Depuis l’apparition du voile musulman à la fin des années 1980 et les nombreuses polémiques qu’elle a générées, la laïcité est en France l’objet de nouvelles interrogations (Baudouin et Portier Reference Baudouin and Portier2001; Dieu Reference Dieu2017). L’équilibre trouvé en 1905Footnote 1, qui consistait à séparer les autorités étatiques et religieuses, dans un contexte marqué par les tensions entre la République et l’Église catholique est remis en cause avec l’essor de l’Islam. Les sources juridiques de la laïcité, constitutionnellesFootnote 2 et législatives, ne sont pas elles-mêmes remises en question, mais leur interprétation par les autorités administratives ou judiciaires suscite de nombreuses polémiques (crèches de Noël et de garderie, cantine et sortie scolaire, burqini, subvention aux lieux de cultes, etc.). Les fondements mêmes du rapport entre le politique et le religieux, qu’on aurait pu croire objets d’un certain consensus, en sont ébranlés dans les pratiques et les discours.
Admise comme un dogme irrécusable, la séparation entre l’État et les cultes, objet de la loi de 1905, ne cesse d’être redessinée, comme si le respect qu’elle requiert se heurtait inexorablement aux nécessités de l’action publique. Le principe de séparation finit par tisser des liens de plus en plus nombreux entre la religion et les pouvoirs publics, lesquels trouvent naturel de répondre aux sollicitations intéressées des croyants qui, en retour, s’accommodent d’une forme de contrôle de leur pratique. La notion de « nouvelle laïcité » permet de saisir l’apparition de discours et de pratiques qui remettent en cause le modèle de séparation de 1905 (Baubérot Reference Baubérot2012; Hennette-Vauchez et Valentin Reference Hennette-Vauchez and Valentin2014; Portier Reference Portier2011). Si ses caractéristiques demeurent débattues (Koussens Reference Koussens2018; Hennette-Vauchez Reference Hennette-Vauchez2018), ses traits essentiels sont, dans le cadre de la substitution de la question musulmane à la question catholique, l’extension de l’exigence de neutralité religieuse aux personnes privées, le glissement de la laïcité du registre du politique vers le culturel et du juridique vers l’identitaire, et enfin l’élargissement de la responsabilité de l’État à l’égard de la religion, dans le sens d’une politique de la reconnaissance (Willaime Reference Willaime, Baubérot, Milot and Portier2014).
Dans les pages qui suivent, nous proposons une mise en ordre et une explication de ces transformations subversives de la laïcité en faisant l’hypothèse que tend à se refermer une parenthèse libérale dans le rapport entre l’État et les cultes. Suite à une longue histoire gallicane et concordataire, où certains cultes étaient protégés mais sous contrôle, la loi de 1905 a mis en œuvre une séparation qui aujourd’hui s’efface au profit d’une gestion politique accrue du fait religieux. Cette évolution amène à reconsidérer le sens et la nature de la laïcité en France : est-elle porteuse de rupture, comme il apparaît au regard de l’esprit de 1905, ou de continuité, dans une perspective politique longue, marquée par un gallicanisme ancré dans la culture politique française et qui se serait travesti en 1905? Peut-être la réponse se dégagera‑t‑elle de l’analyse des deux dimensions principales de l’évolution de la laïcité, l’une soutenant une logique concordataire plutôt que séparatiste (I), l’autre révélatrice d’une tentation communautariste en décalage avec l’exigence de neutralité libérale (II).
I L’évolution concordataire de la laïcité
Le principe du concordat est d’établir un mélange de reconnaissance, d’aide et de contrôle d’un ou de plusieurs cultes par l’ÉtatFootnote 3. Ce modèle, quit té en 1905, avait des avantages dont les pouvoirs politiques et religieux ont eu assez rapidement une forme de nostalgie. Il permettait de répondre aux demandes de soutien à l’exercice de la religion en autorisant un contrôle partiel du clergé. Dès les années 1920, des stratégies de contournement de l’interdiction législative des subventions ont été mises en place, notamment pour l’édification de lieux de cultes. Le phénomène a pris une nouvelle ampleur à la fin du vingtième siècle, les pratiques disparates des autorités publiques étant progressivement légitimées par les juridictions. On peut maintenant faire le bilan d’un long processus d’érosion de la séparation, soutenu, en son versant positif, par des dispositifs d’aide publique à la religion et, dans sa dimension négative, par l’apparition de règles de contrôle des manifestations de la foi. De façon très paradoxale, la référence à la laïcité permet une prise en charge des questions religieuses par les pouvoirs publics.
1. L’aide à la religion
Il est aujourd’hui admis que les autorités publiques soutiennent financièrement non directement les cultes, mais l’exercice de la religion. Selon des modalités variées, qui vont des baux emphytéotiques à l’aménagement d’abattoirs en passant par la subvention de la construction de lieux de cultes en partie « culturels », l’argent public abonde afflue vers les activités religieuses (Messner, Prélot et Woerlhing Reference Messner2013; Geffray Reference Geffray2011; Valentin Reference Valentin2016). Il s’agit d’une réalité bien connue, ancienne, qui suscite peu de critiques, mais constitue une entorse indéniable à la loi de Séparation de 1905, dont l’objet principal était précisément de supprimer les liens matériels entre l’État et les cultes, ce qu’exprime son article 2 posant clairement que « la république ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
Le phénomène est pourtant entériné, justifié par les tribunaux et la doctrine. L’État garantissant la liberté religieuse aurait le devoir de veiller à l’effectivité de cette liberté. Le conseiller d’État Rémy Schwartz l’exprime très clairement : « L’État neutre doit se préoccuper de l’expression religieuse de chacun pour la faciliter » (Schwartz Reference Schwartz2005, 92). La logique de l’État providence absorbe le fait religieux et la liberté religieuse devient un droit‑créance; le principe de séparation s’efface au profit de la « neutralité active » (Valentin Reference Valentin2017). Du point de vue juridique, le principe de non-subvention n’a qu’une valeur législative et se trouve soumis à la laïcité constitutionnelle où prime, selon l’interprétation jurisprudentielle, la neutralité de l’État, compatible avec l’aide matérielle à la religionFootnote 4.
