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Est-ce que l'on est sorti du bois ? L’État québécois face au staple forestier

Published online by Cambridge University Press:  14 June 2021

Hanneke Beaulieu
Affiliation:
Doctorante, Université du Québec en Outaouais, 283 boulevard Alexandre-Taché, C.P. 1250, Gatineau, QuébecJ8X 3X7
Guy Chiasson*
Affiliation:
Professeur, Université du Québec en Outaouais, 283 boulevard Alexandre-Taché, C.P. 1250, Gatineau, QuébecJ8X 3X7
Edith Leclerc
Affiliation:
Chargée de cours, Université du Québec en Outaouais, 283 boulevard Alexandre-Taché, C.P. 1250, Gatineau, QuébecJ8X 3X7
*
*Auteur correspondant. Courriel : [email protected]
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Résumé

Les industries de staples ont dominé le secteur forestier québécois avec l'appui de l’État qui a concédé à de grandes entreprises exportant une matière ligneuse peu transformée l'exploitation quasi-exclusive des forêts publiques. Une nouvelle loi en 2013 modifie le régime forestier et suggère une transition du secteur vers une économie post-staples. Or, en examinant le rôle de l’État de la période menant à la loi et de celle suivant sa mise en place, une lecture plus nuancée du nouveau régime émerge. En s'appuyant sur deux typologies d’État, ricardien et schumpétérien, cet article dépeint une trajectoire non-linéaire du secteur forestier québécois.

Abstract

Abstract

Staples industries dominated Quebec's forestry sector, with the State conceding near-exclusive exploitation rights of the province's public forests to large companies exporting minimally processed wood products. In 2013, a new law modified the forest regime and pointed to a transition towards a post-staples economy. However, when examining the role of the State during the period leading up to and that following the implementation of the new law, a more nuanced reading of the new forest regime emerges. Drawing on two typologies of the State, Ricardian and Schumpeterian, this article depicts a non-linear trajectory of the forest sector in Quebec.

Type
Étude originale/Research Article
Copyright
Copyright © The Author(s), 2021. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Introduction

Cet article cherche à saisir le rôle contemporain de l’État québécois dans le secteur forestier en s'appuyant sur la perspective théorique des staples. Les travaux pionniers de William A. Mackintosh et Harold Innis (Grant et Mackintosh, Reference Grant and Mackintosh2015) développés dès la fin des années vingt, considèrent que l’économie canadienne est caractérisée par une forte dépendance à l'exportation des matières premières. Cette dépendance est théorisée en ayant recours au concept de staples.Footnote 1 Selon la description proposée par Michael Howlett et Keith Brownsey, un staple renvoi à « a raw or unfinished bulk commodity product that is sold in export markets. Timber, fish, oil and gas, and minerals are typical staples, usually extracted and sold in external markets without significant amount of processing, but so are most agricultural products, energy, and increasingly, water » (Reference Howlett and Brownsey2008: 4–5). D'abord exploités de façon plutôt artisanale, vers la fin du 19ième siècle, des industries de staples se sont développées (Watkins, Reference Watkins and Clement1997). Les travaux d'InnisFootnote 2 ont été repris à partir des années soixante par des auteurs préoccupés par la soumission de l’économie canadienne à l’économie américaine (par exemple Drache, Reference Drache1982; Watkins, Reference Watkins1963). Ces travaux pris collectivement suggèrent que malgré l'indéniable évolution des marchés, la dépendance aux ressources naturelles apparaît comme une constante de l’économie canadienne du XVIième jusqu'au XXième siècle.

L'approche des staples, bien qu'elle accorde beaucoup d'importance aux producteurs de ressources, s'intéresse également au rôle des États canadiens. Le concept de staples state (Howlett et Brownsey, Reference Howlett and Brownsey2007; Hutton, Reference Hutton2007; Wellstead, Reference Wellstead2007) fait référence au rôle instrumental joué par l’État dans le maintien d'une économie dépendante de l'exportation des ressources naturelles, notamment en donnant aux grandes entreprises d'extraction un accès privilégié à la ressource dans le cas des États provinciaux ou encore en favorisant des infrastructures essentielles pour l'exportation des ressources.

Au tournant du 21ième siècle, une nouvelle génération de chercheurs vont parler du mouvement vers une économie post-staples où l'exportation massive de ressources naturelles occupe une place moins centrale dans l’économie canadienne (Howlett et Brownsey, Reference Howlett and Brownsey2008; Hutton, Reference Hutton1994; Reference Hutton2007). Ces travaux contemporains (par exemple Clancy, Reference Clancy2007; Hayter, Reference Hayter2003; Howlett et Brownsey, Reference Howlett and Brownsey2007; Thorpe et Sandberg, Reference Thorpe and Sandberg2007) ne rejettent pas l'héritage de la théorie des staples, mais ils ajoutent de nouveaux stades de développement de l’économie canadienne non-envisagés par l'explication initiale d'Innis, soit le mature staples et le post-staples (Howlett et Brownsey, Reference Howlett and Brownsey2008 : 6). Le stade mature staples représente une continuité du staples, puisque le modèle économique continue d’être dominé par l'exportation des produits peu transformés, mais les besoins en main d’œuvre–et donc les coûts directs liés à l'exploitation–sont réduits par l'avancement technologique des processus d'extraction (Howlett et Brownsey, Reference Howlett and Brownsey2008; Hutton, Reference Hutton1994; Reference Hutton2007; Fast, Reference Fast2014). Pour sa part, la phase post-staples, en plus de signifier qu'une tertiarisation s'opère dans les grandes villes, implique de nouvelles formes de valorisation des ressources, comme l'ajout de transformations plus poussées de la ressource ou encore des usages plus « attractifs » de la ressource s'appuyant sur des valeurs post-matérialistes apparaissent (Carroll, Stephenson et Shaw, Reference Carroll, Stephenson and Shaw2011; Genest, Reference Genest, Sarrasin and Lequin2008). D'ailleurs, Barré et Rioux (Reference Barré and Rioux2012) ont noté une importante rupture dans le secteur forestier québécois des années 1990 se traduisant par une hausse marquée de l'extraction accompagnée d'une très importante baisse de la production de produits à faible valeur ajoutée comme le papier et le bois de sciage ainsi qu'une importante rationalisation de la structure industrielle forestière. L’évolution des staples canadiens dans les dernières décennies pose la question du renouvellement des formes de l’État. À ce sujet, la contribution d’Adam Wellstead (Reference Wellstead2007) est particulièrement intéressante. Il identifie une forme d’État distinct en fonction de chaque stade de développement du staple et cela en fonction des besoins de l’économie des ressources de l’époqueFootnote 3. S'appuyant sur les travaux du régulationniste Bob Jessop, Wellstead (Reference Wellstead2007) met de l'avant l'idée que la transition contemporaine vers le post-staples interpelle un renouvellement du rôle de l’État et des politiques publiques qui sont de plus en plus orientées vers la recherche de compétitivité des producteurs canadiens. Wellstead (Reference Wellstead2007) distingue ainsi deux trajectoires de l’État contemporain. Une première trajectoire qu'il qualifie d’« État schumpétérien » est axée sur l'innovation et cherche à appuyer la compétitivité dans le contexte d'une économie du savoir. Cet État schumpétérien est en phase avec le stade post-staples de développement de l’économie. Le second type qualifié de « ricardien » s'insère plutôt dans une logique de mature staples. Dans les termes de Wellstead (Reference Wellstead2007 : 18) l’État ricardien « stresses the importance of a comparative advantage and/or relative prices (Jessop, Reference Jessop2002). Such competitiveness depends on exploiting the most abundant and cheapest factors of production in a given economy […] ».

