lors de leurs Journées scientifiques.