Ce bienveillant soutien à la pratique religieuse, qui domine en Europe (Willaime Reference Willaime, Baubérot, Milot and Portier2014), respecte l’essentiel du principe de séparation, puisque l’État et les églises restent maîtres de leurs domaines respectifs, mais ne s’inscrit pas naturellement dans la théorie libérale de la séparation dont Locke a jeté les fondements (Locke 2006 [Reference Locke and Spitz1686]), et qui définit deux juridictions autonomes, aux raisons d’être et compétences distinctes, tenues de se « tolérer », mais non de s’aider. Dans ce cadre théorique auquel le Conseil d’État a rattaché la laïcité (Conseil d’État Reference d’État2004, 393; Sauvé Reference Sauvé2016), la prise en charge d’une question religieuse ne devrait être justifiée que par la nécessité de résoudre un problème politique propre à l’ensemble du corps des citoyens et lié à ce que Locke nomme les « intérêts civils » – dont il exclut les intérêts de la religion. Ce n’est pas le cas lorsque le Conseil d’État valide la location d’une salle municipale à une association pour qu’elle devienne un lieu de prière, répondant au seul intérêt particulier des croyants concernésFootnote 5. À suivre cette voie, il suffirait d’identifier un besoin religieux, une difficulté à vivre son culte, pour que l’argent public « traverse le mur ».
L’idée qu’il est d’intérêt public d’aider la religion s’inscrit difficilement dans le cadre libéral de la séparation. Il n’est pas convaincant d’avancer qu’il ne s’agit pas d’aider un culte – ce qui demeure prohibé – mais de rendre effectif un droit individuel, en l’occurrence de nature religieuse : cela efface la distinction entre la garantie formelle de ne pas intervenir dans la vie du culte, celle que vise le législateur en 1905, et la garantie que s’exerce réellement la liberté religieuse. D’autre part, ce raisonnement ne s’étend pas à toutes les libertés garanties et constituerait donc un privilège religieux. La confusion entre « libre exercice » et « réel exercice » n’est pas dans la conception de la laïcité initiale, mais exprime l’évolution postérieure de l’interventionnisme public et de la responsabilité de l’État à l’égard des libertés. Si le principe de séparation peut s’incarner dans diverses modalités matériellesFootnote 6, il n’en reste pas moins que la loi de 1905, en rompant avec le concordat, avait décidé que le soutien du religieux n’était plus une fonction de l’État. Dès lors, elle est vidée de sa substance si l’effectivité de la pratique religieuse devient une finalité de l’action publique. Quoi qu’il en soit de la légitimité des aides à la religion dans le cadre de la laïcité, nul doute que l’évolution est favorable à une prise en charge plus importante par l’État des conditions d’exercice de la foi, ce qui s’inscrit davantage dans une logique concordataire que séparatiste.
2. Le contrôle de la religion
Le second volet de la pente concordataire est la surveillance du fondamentalisme religieux. La lutte contre la radicalisation menant à la violence terroriste n’appelle pas de longs développements, dans la mesure où elle est conforme à ce que doit être un régime libéral de séparation, lequel permet à l’État de lutter contre un religieux attentatoire aux intérêts qu’il protège (Bui-Xuan Reference Bui-Xuan2018; Valentin Reference Valentin and Bui-Xuan2018). Ce n’est pas le fait de rejoindre un culte, mais d’adhérer au terrorisme qui justifie les mesures de surveillance et de coercitionFootnote 7. Plus préoccupant est le contrôle de la pratique religieuse non violente, indépendamment du fait qu’elle nourrisse des actes délictueux, dont l’interdiction des signes religieux est l’illustration la plus importante. Pour être justifié dans le cadre d’un régime libéral de séparation, ce contrôle doit prévenir une atteinte objective à l’ordre public. Pourtant, le principe de cette atteinte demeure évanescent dans les sources normatives qui le posent.
La loi du 15 mars 2004 interdit « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » dans les écoles, collèges et lycées, sans dire en quoi manifester son appartenance religieuse dans un établissement scolaire est une atteinte à l’ordre public, ou une pénétration du religieux dans le politique. Dans son application par les autorités scolaires et les juridictions administratives, le port d’un signe religieux ostensible est interdit indépendamment de l’attitude générale de l’élève (Philip-Gay Reference Philip-Gay2018); voile musulman ou turban sikh, le signe est jugé en lui-même porteur d’une atteinte à l’ordre public scolaire. Dans les travaux de l’importante Commission StasiFootnote 8, le port de signes religieux est rangé dans la même catégorie que les absences systématiques, les interruptions de cours, la contestation des programmes ou la contestation des enseignants, attitudes qui portent gravement atteinte aux principes qui régissent le service public. Selon cette commission, l’interdiction a pour objectif que « l’espace scolaire reste un lieu de liberté et d’émancipation », notamment pour que la liberté de certains élèves de ne pas porter le signe soit protégée. S’il est vrai que la Commission avait recueilli nombre de témoignages du prosélytisme religieux pesant sur les jeunes filles via le foulardFootnote 9, on peut regretter que ne soit pas énoncé avec davantage de précision ce qui est une atteinte à une liberté fondamentale. S’il s’agissait de préserver la liberté de ne pas porter le signe, il est regrettable que le fait de le porter, déconnecté de toute attitude agressive, soit objectivement saisi comme incompatible avec la mission de l’école. De fait, la raison pour laquelle la manifestation de sa religion transgresse la séparation entre le politique et le religieux reste mal définie.