Malgré plusieurs travaux sur les secteurs de ressources, assez peu d'entre eux ont permis de documenter comment les catégories d’État schumpétérien et État ricardien se traduisent dans le cadre des pratiques de chacun des secteurs de ressources spécifiques, ni dans le cadre de gouvernements provinciaux particuliers. Wellstead (Reference Wellstead2007 : 18) lui-même invite les chercheurs à aller dans ce sens : « Future research will be required to determine what mix of the two strategies result in defining what is Ricardian (mature staples) state and what is a Schumpeterian (post-staples) state ». Dans le présent article, nous voulons, en quelque sorte, répondre à cette invitation en documentant les virages de l’État québécois contemporain dans le secteur forestier.

On notera déjà que si la grille de lecture des staples a institué une tradition de recherche riche et vive chez les chercheurs anglophones canadiens, ce n'est pas le cas pour les travaux francophones au Canada (Gagnon et Fortin, Reference Gagnon and Fortin1999). Dumarcher et Fournis (Reference Dumarcher and Fournis2016) recensent seulement quelques rares cas d’étude utilisant cette perspective pour le Québec, cela malgré le poids qu'a pris l'exploitation des ressources naturelles dans le développement de la province et de l’État provincial (Castonguay, Reference Castonguay2016). Le manque de recherche sur les staples au Québec est encore plus flagrant si on s'en tient au rôle de l’État. Pour ne prendre que quelques exemples dans le secteur forestier, des études comme celles de Duhaime et al., (Reference Duhaime, Hanin, L'Italien and Pineault2010), de L'Italien et al., (Reference L'Italien, Hanin, Duhaime and Pineault2012) ou encore de Barré et Rioux (Reference Barré and Rioux2012) s'inspirent plus ou moins directement de la grille de lecture des staples pour analyser des composantes du secteur forestier québécois. Cela dit, ces travaux s'intéressent principalement à la transformation des grandes entreprises forestières et n'analysent pas vraiment en profondeur les transformations du rôle de l’État en matière de forêt. En analysant le rôle joué par l’État québécois contemporain dans le secteur forestier, nous voulons non seulement éclairer une réalité méconnue mais également voir la pertinence de la grille de lecture des staples pour éclairer le contexte québécois actuel.

Notre analyse du rôle de l’État en matière forestière va distinguer deux périodes : une première période qui va essentiellement du dépôt du rapport de la Commission Coulombe en 2004, jusqu’à l'importante réforme de la loi forestière en 2013. La seconde période s’étend de 2013 à 2019. Ces deux périodes sont des moments charnières dans le régime forestier québécois qui marquent, selon nous, des ruptures dans les formes et les rôles de l’État. En effet, au tournant des années 2000, le régime forestier québécois est confronté à des critiques et évènements associés à ce que les auteurs lient au contexte du post-staples : resserrement de la compétition internationale et de l'accès aux marchés internationaux, accès de plus en plus difficile à la ressource, critiques de plus en plus fortes des mouvements environnementalistes auxquels s'ajoute évidemment l'onde de choc initiée en 1999 par le film l’Erreur boréale des réalisateurs Richard Desjardins et Robert Monderie (Reference Desjardins and Monderie1999). C'est en réponse à cette crise aux multiples facettes que le gouvernement du Québec a instauré, en 2003, la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise, mieux connue comme la Commission Coulombe. Les révisions proposées par la Commission vont être mise en place progressivement avant d’être officialisées par la Loi sur l'aménagement durable du territoire forestier (LADTF) d'avril 2013Footnote 4. La Commission Coulombe nous semble ainsi être un point de départ pertinent pour observer la redéfinition du rôle de l’État en matière forestière face aux pressions découlant d'un contexte plus large de pressions de type post-staples. Une première partie de notre hypothèse veut que les changements apportés à partir de la Commission Coulombe vont dans le sens d'un modèle d’État schumpétérien. Cependant, la période qui suit la mise en place de la LADTF est marquée par de nouveaux virages qui remettent en question certains pans des réformes apportées entre 2004 et 2013; il semble que certaines des mesures prévues dans la loi tardent à être appliquées. La deuxième partie de notre hypothèse est que la période, de 2013 à 2019, marque un certain retour à une régulation plus proche du modèle ricardien d’État compétitif.

Méthodologie

D'un point de vue méthodologique, nous avons réalisé deux collectes de données différentes, une pour chaque période retenue. Une première analyse documentaire portant sur la première période a été réalisée dans le cadre d'un projet de recherche visant à comparer les modèles de gouvernance dans les secteurs porcin, éolien et forestier québécoisFootnote 5. Afin de tenir compte des importants changements apportés depuis 2013 ainsi que les éléments de la réforme qui seront laissés de côté, nous avons entrepris une seconde recherche documentaire qui couvre la seconde période. Ainsi, pour chacune de ces périodes, notre analyse a porté sur les documents permettant de caractériser les différentes réformes du cadre forestier et leurs propositions (rapports de Commissions d'enquête, stratégies de développement, énoncés politiques, sites web, etc.). Notre analyse inclut aussi des prises de positions des autres acteurs forestiers importants, en fonction des périodes ou encore des articles de presse qui parlent des changements de politiques.

Pour valider notre hypothèse, nous proposons d'abord de rappeler les grandes lignes du staples state de type ricardien et de type schumpétérien. Ensuite, nous comptons présenter le rôle de l’État forestier tel qu'il se dessine dans la période de 2004–2013 et celle de 2013–2019 pour comprendre où ces changements s'inscrivent sur un continuum État ricardien–État schumpétérien.

1. L’État ricardien et l’État schumpétérien dans l'exploitation des ressources naturelles

Les catégories d'analyse que sont l’État ricardien et l’État schumpétérien que propose Wellstead (Reference Wellstead2007) nécessitent certaines précisions quant à leur portée. D'entrée de jeu, ce sont deux types d’État compétitifs, c'est-à-dire qu'ils se distinguent du modèle de « Keynesian-Welfare State » qui prévalait dans l'après-guerre. Comme l'explique Tom Hutton (Reference Hutton2007), les stratégies d'intervention étatiques du « Keynesian-Welfare State » visent à rééquilibrer, par des politiques de développement régional, le développement inégal entre les périphéries (lieux d'extraction de la ressource) et les centres (spécialisés dans le traitement et l'expédition des marchandises à l'international)Footnote 6. L’État compétitif, quant à lui, accorde moins d'importance aux politiques de redistribution entre les territoires pour se concentrer sur des mécanismes visant à soutenir la capacité des producteurs de compétitionner sur un marché international de plus en plus concurrentiel (Wellstead, Reference Wellstead2007). Cette volonté de l’État de favoriser la compétition est commune aux États schumpétériens et ricardiens.

L’État ricardien et l’État schumpétérien se distinguent au niveau des réponses apportées face à ce nouveau contexte de compétition exacerbée. L’État ricardien reste assez proche du staples state classique en ce sens qu'il continue de viser l'exportation de produits peu transformés, mais tout en privilégiant une diminution des coûts de production (notamment les coûts de main d’œuvre) par l'introduction de nouvelles technologies d'extraction des ressources. Pour sa part, l’État schumpétérien privilégie l'innovation pour favoriser le développement de nouveaux produits ou de nouvelles façons de mettre en valeur les ressources naturelles.

Les travaux de Michael Howlett (Reference Howlett, Rayner and Howlett2001) en analyse des politiques publiques soulignent l'importance de tenir compte non seulement des orientations des politiques publiques (qu'il qualifie de policy paradigm) mais également du mode de prise de décision des politiques (policy style). Le paradigme de politiques est en quelque sorte la raison d’être de la politique, la définition du problème auquel elle doit s'attaquer, alors que le mode de prise de décision fait référence au caractère plus ou moins centralisé des réseaux qui participent à la prise de décision. Notre analyse va partir du principe que le modèle d’État schumpétérien et ricardien renvoient à des paradigmes de politiques et des modes de prise de décision qui leur sont propres et que notre analyse va chercher à repérer.

2. De la Commission Coulombe à la Loi sur l'aménagement durable du territoire forestier : un virage schumpétérien?

Des mesures successives proposées par la Commission Coulombe vont permettre d'apporter des reconfigurations d'une partie centrale du régime précédent, soit les Contrats d'approvisionnement et d'aménagement forestier (CAAF). En effet, depuis 1986, la loi sur les forêts proposait des CAAF comme principal mode d'attribution des volumes de bois publics. Les entreprises de transformation du bois signaient un contrat permettant le prélèvement, sous certaines conditions d'aménagement du territoire forestier. Les efforts de revoir les CAAF, comme nous pourrons le voir dans les sections suivantes, sont annonciateurs de mouvements autant du point de vue du paradigme de politiques que du modèle de prise de décision.

2.1 Vers un nouveau paradigme de politiques

Michael Howlett (Reference Howlett2001), pour cerner le paradigme de politique forestière qui a prédominé dans les provinces canadiennes avant les années deux-mille, parle d'un régime de « timber management ». Pour lui, les politiques encouragent la liquidation des vieilles forêts et la conversion de celles-ci en forêts aménagées et productives, s'appuyant sur une connaissance experte (l'ingénieur forestier industriel), avec comme finalité un approvisionnement durable dans le temps pour les usines de première transformation du bois (usine de sciage, déroulage, pâtes et papiers). En d'autres termes, le « rendement soutenu » (Bouthillier, Reference Bouthillier and Howlett2001) de la production de matière ligneuse par sites spécifiques ou unités territoriales s'impose comme principe central devant guider les interventions en forêt publique québécoise. Le mécanisme des CAAF, puisqu'il est réservé à des titulaires de permis d'usine de transformation, s'inscrit assez clairement dans un objectif de garantir un approvisionnement pour suffire à la première transformation. Cela est d'autant plus vrai que dans la version de 1986, les CAAF étaient les seuls moyens d'avoir accès au bois sur les terres publiques au Québec. Dans les années 1990, l’État va ouvrir certaines brèches dans les modes d'approvisionnement, en créant les Contrats d'aménagement forestier (CAF) et les terres publiques intramunicipales (TPI) (Chiasson et Gadoury, Reference Chiasson, Gadoury and Côté2000) qui donneront un accès à des volumes de bois sur certains sites à des acteurs non-industriels (MRC, communautés autochtones) (Chiasson, Andrew et Perron, Reference Chiasson, Andrew and Perron2006). Ces changements vont sans doute ouvrir la voie à des réformes plus importantes qui vont être recommandées par la Commission Coulombe et mises en vigueur par la Loi sur l'aménagement durable du territoire forestier Footnote 7.

Les critiques des CAAF vont faire valoir qu'en donnant un accès au bois des forêts publiques presque exclusivement à des usines de première transformation, on se prive de la possibilité que d'autres usages du bois et de la forêt, potentiellement plus profitables, émergent sur les sites de production forestière (Bouthillier, Reference Bouthillier1991). La Commission Coulombe va faire écho à ces critiques et donner une légitimité à la remise en question de l'approche du timber management dans la gestion de la forêt (Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise, 2004). Ces critiques exprimées dans un contexte économique où les usines de première transformation sont clairement en ralentissement, vont trouver une portée dans les documents de politiques ainsi que dans certaines dispositions de la LADTF.