Depuis 2004, chaque fois que revient la question du voile, quelle que soit sa forme, celle qui le porte et le lieu concerné, on bute sur cette indétermination (Hennette-Vauchez Reference Hennette-Vauchez2017). Le signe religieux est-il saisi, interprété et censuré pour des raisons religieuses ou politiques? privées ou publiques? Qu’est-ce qui gêne dans la vue d’une apparence religieuse : l’expression d’un dogme insupportable à l’esprit ou d’un mouvement politique hostile à la République? Que craint-on : des actes terroristes ou la diffusion d’idées antirépublicaines? Que protège-t-on : le bien commun? la liberté de conscience des femmes et des enfants? Le voile est-il le signe du rapport d’une personne à Dieu, d’une femme à la gent masculine, de l’hostilité d’une femme envers une institution et/ou la République ou bien d’une certaine conception de la féminité et de la masculinité? Est-il signe d’identité ou acte de prosélytisme? Et du coup, qu’espère-t-on en l’interdisant : délivrer la femme de l’emprise de sa religion, des hommes en général ou de ses proches, la convaincre des vertus d’un autre modèle de vie? Veut-on la libérer ou l’empêcher de nuire? Veut-on protéger la femme ou la société, ou l’école, ou la République? Entend-on défendre des mœurs, un modèle culturel ou civilisationnel?
En résumé, le droit ne permet pas de savoir si le signe prohibé est perçu comme d’abord religieux ou d’abord politique, s’il s’agit de mettre en place une digue politique contre un danger politique porté par le religieux (ce qui respecte la logique de la séparation) ou de censurer un choix religieux individuel inacceptable en lui-même. L’enjeu est fondamental, car seul le premier type de perception pourrait justifier une mesure de restriction dans un cadre séparatiste. On se trouverait sinon dans une perspective paternaliste qui autorise à intervenir dans les choix privés sans aucun enjeu public, et l’on pourrait évoquer, comme Philippe Portier, « une inflexion sécuritaire de la laïcité » (Portier Reference Portier2020).
Pour l’ensemble de ces raisons, le principe de séparation n’apparaît pas parfaitement respecté ni maîtrisé par les autorités publiques, lesquelles soutiennent des mesures d’inspiration concordataire, par le soutien matériel et par le contrôle de l’immatériel. De fait, une loi de séparation est mobilisée pour penser l’aide et la défiance.
II. La pente « communautariste » de la laïcité
L’évolution concordataire a comme corollaire un glissement vers une justification communautariste du contrôle de la religion. La loi de 1905 a clos une lutte (entre la République et le catholicisme) par l’adoption d’un « traité de paix » (un « pacte laïque » dit Baubérot (Reference Baubérot2013)) qui ne permet pas de lutter contre l’influence d’une religion dans la société ni de s’immiscer dans la vie d’un culte. Devant l’émergence d’un islam rigoriste, le droit libéral semble mettre les autorités publiques dans une situation d’impuissance, les privant de moyens d’action contre ce qui est perçu comme une menace pour la République. Cette perception de la situation produit une réorientation communautariste de la laïcité, dans la mesure où la défense de la communauté républicaine exigerait un aménagement important de la séparation libérale.
Cette évolution ne se donne pas comme telle. Il est nécessaire, pour la faire apparaître, de se livrer à un travail de reconstruction d’un propos général, porté par un ensemble de règles et de discours dont les logiques argumentatives et les intentions elles-mêmes sont parfois confuses. Ce travail peut s’appuyer sur l’observation de la tension entre le voile et la laïcité. Sur la scène politique, le voile est interprété de différentes façons, comme drapeau de l’islamisme, vecteur de prosélytisme et de dysfonctionnement des services publics, ou encore comme atteinte objective à l’égalité des sexes. Non seulement aucune de ces interprétations ne s’impose par la force de son évidence, mais il est en outre difficile de savoir laquelle porte réellement les mesures de limitation inscrites dans le droit. Ce qui est certain, c’est seulement que l’interdiction de l’usage d’une liberté qui ne remet en cause ni l’ordre public ni une liberté d’autrui ne peut se rattacher à une conception libérale de la laïcité.
Se dessine de fait une nouvelle approche communautariste de la séparation, alimentée par trois types de discours en faveur du contrôle de l’expression publique de la religion. Le premier repose sur la défense de l’identité culturelle, donnant une nouvelle actualité à la notion de « bonnes mœurs »; le second se réclame de l’axiologie républicaine; le troisième de la logique des droits fondamentaux. Les trois ne s’excluent pas nécessairement; selon les domaines d’action et les locuteurs, ils peuvent se compléter. Ensemble, ils concourent à définir une forme de communautarisme politique, social et culturel, soutenue par la notion juridique d’ordre public immatériel et synthétisé par la notion du vivre‑ensemble.
1. La défense de la communauté culturelle
Le voile musulman poserait un problème de mœurs, de culture, de civilisation; il serait incompatible avec la place de la femme et le rapport entre les sexes dans la culture française. Cet argument a été central dans le processus qui a abouti à l’adoption de la loi de 2010 qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public et dont la raison d’être explicite (mais juridiquement dissimulée au cours du travail législatif) était d’interdire le port du voile intégralFootnote 10. Toujours présent dans une partie de l’opinion depuis les années 1980 (Koussens et Roy Reference Koussens and Roy2013), il est réapparu avec force au moment des affaires de « Burqini ».
Lors des débats de 2010, l’argument a été mis en avant par des intellectuels se réclamant de l’héritage des Lumières, comme Claude Habib qui explique que « l’interdiction prend sens si on la met en relation avec les pratiques de mixité dans l’ensemble de la société. Elle devient compréhensible si on la rapporte à cet arrière-plan de la tradition galante qui présuppose une visibilité du féminin, et plus précisément une visibilité heureuse, une joie d’être visible – celle-là même que certaines jeunes femmes musulmanes ne peuvent ou ne veulent plus arborer » (Habib Reference Habib2006, 67; Finkielkraut Reference Finkielkraut2013). L’argument a été aussi présenté par Guy Carcassonne, qui défend le principe de la loi par la référence aux bonnes mœurs, en arguant en substance qu’en France, de la même façon que l’on ne se promène pas tout nu, l’on ne se promène pas tout habilléFootnote 11. Dans lamême veine, l’intention du législateur, telle qu’elle apparaît dans les propos préliminaires à la loi, était d’endiguer la pénétration dans la société française d’un comportement jugé incompatible avec elle (Gérin et Raoult Reference Gérin and Raoult2010). Les nécessités du droit, rappelées par le Conseil d’État dans un rapport préalable à l’adoption (2010), ont conduit à un habillage juridique convenable, du point de vue de la liberté religieuse en particulier, mais le mouvement initial était bien ancré dans une défense de type culturel.
La tension entre le vêtement musulman et la culture-laïcité française a pris une expression spectaculaire au cours del’été 2016. Dans un climat marqué par l’attentat terroriste commis à Nice le 14 juil let 2016, ayant fait quatre-vingt-six morts, une trentaine de maires ont pris des arrêtés interdisant le port du burqini sur les plages. Selon l’arrêté de Villeneuve-Loubet (proche de Nice) du 5 août 2016, la plage était interdite « à toute personne ne disposant pas d’une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et du principe de laïcité »; le maire de Cogolin parlait de « provocation identitaire », celui de Lorette, de sa volonté de conserver au site de baignade une « neutralité laïque » la plus grande possibleFootnote 12. Ces maires étaient plus explicites encore que le législateur de 2010 dans l’affirmation d’une laïcité culturelle et morale, la laïcité étant ouvertement brandie contre un maillot de bain interprété comme religieux et incompatible avec la moralité publique française, dont la laïcité serait une composante. Si la perception de la laïcité comme protection d’une communauté culturelle n’a pas reçu de validation par le Conseil d’ÉtatFootnote 13, ces affaires témoignent de son ancrage sur la scène politique, que l’on retrouve dans le contentieux de la naturalisation où il arrive que la pratique religieuse soit jugée comme un défaut d’assimilation. On est là aussi sur le terrain des mœurs. Le juge considère implicitement qu’être français ce ne peut être adhérer à un type de croyance religieuseFootnote 14.
La dimension culturelle de la religion apparaît également dans le contentieux des installations de crèches de la nativité dans les lieux publics. S’exprime ici la tentation de valoriser une part de l’héritage religieux comme un élément de la culture française qu’il serait légitime pour les pouvoirs publics d’afficher. La laïcité ne serait pas bafouée puisque ce ne serait pas un dogme religieux, mais une composante de la culture française qui serait mise en scène. Laurent Wauquiez, président de la Région « Rhône-Alpes Auvergne », a contourné l’interdiction faite par la loi de 1905 « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou quelque emplacement public que ce soit »Footnote 15, en procédant à l’installation d’une dizaine de « crèches culturelles », rassemblées sous le titre de « Métiers d’arts et arts santonniers »Footnote 16. Le maire de Béziers, Robert Ménard, installe chaque année dans le hall de la mairie une crèche dont les tribunaux ont exigé le retrait après l’avoir autoriséeFootnote 17. Ménard ne prétend pas vouloir valoriser un héritage chrétien mais organiser une fête commune à laquelle il associe, lors de l’inauguration, des représentants des cultes juifs, musulmans, catholiques et protestants. Il met en avant les souvenirs d’enfance, l’histoire, l’identité commune, le rassemblement de tousFootnote 18. Il a par ailleurs, au sein même de la mairie, fêté la première journée de Hanoukka, fête juive des Lumières, en allumant une bougie sur un chandelier à neuf branches. Il ne s’agit donc pas, selon lui, de promouvoir un culte mais de reconnaître les différentes composantes de la culture française, rattachée à différentes traditions religieuses. Du coup, la « bataille » livrée pour la crèche n’est plus sur le terrain de la laïcité. L’inversion est intéressante : il ne s’agit pas de brandir la laïcité comme un élément d’identité à l’encontre du religieux mais d’en revendiquer la compatibilité avec sa reconnaissance, comme part de l’identité culturelle; non pas de justifier l’atteinte à la liberté religieuse par la défense de la culture, mais de justifier l’atteinte à la séparation de l’État et des cultes par la « promotion » de cette même culture. La volonté d’interdiction du voile a la même raison d’être que l’installation de crèches : renforcer l’héritage culturel nationalFootnote 19.
En acceptant qu’une personne publique puisse, dans une démarche festive, artistique ou culturelle, à titre d’exposition, installer une crècheFootnote 20, le Conseil d’État valide l’idée, après tout banale, que la religion relève pour une part de la culture et que, dès lors, sa mise en scène par l’État ne remet en cause ni la séparation ni la neutralité. Si la solution, bien que contestée (Touzeil-Divina Reference Touzeil-Divina2015 et Reference Touzel-Divina2016), est équilibrée, elle crée une grande difficulté : le débat sur la laïcité devient un jeu non à deux mais à trois « acteurs » : en plus de l’État et de la religion, la culture. La laïcité est mobilisable en défense de la culture, soit à l’encontre d’un signe religieux qui la heurterait, soit à l’appui d’une installation qui la « reconnaîtrait ». Dans le cas du voile, la laïcité est une donnée culturelle défavorable à l’affichage de la religion; dans le cas de l’installation chrétienne, elle est ouverte à la représentation d’une donnée religieuse inscrite dans la culture. La laïcité devient un élément d’une culture commune à défendre. Cela exprime parfaitement la « laïcité identitaire » dont l’apparition dans les années 2000 marque une évolution importante dans l’histoire politique française, puisque des éléments de la droite modérée ou extrême se réclament par elle de la laïcité, principe jusqu’alors davantage défendu par la gaucheFootnote 21.
2. L’affirmation d’une communauté républicaine
Le second registre de légitimation des restrictions à la manifestation de la religion est celui du républicanisme. On passe de l’identité culturelle à l’identité politique. La laïcité est ici considérée comme un projet de société, et non seulement comme une règle d’aménagement du rapport entre différentes autorités. La loi de 1905 est moins l’acte de sortie du concordat, réglant le divorce entre l’État et les cultes, qu’une étape décisive de la lutte de la liberté de conscience contre le pouvoir religieux commencée avec la Révolution française. Le sens profond de la laïcité serait de libérer l’État, mais aussi la société, de l’influence du religieux. Si la dynamique historique soutient en partie cette conception de la laïcité, à travers le processus de sécularisation, elle déborde largement la laïcité juridique. La laïcité n’est plus seulement une règle de droit mais une arme politique, non une limite pour l’État et l’Église mais un projet pour la société.