La LADTF abolit les CAAF qui sont remplacés par des garanties d'approvisionnement par lesquelles l’État assure ainsi aux industriels, anciens titulaires de CAAF, 75 pour cent des volumes requis pour faire fonctionner les usines à capacité (Presse canadienne, 2008). Les volumes résiduels de 25 pour cent sont désormais échangés sur un marché des bois ouvert à tous et administré par le nouveau Bureau de mise en marché des bois (BMMB) où leur prix est défini par l'offre et la demande. Ce nouveau mécanisme ouvre donc la possibilité à d'autres acteurs de se procurer des volumes de bois et favorise, selon le ministère des Ressources naturelles, de nouvelles activités plus innovatrices et plus porteuses de développement pour les territoires forestiers :

Le gouvernement s'efforce d'adapter ses modes de gestion aux réalités nouvelles et aux besoins sans cesse croissants des communautés locales et régionales. Le nouveau régime forestier a pour but de diversifier les possibilités de développement socioéconomique que procurent les forêts publiques du Québec en démocratisant l'accès à la ressource forestière (MRN, 2012 : 3).

Cette citation nous semble assez évocatrice d'une nouvelle compréhension du rôle que peut jouer l’État. Certes, avec les garanties d'approvisionnement, l’État ne renie pas son rôle plus classique de garant des approvisionnements pour les entreprises de première transformation du bois et assure un soutien important à leur effort de rester compétitives sur le marché international. Cependant, l'esprit de la réforme d'ouvrir en partie l'accès aux ressources en terres publiques à d'autres acteurs suggère du mouvement vers un paradigme plus schumpétérien.

Le deuxième élément de notre analyse concerne la conciliation des diverses valeurs de la forêt dans l'aménagement forestier. Alors que la mise en valeur du bois et le rendement soutenu était le principal moteur de la politique forestière qui prévalait dans les régimes précédents (Bouthillier, Reference Bouthillier and Howlett2001), la LADTF (article 1.1) tente de réconcilier les fonctions écologiques et sociales de la forêt en établissant comme principe central l'aménagement écosystémique (MFFP, s.d.). L'aménagement écosystémique, tel que défini par la LADTF (article 4.2), vise à gérer la forêt comme un écosystème « en diminuant les écarts entre la forêt aménagée et la forêt naturelle ». Cette approche repositionne l'aménagement au niveau du système forestier plutôt qu'au site spécifique de récolte. Il s'agit d'un changement important dans la façon de voir et de gérer la forêt (Gauthier et al., Reference Gauthier, Vaillancourt, Leduc, De Grandpré, Kneeshaw, Morin, Drapeau and Bergeron2008) puisqu'on ne voit plus l'arbre comme de la fibre, mais bien comme une composante d'un système naturel dont les bénéfices, qualifiés de « services écosystémiques », sont multiples et plus larges. En principe, l'aménagement écosystémique requiert le développement de nouvelles expertises, une utilisation poussée de la recherche, et donc de nouveaux créneaux de recherche et développement s'inscrivant dans la logique schumpétérienneFootnote 8.

Un troisième élément, le programme des forêts de proximité, retient notre attention. Les forêts de proximité sont des forêts publiques concédées à des instances localisées avec comme objectif de redynamiser le développement local par l'aménagement des ressources naturelles (St-Hilaire et Chiasson, Reference St-Hilaire and Chiasson2012). Ici, nous constatons que des acteurs jusqu’à maintenant peu présents dans le secteur forestier (organismes locaux, communauté et élus) sont appelés à s'impliquer dans la gestion des territoires forestiers situés à proximité de la communauté et profiter des retombées d'exploitation comme de levier de développement pour ces communautés. Bien que l'exploitation traditionnelle puisse être une avenue, dans bien des cas cette opportunité est également bénéfique pour repenser le modèle d'exploitation forestière. Dans le cadre de ce programme annoncé en 2011, les communautés intéressées ont été invitées à déposer des propositions structurantes pour les communautés locales dès le milieu de l'année 2012 pour être évaluées par le Ministère des Forêts, Faune et Parcs (MFFP).

Globalement, nous constatons qu'entre 2004 et 2013, l’État semble vouloir utiliser les leviers à sa disposition, principalement le mode d'attribution du bois, pour favoriser un certain renouvellement industriel afin de favoriser de nouveaux créneaux plus porteurs de développement pour les régions forestières. Il ne s'agit pas d'un changement complet du paradigme de politique par rapport à ce qui précède les années 2000, mais tout de même une volonté manifeste de l’État québécois d'ajouter de nouveaux éléments d'inspiration plus schumpétérienne dans la définition du rôle forestier de l’État.

2.2 Et un mode de prise de décision qui s'affirme

Du point de vue du mode de prise de décision, Howlett (Reference Howlett2013) suggère d'observer l'inclusion et la symétrie des acteurs, de leur mise en réseau et de leurs capacités à interpénétrer les sphères décisionnelles. Pour lui, le réseau est fermé lorsque les politiques publiques sont décidées par un petit nombre d'acteurs sectoriels et que les autres acteurs ont peu d'influence sur les décisions. Le réseau est ouvert lorsqu'un plus grand nombre d'acteurs peuvent réellement peser sur la prise de décision en matière de politiques publiques que ce soit au niveau des orientations et des programmes qui en découlent.

Le mode de prise de décision prédominant dans les politiques publiques québécoises liées à la forêt, jusqu'aux années 1990, correspond assez bien au réseau fermé qu’évoque Howlett (Reference Howlett2013). En effet, sous le système des CAAF, les orientations forestières étaient négociées entre le Ministère (propriétaire du territoire public) et les entreprises de transformation du bois (considérés comme locataires du territoire). Howlett et Rayner (Reference Howlett, Rayner and Howlett2001) qualifiaient cet arrangement de “business-government nexus” pour montrer l'importance du lien entre ces deux acteurs dans la prise de décision.

Dans le cadre des politiques forestières, on peut distinguer deux paliers de prise de décision: le palier central où les orientations de politiques sont définies et le palier local où une partie importante de la mise en œuvre des politiques forestières (l'aménagement forestier à l’échelle des unités d'aménagement) se réalise. Au palier central, le gouvernement québécois a, depuis au moins le début des années 2000, impliqué les grands acteurs de la société civile (associations municipales, regroupements d'industriels forestiers, associations autochtones, etc.) dans les consultations sur les grandes réformes des politiques en 2001 (Houde et Sandberg, Reference Houde and Sandberg2003) et lors de la Commission Coulombe (Chiasson et Labelle, Reference Chiasson and Labelle2007). Un autre mécanisme impliquant en principe ces acteurs, la Table nationale, existe, mais elle a été peu active.