Cela apparaît parfaitement dans la fameuse tribune de cinq intellectuels contre le voile à l’école, dès 1989, qui vaut d’être citée longuement : « neutralité n’est pas passivité, ni liberté simple tolérance. La laïcité a toujours été un rapport de forces. Est-ce au moment où les religions sont de nouveau en appétit de combat qu’il faut abandonner ce que vous appelez la “laïcité de combat” au profit des bons sentiments? La laïcité est et demeure par principe une bataille, comme le sont l’école publique, la République et la liberté elle-même » (Badinter et al., Reference Badinter, Debray, Finkielkraut, de Fontenay and Kintzler1989). La laïcité sépare pour combattre afin que soient tenues les promesses des Lumières, en particulier la liberté, conçue comme autonomie rationnelle. Que ce soit le but de l’école républicaine pour les élèves, c’est parfaitement reconnu que ce soit celui de l’État laïque pour l’ensemble des citoyens, c’est plus audacieux et moins consensuel, mais recevable : la modernité porte un projet d’émancipation individuelle qui ne saurait se réduire au rapport juridique de l’individu à l’État. Dans une veine moins libérale que républicaine, elle contient l’idée d’un progrès qui passe par le recul du religieux. La modernité s’est construite à l’encontre de l’absolutisme politique et religieux via le plaidoyer pour la tolérance et l’exaltation des progrès de la raison. Si celle‑ci n’est pas immédiatement incompatible avec la religion, elle contient une puissance critique indéniable, non seulement du clergé mais bien de la « croyance », suspecte de limiter la diffusion des Lumières. On trouve ainsi, dans la modernité, une tension entre la logique de la liberté religieuse et celle de l’émancipation par la raison, tension qui est la même qu’entre la séparation de l’État et de la société civile, et leur réunification par le mouvement nécessaire de l’autonomie démocratique.
Il s’ensuit que, pour réaliser les promesses des Lumières il est nécessaire de combattre l’influence de l’irrationalité dans la société, dont la croyance religieuse peut être l’une des figures. Certes, il ne s’agit que d’une tendance, non d’un programme explicite, et qui peut s’accommoder d’une forme de déisme, mais elle se renforcera progressivement au dix‑neuvième siècle, particulièrement dans le contexte de la « guerre des deux France » (Poulat Reference Poulat1988). À l’orée de la loi de 1905, on en trouve une expression bien connue chez le député socialiste Maurice Allard, plaidant pour achever l’œuvre de déchristianisation entreprise par la Convention, afin de combattre « la malfaisance de l’Église et des religions (…), obstacles au progrès et à la civilisation » (Baubérot Reference Baubérot2012, 55). Anatole France, moins violemment, voyait la séparation dans la même perspective : accumulant les témoignages de la volonté explicite de dignitaires de l’Église de jouer un rôle politique, de surcroît contre les progrès de la démocratie, il présentait la séparation comme un moyen non seulement de couper les liens financiers avec l’Église, mais bien de limiter son influence dans la société française. Il s’agit bien de séparer pour mener un combat que le concordat empêche (France Reference France2016 [1904]). René Viviani, enfin, se réjouissait en 1906, devant le sénat que le législateur ait un an plus tôt « éteint dans le ciel des étoiles qu’on ne rallumera plus » (Raynaud Reference Raynaud2019, 72).
Cette laïcité a trouvé, face à l’islam, de quoi renaître et l’on peut faire l’hypothèse, au vu de son importance dans la culture politique française, qu’elle alimente l’essentiel de la critique du voile, enrichie d’une dimension féministe absente sous la Troisième République. Elisabeth Badinter incarne parfaitement ce féminisme républicain qui interprète le voile comme un signe objectif d’inégalité, et de régression politique et culturelle. D’une certaine façon, le fait que le voile puisse être porté librement est pire que s’il était imposé par la force; il signifie que l’on a renoncé au projet kantien de sortie de l’état de tutelle de l’humanité. E. Badinter déplore ainsi que « le credo ait remplacé le cogito » (Reference Badinter2015). Au nom de la laïcité, la République devrait avoir le souci de soutenir non seulement la possibilité juridique, mais la réalité morale de l’autonomie rationnelle et de la liberté de conscience. La laïcité impliquerait que l’État ne soit pas absolument neutre, mais intervienne afin que la liberté soit effective.
Sans aller aussi loin que M. Allard, L. Bouvet s’inscrit dans ses pas lorsqu’il soutient que la loi de 1905 ne visait pas tant à protéger la liberté de conscience de l’ingérence étatique qu’à garantir qu’elle ne soit plus étouffée ou limitée par une religion quelconque (2019). La laïcité « nécessite l’action d’un État neutre qui tienne à distance, au nom d’une conception rationaliste, moderne et universaliste, toute possibilité d’influence, d’interférence ou de contrainte sur le citoyen par tel ou tel intérêt particulier, au premier chef par celui de tel ou tel culte »; la laïcité est alors « ce qui protège de l’influence des cultes » (Bouvet Reference Bouvet2019, 161). En bref, si « le mur de séparation » est conçu dans la logique libérale américaine comme une façon de protéger la liberté de croire contre une action de l’État, la laïcité française impliquerait une protection de cette même liberté par l’État contre les forces religieuses à l’œuvre dans la société. L. Bouvet oppose ainsi liberté de conscience et liberté religieuse, seule la première étant l’objet véritable de la loi de 1905 (Ibid., 168). Si cette distinction est sans pertinence juridique (Dupré de Boulois Reference Dupré de Boulois2019), elle témoigne bien de la conception de la laïcité qui permet d’opposer ses valeurs au port des signes religieux dans les espaces où la République est représentée.
L’affirmation du commun républicain à l’encontre du particulier religieux trouve un objet d’application privilégié dans le domaine de l’enseignement, ce qu’a concrétisé la loi de 2004. Elle donne un argumentaire puissant au rejet des signes religieux dans l’espace public, qui s’étend depuis peu au monde du travail. Ce débat est apparu avec l’affaire « Baby-loup », du nom de cette crèche privée qui avait licencié une salariée qui refusait de retirer son voile : l’autoproclamé « camp républicain » s’était mobilisé, considérant que la laïcité avait naturellement vocation à être appliquée dans ce qui était pourtant un contentieux de droit du travail entre personnes privées (Hennette-Vauchez et Valentin Reference Hennette-Vauchez and Valentin2014). Le fait que la crèche soit une entreprise privée non concernée par le principe de neutralité des agents de l’État était sans importance, la lutte contre le voile ayant vocation à s’étendre sur tout le territoire de la République, au mépris de la séparation public/privéFootnote 22. Face au fondamentalisme musulman, la République doit se mobiliser, la protection de la liberté de conscience dans les interactions sociales appelant à la relégation de la liberté religieuse dans la sphère privée au sens le plus étroit du termeFootnote 23.
3. Les droits de l’homme
Le troisième registre de justification des restrictions au port de signes religieux est celui des droits individuels. L’égalité, la liberté, la dignité des femmes, garanties par la Constitution, seraient bafouées. La proximité avec la critique républicaine est grande, mais l’on peut maintenir une légère différence de sensibilité : il n’est pas nécessaire de faire référence au projet d’émancipation par l’autonomie de la volonté ni à la lutte contre les déterminismes sociaux et culturels. Un droit existe, il doit être garanti. Cet argument est omniprésent avec la force d’une évidence qui n’a pas besoin d’être trop rigoureusement justifiée. Sont évoqués la situation des femmes dans les pays où domine l’islam, le combat général en faveur de la liberté de la femme d’être indépendante et de choisir sa vie, la nécessité de protéger les jeunes filles de la pression familiale ou sociale.
Paradoxalement, cette position n’est pas directement soutenue par le droit; le Conseil d’État, se gardant d’interpréter la signification du port d’un signe religieux, a refusé de considérer le voile comme un signe objectif d’atteinte aux droits des femmesFootnote 24. En 2010, il a affirmé l’impossibilité de fonder l’interdiction du voile intégral dans le registre des droits de l’homme, via la référence à l’égalité entre les sexes, à la liberté ou la dignité de la femme, à l’encontre d’une pratique dont rien ne prouvait qu’elle ne puisse pas être adoptée volontairement (Conseil d’État Reference d’État2010). Il est vrai que la loi, votée juste après les mises en garde du Conseil, est ambiguë. Si elle-même ne dit rien des femmes voilées en s’inscrivant en apparence dans le registre de l’ordre public, les circulaires d’application et la décision du Conseil Constitutionnel jettent le troubleFootnote 25. La décision du 7 octobre 2010 valide l’argument du législateur qui « a estimé que les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d’exclusion et d’infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d’égalité »Footnote 26. Ce sont donc bien les droits de la femme qu’il faut protéger, y compris contre elle-même, ce qui ne peut qu’évoquer la conception paternaliste de la dignité mobilisée au moment de l’affaire du lancer de nainFootnote 27. Sous cet angle, l’interdiction de la dissimulation du visage s’inscrit bien dans la logique des droits de l’homme-femme, laquelle doit être protégée contre lui-même.
La référence à la logique des droits est plus explicite dans les circulaires d’applicationFootnote 28. Olivier Cayla émet l’hypothèse que « les choix interprétatifs des circulaires sont sans doute surtout le fruit d’une sincérité – certes maladroite mais difficilement évitable – dont ni le législateur ni le juge constitutionnel n’ont pu ou voulu, quant à eux, faire preuve, préférant l’hypocrisie d’une argumentation juridique factice, destinée à dissimuler – justement! – la réalité d’une intention politique inavouable, ou au moins juridiquement incorrecte » (Cayla Reference Cayla2011, 1166). La circulaire du premier ministre réaffirme ce que les débats parlementaires ainsi que la décision du Conseil constitutionnel avaient nettement établi : la dissimulation du visage est officiellement interdite par la loi, car elle est incompatible avec « les exigences du vivre‑ensemble » et porte « atteinte aux exigences minimales de la vie en société ». C’est pourquoi, insiste la circulaire, « la République se vit à visage découvert. Parce qu’elle est fondée sur le rassemblement autour de valeurs communes et sur la construction d’un destin partagé, elle ne peut accepter les pratiques d’exclusion et de rejet, quels qu’en soient les prétextes ou les modalités ». Les exigences minimales de la vie en société se précisant, apparaît le problème que le voile pose à la République : il exclue et rejette. Quelles seraient les victimes potentielles? D’un côté les citoyens qui auraient le droit de voir le visage d’autrui; de l’autre, les femmes qui seraient privées d’une interaction « normale » avec les usagers des espaces publics (Bui-Xuan Reference Bui-Xuan2012; Dieu Reference Dieu2010). La loi de 2010 porte un mélange de droits individuels et de mœurs « bonnes » en ceci qu’elles respectent les individus en leurs droits. L’idée de morale minimale se confond avec l’idée de juridicisation de la reconnaissance à laquelle chacun aurait droit.