Au palier local, de nouvelles obligations pour les industriels titulaires de CAAF de mieux communiquer avec les tiers partis et le public en général vont être introduites. Dans les années 1990, certains industriels ont mis en place une première série de tables de concertation multi-acteurs pour répondre aux exigences des processus de certification forestières (Lindsay-Fortin, Reference Lindsay-Fortin2017). Cette première génération de tables de gestion intégrée des ressources (GIR) ont probablement préparé le terrain pour deux modifications plus poussées qui imposent de nouveaux impératifs de consultation pour l'aménagement de la forêt à partir de 2013 : 1) la généralisation des tables GIR qui deviennent des tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoires (TLGIRT) pour la planification sur cinq ans de l'aménagement sur chacune des unités d'aménagement forestières et 2) la création de Commissions régionales des ressources naturelles et du territoire (CRRNT) appelées à développer une planification régionale du territoire public.

En ce qui concerne la généralisation des TLGIRT, la LADTF leur attribue un rôle dans la planification du territoire forestier, à l’échelle des unités d'aménagement (UA). Un Plan d'aménagement forestier intégré (PAFI) doit être élaboré pour chacune de ces UA. Le PAFI est sous la responsabilité ultime des directions générales régionales (DGR) du MFFPFootnote 9 (MRNF, 2010). Les TLGIRT, où siègent une pluralité d'acteurs représentant une diversité d'usages du territoire forestier (récolte, faunique, loisirs en forêt, conservation, villégiature, etc.), sont appelées à intervenir pour discuter des enjeux soulevés par le PAFI et proposer des solutions concertées entre les divers acteurs. Bien que les PAFI soient novateurs dans leur processus d’élaboration, leurs fondements restent ancrés dans la logique extractive dédiée à des sites spécifiques. La LADTF précise que le ministère, et plus précisément son bureau régional, doit considérer les éléments soulevés par les TLGIRT lors de l’élaboration des PAFI, mais sans obligation de les intégrer dans le PAFI. Ce qui intéresse notre analyse est l'intégration relativement nouvelle et inusitée (par rapport au régime des CAAF particulièrement) de plusieurs acteurs des territoires forestiers locaux, incluant les experts du bureau régional du ministère. Ces tables apparaissent donc, à priori, comme des espaces plus ouverts, où la mobilisation des acteurs peut peser sur la prise de décision pour les forêts locales et par conséquent sur la mise en œuvre de la politique forestière. La généralisation des TLGIRT représente un certain désenclavement de la prise de décision à l’échelle locale, bien que le contrôle soit tout de même toujours exercé par le Ministère.

Les réformes entraînées par la LADTF, conformément à ce qui avait été proposé par la Commission Coulombe, vont également ajouter de nouvelles structures régionales, les Commissions régionales sur les ressources naturelles et le territoire (CRRNT) qui seront placées sous l'autorité des Conférences régionales des élus (CRÉ)–une assemblée d’élu(e)s locaux responsable de veiller à la cohérence du développement territorial d'une région (Kansa et Chiasson, Reference Kansa and Chiasson2017). Les CRÉ veillent donc à la composition des CRRNT et au bon déroulement de ses travaux. Dans presque toutes les régions, les CRÉ ont choisi d'ouvrir la participation aux acteurs concernés par l'aménagement des territoires publics et des élus locaux qui vont y participer de façon soutenue (Tardif, Bissonnette et Dupras, Reference Tardif, Bissonnette and Dupras2017). Un des rôles principaux des CRRNT est de développer un plan d'aménagement pour les diverses ressources naturelles (bois, faune, mines, eau, énergie, etc.) du territoire public régional, le Plan régional de développement intégré des ressources et du territoire (PRDIRT). À ce titre, les CRRNT deviennent des canaux de participation et de communication cruciaux pour les acteurs, qui arrivent, grâce à cet espace, à centraliser et coordonner leurs actions (Leclerc, Reference Leclerc2013; Tardif, Bissonnette et Dupras, Reference Tardif, Bissonnette and Dupras2017). En ce sens, il s'agit d'une instance qui rapproche le centre de pouvoir forestier du territoire régional.

De manière générale, la période de transition entre 2004, avec la commission Coulombe, et 2013, avec la mise en place de la LADTF, montre une tendance à instaurer des mesures schumpétériennes. La tendance dans le paradigme de politique est de mettre en évidence des mesures qui reposent sur le développement de nouvelles connaissances et sur une valorisation de l'ensemble des activités forestières. Quant au mode de prise de décision, l'ouverture de mécanismes décisionnels à une pluralité d'acteurs à l’échelle régionale et locale, bien qu'elle ne soit pas complètement nouvelle, apparaît aussi comme une amorce vers une « schumpétérisation » de l'intervention forestière de l’État. Toutefois, la mise en place complète de la LADTF, à compter de 2013, sera secouée et éprouvée, et nous souhaitons analyser les tenants et les aboutissants de ces soubresauts en termes de paradigme de politique et de mode de prise de décision dans la prochaine section.

3. Les suites de la Loi sur l'aménagement durable du territoire forestier

Comme nous avons pu le voir dans la section précédente, de nombreuses mesures (comme les CRRNT ou les TLGIRT) inscrites dans la LADTF avaient déjà été implantées plusieurs années auparavant. Cela permettait de penser que le virage annoncé vers un État plus schumpétérien allait s'accentuer avec la pleine application de la loi. Toutefois, la mise en œuvre subséquente de cette dernière s'est faite dans un contexte assez peu favorable et semble incomplète à plusieurs égards.

Après avoir vécu une très longue crise marquée par des fermetures massives d'usines où les volumes attribués n'ont pas été exploités, le début des années 2010 laisse poindre une certaine reprise de l'activité industrielle. En 2013 et dans les années qui suivent, cette reprise se traduit par un accroissement de la demande pour le bois des terres publiques par les industries. Dans ce contexte, les bénéficiaires industriels de garanties d'approvisionnement se sont montrés très critiques autant des volumes qui leur sont accordés que les coûts à payer pour le bois, suggérant que la nouvelle loi entraîne un accès difficile à la ressource pour plusieurs usines dans différentes régions (Presse canadienne, 2014). Les industriels vont en effet faire remarquer que le Québec est la juridiction où le coût d'extraction du bois est le plus élevé (voir par exemple CIFQ, 2013). Le débat sur l'accès à des volumes de bois a d'ailleurs trouvé sa place dans la campagne électorale provinciale de 2014. Philippe Couillard, chef du Parti libéral, face aux pressions croissantes d'organisations écologiques pour cesser la coupe du bois dans les zones d'habitats des caribous forestiers a soutenu que l'on ne « sacrifiera pas une job dans la forêt pour les caribous forestiers » (Borde, Reference Borde2014). À la suite de son élection, le Parti libéral va former un gouvernement fortement préoccupé par la nécessité de resserrer les budgets de l’État et qui, à plusieurs reprises, s'est montré très proche des préoccupations des industries extractives, y compris celles du secteur forestier (Bouthillier, Reference Bouthillier, Birch and Pétry2018; Chiasson, Bernard, Charlebois, Reference Chiasson, Bernard, Charlebois, Fournis, Fortin, Brisson, Chiasson and Prémont2018). Selon une compilation faite par Bouthillier (Reference Bouthillier, Birch and Pétry2018) à la fin du mandat du gouvernement Couillard, sur les 15 promesses électorales sur la foresterie, 12 ont été pleinement réalisées (dont 11 bénéficient directement à l'industrie), et 2 autres ont été partiellement réalisées. Le plus récent gouvernement, formé par la Coalition avenir Québec depuis les élections de 2018, lui emboîte également le pas en ouvrant de nouvelles superficies de coupe jusqu'alors protégées qui sont soumises à une exploitation intensive (Dutrisac, Reference Dutrisac2019; Szaraz, Reference Szaraz2019). Autant de facteurs qui viennent affecter à la fois le paradigme de politique que le mode de prise de décision dans le secteur forestier.

3.1 Un paradigme de politiques publiques ambivalent

Le contexte politique ayant largement changé depuis l'adoption de la LADTF, les grandes orientations politiques du secteur forestier ont été secouées au moment de sa mise en application. Que ce soit dans l'approche privilégiée ou encore dans le type de production encouragée, l'application réelle de la loi n'a pas apporté une transition aussi claire que ce qu'annonçait la loi. Une analyse de ce que sont devenus plusieurs changements centraux introduits par la loi montre une certaine ambivalence du paradigme des politiques publiques dans la période post-2013.

Plusieurs retards d'application de la loi semblent teintés par des négociations entre le gouvernement et l'industrie. Si l'aménagement écosystémique reste le grand principe directeur des orientations forestières, sa mise en œuvre reste pour le moins floue. Alors que la Stratégie d'aménagement durable des forêts (SADF) du gouvernement, très attendue par toutes les parties prenantes (Provencher, Reference Provencher2014), devait orienter les travaux de sylviculture dans la perspective de l'aménagement écosystémique à partir de 2013, celle-ci n'a été publiée qu'en 2015. Malgré un long travail de définition de politique et des consultations publiques, les six principes mis de l'avant par la SADF ne définissent toujours pas ce qu'est l'aménagement écosystémique. Certains vont même jusqu’à affirmer qu'elle « est truffée de reculs par rapport à l'ancienne mouture » (Shields, Reference Shields2015). Enfin, il a fallu patienter jusqu'en 2018 pour le Règlement sur l'aménagement durable des forêts (RADF) qui remplace le RNI (Règles sur les normes d'intervention dans les forêts). Dernier jalon non-négligeable de la mise en œuvre de la LADTF, le RADF définit les modalités techniques de l'application de la loi (MFFP, s.d.). Les propos et actions récents du Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, que ce soit par rapport aux caribous forestiers (Shields, Reference Shields2019b) ou à la question de séquestration de carbone (Shields, Reference Shields2019a), laissent entendre une certaine renonciation de la logique d'aménagement écosystémique et un retour vers une logique de maximisation de l'extraction de la ressource en faveur des usines de première transformation (Szaraz, Reference Szaraz2019). Cela suggère un manque de volonté politique pour mettre en œuvre une véritable conciliation entre besoins écologiques et besoins sociaux (Patry, Reference Patry2014).

Quant à l'accès aux volumes de bois, selon des données récentes, ceux attribués en vertu de garantie d'approvisionnement (GA) ont été principalement accordé aux industries du bois de sciage (82%) (suivi par celles des panneaux–9.8%–et des pâtes et papiers–5.7%) (MFFP, 2020). La balance du bois attribué (environ 25%) est vendue aux enchères par le Bureau de mise en marché des bois (BMMB). Suivant le bilan quinquennale (2013–2018) du BMMB, les acheteurs sans garantie d'approvisionnement y ont remporté 43% des volumes vendus (MFFP et BMMB, 2019a). Une analyse sur les résultats de la mise en marché des balances des volumes de bois entre 2012 à 2017 à l'enchère du BMMB révèle, quant à elle, que les volumes d’épinette-pin-sapin dominent l'offre et les ventes, et ce aux scieries et papetières (Rönnqvista et al., Reference Rönnqvist, D'Amours, Carle and Azouzi2018). Cette étude préconise d'ailleurs la mise en place de l'enchère combinatoire de secteurs qui, selon ses auteurs, permettrait d'augmenter les ventes de volumes de bois par les économies d’échelles. Cette recommandation, qui vraisemblablement favorise les grandes entreprises au détriment des plus petits joueurs, se retrouve maintenant formalisée dans la mise à jour du « Manuel de mise en marché des bois » (MFFP et BMMB, 2019b).

Toutefois, d'autres perspectives suggèrent un transfert des orientations politiques vers d'autres secteurs prioritaires. La tenue des deux éditions du Forum Innovation bois en octobre 2016 et septembre 2017, qui rassemblait des acteurs d'entreprises innovantes, de responsables gouvernementaux et ministériels ainsi que des chercheurs post-secondaires, a ouvert la voie à d'importantes annonces. Par exemple, le gouvernement a annoncé un investissement de 22,5 millions de dollars dans le programme Innovation bois destiné à la veille, à la recherche et au développement technologique; les bonifications apportées depuis à ce programme portent le budget total de l'enveloppe à 120 millions de dollars jusqu'au 31 mars 2024. Ce programme vise en particulier les secteurs de la bioénergie ainsi que celui de la valorisation des constructions en bois–un secteur longtemps délaissé au Québec. Les secteurs traditionnels, comme le bois d’œuvre ainsi que les pâtes et papiers, sont toutefois également encouragés par ce même programme.