Bien que logiquement distincts, et même potentiellement opposables les uns aux autres, les différents points d’ancrage de l’encadrement juridique du port de signes religieux dans les mœurs, la politique et le droit convergent et se renforcent. La promotion des droits de l’homme n’appelle pas logiquement l’affirmation d’une culture chrétienne; la défense de la liberté de la femme n’est pas nécessairement la défense de la primauté d’un commun républicain; l’idée de République peut se passer de la référence à l’identité culturelle de la nation française. Néanmoins, face à ce qui est perçu comme un danger religieux, les défenseurs des droits de la femme, des mœurs françaises et de la République convergent objectivement. Cela nourrit un ensemble de raisons qui posent comme une évidence qu’il faut limiter certaines manifestations de l’islam, et le flou justificatif renforce l’efficacité : la loi de 2004 sur l’école de la République est aussi une loi de protection de la femme et de défense d’une identité politique et culturelle; la loi de 2010 met en avant le « vivre‑ensemble » entendu comme politique et/ou culturel, mais protège aussi les droits fondamentaux des femmes et un modèle de citoyenneté communicationnelle. Toutes les mesures de restriction du port des signes religieux sont susceptibles de se rattacher aux trois modes de justification que nous avons définis puisque la justification n’est jamais dans la norme mais dans l’écheveau de justifications avancées sur les scènes politiques et médiatiques. Même la loi de 2017, soutenue par une motivation claire et précise puisqu’elle vise le terrorisme (via notamment le contrôle des prêches, de la langue des prêches, de la formation des imams, des surveillances administratives), se raccorde aux exigences « républicaines » ou féministes. S’il est difficile de savoir au nom de quelle conception de la séparation du politique et du religieux le port du voile est restreint, on « sait » que c’est mieux pour la défense de la France, selon ses mœurs, son projet politique ou juridique issu de 1789.
4. L’avènement du « vivre‑ensemble »
Selon le processus dont nous tentons de rendre compte, l’État ne se contente pas de garantir des droits dans l’indifférence de leur usage, mais protège et promeut les assises morales et culturelles de ces droits, réellement effectifs dans le cadre d’un type particulier de société, irriguée par certaines valeurs. La séparation entre l’État et les cultes s’efface au profit de la gestion du religieux par une communauté politique. De prime abord, ce mouvement n’est pas nécessairement hostile aux droits de l’homme puisqu’il s’inscrit dans la perspective de leur promotion. D’une certaine façon, le principe de ce nouveau communautarisme est de renoncer au droit libéral pour sauver la société libérale.
Pour comprendre cette évolution, le recours à la notion du « vivre‑ensemble » est fort éclairant, dans la mesure où cette dernière synthétise l’évolution de la laïcité. Notion récente, dont l’usage n’est pas définitivement fixé, notion instrumentale plus que substantielle, elle vaut surtout pour ce qu’elle permet, pour l’évitement des contraintes libérales qu’elle autorise. Le Conseil d’État l’a évoquée avec beaucoup de réserves, après avoir rejeté la possibilité de fonder l’interdiction du voile intégral sur le registre des droits de l’homme (2010). Après avoir constaté l’existence d’une dimension de l’ordre public « souvent qualifiée de non matérielle, qui englobe les bonnes mœurs, le bon ordre ou la dignité », trop étroite pour s’appliquer au voile intégral, il a envisagé « une conception renouvelée et élargie de l’ordre public, qui serait défini comme les règles essentielles du vivre‑ensemble ». Celles-ci « pourraient impliquer, dans notre République, que, dès lors que l’individu est dans un lieu public au sens large, c’est-à-dire dans lequel il est susceptible de croiser autrui de manière fortuite, il ne peut dissimuler son visage au point d’empêcher toute reconnaissance ». Le Conseil d’État ferme la porte sitôt ouverte et écarte ce fondement, qui « ouvrirait un espace de contrainte collective aux conséquences incertaines ».
Reste que la notion est posée et discutée. Cela dessine une possibilité « infinie » en raison de son flou. Qu’est-ce que « vivre‑ensemble », de quel « ensemble » parle-t-on, à quelle sphère d’activité devrait-il correspondre? Chacun perçoit aisément que la notion peut accueillir les différentes motivations que nous avons évoquées. Le vivre-ensemble, cela peut être le fait de vivre entre hommes et femmes, de se montrer, ne pas se couvrir, communiquer, etc.; cela peut être le fait d’accepter la rencontre avec l’autre, entre citoyens ouverts à la communication; cela enfin peut aussi évoquer un objectif de promotion des droits des minorités et de lutte contre les discriminations. Tout à la fois descriptif et normatif, son contenu importe moins que son principe. La formule vaut comme un mantra qui légitime la promotion d’un devoir être social. Deux conceptions se dessinent : la première conçoit le vivre‑ensemble comme une réalité sociale objective; la seconde comme la matrice conceptuelle de la défense de droits subjectifs. Selon un équilibre plus ou moins favorable à l’une de ces conceptions, les autorités publiques françaises et la Cour européenne des droits de l’homme promeuvent ce vivre‑ensemble, à la fois ordre objectif et droit subjectif.
a) Le vivre‑ensemble porté par le législateur français insiste sur les données objectives de l’existence sociale et de la citoyenneté, empruntant au registre des bonnes mœurs et du républicanisme, tout en se rattachant à la logique des droits. Plusieurs expressions, lors des débats précédant le vote, ou dans l’exposé des motifs de la loi de 2010, permettent de cerner sa signification. Il est associé au « socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte », au « contrat social républicain »; il serait le lien social correspondant au modèle culturel libéral défendu par la République, tissé par la rencontre entre liberté, égalité et fraternitéFootnote 29. Le collectif et l’individuel (« cohésion nationale » et droits de l’homme) sont mêlés : le port du voile est une agression des valeurs du corps social et de la personne concernée, exclue et déshumanisée. La dissimulation du visage est contraire « aux exigences fondamentales du vivre‑ensemble » car, portant atteinte à l’individu, elle touche au projet républicain; la femme voilée est à la fois victime, et coupable de nier « une exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale ». Sont atteintes la dignité de la « personne recluse » et celle « des personnes qui partagent avec elle l’espace public », exclues de tout échange. Le mélange de protection et de restriction des droits est au cœur de la notion de vivre‑ensemble – qui s’inscrit dans le mouvement de construction d’un ordre public immatériel, restreignant les droits subjectifs au nom de la protection de valeurs collectives (parmi lesquelles on trouve les droits de la personne) (Peyroux-Sissoko Reference Peyroux-Sissoko2018). Si la référence aux droits est présente dans la mobilisation du vivre‑ensemble, elle sert d’abord l’imposition d’un devoir de l’individu envers autrui.
b) La Cour européenne des droits de l’homme accepte la notion en la mettant davantage sur le terrain des droits individuels (Gazagne-James Reference Gazagne-Jammes2019). Consciente de « la flexibilité de la notion de vivre‑ensemble et du risque d’excès qui en découle », la Cour considère, saisie de la loi de 2010, que l’interdiction du voile intégral est proportionnée au but légitime que constitue la protection des droits et libertés d’autrui, à savoir « la préservation des conditions du vivre‑ensemble, en tant qu’élément de la protection des droits et libertés d’autrui »Footnote 30. Elle admet qu’il entre « dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité », et qu’un État puisse juger « essentiel d’accorder dans ce cadre une importance particulière à l’interaction entre les individus, pour l’expression non seulement du pluralisme mais aussi de la tolérance et de l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique »Footnote 31. La protection de la société et la protection de l’individu se confondent; le vivre ensemble est à la fois un droit subjectif et une limite objective à l’exercice des libertés, une notion hybride (Gazagne-James Reference Gazagne-Jammes2019) à l’appui d’un ordre social immanent nécessaire à la défense d’une certaine conception de l’individualité, objet d’un consensus sociétal. Le vivre‑ensemble, comme l’ordre public, est simultanément garantie et limitation de la liberté individuelle. Il peut être mobilisé par un droit de la subordination, où l’État impose les valeurs jugées communes, ou par un droit de l’intégration, où l’État organise la gestion démocratique des différends culturels et moraux (Le Bris Reference Le Bris2016).
Vue ainsi, la notion du vivre‑ensemble soutient la promotion d’un communautarisme démocratique. Le refus du port du voile intégral constitue un choix de société, un geste politique par lequel le droit est redéfini. Le vivre‑ensemble est un équivalent de la « société démocratique » promue par la Cour, un cadre où les droits fondamentaux sont des objectifs à réaliser, en même temps que des variables d’ajustement de l’ordre politique. Il est légitime de restreindre les droits garantis pour piloter la société dans un sens où le fondamentalisme religieux apparaît comme un obstacle. Il s’agit de promouvoir un vivre‑ensemble non réactionnaire, mais libéral. Le principe de séparation du politique et du religieux est relégué au regard de la nécessité de protéger la société démocratique. Insistons : on abandonne sciemment une règle de droit libéral pour un objectif politique conçu comme libéral.
La logique communautariste, dans le sens que nous lui donnons ici, renforce la logique concordataire : l’État doit mener une politique de neutralité active envers le religieux, pour le soutenir si l’effectivité de la liberté religieuse est menacée, pour le contrôler si son usage menace de saper les assises morales et culturelles de la société libérale. La séparation est érodée au profit d’une neutralité de contrôle plus que d’indifférence.
Conclusion : la fin d’une exception libérale?
Quel sens donner à cette évolution? Si la remise en cause du paradigme libéral constitue un écart à l’égard du droit de 1905, une « nouvelle laïcité » se dessine bel et bien. Elle peut aussi être interprétée comme l’expression d’une dimension ancienne de la culture politique française concernant le rapport du politique et du religieux. En effet, les mutations observées ici renouent avec la structure gallicane née sous l’ancien régime et prolongée par le concordat, dont la loi de 1905 a peut-être été elle-même une expression paradoxale. Selon cette hypothèse, on assisterait à la fin d’une parenthèse libérale, superficielle et exceptionnelle dans l’histoire de France.
La loi de 1905 a été la solution d’un conflit entre la République et le clergé catholique. Pacte neutre entre l’État et les cultes, elle marque sur le long terme une victoire de la République. Le choix de la séparation n’est pas le fruit d’une méditation née de la lecture de Locke mais de la nécessité politique de clore la « guerre des deux France » en faveur du camp républicain (Poulat Reference Poulat1988). La loi de 1905 n’est pas l’équivalent du premier amendement de la Constitution des États-Unis : elle est moins la reconnaissance de la liberté de conscience, qui était déjà acquise sous le concordat, que l’acte d’affranchissement de la République à l’égard de la force sociale du catholicisme. La laïcité est, en France, historiquement portée par un combat pour le recul de l’emprise de la religion sur la société, par la défense de la liberté de conscience contre le poids du clergé. En ce sens, la laïcité 1905 n’est pas fille du libéralisme mais du républicanisme combattant, et porte une trace de gallicanisme (Barbier Reference Barbier1993). Elle peut être vue comme l’expression superficiellement libérale d’une volonté non libérale.
Aussi peut-on considérer que la « nouvelle laïcité » est nouvelle en sa substance juridique, mais renoue avec la volonté combattante de certains républicains de la Troisième RépubliqueFootnote 32. À partir des années 1980, l’islam a donné une nouvelle actualité au principe du conflit entre la République et une religion hostile à son projet. En complément de l’extension de l’interventionnisme public qui dévalorise de manière générale la séparation entre l’État et la société, la visibilité de l’islam a fait craquer le superficiel vernis libéral de la laïcité et révélé la part profondément gallicane du rapport de l’État aux cultes dans la culture politique française. Gallicane et aussi peut-être anti-religieuse, tant l’esprit de Combes semble se réincarner parfois, lui qui devant la Chambre déclarait en parlant des associations catholiques que « c’est l’esprit de la société moderne, l’esprit de la Révolution, qui doit les rendre pour jamais à un passé définitivement condamné par les doctrines et les mœurs de la démocratie » (France Reference France2016, 76). Si notre hypothèse est juste, alors la « nouvelle laïcité » n’est que l’expression contemporaine de l’ancienne conviction que le politique doit dominer et contrôler le religieux; si elle s’éloigne des principes d’un État libéral, elle renoue avec le gallicanisme dont a hérité la République (Colossimo Reference Colossimo2019). La loi de 1905, juridiquement libérale mais politiquement républicaine, fétichisée pour ce qu’elle est politiquement mais non juridiquement, n’a plus qu’une existence symbolique. La parenthèse libérale se ferme progressivement.