Le bilan de la première année du programme montre une volonté de s'appuyer sur la recherche pour moderniser le secteur forestier. Le programme a effectivement permis d’établir des partenariats entre l'industrie forestière et les établissements d'enseignements post-secondaires afin de développer des produits et des procédés innovants. Ces partenariats sont aussi soutenus par un programme fédéral du Ministère canadien des Ressources naturelles, soit le Programme innovations forestières, élargi en 2017. La même année, ce même ministère lancera le programme de construction verte en bois (CVBois) pour encourager l'utilisation du bois dans les projets de construction au Canada. L'insistance sur l'innovation dans le but d'accroître la contribution économique du secteur forestier se poursuit dans la Stratégie de développement de l'industrie québécoise des produits forestiers 2018–2023 du gouvernement, axée sur les projets industriels mais aussi sur l'accès aux marchés pour les PME (Québec, 2018).

Le programme des forêts de proximité, une autre mesure que nous avons située dans le virage schumpétérien, a lui aussi subi des retards. Ce programme qui prévoyait céder la gestion de territoires forestiers à des structures territoriales (municipalités régionales de comtés [MRC] ou organisations de type OBNL) a soulevé beaucoup d'attentes de la part des acteurs du développement local et régional (Provencher, Reference Provencher2014). Un certain nombre d'organismes avaient déposé leurs projets dès 2012. Cependant, ce programme a été freiné d'abord par un moratoire de deux ans (Radio-Canada, 2013) suivi d'une mésentente entre la Fédération québécoise des municipalités (FQM) et le Conseil de l'industrie forestière (Radio-Canada, 2017). Il a fallu attendre jusqu'en 2020 pour la signature d'une première entente entre le Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) et la MRC d'Abitibi-Ouest; cette dernière est maintenant responsable de 42 500 hectares de forêt publique, et ce pour au moins 20 ans (MRC Abitibi-Ouest et MFFP , 2020). Pour l'instant, c'est le seul projet de forêt de proximité en place.

Notre analyse des orientations des politiques publiques montre une certaine ambivalence en termes de grandes orientations futures à prendre. Nous pouvons constater peu d'avancées–et peut-être même certains reculs–de la part de l’État à l’égard de l'aménagement écosystémique et des forêts de proximité. Si l’État met de l'avant l'importance du secteur forestier pour le développement économique des régions et fait preuve d'une certaine volonté de développer de nouveaux créneaux forestiers avec les Forums innovation bois et le programme de financement qui en découle ainsi qu'avec la Stratégie de développement de l'industrie québécoise des produits forestiers 2018–2023 (Québec, 2018), l'on remarque peu d'ouverture à l’égard d'un développement alternatif des territoires plus localisés. En somme, si certaines mesures montrent une volonté de poursuivre le virage schumpétérien de 2013, les caractéristiques d'un État ricardien restent tout de même clés dans les pratiques les plus récentes de l’État.

3.2 Virage dans le mode de prise de décision des politiques

En ce qui a trait aux formes décisionnelles que prend la gestion publique de la forêt, rappelons que la Loi sur l'aménagement durable du territoire forestier insistait sur les formes de coordination et de concertation, avec la mise en place des Tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT) et les Commissions régionales sur les ressources naturelles et le territoire (CRRNT). Dans la période suivant 2013, deux décisions gouvernementales successives montrent un éloignement de ce style de gestion publique, prévu par la loi.

Une première modification à signaler est la suppression des CRÉ par le gouvernement Couillard. Même si les CRRNT sont toujours identifiées dans la LADTF (article 58), elles vont disparaître à la suite de l'abolition de ces CRÉ. Cette réforme va également sonner le glas des exercices de planification régionale (les PRDIRT) qui ouvraient sur l'intégration des diverses ressources du territoire public. De surcroît, les TLGIRT se retrouvent, à la suite de cette abolition, assujetties aux instances supralocales, les MRC. Du point de vue de plusieurs critiques, la notion floue de « prise en compte » des préoccupations des acteurs participants aux tables, donne un pouvoir important aux instances déconcentrées de l’État (Lindsay-Fortin, Reference Lindsay-Fortin2017). Le MFFP apportera justement des précisions à cet effet, confirmant que « [l]a prise en compte des recommandations de la TLGIRT par le Ministère ne signifie pas qu'il les intègre systématiquement dans les PAFI » (MFFP, 2018, p.v). Cela dit, le maintien des TLGIRT, ainsi que la consultation publique sur les PAFI, montre une certaine adhésion à l'idée que divers acteurs sont maintenant indispensables dans la prise de décision forestière, notamment pour des motifs d'acceptabilité sociale (St-Hilaire, Reference St-Hilaire, Chiasson and Leclerc2013). La façon dont ces différentes couches de planification de l'aménagement s'imbriquent restent encore floue et mériteraient une attention spécifique dans un autre contexte. En revanche, nous retenons que l'abolition des CRRNT élimine un espace où des nouvelles catégories d'acteurs (notamment les élus locaux) peuvent participer à la planification régionale de la forêt et assurer une meilleure coordination entre aménagement du territoire public et développement des régions.

Notre analyse montre que pour le mode de prise de décision des politiques, le virage annoncé précédemment s'est avéré moins net et semble être marqué par une certaine hésitation de l’État à ouvrir trop la gouvernance forestière à des acteurs extérieurs au secteur forestier. Bien que l'expérience des CRRNT a été courte et que l'on ne dispose que peu d'information sur leur capacité d'instaurer des nouvelles modalités de prise de décision, on peut tout de même considérer qu'elles représentaient une occasion d'expérimenter un rapprochement entre le monde du développement régional et celui de la gouvernance forestière. L'abolition des CRÉ vient couper court ces expérimentations. En d'autres mots, on peut penser que cette abolition signifie un certain retour à un style de politique où les acteurs sectoriels traditionnels, le ministère ainsi que les industriels, reprennent un peu plus leur place traditionnelle dans la prise de décision, et ce au détriment surtout de la société civile des régions périphériques (Tardif, Bissonnette et Dupras, Reference Tardif, Bissonnette and Dupras2017) ainsi que de leur municipalités (Prémont, Reference Prémont2015). Globalement, ce que nous pouvons observer entre l'application de la loi en 2013 et 2019 est une ambiguïté entre des orientations de mature staples et de post-staples. Ce constat trouve écho dans les critiques faites avant l'application de la loi (Laplante, Reference Laplante2010) ainsi que dans les critiques plus récentes sur le virage que prend le régime (Dutrisac Reference Dutrisac2019; Szaraz, Reference Szaraz2019). Alors que l’État tente de prendre un virage pour mieux répondre aux transformations sociales, économiques et environnementales, le modèle qui prévalait répond à certains impératifs systémiques. Placé devant certaines critiques irréconciliables, il avance d'un pas et se voit obligé de reculer de deux, dans ce que nous pouvons qualifier de ballet improvisé.

Conclusion

Cet article avait, au départ, comme objectif de saisir le rôle de l’État québécois dans le secteur forestier sous la lorgnette de l'approche des staples. Notre présentation des réformes mises en place depuis le début des années 2000 montre, tout d'abord, que ce rôle n'est pas statique et qu'il a fait l'objet d'un certain nombre de réactualisations depuis le nouveau millénaire. Un marché international des produits du bois où la compétition est de plus en plus rude, couplée avec une crise de légitimité des politiques forestières québécoises mis au grand jour par le film l’Erreur boréale, suscite des changements significatifs du régime forestier. Les concepts d’État ricardien et d’État schumpétérien proposés par le régulationniste Bob Jessop nous ont permis de distinguer deux trajectoires possibles pour l’État dans ce contexte compétitif.

Notre analyse de ces deux concepts vient confirmer que ce sont des idéaux-types. Des mesures qui s'inscrivent dans une logique d’État schumpétérien, tant du point de vue du paradigme de politiques que du mode de prise de décision, peuvent très bien cohabiter avec des mesures et des politiques publiques d'inspiration plus ricardiennes. En ce sens, ce qui distingue la première période (2004–2013) de la seconde (2013–2019) c'est le dosage. La première période est marquée par l'introduction d'un certain nombre de mesures fortes qui vont dans le sens de favoriser le développement de produits et services forestiers innovateurs et l'ouverture des réseaux locaux de prise de décision. Les réformes mises en place ou annoncées par l’État québécois dans cette première période semblent aller dans le sens de réinventer un nouveau rôle pour l’État. Si ce virage semble s'inscrire dans une logique schumpétérienne, on pourrait également le voir comme l’émergence d'un État forestier que d'aucuns qualifient de “postkeynésien” (Berr, Reference Berr2015). Cela implique que les institutions publiques jouent un rôle clé dans la planification, en même temps qu'elles tentent de mieux intégrer la pluralité des valeurs et des acteurs associées à la forêt dans la définition de l'intérêt public. Dans la seconde période, ces expérimentations voient leur portée atténuée, laissant une place plus grande à la logique ricardienne, notamment par une certaine fermeture des réseaux de prise de décision à l’échelle régionale.

La cohabitation des deux trajectoires (ricardiennes et schumpétériennes) tend à confirmer que la réponse à un marché international du bois en transformation est un choix politique. Le changement (partiel) de cap après 2013 tend aussi à confirmer que cette réponse est influencée par des variables de nature politique, comme l’élection d'un nouveau gouvernement en 2014, autant que par des tendances du secteur forestier (le plafonnement de la crise et la relance de la demande en bois pour la première transformation).

Les analyses présentées dans cet article permettent également d'apporter certaines précisions sur l'utilité de la perspective des staples dans le contexte québécois contemporain. Le concept de staples state qui remonte aux travaux pionniers de Harold Innis semble garder une certaine actualité pour décrire globalement un régime forestier québécois qui reste orienté vers le soutien à la compétitivité de son secteur d'exportation. Cependant, en spécifiant le concept de staples state nous avons pu faire une lecture plus fine des changements apportés aux politiques forestières et aux modalités de prises de décision qu'elles entraînent.

Remerciements

Nous souhaitons adresser nos remerciements à Jean-Philippe Bernard, Yoan Gaudreau et Mélina Charlebois pour leur contribution à divers moments de la préparation de cet article, ainsi qu'aux membres du cercle d'écriture du Centre de recherche sur le développement territorial pour leurs relectures attentives et commentaires toujours pertinents sur des versions préliminaires de cet article. Nous remercions également les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires pertinents.

Footnotes

1 Pour des raisons de commodité, nous préférons utiliser dans sa forme anglophone la notion de staples ainsi que certaines expressions qui en découle (mature staples, post staples) plutôt que la traduction « principales ressources » que certains utilisent.

2 L'analyse d’Innis (Reference Innis1930) sur la traite des fourrures est notable, exposant l'importance économique de cette ressource, mais aussi sa contribution à la définition des contours géographiques, des structures politiques et de l'orientation économique d'un nouvel État canadien (Abele et Stasiulis, Reference Abele, Stasiulis, Clement and Williams1989).

3 Se succèdent ainsi le « minimalist state » (XIXième siècle), le « emergent state » (première moitié du XXième siècle) et le « Keynesian-Welfare State » (deuxième moitié du XXième siècle) (Wellstead, Reference Wellstead2007).

4 La Loi sur l'aménagement durable du territoire forestier (LADTF) a été votée en 2010, mais elle n'entre pleinement en vigueur qu'en 2013.

5 Les résultats de cette première recherche documentaire portant sur l'ensemble du secteur forestier québécois sont présentés dans un chapitre de livre (Chiasson, Bernard et Charlebois, 2018). Nous retenons ici les dimensions plus spécifiques liées à l'intervention de l’État.

6 Innis utilise les termes de hinterland pour désigner les périphéries spécialisées dans le travail d'extraction et de heartland pour désigner les métropoles qui cumulent les fonctions stratégiques de l’économie de staples.

7 Nous analysons ici seulement les mesures les plus significatives découlant de la Commission Coulombe. Pour une présentation plus complète de ces réformes, voir Chiasson, Bernard et Charlebois, 2018.

8 On peut tout de même constater que si de telles expertises se sont développées, la place qu'elles occupent dans la gestion réelle de la forêt publique québécoise reste encore à démontrer.

9 Le Ministère des Ressources naturelles (MRN) était responsable de la gestion des forêts publiques jusqu’à sa scission en 2014 en deux ministères distincts, le Ministère des Forêts, Faune et Parcs (MFFP) et le Ministère de l’Énergie et les Ressources naturelles (MÉRN). Pour des raisons de simplicité, nous nous référons ici à l'appellation MFFP indépendamment de la période dont il est question.

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